Bonjour,
voici un article écrit par Jacques Dubochet Professeur honoraire à l’Université de Lausanne dans le quotidien
Le Temps du vendredi 27 février 2009
La théorie de Darwin est révolutionnaire mais a donné lieu à des dérives quand on a voulu en faire une loi morale. Le Darwinisme social peut être comparé au libéralisme économique total
Pour beaucoup, Darwin est vite résumé: il est l’auteur de la théorie de l’évolution affirmant que, dans la lutte pour la vie, le plus fort survit. Ce résumé manque l’essentiel, car l’idée de la survie du plus fort est une tautologie qui ne mériterait pas la célébration d’aujourd’hui. En réalité, la théorie darwinienne de l’évolution est d’un tout autre acabit. Au départ, il y a le fait que, de générations en générations, les espèces vivantes se transforment. Darwin, comme quelques autres avant lui, l’avait bien compris, ce qui n’est déjà pas si mal étant donné que les transformations sont rarement observables d’une génération à l’autre. Aujour¬d’hui, avec cent cinquante ans de recul, elles ont pu être étudiées en détail, par exemple chez les bactéries qui, en une année, peuvent se dédoubler 10 000 fois.
Reste alors à trouver la cause de cette transformation. C’est ici qu’il faut placer le premier coup de génie de Darwin. Il a dit: ce n’est rien, il n’y a pas de guidage qui pousse les espèces dans une direction ou une autre, seul agit le hasard des erreurs de reproduction. C’est par elles que les descendants sont parfois différents des parents. Si, par chance, la différence offre un avantage, le descendant vivra mieux, sinon, tant pis pour lui. Le cycle des variations et de la sélection peut se perpétuer sans limites. Darwin a compris ainsi que les différentes espèces de pinsons qu’il avait observées aux îles Galápagos descendaient toutes du premier couple qui était arrivé sur l’archipel. Vient alors le deuxième coup de génie, le plus grand. Newton en voyant tomber la pomme a imaginé que la force agissante était la même que celle qui régit la marche de tout l’univers. Darwin, lui, osa généraliser l’idée de l’ancêtre commun des pinsons des Galápagos à tout le monde vivant. Ainsi les grands singes et les humains sont issus d’un ancêtre commun au même titre qu’il y a eu, bien avant, notre ancêtre commun d’avec la souris, comme aussi notre ancêtre d’avec les plantes ou n’importe quels micro-organismes. Tout être vivant est rattaché à tous les autres sur l’immense arbre généalogique de la vie. La témérité de l’hypothèse darwinienne paraît d’autant plus remarquable qu’à l’époque rien n’était alors connu de l’hérédité – Mendel n’avait pas commencé ses travaux sur les petits pois – et que la biologie moléculaire ne pouvait même pas être pensée puisque la notion de molécule n’existait pas. Pourtant, Darwin a vu parfaitement juste. Comme la théorie de la gravitation rend compte du mouvement des astres, tous les mécanismes de la vie s’éclairent à la lumière de la théorie darwinienne de l’évolution. Citons un seul exemple. Nous savons aujourd’hui que le support de l’hérédité est la molécule d’ADN dont une partie du message est codée en un «langage» constitué de 4 «lettres». Un dictionnaire de ce langage a été établi à partir d’une bactérie microscopique de notre intestin. Sans surprise, on a constaté que le dictionnaire était valable pour tous les êtres vivants. Les fondements de la vie sont partout les mêmes, et ses infinies variations suivent les strictes règles du grand arbre de l’évolution. Darwin et sa théorie, c’est ça. Pourtant, le darwinisme peut être épouvantablement vilipendé. Doit-on déduire de la théorie de la gravitation et du fait que les corps sont attirés vers le sol qu’il est juste et bon de s’aplatir? Faut-il condamner cathédrales et minarets qui se dressent vers le ciel à l’encontre de la chute des corps? Ridicule! Certains pourtant ont cru devoir déduire de la théorie darwinienne de l’évolution que la raison du plus fort est la meilleure et que seuls ceux qui réussissent au jeu de la vie méritent d’être soutenus. Jamais Darwin n’a dit de telles choses, bien au contraire, et il l’a abondamment répété. Hume, avant lui, l’avait parfaitement exprimé: il ne faut pas confondre ce qui est («is» en anglais) avec ce qui devrait être («ought»); ne pas confondre les lois de la nature avec ce vers quoi nous devrions aller. Le «is», nous ne pouvons que l’accepter et essayer de le comprendre. Le «ought», en revanche, est de notre responsabilité. Si le propre de l’homme existe, c’est en lui qu’il faut le chercher. L’erreur de ceux qui ont voulu voir une loi morale dans la théorie de l’évolution a pourtant acquis un nom: le darwinisme social. En son nom, des programmes d’eugénisme ont été mis sur pied dans la plupart des pays dits civilisés. Avec bonne conscience, on a déplacé, spolié, stérilisé abusivement des personnes jugées inaptes. Pauvre Darwin! Il a fallu l’écrasement du nazisme pour prendre conscience qu’il est des valeurs avec lesquelles on ne peut pas transiger.
Hélas, les idées qui ont généré le darwinisme social ont la vie dure. Il ne s’agit pas d’un problème de science mais d’un problème d’éthique, ou plutôt de politique. Il s’agit de savoir vers quel type de société nous voulons aller. En principe, il y a deux possibilités. L’une vise une société qui assure à ceux qui ont des capacités la possibilité de les faire valoir; les autres sont laissés pour compte. C’est le principe du darwinisme social. Il ressemble aussi étrangement au libéralisme économique. L’autre vise une société qui s’efforce de faire une place à chacun et où chacun est soutenu dans la recherche de son harmonie. La première solution est facile à mettre en œuvre; il suffit de laisser aller. C’est une loi de la nature, les chanceux, les forts, les avides et les bien lotis, s’organiseront toujours pour dominer le club. Seule l’intelligence humaine peut dire non; nous voulons un monde basé sur des lois morales, qui ne tombent pas du ciel mais sont construites par nous, pierre à pierre, comme une cathédrale. Pour y arriver, il faut bien sûr utiliser les forces brutes de la nature, mais sans se laisser guider par elles. Darwin l’avait bien compris, l’évolution biologique n’a pas de finalité, elle ne conduit vers rien. L’homme seul peut donner un sens à l’évolution, s’il s’en donne la peine. Travailler à un futur qui ne sera pas darwinien, agir pour une société où les forts aideront les faibles vers l’harmonie de tous, voilà certainement une bonne façon de célébrer le 200e anniversaire de la naissance de Darwin.
fin de l'article
Je trouve son analyse intéressante, nous avions déjà évoqué le mélange de genre entre la religion et le darwinisme; cet article me paraît éclairer le sujet sous un jour inédit.
Avec me fraternelles salutations.
jean-Piere
ARTICLE PARU DANS LE QUOTIDIEN LE TEMPS Vendredi 27 février 2009