L'Église "Corps du Christ", et le Christ "Tête" de l'Église"

Pour rappel: ni dans 1 Corinthiens ni dans Romains le Christ n'est la "tête" du corps -- la "tête", l'"œil", sont des "parties" (ou des "membres", melè) comme les autres... le Christ est soit le corps entier, soit l'"esprit" du corps (e.g. 1 Corinthiens 15,45). Ce n'est que dans les deutéro-pauliniennes (Colossiens-Ephésiens) que le Christ devient la "tête", ce qui modifie considérablement le sens de l'"image" (en l'ordonnant dans un sens plus "hiérarchique" qu'"organique").

Dans Col et Ep le mot corps renvoie plusieurs fois à la conception du monde comme un corps, dont les parties sont solidaires les unes des autres, thème développé particulièrement par les Stoïciens. C'est en ce sens que Col 1,18 présente le Christ comme tête du corps, dans le contexte de la création de l'univers. Mais la précision "de l'église" nous ramène vers un horizon plus familier : l'Église est son corps (Ep 1,23), bénéficiant de son action constante. Comme le dit Ep 5,23, le Christ est le Sauveur de son corps, dont nous sommes les membres (Ep 5,30). Il l'est parce qu'il a lui-même pris un "corps de chair" (Col 1,22).
Une attention spéciale est accordée à la Tête, prise non comme un membre quelconque comme dans 1 Co 12, mais comme un vis-à-vis du corps. Deux emplois sont à distinguer selon les deux nuances du mot: le Christ est Tête au sens de chef pour les Puissances (Col 2,10), qu'il dépouilla de leur autorité sur la croix (Col 2,15). Elles ne constituent pas son corps.
En ce qui concerne l'Église, le Christ est Tête parce qu'il l'anime. En effet selon la conception physiologique de médecins grecs (Hippocrate, Galien), la tête est le centre d'où part l'influx nerveux et c'est elle qui cause la croissance du corps. On trouve cette représentation en Col 2,19; Ep 4,15s.
Le devoir de l'Église en tant que Corps, c'est d'être bien attachée au Christ. Ainsi est assurée l'unité: Ep 2,16; 4,12.14; Col 3,15. Pour la croissance et le bon fonctionnement du corps, il faut des articulations (Col 2,19 et Ep 4,15s), image désignant les ministres de l'Évangile. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/200426.html

Ce qu'il faut lire entre les lignes (à cause de la prudence ecclésiastique de l'auteur): la première "somatologie" paulinienne (Corinthiens-Romains), qui identifie le corps du Christ ressuscité au "corps social" de l'Eglise (par analogie au corps de la cité dans la vieille fable de Menenius Agrippa) rencontre nécessairement l'idée (stoïcienne entre autres) du "corps cosmique", où le monde même est le corps du dieu (theos <=> logos, noûs, pneuma, etc.). C'est évidemment cette seconde version qui domine dans les deutéro-pauliniennes, dès l'hymne de Colossiens 1, où la perspective ostensiblement universelle n'est réduite qu'artificiellement à "l'Eglise" par des gloses maladroites (les "c.-à-d. l'Eglise" qui arrivent comme un cheveu sur la soupe, à contresens du mouvement général de l'hymne). Réduite provisoirement d'ailleurs, puisque le "mystère" est appelé à remplir l'univers (thème du plèrôma-plérôme, la "plénitude").

En 1 Co 12, 1'expérience religieuse individuelle de certains charismatiques, Paul a l'intention de démontrer que ces charismatiques n'expriment pas, à eux seuls, toute la le mystère chrétien. A cette fin,  Paul d'illustre ici la diversité du corps de l'Eglise, en  insistant sur les membres ou fonctions  les moins spectaculaires pour leurs donner un honneur plus important. Paul n'affirme pas le fait que tous les croyants constituent le corps du Christ mais le fait que, tous ensemble, dans la diversité de leurs dons,
les croyants forment un corps solidaire, chaque membre est indispensable et irremplaçable dans ce corps.

Citation :

Ce qu'il faut lire entre les lignes (à cause de la prudence ecclésiastique de l'auteur): la première "somatologie" paulinienne (Corinthiens-Romains), qui identifie le corps du Christ ressuscité au "corps social" de l'Eglise (par analogie au corps de la cité dans la vieille fable de Menenius Agrippa) rencontre nécessairement l'idée (stoïcienne entre autres) du "corps cosmique", où le monde même est le corps du dieu (theos <=> logos, noûs, pneuma, etc.). C'est évidemment cette seconde version qui domine dans les deutéro-pauliniennes, dès l'hymne de Colossiens 1, où la perspective ostensiblement universelle n'est réduite qu'artificiellement à "l'Eglise" par des gloses maladroites (les "c.-à-d. l'Eglise" qui arrivent comme un cheveu sur la soupe, à contresens du mouvement général de l'hymne). Réduite provisoirement d'ailleurs, puisque le "mystère" est appelé à remplir l'univers (thème du plèrôma-plérôme, la "plénitude").

 
Effectivement, une lecture attentive du texte en souligne la "perspective universelle " (Col 1, 15 ss) :



Il est l'image du Dieu invisible,
le premier-né de toute création ;
car c'est en lui que tout a été créé
dans les cieux et sur la terre,
le visible et l'invisible,
trônes, seigneuries,
principats, autorités ;
tout a été créé par lui et pour lui ;
lui, il est avant tout,
et c'est en lui que tout se tient ;
lui, il est la tête du corps — qui est l'Eglise.
Il est le commencement,
le premier-né d'entre les morts,
afin d'être en tout le premier.
Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude
et, par lui, de tout réconcilier avec lui-même,
aussi bien ce qui est sur la terre que
ce qui est dans les cieux,
en faisant la paix par lui,
par le sang de sa croix

free a écrit:

Paul n'affirme pas le fait que tous les croyants constituent le corps du Christ...

Ben si, quand même... (1 Corinthiens 12,27). Même si l''illustration "organique" et "fonctionnelle" occupe la plus grande partie du développement qui précède, l'affirmation "doctrinale" est bel et bien posée (en fait: re-posée, cf. déjà les chap. 10 et 11, à propos de l'eucharistie).


En ce qui concerne Colossiens 1, cf. le retour de la "glose" ("-- qui est l'Eglise --") au v. 24; "l'Eglise" qui paraît plaquée artificiellement ou accidentellement sur le "corps" en Colossiens lui sera identifiée de façon beaucoup plus développée et harmonieuse en Ephésiens (1,22; 3,10.21; 5,23--32): elle est devenue le sujet "central", elle est le "mystère", indissociablement du Christ; mais dans un rapport désormais hiérarchique (tête/corps) qui justifie son ordonnance interne, à la fois diachronique (temporelle ou historique) et synchronique (hiérarchie au sens ordinaire, différents niveaux de responsabilité simultanés et superposés: apôtres / prophètes / pasteurs-docteurs, "jointures" de la tête à toutes les parties du corps, cf. chap. 4).

Pour revenir à 1 Corinthiens, il faut noter que si le Christ n'est pas (encore) la "tête" (kephalè) du "corps" ecclésial, il l'est en revanche de "l'homme" (anèr, le mâle ou le mari) comme celui-ci l'est de la "femme" (gunè, généralement mariée), dans le fameux chapitre 11 où cette considération théorique (christo-anthropologique ou plus exactement christo-andro-gynécologique) sert de (fichu?) prétexte aux instructions sur le port du voile féminin (même si ça n'apparaît pas dans beaucoup de bibles françaises qui traduisent d'un côté "chef" et de l'autre "tête"). Et que la problématique du corps ecclésial (chap. 12) se complique dans celle des corps ressuscités au chapitre 15, avec la première correspondance Christ-Adam qui assimile le Christ à l'esprit (v. 45; le rapport Christ-Adam sera réélaboré de façon sensiblement différente en Romains 5).

Tu as tout à fait raison de souligner la différence de formulation: hen sôma en khristou, dont le premier terme ("un seul corps") vient de la "simple comparaison" du v. 4 (comme nous avons un seul corps et beaucoup de parties-membres) et rejoint (dans un deuxième temps) le vocabulaire de la confession communautaire (en Christ). Il y a d'ailleurs un mouvement similaire de la comparaison à la confession en 1 Corinthiens 12, quoique d'emblée la comparaison soit rapportée au Christ (v. 12: "Christ" donc compris comme incluant "l'Eglise").

"Paul" (celui de Corinthiens-Romains) tourne visiblement autour d'une idée "centrale" que selon les cas il touche ou se contente d'approcher, sous divers angles: tantôt il y fait référence, tantôt allusion, tantôt il l'énonce directement, mais sans la développer en exposé systématique (qui du reste ne manquerait pas de télescoper d'autres éléments de son argumentation -- p. ex. le "un seul corps" de la prostitution en 1 Corinthiens 6, ou la pluralité des "corps" ressuscités au chapitre 15).

"Dès lors, que personne ne vous juge à propos de ce que vous mangez ou buvez, pour une question de fête, de nouvelle lune ou de sabbat : tout cela n'est qu'une ombre de ce qui est à venir, mais la réalité, c'est le corps du Christ.  Ne vous laissez pas frustrer par les gens qui se complaisent dans « l'humilité » et le « culte des anges » au gré de leurs visions ; ils sont gonflés de vanité par la pensée de leur chair, et ils ne s'attachent pas à la tête par laquelle tout le corps, bien uni grâce aux jointures et aux articulations qui le desservent, grandit d'une croissance qui vient de Dieu." - Col 2,19

Remarquons qu'il n'est pas reproché aux hérétiques de refuser de s'attacher au corps du Christ, c'est-à-dire à l'Eglise, mais à la tête, leur erreur consiste a ne pas reconnaître dans le Christ le chef et la tête de l'Eglise et du monde. Autre point remarquable dans ce texte,  l'Eglise, ici, n'est pas appelée "corps du Christ" mais simplement « le corps ».

Il n'y a pas du tout d'"Eglise" dans ce passage et on ne l'y verrait nullement sans les "gloses" du chap. 1 et les "parallèles" d'Ephésiens... La problématique du corps cosmique est tout autre et la vraie question religieuse qu'elle pose est celle des médiations entre la "tête" et le "corps" comme entre le "centre" et la "périphérie": ou bien les puissances intermédiaires sont des passages obligés, susceptibles de surcroît d'une autonomie génératrice de désordre (d'où leur association à une loi de moins en moins directement divine), ou bien au contraire les médiations sont dépouillées de toute puissance autonome, ce qui ouvre aux élus un accès im-médiat au centre, qui devient effectivement tout en tout, plérôme etc. (relire le contexte). La théorie stoïcienne du logos comme rationalité cosmique s'infléchit dans un sens clairement religieux, soit "myst(ér)ique", soit "gnostique".

Avec le rapprochement (laborieux) de "l'Eglise" et du "corps" (au départ théo-logo-cosmique, dans la tradition stoïcienne), le christianisme deutéro-paulinien greffe comme il peut sa petite expérience historique particulière (une "secte" issue de la marge de la diaspora juive hellénistique, mais devenue très vite majoritairement "païenne", par l'origine de ses membres sinon de ses idées), sur une problématique philosophico-religieuse qu'il a trouvée toute prête dans les "mystères" et les "gnoses" contemporaines, et qui dépasse de très loin ses dimensions historiques et phénoménales. Ainsi le motif du "deux en un", ou le rapport de la dualité (et plus largement de la différence ou du multiple) à l'unité, est susceptible d'une foule d'"applications" qui sont toutes réductrices par rapport à sa visée cosmique originelle (mais qui revient comme finale, sous forme d'eschatologie plus ou moins réalisée, selon le schéma "déjà / pas encore"): ici (Ephésiens 2) la fusion "juifs-païens" dans les Eglises pauliniennes, mais aussi "ciel-terre" (chap. 1) ou "homme-femme" (chap. 5; cf. Galates 3, ni Juif ni Grec, ni mâle ni femelle), tout ça c'est du "deux en un"... cf. ici, et là.

Je dirais plutôt le contraire: "le Christ" identifié à l'origine ou à la cause (germe, puissance, fondation, etc.), au processus (croissance-construction qui mêle l'analogie animale ou végétale à celle du bâtiment, spécialement le temple) et à la fin (terme-objectif-horizon, Dieu-tout-en-tout) ne se distingue de RIEN...

Tout dépend de ce qu'on souligne dans les textes que tu cites: "C'est lui qui a donné... C'est par lui que le corps tout entier, etc."

"Il a tout mis sous ses pieds et l'a donné comme tête, au-dessus de tout, à l'Eglise qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous." Ep 1,22-23 

Le mot plénitude est-il appliqué à l'Eglise parce que le Christ la comble de ses dons ?

Le "plérôme" (plèrôma-plénitude) était associé au Christ en Colossiens (1,19; 2,9), il ne fait que s'étendre à "l'Eglise" en Ephésiens (cf. 1,10.23; 3,19; 4,13) -- et encore: peut-on parler d'extension si l'Eglise est en Christ autant que celui-ci dans celle-là ? C'est la "logique" paradoxale de l'inclusion commutative, "x en y" ET "y en x", si typique du johannisme, qui rejoint le deutéro-paulinisme dans l'épître aux Ephésiens...

Sur le "deux en un" dans la tradition grecque, on pourrait remonter à Pythagore et descendre au moins jusqu'au néo-platonisme de Plotin (l'un "au-delà de l'être" ou de l'"étantité", transférant à l'Un la formule de Platon au sujet de l'idée du Bien, dans La République), qui a tant marqué saint Augustin; dans la nébuleuse du "christianisme primitif", le motif est surtout important chez les "gnostiques" (outre les liens que j'ai indiqués hier, supra 21.5.2019 13h13, et les notes de Bovon, 114ss, cf. encore ici et là). Au passage, l'application (partielle et accessoire) de ce motif central à l'unité des "Juifs" et des "païens" dans le Christ-Eglise, dans l'épître aux Ephésiens, fait encore écho au johannisme (Jean 10,16; 11,52; 17,20 etc.).

"Il a tout mis sous ses pieds et l'a donné comme tête, au-dessus de tout, à l'Eglise qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous." Ep 1,22-23



 Le Christ est à la tête de l'Eglise parce que Dieu l'y a mis, Ce qui rattache la tête au corps n'est pas une union d'essence, mais une volonté divine. Le Christ est-il à la tête de l'Eglise comme un général est à la tête de ses troupes ? Que pensez de l'expression d'Ep 5,23 : "car l'homme est la tête de la femme, comme le Christ est la tête de l'Eglise", réduit-elle la fonction de la "tête" à un rôle d'autorité, notamment sur la femme qui perdrait la capacité de réfléchir ?

Comme on l'a vu plus haut (20.5.2019 16h01), "l'homme (anèr, mâle ou mari) tête-chef (kephalè) de la femme (gunè, généralement mariée)" vient de 1 Corinthiens 11, donc précède le rapport "Christ tête-chef de l'Eglise-corps", qui n'arrive que dans les deutéro-pauliniennes (Colossiens et surtout Ephésiens)... On a ainsi la fusion de deux motifs distincts, ou plutôt trois si l'on n'oublie pas le rapport "dieu-logos etc. tête-chef du kosmos-corps", présupposé par Colossiens 1.

L'idée d'"autorité" (que dit en français moderne le mot "chef", surtout quand on oublie son étymologie latine, caput = "tête", laquelle ne s'entend plus guère que dans "couvre-chef", déjà désuet lui-même) est à coup sûr présente, mais elle reste accessoire par rapport aux évocations anatomiques, physiologiques, organiques ou vitalistes de la "tête" et du "corps". Cela ne supprime certes pas ce que nous ressentons aujourd'hui comme "sexisme" ou "patriarcalisme", qui va d'ailleurs de pair avec une vision hiérarchisée de "l'Eglise" (bien plus qu'en Corinthiens), mais le relativise. Il y a bien là autorité et soumission (v. 24), mais l'image est beaucoup plus vaste et riche (aimer, nourrir, soigner, prendre soin, v. 25ss, cela ne se limite pas à l'"autorité").

A noter aussi le glissement progressif de l'ekklèsia d'un sens "local" à un sens "universel" (ce que signifie aussi le mot "catholique"). Il y a toujours (dès 1 Corinthiens) un rapport entre l'"assemblée" concrète des croyants en tel ou tel lieu et une "communauté" plus vaste, à la fois "réelle" en tant que réseau des communautés locales et "idéale" dans le discours théologique (sans pour autant y projeter le concept protestant anachronique d'Eglise "spirituelle" opposable à l'Eglise "catholique"), mais ce rapport varie dans un sens qui tend à donner de moins en moins de poids au "local" et de plus en plus à l'"universel"; dans les deutéro-pauliniennes c'est clairement l'universel qui est en vue (la destination "Ephèse" est d'ailleurs textuellement douteuse et on a plus probablement affaire à une "circulaire").

"Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers ni des exilés ; mais vous êtes concitoyens des saints, membres de la maison de Dieu. Vous avez été construits sur les fondations constituées par les apôtres et prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre de l'angle. C'est en lui que toute construction bien coordonnée s'élève pour être, dans le Seigneur, un sanctuaire saint. C'est en lui que, vous aussi, vous êtes construits ensemble pour être une habitation de Dieu, dans l'Esprit." - Ep 2, 19-22 

Ce texte semble placer l'Eglise dans une perspective divine et céleste (un sanctuaire saint, une habitation de Dieu), ainsi l'Eglise comme corps du Christ est présentée comme un "temple de Dieu" ou les saints sont considérées comme des concitoyens et membres de la maison de Dieu.

Un commentaire d'un lien déjà cité :

L’évocation des deux groupes au début du chapitre, la récurrence du « nous » au v. 14 et au v. 18, tout plaide pour y voir le corps de l’Église appelée à rassembler les hommes, toujours plus largement, toujours plus loin. La fin du chapitre (v. 19-22) développe des images nouvelles de la communauté, et d’abord celle de la croissance de l’édifice. En effet, en 2,20 et 4,16, on assiste au croisement des deux images pauliniennes de la plantation et de la construction : il s’agit d’abord de la construction et de la croissance du corps « lié en cohésion et arrangé en unité par toute jointure de l’approvisionnement, selon l’activité à la mesure de chaque partie », mais c’est l’édifice tout entier qui grandit vers le ciel, donnant l’impression de la montée d’une cathédrale gothique, animée d’une poussée organique formidable : celle d’une création dont le principe moteur est l’amour (3,19 ; 4,15).
Mais une autre image encore vient se nouer à celle de l’édifice en croissance : le texte est tissé avec le vocabulaire de la maison et de la famille (que rassemble le terme grec oikos). La racine oik- court tout au long des trois versets (cinq occurrences) ; elle assure l’intégration, la force du lien et de l’appartenance. Il est évident qu’elle annonce ce qui sera dit, dans la deuxième partie de la lettre, de la vie dans les grandes maisons familiales du monde romain. Mais la maison est aussi portée par un dynamisme de croissance, pour former « un temple saint dans le Seigneur ! » (v. 22).
Qui assure la croissance ? À la suite du Christ-tête, quelques-uns sont au service de tous. Depuis la première lettre aux Corinthiens, la métaphore de la construction s’est déplacée ; le « fondement », ce sont ici les apôtres et les prophètes, tandis que Jésus Christ est la « pierre angulaire » (akrogôniaios). Qu’il s’agisse de la pierre sommitale ou de la pierre angulaire, (la TOB traduit : « pierre maîtresse » pour échapper à une discussion sans fin), peu importe, le Christ est bien celui qui assure la croissance de l’édifice tout entier. Au préalable, le chapitre 1 avait repris de la lettre aux Colossiens la métaphore de la « tête » (kephalè), dont la portée est d’abord physiologique : elle est ce qui assure la croissance de l’organisme. Mais elle évoque aussi le sommet, ce qui vient en tête. Ainsi les images se complètent-elles en s’enrichissant : le Christ-tête est à la fois le premier, le chef de file, et le moteur, la force de vie et de croissance. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/856.html

En effet, l'hésitation (indécidable sauf arbitrairement, autrement dit par décision ! ) de la "pierre angulaire" entre "fondation" et "clef de voûte", soit respectivement la première et la dernière posée, la plus basse et la plus haute, sert remarquablement le propos christologique (le premier EST le dernier, le plus bas EST le plus haut, même pas besoin d'et vice versa)... Cf. Isaïe 28,16LXX et 1 Pierre 2,6.

L'Eglise dans l'épitre aux Ephésiens :

- L’Église apparaît comme un moyen de diffuser la sagesse divine dans l’univers et dans les nations humaines : "afin que la sagesse de Dieu, dans sa grande diversité, soit maintenant portée, par l'Eglise, à la connaissance des principats et des autorités dans les lieux célestes" (3,10). 

- L'Eglise lieu de gloire, elle s'élève d'en bas, via Jésus-Christ pour atteindre Dieu : "à lui la gloire dans l'Eglise et en Jésus-Christ, dans toutes les générations, à tout jamais. Amen !" (3,21)

- L'épitre exprime un élargissement constant de l’Église jusqu'à a englober le monde :  "C'est en lui que toute construction bien coordonnée s'élève pour être, dans le Seigneur, un sanctuaire saint" (2,21) ET "C'est par lui que le corps tout entier, bien coordonné et uni grâce à toutes les jointures qui le desservent, met en œuvre sa croissance dans la mesure qui convient à chaque partie, pour se construire lui-même dans l'amour." (4,16).  

Le télescopage des métaphores dans l'épître aux Ephésiens (croissance animale ou végétale, construction, mais aussi rayonnement de la tête au corps comme du centre à la périphérie, rapport initial et final du Dieu-Christ à la totalité, avant la fondation du monde comme dans le plérôme présent et eschatologique) est tel qu'on peut (et même qu'on doit) dire tout et son contraire: de bas en haut, de haut en bas, centrifuge, centripète, expansion, concentration, du commencement vers le but ultime ou de celui-ci vers le commencement.

Comme je le suggérais plus haut, la grandiloquence et le sublime de ce langage théologique (mais aussi bien liturgique ou mythique) trouve son contrepoint ou son contrechamp comique dans l'ambiguïté de l'ekklèsia, précisément: Eglise locale ou universelle, concrète ou idéale. Dans le rapport paradoxal ou grotesque, selon le point de vue, entre les "deux pelés et trois tondus" de n'importe quelle "assemblée" (là où deux ou trois, etc.) et "le sens de la vie, de l'univers et du reste", comme dirait D. Adams.