Texte très intéressant à beaucoup d'égards (qu'on s'intéresse au roman ou au piétisme russes du XIXe siècle, à la mystique et à l'ascétisme orthodoxes, slaves ou byzantins, ou tout simplement à la prière): je viens de le terminer -- en traduction anglaise, car le lien ci-dessus était indisponible ces jours-ci, mais aujourd'hui il a l'air de fonctionner de nouveau; en tout cas on le trouve facilement: c'est un "best seller" de la littérature "édifiante" que l'on voit très souvent en livre de poche et d'occasion, et pourtant je ne l'avais jamais lu.
Je ne sais pas si
Ayom nous lit encore, mais je le remercie.
Ce texte m'a aussi rappelé d'anciennes contributions d'
Anagnoste, grand lecteur de Dostoïevski, notamment sur la prière "respiration", inspirée (et expirée !) du
kyrie eleison: "Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, / prends pitié de moi, pécheur."
Notre culture ("occidentale", avant même d'être "moderne"), s'étant largement construite sur le mépris (au moins relatif) du signe, du rite, de la forme "matérielle" et "corporelle", de la pratique "concrète" et répétitive, au profit du "sens" intelligible, explicite et rationnel, en principe énoncé une fois pour toutes mais en fait discuté à n'en plus finir, elle a de ce côté-là un manque béant -- qu'elle compense en partie par sa "technique" et son "art" (deux "domaines" bien distincts pour nous, quoique issus de la même
tekhnè-ars gréco-latine: l'un "vulgaire" et l'autre "noble", mais tous deux essentiellement "profanes" à nos yeux; même lorsque nous parlons d'"art sacré", c'est le "sujet" qui est éventuellement sacré, non l'art en lui-même; et si nous "sacralisons" d'une certaine manière l'art
et la technique, c'est plutôt hors de toute référence à un sujet "religieux" et en occultant de part et d'autre ce qu'ils ont de
commun). L'idée même d'une "technique spirituelle", simple et à la portée de tous de surcroît, passant par la répétition effective d'une même phrase, progressivement intériorisée, paraît inconvenante au théologien comme au philosophe (c'était aussi sensible en Russie au XIXe siècle, du fait de l'occidentalisme des classes instruites; cf. les dialogues avec le "professeur" dans la suite ajoutée, nettement moins narrative et "naïve" que le texte principal, qui figurait dans la version anglaise que j'ai lue en ligne). Du coup, ceux qui ressentaient ce manque sont souvent allés chercher très loin, dans les religions orientales, des choses tout à fait semblables (
mantra hindou ou bouddhiste, dont la similitude est d'ailleurs connue de l'auteur).
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Je voudrais, en la relisant, préciser et nuancer cette "autocritique collective" à la première personne du pluriel:
- d'abord en m'y incluant plus explicitement:
j'ai ressenti, très vivement, cette répugnance à l'égard du rite, de la répétition des formes, de la "règle" et de la "discipline" en tout genre,
je leur ai cent fois préféré la "spontanéité", parce que celle-ci me paraissait plus "sincère" ou plus "authentique", ses exceptionnels éclairs de génie dussent-ils se payer d'une affligeante médiocrité générale et quotidienne: à cet égard je me sens tout à fait "occidental", et "moderne";
- tout en reconnaissant, dans ma propre "indiscipline" plus encore que dans celle de ma "civilisation", les défauts manifestes de ce "pli"-là, et les avantages d'un autre "pli" (sans doute teintés d'un soupçon d'exotisme), je n'en crois pas moins qu'il y avait là aussi, dans l'"indiscipline", une "expérience spirituelle" à vivre, et qu'elle devait être vécue, si décevante qu'elle ait pu être. "Nul ne vit ni ne meurt pour lui-même", ça vaut aussi pour "l'Occident" et sa "modernité".
Je repense au "demeurer en lui" johannique, pour lequel j'ai souvent confessé ma fascination (c.-à-d. aussi mon incompréhension): il porte naturellement le chrétien d'Orient vers une
pratique, mystique ou ascétique (
faire quelque chose, p. ex. réciter continuellement une prière, pour "demeurer en lui"), alors qu'il porte plutôt le chrétien d'Occident à
ne rien faire, par crainte de l'artifice illusoire, et à cultiver en revanche le paradoxe intellectuel (p. ex. croire à la présence de Dieu sous l'espèce contraire de son absence; de la "nuit obscure" de saint Jean de la Croix à la dialectique existentielle de Kierkegaard).
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Accessoirement, 1 Thessaloniciens
5,17 est peut-être réputé le verset le plus court du NT en français ou en anglais (quoiqu'on dise souvent la même chose de "Jésus pleura", Jean 11,35), mais il ne l'est pas en grec, puisque le verset précédent (16) est encore plus bref (pour rappel, le découpage des versets date du XVIe siècle, en imitation de la pratique massorétique du Xe):
pantote khairete,
adialeiptôs proseukhesthe,
en panti eukharisteite
-- touto gar to thelema theou en Khristô Ièsou eis humas.
Réjouissez-vous toujours,
priez sans interruption,
rendez grâce en tout
-- car telle est la volonté de Dieu en Christ Jésus pour vous.C'est, comme souvent, une structure ternaire à laquelle se réfère globalement la formule finale, plus longue, qui rompt le rythme. Ainsi dans le Notre Père:
Notre Père qui es aux cieux,
1. que ton nom soit sanctifié,
2. que ton règne vienne,
3. que ta volonté soit faite,
-- {1-2-3} comme dans le ciel, ainsi sur la terre.(L'"inclusion" serait ici encore plus visible, ou audible, en araméen ou en hébreu, parce qu'il n'y a pas dans ces langues de distinction possible entre singulier et pluriel pour "ciel" ou "cieux", toujours au pluriel; l'origine sémitique du Notre Père, "cousin" du Qaddish rabbinique, ne fait guère de doute, même si l'on ne peut pas extrapoler cela à l'ensemble de l'Evangile.)
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Sur le principe "expérimental" qui consiste à prendre un précepte
à la lettre, de façon délibérément "déraisonnable" -- c.-à-d. en s'abstenant de le "raisonner", de le "modérer" ou de le "pondérer" en le
rapportant à un contexte, à d'autres textes susceptibles de le contrebalancer, ou au bon sens qui y discernerait par exemple une "hyperbole" et en relativiserait ainsi la portée pratique, cf.
https://etrechretien.1fr1.net/t1096-ne-jugez-pas-disait-il