Je perçois une certaine évolution sur cette question dans le livre des Proverbes.
Pour le "fonds ancien" (chapitres 10--30, en gros), la bêtise est assez désespérée (mais, je le répète, on n'en fait pas un drame, en tout cas pas un drame métaphysique: ça a des côtés tragiques et des côtés comiques, mais "c'est la vie", tout simplement). A la limite, le seul espoir pour le sot serait qu'il se taise -- mais c'est justement ce qu'il est le moins enclin à faire (17,28). Seule l'expérience d'un châtiment de la bêtise peut à la rigueur avoir un effet positif -- mais plutôt sur l'entourage du sot que sur lui-même (19,25).
Pour l'auteur plus tardif de la "couverture" du livre (chap. 1--9 surtout), la Sagesse (qui se "personnifie" et se théologise, en chemin vers son identification à la Loi dans le Siracide) se fait éducative; elle va développer l'ambition (qui aurait peut-être paru fort peu sage aux sages antérieurs, cf. 17,16) d'instruire, même les "sots" (en particulier les "naïfs", cf. 1,1ss; 8,5ss); cela rejoint la récupération du vocabulaire sapiential par la piété de la Torah (notamment Psaume 119).
Si on prend un peu de recul, il apparaît des choses intéressantes (je trouve): par rapport aux sagesses antiques (hébraïque, égyptienne, mésopotamienne ou grecque, peu importe), la fin de l'Antiquité marque à la fois une fusion-identification et une dissociation radicale entre sagesse et morale, donc aussi entre bêtise et méchanceté. Dans le judaïsme tardif, la Sagesse majusculée n'a plus grand-chose à voir avec l'intelligence à la fois théorique et pratique des anciens sages; de même bien qu'autrement, dans le monde grec la philosophie spéculative se distingue de la vieille sagesse (sophia), tout en ayant la prétention d'enseigner simultanément le Vrai et le Bien. Or plus la morale devient importante et obligatoire, et plus la Sagesse-avec-un-grand-S lui est identifiée, plus la sagesse intelligence "concrète" devient secondaire et facultative. Même là où la bêtise n'est pas (encore) une vertu, c'est un défaut beaucoup moins grave que la méchanceté. Mieux vaut être con que méchant (encore que l'un n'empêche pas l'autre!), voilà peut-être une de nos certitudes morales les mieux enracinées (peut-être même le principe et le fin mot de ce que nous appelons, nous, "la morale"). Ce qui débouche sur une culture de l'impensé et du refoulement: quand il vaut mieux "pécher" par bêtise que par méchanceté, par erreur que volontairement, inconsciemment que consciemment, la lucidité passe pour le danger suprême, à éviter à tout prix. L'Occident "judéo-chrétien" qui va découvrir "l'inconscient" près de 2000 ans plus tard est celui qui l'aura le mieux creusé, nourri et fortifié à force de refus de penser et de regarder "les choses comme elles sont".
P.S. C'est aussi à la faveur de cette absolutisation-dissociation que la Sagesse divinisée va pouvoir récupérer les thèmes (notamment prophétiques) de l'anti-sagesse, qui culmine chez Paul dans l'identification au Crucifié. Au regard de l'ancienne sagesse, quoi de plus stupide que le martyre ? La sagesse (minuscule) fait vivre, vieux et prospère de préférence, elle anticipe le danger et l'évite: "L'homme avisé voit le malheur, et il se cache; les naïfs passent outre, et ils doivent en payer le prix." (Proverbes 22,3; 27,12) A cet égard, l'évangile est un éloge de la bêtise. Mais il peut être vu comme la manifestation paradoxale de la Sagesse suprême à la lumière de la tradition plus récente qui, dans la veine apocalyptique (Daniel, Hénoch) ou sapientiale (Siracide, Sagesse), fait du martyr le sage par excellence.