A vous, le mystère du règne de Dieu a été donné mais pour ceux du dehors tout arrive en paraboles

2 – La Révélation

L’arrivée de R déclenche maints signaux – à moins que ce soit ces signaux qui manifestent sa venue –, miracles, pardon, amour, conversion… Mais R n’a pas l’apanage de ces éclairs de lumière. Aux gestes se joignent les paroles/paraboles de Jésus. Nous verrons plus loin, dans la troisième partie, ce qui est communication. Il est ici question de révélation. Les paraboles sont constitutives du dire de Jésus, mais également de R. Elles manifestent la connivence entre Jésus et R.

Étymologiquement, la para-bole désigne ce qui est jeté à côté, le long de. Elle s’empare du connu pour viser l’inconnu. À partir de l’expérience quotidienne, elle nous emmène par surprise, par « extra-vagance », dit Paul Ricœur, pour nous faire pénétrer dans ce qui surgit, neuf, R. Elle n’est donc pas simplement une similitude, elle participe du travail même de l’événement, elle y concourt. Elle n’est pas seulement éclairage mais aussi énergie motrice.

Dans bien des cas, R demeure le sujet de la phrase constitutive de la parabole. Cependant, comme dans les tournures passives, il est sujet au second degré, introduit par le sujet caché, le créateur de la parabole. Dans Lc 13, 18, ou 20, nous lisons : « À quoi ressemble R, à quoi vais-je le comparer ? » dit Jésus. Ou encore, Mc 4, 30 : « Comment comparerons-nous R, en quelle parabole le mettrons-nous ? »

Cela dit, la plupart des formules introductives ont R comme sujet,

•avec un adverbe : R est comme… (Mc 4, 26-31) ;
•avec un adjectif : R est semblable à… (Mt 13, 31.33.44-45.47 ; 18, 23 ; 20, 1 ; Lc 13, 18-20) ;
•avec un verbe : R ressemble à… (Mt 13, 24 ; 18, 23 ; 22, 2). Ce verbe apparaît une fois au futur : « R ressemblera alors », ce qui renvoie à la parousie et implique la mutation évoquée au premier paragraphe.
Les figures visées par la parabole sont au datif : R est semblable à un homme, cultivateur, propriétaire, commerçant, roi, père, à une femme qui pétrit sa galette, à dix demoiselles d’honneur, etc. Le levier peut être un objet, du grain, du levain, un trésor, un filet, un salaire…

Certes, l’intrigue réserve des surprises et déconcerte plus d’une fois, mais tout se déroule dans l’espace ordinaire de la vie quotidienne. Point de science-fiction ou d’extra-terrestres. Jésus ne révèle pas R à partir de textes, ou même d’une histoire sainte, mais par cette merveilleuse « exégèse des lieux communs ».
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2006-2-page-197.htm

Qu'on soit ou non d'accord avec lui dans le détail, Michel Bouttier avait toujours une présentation originale et intelligente des choses, qui donnera encore longtemps à penser.

Autant l'association quasi systématique de la basileia (R = royaume-règne-royauté, on pourrait ajouter régime, région ou même règle qui appartiennent à la même famille en français d'après le latin, et bien d'autres comme Reich ailleurs) aux paraboles évangéliques peut paraître artificielle et secondaire du point de vue de la critique littéraire, autant l'affinité est profonde entre ces notions qui relèvent a priori de deux "domaines" très éloignés, la "politique" d'un côté et la "langue", le "langage" ou la "littérature" de l'autre. On pourrait dire que le royaume (etc.) est toujours une parabole (ou autre trope ou "figure de style" faisant appel à l'image et à l'imagination) et que la parabole (etc.) est aussi un royaume (etc.), autrement dit que tout "pouvoir" est essentiellement une "façon de parler" et toute "façon de parler" un "pouvoir". Ce qui rejoint très bien, quelques années plus tard, les premières considérations de ce fil.

Le "mustèrion" (mystère)

Le terme mustèrion qui décrit ce processus de révélation d’une réalité cachée au plus grand nombre a donc une double face, de secret et de révélation. Il est déjà employé dans les textes tardifs de la Septante. On le trouve dans le livre de Daniel (chap. 2) pour désigner le sens caché de la vision du roi Nabuchodonosor, sens que seul Daniel, à qui Dieu a donné sa sagesse, saura révéler au roi. Dans le livre de la Sagesse de Salomon, il désigne la destinée ultime des justes qui espèrent une immortalité auprès de Dieu ; mais ceci échappe complètement aux impies qui « ignorent les mystères de Dieu » (Sg 2,22) !

Paul s’empare du mot pour désigner le dessein de salut de Dieu qui est resté caché jusqu’à ce qu’il se révèle pleinement en Jésus Christ crucifié et ressuscité (1 Co 2,1.7). Le mystère est cette réalité paradoxale de la « crucifixion du Seigneur de gloire ». Les successeurs de l’apôtre donneront au mot un sens très riche, y voyant l’ensemble du dessein de salut de Dieu depuis les origines jusqu’à son plein achèvement.

Pour la lettre aux Colossiens, le mystère déploie le contenu de la croix et de la résurrection en désignant l’élargissement de l’Évangile aux païens, et à tous les hommes : « Dieu a voulu faire connaître parmi les païens la glorieuse richesse de ce mystère : Christ au milieu de vous, l’espérance de la gloire » (Col 1,27). C’est en ce sens que la lettre aux Éphésiens emploie le mot, pour porter le dessein de salut de Dieu aux dimensions de l’univers (Ep 1,9) : « Comprenez l’intelligence que j’ai du mystère du Christ : ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance des hommes des autres générations comme il a été maintenant révélé par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes : les païens ont le même héritage, forment le même corps et participent à la même promesse en Jésus Christ par l’Évangile » (Ep 3,5-6).

Mais nul, peut-être, n’est allé aussi loin que Paul dans la perception de l’inouï du projet de Dieu, en comprenant que ce projet qui commence par l’élection d’Israël ne saurait aller à son terme que lorsque sera accompli le rôle d’Israël pour le salut de tous les hommes. Il écrit dans la lettre aux Romains : « Car je ne veux pas que vous ignoriez ce mystère : un endurcissement est survenu à Israël en partie, jusqu’à ce que la totalité des païens soient entrés, et ainsi tout Israël sera sauvé » (Rm 11,25-26). https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/854.html

Cf. supra 30.3.2015: le "mystère" est surtout, à l'époque romaine, LA forme de "religion" qui tend à supplanter toutes les autres, soit en renouvelant radicalement les religions anciennes (en les déliant notamment de toute appartenance ethnique ou locale: on peut être initié aux mystères d'Osiris à Rome, sans être égyptien ni en Egypte, et cela crée de nouvelles appartenances locales dans une ville cosmopolite, celles d'une communauté d'"élus"; mais la religion égyptienne ainsi "délocalisée" change de sens, elle n'est plus liée à une "nation", à une "terre", à des "ancêtres" ni à un cycle agraire, c'est une "religion de salut" et de "vie éternelle" à la fois "cosmique" et individuelle, familiale et collective), soit comme "forme par défaut" des "nouvelles religions" (ainsi le christianisme à partir du judaïsme du Second Temple ou le mithriacisme à partir du zoroastrisme). Peu importe dès lors d'où elles viennent et de quand elles datent, puisque sous cette forme elles ont précisément vocation à être "universelles", valables en tout temps et en tout lieu, quoique concrètement concurrentes entre elles.

Il est vrai que les premières utilisations "pauliniennes" du mot "mystère" (1 Corinthiens 2,1; 4,1; 13,2; 14,2; 15,51; Romains 11,25; 16,25) sont plutôt légères et souples, à la limite anodines, moins "techniques" et stéréotypées en tout cas que celles des "deutéro-pauliniennes" (Colossiens 1,26s; 2,2; 4,3; Ephésiens 1,9; 3,3ss.9; 5,32; 6,19) ou des Pastorales (1 Timothée 3,9.16) où le "mystère" se confond avec la "religion" chrétienne, mythe et rite inclus. N'empêche que dès la correspondance corinthienne le "christianisme" hellénistique (que Paul n'a pas "inventé", même s'il tente de l'orienter dans un sens particulier qui se distingue de ceux d'un Céphas ou d'un Apollos) apparaît bien comme un "mystère" au sens de "religion à mystère", avec son "initiation" (baptême) et son "culte" au moins partiellement réservé aux initiés, comportant des éléments rituels (comme le "repas du Seigneur") et extatiques (charismes) en proportion variable, autour du "mythe" central du Seigneur crucifié/ressuscité, même si le texte du chapitre 2 n'insiste pas particulièrement sur le mot de "mystère" (v. 1).

Mises à part les sempiternelles imprécisions de vocabulaire, qui ont tout de même leur importance (un "mystère", du moins celui qui est "donné" aux disciples dans le texte de Marc, il n'est pas dit "révélé" ni "dévoilé", ni même "donné à connaître" ou "à comprendre", n'est pas nécessairement une "énigme", une "question" ni un "problème" à "résoudre"), il est clair d'une part que l'"antijudaïsme" congénital au "christianisme" n'est jamais bien loin, d'autre part que Marc le problématise en rendant le "don", la "réception" ou la "possession" du "mystère" parfaitement compatibles avec l'incompréhension. A la limite on aurait plutôt l'impression inverse, à savoir que "ceux du dehors" à qui "tout arrive en paraboles" comprennent davantage, sinon mieux, que les disciples qui "ont" bien le "mystère", ou y "sont", mais n'y comprennent rien -- malgré l'"explication" privée de la parabole du semeur qui, transformant la parabole en allégorie, passe à côté (para-ballô !) aussi bien de la "parabole" que du "mystère"... Bref, le "mystère" et la "parabole" (se) communiquent en jouant de la compréhension et de l'incompréhension, comme au billard, à plusieurs bandes.

"Il leur répondit : Parce que, s'il vous a été donné, à vous, de connaître les mystères du règne des cieux, à eux cela n'a pas été donné. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on enlèvera même ce qu'il a. Voilà pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu'en voyant ils ne voient pas, et qu'en entendant ils n'entendent ni ne comprennent. Et pour eux s'accomplit cette parole du prophète Esaïe : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez jamais. Vous aurez beau regarder, vous ne verrez jamais. " (Mt 13, 11-12).

Selon Matthieu si Dieu refuse aux autres la connaissance qu'il accorde aux disciples, c'est faute de trouver dans les premiers un "avoir" dont disposent les disciples.  Matthieu introduit l'idée que, si. Dieu ne donne pas aux gens de comprendre les paraboles, les gens qui ne comprennent pas en sont eux-mêmes responsables, car Dieu donne à quiconque a ; c'est donc parce qu'ils n'ont pas qu'il ne leur est pas donné.

Le v 13,  rejoint alors Marc, qui écrivait :"de sorte que, tout en regardant bien, ils ne voient rien ... " ; mais. cela devient chez Matthieu : "parce qu'en voyant ils ne voient pas, et qu'en entendant ils n'entendent ni ne comprennent". La formule  "parce que", indique que si Jésus parle en paraboles, ce n'est pas pour que les gens ne puissent pas le comprendre, mais parce qu'ils ne sont pas capables de le comprendre, Chez Marc, on retrouve "de sorte que" (NBS), "pour que" (TOB) qui souligne que si Jésus parle en paraboles pour que les gens ne puissent pas le comprendre.

Voir ce fil (qui vaut la peine d'être relu, c'est assez court mais dense).

Par rapport au texte de Marc 4 (tel que nous le lisons), Matthieu se contenterait de déplacer le v. 25 pour l'intégrer aux v. 11s (de Marc 4 toujours). Mais l'apparence d'"explication" qui en résulte (Matthieu 13,10-17) tourne en rond, c'est plutôt l'"avoir / non avoir", totalement inexpliqué chez Marc, qui serait expliqué comme un "don", et un don de "connaissance" cette fois-ci; quoique le don même reste inexpliqué ("sans pourquoi", comme dirait Silesius). Noter que Luc ici (8,9s.16s) suit Marc, en séparant aussi (ou de nouveau, s'il connaît "Matthieu") les deux logia.