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| agapè | |
| | Auteur | Message |
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Narkissos
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| Sujet: agapè Sam 30 Jan 2016, 15:51 | |
| (Déviation de là.) Ce mot grec (généralement traduit en français par "amour", anciennement quelquefois par "charité") et sa famille ( agapaô etc., "aimer") méritent une discussion à part, car ils sont parmi les plus "connus" -- et, par voie de conséquence, de ceux dont on a dit et répété le plus d'énormités, étonnamment semblables dans des milieux qui pourtant s'ignorent (TdJ et évangéliques par exemple). L'idée reçue est, en gros, que ce mot désignerait à lui seul (donc indépendamment du contexte) un type d'"amour" particulier, supérieur, voire absolu ou divin, distinct d'"amours" plus spécifiques représenté(e)s par d'autres mots grecs ( erôs réservé à la sexualité, philia à l'amitié, storgè à la parenté). N'importe quel lecteur de la Septante grecque peut s'apercevoir instantanément que c'est une absurdité: agapaô y est simplement une correspondance standard de l'unique verbe hébreu 'hb (d'ailleurs phonétiquement proche) qui signifie "aimer" de tou(te)s les "amours" possibles ("amour" sexuel, amical, familial, politique ou religieux selon le contexte) : par un hasard malicieux, la première occurrence "canonique" du substantif agapè s'applique à la passion incestueuse d'Amnon pour sa (demi-)sœur (2 Samuel 13,15). La traduction a probablement évité erôs et ses dérivés en raison de leurs réminiscences "païennes" (comme elle a préféré hagios à hiéros pour "sacré" ou "saint", autre sujet de distinguos théologiques hasardeux; en revanche elle n'a pas eu ce scrupule pour hadès). Mais elle n'entendait pas créer une quelconque nuance de sens (à laquelle de toute façon le sens des textes aurait résisté: pour trouver du "platonique" ou du "divin" dans l' agapè d'Amnon pour Tamar, il faut vraiment aller chercher midi à quatorze heures). Le problème sémantique naît, comme souvent, d'une confusion du texte et du dictionnaire. Ce n'est pas parce qu'un texte donné (p. ex. 1 Corinthiens 13 OU Matthieu 5 OU 1 Jean 4) décrit l' agapè de façon sublime, exaltée ou divine qu'il faut ensuite réinscrire cette description extra-ordinaire comme une définition du mot dans son usage ordinaire, qui est en soi extrêmement banal --et encore plus banal qu'ailleurs dans un milieu judéo-chrétien hellénophone marqué par la Septante, qui a en fait banalisé agapè en lui retirant un de ses synonymes-concurrents, erôs, obligeant à inclure le sens "érotique" dans l'usage d' agapè au lieu de l'en distinguer, contrairement à ce qui se récite ad nauseam. Dans cette affaire, la responsabilité de la méprise est inégalement partagée entre une certaine imprudence savante (notamment dans l' Eros et Agapè d'Anders Nygren, 1930, qui tendait à opposer à l'excès les conceptions grecque et judéo-chrétienne de "l'amour", au risque d'en occulter les similitudes) et sa réception (encore) simplifiée et systématisée dans le public semi-savant (pasteur lambda ou rédacteur de La Tour de Garde): l'occasion de distinguer et de structurer des concepts à coups de mots grecs, selon un schéma (trop) facile à "comprendre" et à reproduire, était trop belle... |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: agapè Sam 30 Jan 2016, 19:25 | |
| Merci pour cette explication. Dans le NT par contre, eros, philia et agape sont différenciés? Non?
Tu viens de briser ma petite théorie. Quoique ... je réfléchissais quand et où je l'avais lue la toute première fois. Je ne connais pas ma source première, celle qui m'a fait 'creuser un peu'. J'étais partie de deux choses: la première de ce que j'éprouve et vois éprouver, la deuxième, les définitions du grec retrouvées sur Internet dans des sites non-chrétiens. (7 voir 8 termes différents, le 8e étant porneia décrit comme 'amour bestial' et placé parfois en bas de l’échelle avec de mémoire encore stroge, karitas et ... ?
Si le mot en lui-même est banal dans la Septante (et dans le NT?), l'amour éprouvé est différent en lui-même. Le jeune homme qui sort de chez sa grand-mère et voit passer une 'belle blonde' n'éprouve pas les mêmes sentiments que (l'homme plus agé certainement aussi, bien que je ne m’aventurerai pas en conjectures diverses et variées, donc que le jeune homme) venait d'éprouver auparavant. Bref, même si étymologiquement, dans les langues mortes, etc, il n'y a qu'un seul terme, en dehors de la littérature, il y a une diversité d'amour. L'amour éprouvé devant l'artiste, devant l'intelligence, devant parfois simplement le charisme d'une personne n'est pas le même sentiment d'amour éprouvé pour le pauvr' gars qui tend la main devant la gare. Le premier est de l'admiration, le deuxième de la pitié. L'homme très agé qui éprouve (encore) un amour débordant pour son épouse, après des années de mariage et des années de 'temps qui passe' n'a pas non plus le même sentiment que devant la jeune et 'belle blonde' déjà citée. Et pour son propre enfant, un parent est parfois capable de prouesses, alors qu'il ne lèverait pas le petit doigt dans la même circonstance pour un-prochain-qu'il-ne-connait-pas. Et donc, j'en reviens à agape (dans ma conception, à l'amour inconditionnel et sans mérite et je me souviens soudain où j'ai entendu cette définition la toute première fois, c'était dans un cadre protestant (théologien non-évangélique ... hum... il y pu faire vaux sur seine, je ne sais pas).
On ne réalise l'existence de cet amour (et son imitation qui est parfois si presque similaire qu'on s'y méprendrait, je parlerais de charité) qu'envers des personnes raisonnablement, humainement, naturellement, impossible à aimer, ou encore lorsqu'on est en totale communion avec une personne, cet là amour déborde envers tous les autres ... bien que l'orgueil de l'éprouver n'est pas loin, la pitié aussi, l'admiration, etc.
Je parlerai d'agape (il faut bien dire quelque chose) comme étant dépourvu de toutes les autres formes d'amour. (Je tairai le coté 'spirituel', la source possiblement spirituelle) Philia car on 'répond' à l'amour de l'autre, ou on donne avec l'attente d'une réciprocité (d'action, d'amitié, de 'bons moments passés ensemble', etc). C'est pour son enfant, au delà de l'amour 'pour le bien de l'enfant car on est de bons parents' (encore l'orgueil. De vouloir être de bons parents ou que 'les autres' puissent voir la bonne éducation de notre enfant et l'admirer, et donc nous admirer aussi nous parents, etc, etc)
C'est donc un amour 'dépouillé' de toutes les aspérités de peur, de colère (parle moi des différents grecs pour la colère, ne me dit pas que c'est aussi un et un seul terme mais que comme pour agape ...) d'attentes, de mérites, qui transporte hors du temps, qui s'éprouve dans un couple mais peut-être aussi, avec l'inconnu resté coincé des heures avec nous dans l’ascenseur, mais qui n'est pas non plus eros, car eros est égoiste, je t'aime car MOI J'éprouve des sensations, et éventuellement, je t'en procure (ou je te permets de te servir de moi) pour en éprouver MOI d'autres ...
Globalement, plus on éprouve agape, moins on éprouve de pitié, d'admiration (d’idolâtrie), d'egoïsme, d'eros, d'amour-prouesse, et donc de désamour, ou même de déconvenue car on attendait rien de l'autre (et donc d’orgueil ou de sentiment de rejet, d'avoir fait ou non l'objet de l'amour de l'autre), etc, etc. Et donc aussi de peur de ne pas 'plaire', de ne pas être soi-même admiré, etc, etc. Ce qui ne veut pas dire 'sans sentiments', bien au contraire. Ils sont simplement dépouillés mais peuvent provoquer autant de joie ... voir de colère ... mais sera contrôlable, contrôlée, gérable, dosable ... |
| | | VANVDA
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| Sujet: Re: agapè Sam 30 Jan 2016, 21:14 | |
| Si la question est simplement qu'il "fa[ille] bien dire quelque chose", alors pourquoi employer "agapé" plutôt que simplement (je n'ose dire : "modestement") "amour". Que ce mot puisse désigner une foule de sentiments qui ne sont pas toujours similaires, c'est une évidence, mais on peut dire non seulement la même chose d'agapé, mais encore d'à peu près tous les sentiments : la "joie" de recevoir une prime au boulot, celle qu'on éprouve à la naissance de son enfant, ou le sentiment "idéal" de sérénité profonde et heureuse du philosophe ou du mystique, ça ne désigne pas la même chose, pas plus que la "colère" qu'on ressent quand on se fait flasher à 92 km/h au lieu de 90 n'a grand chose de commun avec celle qu'on éprouve envers le meurtrier pervers d'un innocent sans défense.
(Merci Narkissos, pour la petite précision "septuagintique" à propos d'Amnon : c'est d'une délicieuse ironie, en effet.) |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: agapè Dim 31 Jan 2016, 03:07 | |
| - Béréenne attitude a écrit:
- Dans le NT par contre, eros, philia et agape sont différenciés? Non?
Erôs n'apparaît jamais dans le NT (dans la Septante, en revanche, on le trouve quand même trois fois, autant pour le verbe eraô, une bonne vingtaine en tout avec le dérivé erastès = "amant"; ça reste très peu par rapport à agapaô etc., plus de 300 occurrences -- y compris au sens sexuel, comme on l'a vu plus haut). Philia et sa famille lexicale ( phileô etc.) reviennent très souvent dans le NT, mais dire qu'ils sont différenciés d' agapè serait trompeur: ce sont des synonymes (partiels comme tous les synonymes) qui peuvent être employés de façon plus ou moins interchangeable pour des raisons contextuelles ou stylistiques (cf. les trois questions de Jésus à Pierre en Jean 21 qui alternent agapaô et phileô, à mon avis sans aucune nuance de sens, bien que beaucoup de commentateurs soient, ici aussi, allés "chercher midi à quatorze heures"). - Citation :
- Tu viens de briser ma petite théorie.
J'en suis navré, mais à te lire il me semble bien que je ne l'aie pas encore assez brisée, puisque tu continues de parler d'"agape" (fût-ce parce qu'"il faut bien dire quelque chose") comme si ce mot avait un sens plus précis que notre mot "amour" -- comme s'il fallait un mot plus précis pour désigner un type d'"amour" particulier. Tu vas d'ailleurs beaucoup plus loin, car tu en fais un "amour" non seulement distinct mais (à la limite ?) exclusif des "autres" ("comme étant dépourvu de toutes les autres formes d'amour"; "plus on éprouve agape, moins on éprouve de pitié..."). Comme le disait VANVDA, qu'on puisse distinguer dans l'absolu plusieurs "sortes d'amour", c'est une évidence d'expérience: d'une expérience qui peut se faire dans toutes les langues et qui n'a nul besoin d'un vocabulaire "différencié" -- au contraire, d'ailleurs: s'il y avait un vocabulaire réellement différencié, avec des mots différents pour désigner des "choses" (sentiments, affections, émotions) tout à fait différentes, des mots qui ne seraient plus du tout des "synonymes", il n'y aurait plus rien à distinguer. (Je repense à cette réplique -- de Prévert -- dans Les visiteurs du soir: "Lui aussi m'a dit: Je vous aime, Anne... Avec le même regard dur et la même voix qu'il a pour dire: J'aime mes chiens, j'aime la chasse, j'aime tuer tout ce qui vole, tout ce qui court... Je vous aime, Anne, et vous serez à moi pour toujours.") Le fait est qu'en grec ( surtout "biblique") l' agapè est aussi ambigu(ë) que "l'amour" en français. Ce sont les textes qui distinguent, ou non, suivant le cas. Sur le thème de "l'amour" dans la Bible, indépendamment de son lexique (hébreu ou grec), voir et éventuellement poursuivre ce fil (où je constate que nous avons réussi jusqu'ici à ne pas employer une seule fois le mot agapè). --- J'ajouterais que c'est précisément l'ambiguïté (la polysémie, la différence sémantique interne) irréductible d'un mot comme "amour" (ou agapè) qui fait son "charme" ou son "aura", sa "résonance" ou son "rayonnement", sa puissance de fascination et de séduction dans tous les sens du terme. Parce que cette ambiguïté ne peut être ni arrêtée par une dé-finition, ni tranchée dans un sens unique et précis, ni totalisée comme somme de ses sens, elle n'en finit pas de vibrer et de dégager du sens. Elle peut convoquer tour à tour les images et les idées contradictoires du désir, du manque et de la frustration, de la plénitude débordante, de la passion amoureuse violente, conquérante ou désespérée, de la grâce sereine et souveraine, de la tendresse maternelle, de la sévère bienveillance paternelle, de la solidarité fraternelle, de l'attachement fidèle à un "supérieur", de la compassion et de la pitié envers un "inférieur", elle peut signifier tout cela mais jamais tout à la fois. Dans l'"amour" même il faut, et il y a, un temps pour tout. [Les ex-TdJ se souviendront de la définition caricaturale de l' agapè comme principled love, traduite par "amour basé ou fondé sur des principes" (la formule anglaise ressemblait davantage à notre "charité [bien] ordonnée"), que la Watch s'efforçait de maintenir jusque dans les cas les plus désespérés -- p. ex. en expliquant que même l'"amour" ( agapè) du monde était fondé sur de mauvais "principes" -- avec l'effet, sinon l'intention, de déconnecter "l'amour" de toute spontanéité et de tout sentiment "naturel": on pouvait ainsi "aimer" un proche en lui refusant une transfusion sanguine, ou en cessant de le fréquenter s'il était exclu.] |
| | | free
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| Sujet: Re: agapè Lun 01 Fév 2016, 12:55 | |
| - Citation :
- Les ex-TdJ se souviendront de la définition caricaturale de l'agapè comme principled love, traduite par "amour basé ou fondé sur des principes" (la formule anglaise ressemblait davantage à notre "charité [bien] ordonnée"), que la Watch s'efforçait de maintenir jusque dans les cas les plus désespérés -- p. ex. en expliquant que même l'"amour" (agapè) du monde était fondé sur de mauvais "principes" -- avec l'effet, sinon l'intention, de déconnecter "l'amour" de toute spontanéité et de tout sentiment "naturel": on pouvait ainsi "aimer" un proche en lui refusant une transfusion sanguine, ou en cessant de le fréquenter s'il était exclu.]
L'interprétation du terme agapè par la WT a donné lieu à des situations paradoxales. Je me souviens d'une TdJ qui pour expliquer sa froideur, voir son aversion pour une coreligionnaire, fondait son attitude (respectable) sur la fait que l'amour qu'elle éprouvait pour cette personne correspondait à l' agapè, un amour sans sentiment et basé sur les principes donc obligatoire et qu'elle réservait l'amour philia à ceux qu'elle aimait avec sentiment (si j'ose m'exprimer ainsi). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: agapè Lun 01 Fév 2016, 15:42 | |
| Ça illustre en tout cas, s'il en était besoin, le pouvoir infini qui réside dans la manipulation du langage (au double sens objectif et subjectif du génitif: le langage est manipulé, le langage manipule). Sujet de méditation aussi vieux que l'humanité, cf. Proverbes 18,21: "la mort et la vie sont au pouvoir (litt. dans la main) de la langue".
Et encore on peut se dire que chez cette brave dame ça ne faisait que justifier une attitude qu'elle aurait eue de toute façon; mais chez d'autres ça la modifie: "tu crois aimer parce que tu as pitié, mais l'amour, le vrai, l'agapè, ce n'est pas ça, c'est autre chose, parfois c'est le contraire, c'est être impitoyable..."
--- D'un autre côté, il faut bien reconnaître que la manipulation du langage a toujours déjà commencé, et qu'on ne peut guère s'en défendre que par une contre-manipulation: quand on se situe dans une tradition millénaire où il faut "aimer" (le roi, le dieu, le prochain, l'ennemi, cf. l'autre fil) contrairement au mouvement "naturel" de "l'amour" ordinaire, autrement dit dans une tradition où "l'amour" a déjà été manipulé dans tous les sens, c'est une question de survie que d'interpréter l'amour prescrit autrement que l'amour ordinaire...
Ainsi on pourrait voir dans le concept du "syndrome de Stockholm" qui a été à la mode il y a quelque temps une tactique défensive contre les ravages de "l'amour des ennemis" : au fond les deux expressions désignent la même chose, celle-ci en "bien" (moral) et celle-là en "mal" (psychopathologique). |
| | | free
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| Sujet: Re: agapè Mar 02 Fév 2016, 13:58 | |
| La triste victoire d'agapè sur eros Dans le traitement de l’idée de l’amour, aussi bien par la philosophie que par la théologie, l’habitus intellectuel procède à travers les trois catégories : agapè (amour divin), eros (désir) et philia (amitié). Or, par un retour, à la lettre, du Nouveau Testament, il pourrait s’avérer que cette grille soit inappropriée. Ouvrons les tiroirs des trois mots dans leur définition primitive, leur champ d’application.
Dans agapè se dissimule un tiroir à double fond : rappelons que les Épîtres pauliniennes ont été rédigées avant les Évangiles. Or le terme féminin d’agapè a été entièrement forgé par saint Paul. Agapè désigne la capture de l’amour par le christianisme en même temps qu’elle le nomme. C’est avant tout ce topos (lieu), cette invention structurale d’un nouvel amour qu’il faut d’abord saisir parce que c’est justement la seule façon de comprendre ce que agapè exprime : l’amour de Dieu ! Amour spontané, incompréhensible, paradoxal et non motivé de Dieu pour sa créature obligée, l’homme. Non pas l’amour pour Dieu, ce qui est de l’ordre du contresens – aussi bien signifiant que directionnel. Cet amour, dont seul Dieu est le sujet, s’offre comme le paradigme exclusif à l’homme, qui ne peut que s’y obliger. Y répondre non pas réciproquement mais le répandre.
Amour gratuit, inconditionnel, sacrificiel, sans objet, sans recherche d’intérêt, autant de qualificatifs qui prennent alors tout leur relief dans leur mise à mal (à mort) de l’eros aussi bien dans chaque homme que dans la philosophie de Platon comme celle des principes cosmiques d’amour et de haine d’Empédocle. Ce nouvel amour, essence de la chrétienté et non pas son attribut, n’a pas grand-chose à voir avec la charité (caritas) ni dans sa notion ni dans sa traduction consensuelle. Il est posé une fois pour toutes au tableau de la chrétienté.
L’exclusif de l’amour de Dieu
D’où cet autre tiroir à double fond : il n’y a pas deux formes d’amour dans le Nouveau Testament comme on l’entend dire de plus en plus souvent. De Paul aux Évangiles, le commandement d’amour – spécifiquement chrétien – d’aimer son prochain c’est : « Aime ton prochain comme toi-même tu es aimé de Dieu. » Être chrétien, ce n’est pas aimer Dieu mais aimer comme Lui, c’est-à-dire comme elle, l’agapè.
Contrairement au terme d’agapè qui est d’usage mineur dans la langue grecque et à qui Paul a mis le feu pour incendier le nouvel amour chrétien, le terme d’eros est d’une importance capitale pour la culture grecque. On le traduit habituellement par « désir » et c’est bien justement en cela qu’il s’oppose – à la lettre comme dans l’esprit – à l’agapè qui, elle, se formule explicitement comme sans désir. La charge – militaire – d’agapè contre eros est terrible : eros est éliminé, détruit, éradiqué pour laisser place à l’exclusif de l’amour de Dieu. C’est exactement le sens des Épîtres pauliniennes ou alors on n’a pas lu Paul et à sa suite les Évangiles qui lui emboîtent le pas, justifiant cet amour impossible (et revendiqué comme tel). Mais là non plus, on ne peut se contenter de refermer le tiroir sans y voir ce qui est la plupart du temps négligé sinon dissimulé : au-delà du meurtre du désir (et pour parler de la sexualité par exemple, la chrétienté ne fait là aucune preuve d’originalité, toutes les autres religions traquent l’excès sexuel y compris la tradition stoïcienne), il s’agit du meurtre du dieu grec de l’Amour. Le dieu Eros est tué avec ce qui le nomme : sa philosophie et sa poésie de l’amour même ; à sa racine. Le voir en face permet de saisir ce qui découle de cette fameuse révolution de l’amour et ce que ça « révolutionne » : pour le christianisme, les deux notions d’eros et d’amour humain sont strictement équivalentes. C’est donc l’amour humain dans toutes ses manifestations, qu’elles soient sensuelles, agressives, amicales, familiales ou amoureuses qui est condamné. Et c’est d’ailleurs là tout le sens du fameux appel lucanien à la haine chrétienne requise pour suivre Jésus : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait point son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même encore sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14, 26).
http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/desir-et-amour-au-sein-du-christianisme-06-03-2012-2343_118.php |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: agapè Mar 02 Fév 2016, 16:02 | |
| Moralité: pour être parfaitement hostile à un système, comme pour en faire l'apologie, il ne faut surtout pas prendre le risque de le déconstruire -- idole ou épouvantail, il importe que l'objet reste intact.
Que diverses compréhensions historiques et encore courantes de "l'amour chrétien" soient problématiques et discutables à maint point de vue (philosophique ou psychologique par exemple), ça ne fait pas l'ombre d'un doute -- c'était en gros l'objet de l'autre fil.
Une tout autre question est de savoir si le NT présuppose ou même produit, sous le nom d'agapè, un concept spécifique et original, unique et univoque d'"amour" opposable à l'usage ordinaire de ce terme, et notamment à ce qui s'est pensé (très diversement aussi) dans la tradition grecque sous le nom d'erôs ou de philia. Je crois pour ma part qu'il n'en est rien: si certains textes néotestamentaires disent de "l'amour" des choses fort étonnantes et même paradoxales, celles-ci ne l'étaient pas moins, étonnantes et paradoxales, pour des lecteurs grecs contemporains et même postérieurs. "Aimez vos ennemis" implique une contradiction tout aussi forte avec le verbe agapaô qu'avec le verbe "aimer", ça ne devient jamais une tautologie (comme si le mot agapè à lui seul signifiait, ou venait à signifier, "l'amour des ennemis" !).
Ce qui s'est donné comme définition "originale" d'agapè n'a jamais été qu'une synthèse hétéroclite des énoncés les plus remarquables (les plus paradoxaux, les plus hyperboliques, les plus théologiques) du NT qui employaient ce mot, ignorant non seulement l'immense majorité de ses usages ordinaires mais encore les différences de fond entre les usages remarquables retenus pour la "synthèse".
De nombreux théologiens (p. ex. E. Jüngel dans Gott als Geheimnis der Welt, Dieu mystère du monde) ont montré depuis belle lurette que si l'on voulait comprendre quelque chose aux "agapologies" (discours sur l'amour) du Nouveau Testament, il ne fallait surtout pas les opposer aux traditions grecques de l'erôs, ne serait-ce que parce que celles-ci se réinscrivent nécessairement dans l'usage néotestamentaire d'agapè. [On trouve une certaine revalorisation de l'erôs, m'aperçois-je après coup, jusque dans une encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est.] |
| | | Ombre
Nombre de messages : 49 Age : 54 Date d'inscription : 27/04/2017
| Sujet: Re: agapè Dim 30 Avr 2017, 14:01 | |
| alors le mot aggappé est juste un mot qui a l’époque était très peu utilisé et donc très peu défini...mais la théorie amour divin et ou amour désintéressé est juste une interprétation a mes yeux très relative et a mon avis fausse
il faut savoir que les philosophes grec n'en parle pas...ils définissaient le désir (eros) comme en gros la puissance de jouir et d’être philia (le lien relationnel) comme la joie que l'autre existe et basta André comtesponville défini en gros aggapé et je suis d'accord avec lui comme la notion de s'effacer pour que l'autre ait aussi la puissance de jouir et d’être...en gros comme quand un parent s'efface pour que son enfant se sente exister ou qu'il brille dans le groupe ...la bible via la soumission nous invite a laisser la place a l'autre par exemple (nous devons nous soumettre a tous en considérant l'autre comme plus grands que soit )
philippien 2: 3 Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l'humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes
et puis l'amour du moins chez le chrétien est toujours intéressé... nous cherchons toujours au moins a plaire a Dieu... seul les athées peuvent être dans de l'amour désintéressé... il faut pas inverser les choses |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: agapè Dim 30 Avr 2017, 16:28 | |
| C'est un peu marginal par rapport au sujet, mais cette idée de "s'effacer" ou de "céder la place" me rappelle que le fameux panta rhei (tout coule, tout passe) attribué (par Simplicius) à Héraclite a pour "traduction", dans le Cratyle de Platon (402a), panta khôrei (tout cède, tout fait place); cf. le non moins célèbre "on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve", cité dans le même passage de Platon, et les fragments 12 et 91 d'Héraclite. Sur l'"humilité", voir aussi ici. |
| | | Ombre
Nombre de messages : 49 Age : 54 Date d'inscription : 27/04/2017
| Sujet: Re: agapè Dim 30 Avr 2017, 19:33 | |
| ok le topic est trop long pour que je relève tout ce qui est trop différent de ma pensée ...j'ai lu le premier post et ait survolés les autres
alors l'humilité c'est pour moi apprendre a laisser la place a l'autre...a écouter vraiment c'est a dire comprendre ce qui est dit avant toutes répliques forcement égocentré plutôt que répondre au tac au tac...ce genre de choses pratiques qui a rien a voir avec une qualité...c'est un type de relation avec l'autre pas une compétence en gros
au passage j'aime beaucoup Simone weil... j'en parlerai un jour |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: agapè Dim 30 Avr 2017, 22:46 | |
| De Simone Weil et sur ce sujet, c'est sans doute ce passage d' Attente de Dieu qui m'a le plus marqué: - Citation :
- L’amour du prochain est l’amour qui descend de Dieu vers l’homme. Il est antérieur a celui qui monte de l’homme vers Dieu. Dieu a hâte de descendre vers les malheureux. Dès qu’une âme est disposée au consentement, fût-elle la dernière, la plus misérable, la plus difforme, Dieu se précipite en elle pour pouvoir, à travers elle, regarder, écouter les malheureux. Avec le temps seulement elle prend connaissance de cette présence. Mais ne trouverait-elle pas de nom pour la nommer, partout où les malheureux sont aimés pour eux-mêmes, Dieu est présent.
Dieu n’est pas présent, même s’il est invoqué, là où les malheureux sont simplement une occasion de faire le bien, même s’ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière, de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Il faut leur porter, dans leur état inerte, anonyme, un amour personnel.
C’est pourquoi des expressions comme aimer le prochain en Dieu, pour Dieu, sont des expressions trompeuses et équivoques. Un homme n’a pas de trop de son pouvoir d’attention pour être capable simplement de regarder ce peu de chair inerte et sans vêtements au bord de la route. Ce n’est pas le moment de tourner la pensée vers Dieu. Comme il y a des moments où il faut penser à Dieu en oubliant toutes les créatures sans exception, il y a des moments où en regardant les créatures il ne faut pas penser explicitement au Créateur. Dans ces moments, la présence de Dieu en nous a pour condition un secret si profond qu’elle soit un secret même pour nous. Il y a des moments où penser à Dieu nous sépare de lui. La pudeur est la condition de l’union nuptiale.
Dans l’amour vrai, ce n’est pas nous qui aimons les malheureux en Dieu, c’est Dieu en nous qui aime les malheureux. Quand nous sommes dans le malheur, c’est Dieu en nous qui aime ceux qui nous veulent du bien. La compassion et la gratitude descendent de Dieu, et quand elles s’échangent en un regard, Dieu est présent au point où les regards se rencontrent. Le malheureux et l’autre s’aiment à partir de Dieu, à travers Dieu, mais non pas pour l’amour de Dieu; ils s’aiment pour l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque chose d’impossible. C’est pourquoi cela ne s’opère que par Dieu. Je repense aussi à la question abyssale que saint Augustin adressait à Dieu dans les Confessions: Quid amo, cum te amo ? -- qu'est-ce que j'aime quand je t'aime ? |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: agapè Lun 01 Mai 2017, 10:30 | |
| Très beau texte en effet, qui demande une bonne et belle réflexion sur notre prétention à aimer autrui. |
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| Sujet: Re: agapè | |
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| | | | agapè | |
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