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 du bon (?) usage des dualismes

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Narkissos

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MessageSujet: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeJeu 02 Juin 2016, 14:20

On a beau la dénoncer comme trompeuse ou réductrice, on n'y coupe pas: la dualité est un "moment" incontournable de la pensée (humaine). Deux est le nombre de la différence minimale et élémentaire, initiale pour autant que toute différence se présente d'abord à nous -- c.-à-d. à la connaissance, au langage, à la représentation -- sous ce "chiffre". Bien sûr il est impossible d'en rester là, car toutes les dualités ne sont pas identiques ni superposables: la différence diffère aussitôt d'elle-même, et le deux élémentaire fout le camp vers l'infini. Oui et non, homme et femme, homme et animal, animal et végétal, vivant et inanimé, vie et mort, homme et dieu, dieu et diable, esprit et matière, âme et corps, bon et mauvais, chaud et froid, solide et liquide, mobile et immobile, lourd et léger, jour et nuit, ce sont à chaque fois des antithèses différentes qu'il n'est pas question de ramener à une seule, c'est-à-dire à deux (termes, camps, etc.). Et pourtant, à chaque fois aussi, c'est comme deux que la différence se donne et se redonne à l'observation et à l'analyse, se remarque (ça fait deux !); c'est comme deux qu'on distingue et oppose ceci et cela dans l'infinie diversité des mots et des choses.

Le dualisme, comme tentative ou tentation de retenir ou de ramener la dérive sans fin des différences à la simplicité originaire du deux, est naturellement (si l'on peut parler de nature humaine) coextensif à la pensée (humaine). Même les sagesses prétendument non-dualistes (d'extrême-Orient, p. ex.) réagissent continuellement à un dualisme ordinaire, intuitif et populaire (en ce sens un "monisme" est toujours un dualisme "surmonté", il est paradoxalement -- dans l'ordre de la connaissance -- second par rapport à la dualité). Mais c'est sans doute le zoroastrisme perse qui, au Ier millénaire av. J.-C., est allé le plus loin dans le sens d'un dualisme systématique, marquant toute la pensée antique en aval, et (pour des raisons historico-géographiques) le judaïsme encore plus profondément que l'hellénisme.

Ce type de dualisme est à la fois symétrique et asymétrique: entre "la lumière" et "les ténèbres", "le bien" et "le mal", il y a et il n'y a pas égalité ou équivalence: l'un l'emporte ou doit l'emporter sur l'autre, ne fût-ce que comme l'endroit sur l'envers. Le dualisme tend -- indéfiniment, comme une asymptote -- vers sa propre fin, vers sa résorption dans l'Un: entre l'Un et le Deux -- ces deux-là qui font déjà trois dans un sens, et un dans l'autre ! -- il y a une opposition radicale et une secrète complicité. On n'est dualiste que pour sortir du dualisme (ou pour rentrer dans l'unité pressentie en-deçà du dualisme). Et en fait on n'en sort pas. Toute ouverture, toute rupture, tout raccourci ou court-circuit (shortcut) qui prétend mettre fin au dualisme (ou le précipiter vers sa fin) débouche sur un autre dualisme. Veut-on "surmonter" la dualité du bien et du mal (ce n'est pas pour rien que Nietzsche a nommé son héros-héraut Zarathoustra) ? On fait aussitôt de l'au-delà du bien et du mal un nouveau "bien", supérieur, qui s'opposera désormais au "bien et/ou mal" précédent comme un "bien" à un "mal", ou un "meilleur" à un "moins bien".

Toute l'histoire des judaïsmes et des christianismes ("gnostiques" inclus de part et d'autre), et celle de notre propre (?) pensée, est prise dans ce "problème". D'où l'importance de bien le poser.

----

On sait (du moins: on a abondamment analysé) le rôle du dualisme perse dans la genèse du monothéisme juif: c'est parce que l'opposition, à la fois "métaphysique" et "morale", de la lumière et des ténèbres identifiées respectivement au bien et au mal est devenue la "clé de lecture" prépondérante de la réalité que l'idée d'un Dieu unique surmontant cette opposition s'est imposée, exemplairement au deutéro-Isaïe (p. ex. 45,7), et que Yahvé s'est vu propulsé de la position d'un dieu parmi d'autres à celle de ce Dieu-là qui n'est plus du tout un dieu (bien d'autres choses évidemment l'y "préparaient", avant même le contact avec la civilisation perse: la montée en puissance de la morale, notamment sociale, par rapport au rituel sacerdotal, dans le "prophétisme" pré-exilique; l'exclusivité et la centralisation politiques du culte royal de Jérusalem, sous Josias et peut-être déjà Ezéchias; la chute de Jérusalem et l'exil enfin, dont un dieu national ne pouvait se relever qu'en changeant de nature: en devenant universel, maître du monde et de l'histoire, fût-ce aux dépens de son propre peuple). Cette position allait connaître la même ambiguïté (ou la même oscillation) que celle d'Ahura-Mazda, tiraillée entre la nécessité de dominer la dualité (de se situer au-dessus ou au-delà du bien et du mal, avant la lettre nietzschéenne) et celle de s'identifier à l'un de ses pôles (la lumière, le bien) -- d'où la "correction" (ou l'infléchissement) du monothéisme pur par "l'invention" (elle-même fortement influencée par le modèle perse) de figures intermédiaires et/ou opposées (anges, démons, diable), dans certains milieux juifs (pharisien, Qoumrân; les mêmes, ce n'est pas un hasard, que pour l'"eschatologie" qui est liée au dualisme comme la "solution" au "problème").

Les "gnosticismes" du début de l'ère chrétienne jouent donc sur un terrain extrêmement complexe, constitué de plusieurs couches de "dualismes" et de "monismes" inégalement superposées ou mélangées. Un terrain accidenté et miné pourrait-on dire, mais qui se prête admirablement au jeu, à condition de jouer légèrement, en finesse. Le jeu en soi n'est pas nouveau: il y va toujours d'un dépassement et d'un renversement: suggérer que le "vrai" Dieu n'est pas celui qu'on croit, qu'il faut le chercher plus haut et plus loin -- et en même temps plus près -- qu'on se l'imaginait, c'est répéter le geste fondateur du monothéisme au moins autant que le contredire; redistribuer les cartes du jeu précédent de sorte que telle ou telle "figure" passe du "mauvais" côté au "bon" (le serpent, Eve, Caïn, Judas) ou du "bon" au "mauvais" (Yahvé comme législateur et juge, puis comme créateur), c'est dans la logique même de ce jeu, qui libère l'expérience et la pensée, pourvu qu'on n'oublie pas que ce jeu avec et contre la tradition dépend intégralement de ladite tradition: qu'on ne perde pas de vue son caractère de jeu et qu'on ne prétende pas le poser par lui-même, dans le sérieux d'un dogme ou d'une vérité absolue, dualiste et/ou moniste, qui finirait vite par devenir aussi contraignant, aussi étouffant que ce qu'il a remplacé.

"J'irais jusqu'à risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire", écrivait Nietzsche, à la fin de Par-delà le bien et le mal. Les premiers gnosticismes (ou proto-gnosticismes, comme on distingue souvent celui du quatrième évangile, des Odes de Salomon ou des portions les plus anciennes de Thomas p. ex.), me semble-t-il, se caractérisent avant tout par leur ironie et même leur humour (dans plusieurs textes gnostiques, de Nag Hammadi et d'ailleurs, le Sauveur rit), jouant avec des traditions et des notions que les dualismes purs et durs prennent tragiquement au sérieux. Une légèreté qui va forcément se perdre, au moins en partie, dès lors que, rejetés par les institutions qu'ils hantaient en esprits profonds mais facétieux, ils vont devoir se constituer en systèmes autonomes, susceptibles à leur tour d'être pris "à la lettre" ou "au premier degré" (c.-à-d., sous le titre même de "gnostiques", à rebours de l'esprit gnostique).
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeLun 06 Juin 2016, 13:37

Le livre de Job a du poser de gros problèmes à divers exégètes. Car c'est dans ce récit que l'on rencontre un homme fidèle à Dieu qui reconnaît que de celui-ci peuvent venir et le bien et le mal:
10 Mais Job lui répondit: Tu parles comme une femme insensée. Quoi! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal!. (Job 2,10)

Je comprends que ce passage biblique a causé des nuits blanches à tous ceux qui concevaient un Dieu comme juste et dans l'impossibilité de produire le mal. En mettant Dieu au-dessus des contingences laissées aux dieux ordinaires, ils surmontaient ce dualisme.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeLun 06 Juin 2016, 15:47

Et encore: c'est le Job soumis ou résigné du prologue, poli, adouci, édulcoré, aseptisé, conforme à la pensée dominante du moment (en disant cela il ne pèche point, v. 10b). Celui des dialogues poétiques est beaucoup moins "philosophe", dans tous les sens du terme (ni moniste ni dualiste !), puisqu'il se révolte contre "l'ordre des choses" et accuse carrément Dieu d'injustice.

En fait -- outre le deutéro-Isaïe et le prologue de Job -- l'idée d'un d-Dieu cause ultime des contraires (soit un monisme pensé à partir de dualités, sinon d'un dualisme systématique) est assez fréquente dans l'A.T.: cf. aussi Deutéronome 32,39; 1 Samuel 2,6; 2 Rois 5,7; Isaïe 19,22; Osée 6,1ss; Qohéleth 7,14; Lamentations 3,38. Ou bien parce que le problème "moral" ne s'y pose pas encore, ou bien parce qu'il est considéré comme dépassé par un "monothéisme absolu" du type du deutéro-Isaïe (les mêmes textes pouvant être lus et relus des deux points de vue). De tels textes ne deviendront problématiques que pour un monothéisme "affaibli" ou "dégénéré", "retombé" pour ainsi dire dans le dualisme (où "Dieu" ne peut plus supporter la responsabilité du "mal" et doit s'en décharger sur un autre, diable, forces adverses ou "homme pécheur").

---
C'est un tel monothéisme affaibli, soumis de fait à un dualisme moral, sinon métaphysique, qui fait le lit des gnosticismes: on aura beau trouver à "Dieu" autant d'antithèses qu'on voudra pour le mettre ou le garder du "bon côté", ce qui en restera de ce côté-là ne sera jamais assez "bon" pour être à la hauteur du Bien absolu que selon ce partage il devrait être. Ce Bien-là, il faudra désormais aller le chercher au-dessus ou en-dessous, au-delà ou en-deçà de "Dieu", par un geste de dépassement qui en répète d'autres: non seulement celui du monothéisme juif initial (deutéro-Isaïe), dépassement du dualisme métaphysique perse vers un monothéisme absolu mais amoral ou supra-moral, mais encore celui de la philosophie grecque en direction d'un pur idéal (l'Un, le Bien, etc.) par rapport auquel les dieux d'Homère ou d'Hésiode avaient déjà été jugés déficients.

A cet égard le diagnostic nietzschéen me semble imparable: le jeu de la distinction et de la confusion entre "religion" et "morale" (autre dualité !) aura été fatal, à l'une puis à l'autre. Du moins en tant que "solution(s)", car dans le fond je n'ai pas du tout l'impression que nous ayons échappé au "problème" de leurs aspirations contradictoires.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeMar 07 Juin 2016, 21:22

Je crois que le problème du dualisme est intrinsèquement lié à la nature humaine. Nous sommes perpétuellement en train de commettre le bien ou le mal (dans le sens d'une morale en général s'entend). Que l'on définisse ce bien ou ce mal de façon différente les uns par rapport aux autres, peut importe nous ne cessons de balancer d'un côté à l'autre, de plus nous avons décidé et donc décrit ce qu'est le bien et le mal; du moins pour une époque puisque ces notions peuvent supporter des modifications et des interprétations au fil du temps et des convictions religieuses ou politiques.

La difficulté est donc grande lorsque l'on cherche au sein de textes anciens ces notions de bien et de mal, ce dualisme; en effet pour bien les comprendre il conviendrait de nous approcher de l'auteur et du lecteur de ces époques afin de bien saisir leur perception des ces notions, vaste programme s'il en est...
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeMar 07 Juin 2016, 23:10

Sur la question du "contenu" de la morale et de son évolution au fil des temps, des lieux et des milieux, je rappelle cette vieille discussion où beaucoup, sinon tout, a été dit.

Le dualisme se complique par l'interaction entre "morale" (bien / mal) et "métaphysique" (esprit / matière etc., ce type de dualité étant souvent lui-même la traduction d'une dualité "physique", ciel / terre, du langage du mythe à celui de la philosophie), qui se prête à toutes sortes d'articulations. Si forte que soit la tentation de les identifier (esprit = bien / matière = mal), les doctrines dualistes (y compris le manichéisme fréquemment caricaturé dans ce sens) sont toujours beaucoup plus complexes que ça. Le mal (la déficience, etc.) commence dans les sphères "spirituelles" et le monde "matériel", même s'il en résulte directement (ainsi dans les systèmes gnostiques), est toujours mêlé d'"esprit" (c'est la rédemption ou le salut de celui-ci qui fait tout l'enjeu du jeu, c.-à-d. du système). Avec d'ailleurs des conséquences morales très diverses, le "mépris de la chair" pouvant se traduire par un ascétisme exacerbé comme par une volonté d'épuiser les possibilités négatives du corps, en passant par l'indifférence à son égard.

Une des choses qui me frappent le plus à la relecture des textes de Nag Hammadi, bien qu'elle soit évidente et inévitable (déjà dans l'usage platonicien du "mythe"), c'est la prolifération poétique des "métaphores" matérielles pour décrire ou raconter le "spirituel" ou l'"idéal": le fleuve et la source, l'arbre et la racine, la lumière et la vie, le père, la mère et l'enfant (la génération comme distinction-union-engendrement-enfantement), tout cela est tiré de la "matière". Chaque métaphore matérielle peut être barrée ou raturée (ce n'est qu'une image), il est impossible de parler autrement.

[Sinon, en écrivant le post précédent je repensais à La statue de Brel:
Moi qui n'ai jamais prié Dieu
Que lorsque j'avais mal aux dents
Moi qui n'ai jamais prié Dieu
Que quand j'ai eu peur de Satan
Moi qui n'ai prié Satan
Que lorsque j'étais amoureux
Moi qui n'ai prié Satan
Que quand j'ai eu peur du Bon Dieu

qui me paraît illustrer un usage (tactique) possible, et même assez courant, d'un certain "dualisme". Aucun enfant n'ignore que le grand avantage d'avoir (au moins) deux parents (ou "adultes référents"), c'est d'échapper à la tyrannie d'un seul. Smile]
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeJeu 09 Juin 2016, 15:12

Citation :
En fait -- outre le deutéro-Isaïe et le prologue de Job -- l'idée d'un d-Dieu cause ultime des contraires (soit un monisme pensé à partir de dualités, sinon d'un dualisme systématique) est assez fréquente dans l'A.T.: cf. aussi Deutéronome 32,39; 1 Samuel 2,6; 2 Rois 5,7; Isaïe 19,22; Osée 6,1ss; Qohéleth 7,14; Lamentations 3,38. Ou bien parce que le problème "moral" ne s'y pose pas encore, ou bien parce qu'il est considéré comme dépassé par un "monothéisme absolu" du type du deutéro-Isaïe (les mêmes textes pouvant être lus et relus des deux points de vue). De tels textes ne deviendront problématiques que pour un monothéisme "affaibli" ou "dégénéré", "retombé" pour ainsi dire dans le dualisme (où "Dieu" ne peut plus supporter la responsabilité du "mal" et doit s'en décharger sur un autre, diable, forces adverses ou "homme pécheur").

«Ou DIEU veut supprimer les maux et ne le peut; ou il le peut et ne le veut; ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant. S’il le peut et ne le veut, il est méchant. S’il le veut et le peut, d’où viennent donc les maux et pourquoi ne les supprime-t-il pas ?»
Epicure, d’après Lactance (De Ira Dei, chap. 13)

La présence de la souffrance et du mal posent problème.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeJeu 09 Juin 2016, 15:57

OU BIEN "Dieu" ne "peut" ni ne "veut" quoi que ce soit (du moins au sens ordinaire de ces trois mots entre guillemets) et on n'est pas plus avancé (sauf peut-être d'avoir déblayé le terrain d'un problème mal posé).

Il y aurait aussi une réflexion à mener -- sous le chapitre de la dualité, sinon du dualisme -- sur la "logique" dite binaire (oui ou non, vrai ou faux, ou bien... ou bien, alternative, antithèse, dichotomie, tiers exclu, tertium non datur) et ses limites... La pharmacie d'Epicure ou celle d'Aristote, non plus, ne conviennent pas à tout le monde.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeJeu 09 Juin 2016, 16:26

Citation :
OU BIEN "Dieu" ne "peut" ni ne "veut" quoi que ce soit

On parle peut-être un peu trop à la place de Dieu. Nous disons de Dieu ce qu'il doit être et ne pas être.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeJeu 09 Juin 2016, 17:39

Certes. Mais alors comment ne pas parler (sous-titre que Derrida avait donné à l'un de ses textes, Dénégations, consacré à la "théologie négative") devient la question essentielle.

Et elle n'est pas si simple qu'il y paraît. Le silence (la solution du jeune Wittgenstein: Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen, ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire), parce qu'il est silence d'une parole ou d'un parlant, est tout aussi bavard et encore plus ambigu (si possible) que la parole (il y avait un très bon sketch de Devos là-dessus). Qui ne dit mot consent -- à tout ce qu'on voudra.

Au passage, le silence (sigè) est souvent fort bien placé dans les "généalogies" gnostiques, soit tout au sommet de la hiérarchie des êtres soit dans ses toutes premières "émanations", en amont ou au-dessus de la parole-pensée (logos); c'est vrai aussi de certaines "apocalypses" juives (avant la parole créatrice et après la fin du monde, comme à la fin d'Hamlet, le silence).

Cela dit (!), il me semble y avoir une meilleure qualité de silence dans l'affirmation des contraires (ou l'affirmation et la négation d'une proposition: ce dont j'ai un peu parlé ici à propos d'Héraclite et qui constitue aussi le procédé habituel des théologies négatives, lesquelles parlent beaucoup pour ne rien dire; et qu'on retrouverait aussi bien dans l'enseignement bouddhique ou taoïste, d'ailleurs) que dans un "pur" silence. L'une comme l'autre se prêtent sans doute à l'imitation imbécile, mais dire "ceci est et n'est pas cela (ou même ceci)" donne à penser (comment, pourquoi, etc.), quelque chose d'aussi déconcertant peut-être mais de plus précis que le silence tout court.

Après, si l'on se place dans la perspective d'une révélation, "parler à la place (ou au nom) de Dieu" peut aussi avoir un sens très positif. Si "Dieu" parle (Dieu parle bien de Dieu, disait Pascal) il parle par l'homme (par le langage et par les langues), mais il faut aussi que "Dieu" soit là pour l'entendre et le savoir... Là encore, on est au cœur du gnosticisme (ou peut-être de toute mystique): seul l'Esprit en nous peut reconnaître les paroles de l'Esprit. En tout cas, par rapport à une telle perspective "intérieure", les syllogismes épicuriens (pour les logiciens: syllogismes implicites, puisque les prémisses majeures, et fort discutables, y sont sous-entendues) glissent comme l'eau sur les plumes d'un canard (ou sont aussi utiles qu'un cataplasme sur une jambe de bois).
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeVen 10 Juin 2016, 11:57

Les croyants ont tendance a projetter sur Dieu, la dualité et l'ambivalence qui les habitent, faisant exister en  Dieu le mal et le bien et présentant parfois un Dieu immoral et arbitraire. Ainsi le mal fait partie de Dieu, un Dieu peut nous paraitre proche et en même temps étrange, étranger. Par exemple dans le livre de Job Satan n’est pas une explication au mal, Satan fait partie des fils de Dieu : il est du côté de Dieu et il agit pour son compte.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeVen 10 Juin 2016, 14:17

Il ne peut guère en être autrement pour autant que l'Un est pensé à partir de la dualité (historiquement, le monothéisme juif à partir du dualisme systématique de la pensée perse, en général tout monisme -- théiste ou pas -- à partir d'un dualisme intuitif et ordinaire, voir supra). Renverser cet ordre (qui n'est autre que l'ordre ascendant de la "connaissance", de la réflexion ou de la spéculation, inversé comme dans un miroir, speculum), pour expliquer la genèse des dualités, métaphysiques et morales, ou de la multiplicité en général, à partir de l'Un, c'est précisément ce que fait le langage narratif du mythe, depuis les plus antiques cosmogénèses jusqu'aux "généalogies" gnostiques qui racontent les émanations successives de l'unité suprême (généralement par paires, couples ou "syzygies" de deux, comme par hasard), le "mal proprement dit" ne surgissant qu'à un certain stade de cette expansion-dispersion -- cela mérite d'ailleurs d'être noté: comme dans la "chute" orthodoxe, le multiple précède le mal, bien que "la création" (matérielle) ne se situe pas toujours du même côté (déjà mauvaise dans les systèmes gnostiques constitués, encore bonne et souillée ultérieurement par le "péché" dans un système orthodoxe).

En tout cas, à ce langage du mythe, personne n'échappe dès lors qu'il essaie de penser (c.-à-d. de raconter) les choses "à l'endroit", dans "l'ordre de l'être" sinon de "l'événement" (de l'un au deux et au multiple), en inversant le sens déjà inversé de la pensée réflexive ou spéculative. Pour en rester à l'ordre ascendant de la "connaissance" (ce qui serait pourtant dans une logique "gnostique"), il faudrait, arrivé à l'Un, s'arrêter et ne rien "expliquer" ni "raconter" du tout.

Et comme on (ou le cycle) ne s'arrête jamais (ou: de ce qui s'arrête il ne reste aucune trace), on retombe forcément dans l'ambiguïté et le malentendu du mythe: le récit écrit à (re)partir de l'Un en vue de ramener le "spirituel" à la pensée de l'Un sera pris à la lettre et dans son sens "propre", comme une vérité (ce qui s'est vraiment passé) ou un objet de foi.

Contre ce problème de "communication", de pédagogie ou de mystagogie (toujours la lune et le doigt), la mythographie n'a pas d'autre recours que de multiplier les mythes, de les laisser diverger et se contredire dans le détail pour mieux en faire apparaître le sens, l'idée ou la forme générale. A cet égard la bibliothèque ou le corpus (c.-à-d. la réception conjointe de textes très différents, à Nag Hammadi comme à Qoumrân ou dans la Bible) sont tout aussi intéressants que les textes eux-mêmes.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeSam 11 Juin 2016, 09:04

Peut-on parler de dualisme lorsque il est déclaré:
Mangeons et buvons car demain nous mourrons

Je m'explique.

Il y a dualisme dans cette proposition, en effet soit nous mangeons et buvons, soit nous mourrons; mais il peut y avoir encore un autre dualisme, c'est-à-dire quoique nous fassions, que nous mangions, que nous buvions par exemple nous mourrons de toute façon.

Enfin il me semble déceler un 3e dualisme:
sachant que le fait de manger et de boire ne nous empêchera pas de mourir ne sommes-nous pas encouragé à méditer sur notre vie ou sur la vie en général afin d'en tirer le meilleur parti... et à vivre différemment que précédemment.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeSam 11 Juin 2016, 13:48

Je préférerais pour ma part réserver le nom de dualisme à un système (métaphysique, moral, cognitif, etc.) fondé sur l'opposition de deux principes (p. ex. esprit / matière, bien / mal, sujet / objet, etc.). Cf. supra.

Cela étant dit, il y a en effet de nombreuses manières possibles d'articuler deux propositions comme "mangeons et buvons" (aujourd'hui) et "demain nous mourrons":
- la première hypothèse que tu évoques, si je la comprends bien, appellerait entre elles une autre conjonction que dans la phrase de départ ("sinon" au lieu de "car");
- la deuxième correspond grosso modo au sens obvie de la formule (du moins telle qu'elle est citée a contrario dans 1 Corinthiens): profitons de la vie aujourd'hui, demain (ou après-demain) il sera trop tard; à noter qu'elle traduit plutôt une vision non dualiste de la vie (au sens "métaphysique", il n'y a rien "après" la mort, ni "âme" ou "esprit" survivant, ni résurrection ni jugement -- ce qui est le sujet du chapitre; au sens "moral", notre conduite est indifférente, ou du moins elle doit se décider en fonction d'aujourd'hui et non de "demain");
- la troisième implique un retour réflexif de la mort de "demain" sur la vie d'"aujourd'hui": la perspective de la mort, qu'on l'envisage de manière dualiste ou non (avec ou sans idée de "survie" et/ou de "jugement"), affecte notre évaluation du présent et ce qu'on y fait (de façon différente suivant le cas).

----

Je reviens à mon thème plus général avec cette proposition: la notion qui fonde une dualité (et éventuellement un dualisme) est aussi celle qui l'annule -- au double sens du "nul" et de l'"anneau": qui la réduit à zéro (ou à un) et la fait tourner en rond (et quelquefois en bourrique).

Dans "la connaissance" (gnôsis) ou dans "la pensée" (noûs etc.), avant même (en "droit") et à même (en "fait") la distinction des "choses" (p. ex. le bon et le mauvais), la distinction d'un "sujet" et d'un "objet" (de connaissance ou de pensée) se fonde au lieu même où elle s'abolit -- s'il y a effectivement "connaissance" ou "pensée", qui en connaissant ou en pensant franchit ou transgresse la ligne de démarcation qu'elle trace entre connaissant et connu, ou entre pensant et pensé. Elle ne sépare que pour réunir et ne réunit pour séparer à nouveau.

Ce petit jeu "logique" (jeu du logos, inséparablement de "pensée" et de "langage"; et pour l'analyse grammaticale modulation de la voix, active ou passive, apparente dans le verbe et sous-entendue dans le substantif) (se) joue aussi bien avec (ou de) "l'amour" (aimant/aimé), "la foi" (croyant et cru, fiance et crédit, fides qua et quae creditur), "la création" (créateur/créé), "l'engendrement" (géniteur/engendré), etc. Si les verbes dits "d'état" (être, devenir, paraître, etc.) lui échappent formellement c'est pour le jouer autrement, avec ou sans attribut ou prédicat (S est/devient/paraît p, S est/devient/paraît, tout court), avec et/ou sans négation (S est et/ou n'est pas p).

C'est en revenant à cette "origine" toujours présente, qui est aussi sa fin et son (re)commencement perpétuel, que la dualité peut éviter de se fixer ou de se figer en dualisme statique. Le principal défaut d'un tel dualisme, en tant que système, étant précisément de réifier (ou de chosifier) ses éléments constitutifs: même l'esprit opposé symétriquement à "la matière" devient bon gré mal gré une sorte de "matière", une "substance", quelque chose.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeLun 03 Oct 2016, 17:46

Citation :
En fait -- outre le deutéro-Isaïe et le prologue de Job -- l'idée d'un d-Dieu cause ultime des contraires (soit un monisme pensé à partir de dualités, sinon d'un dualisme systématique) est assez fréquente dans l'A.T.: cf. aussi Deutéronome 32,39; 1 Samuel 2,6; 2 Rois 5,7; Isaïe 19,22; Osée 6,1ss; Qohéleth 7,14; Lamentations 3,38. Ou bien parce que le problème "moral" ne s'y pose pas encore, ou bien parce qu'il est considéré comme dépassé par un "monothéisme absolu" du type du deutéro-Isaïe (les mêmes textes pouvant être lus et relus des deux points de vue). De tels textes ne deviendront problématiques que pour un monothéisme "affaibli" ou "dégénéré", "retombé" pour ainsi dire dans le dualisme (où "Dieu" ne peut plus supporter la responsabilité du "mal" et doit s'en décharger sur un autre, diable, forces adverses ou "homme pécheur").


On connaît aussi la distinction chez Luther du Deus absconditus et du Deus revelatus. Le livre de Job la décrit existentiellement. C’est également de manière existentielle que Luther était confronté avec elle. La distinction ne s’intègre pas à la théologie classique telle qu’elle a été esquissée. Celle-ci parle de Dieu de manière univoque alors que Job renvoie à l’ambivalence de Dieu, à une polarité en lui. La polarité est celle du mal et de Dieu. Le mal fait partie de Dieu. Il n’est pas Dieu lui-même ou Dieu comme Dieu ; sinon, on ne pourrait pas fuir du mal vers Dieu. Mais Dieu n’est pas seulement le Dieu sauveur, le Deus revelatus, le Dieu qui se révèle dans le Christ. Il est aussi le Deus absconditus, le Dieu caché. Il est aussi Dieu, comme dit Luther, sous « le masque » du mal, de ce qui détruit. Dieu opère une œuvre étrangère (opus alienum) et il opère son œuvre propre (opus proprium).

 Le livre de Job décrit le chemin d’un être qui fait l’expérience d’un passage du Dieu étranger vers le Dieu véritable. Le Dieu étranger n’est pas nié, il est récapitulé. Sa place, son plan, lui est assigné : le Dieu véritable, le Dieu sauveur, est la « tête » - dans recapitulatio il y a caput, tête - du Dieu effrayant, du Dieu de la colère. « Nous devons craindre et aimer Dieu », dit Luther, donnant ainsi à entendre que la polarité en Dieu ressortit à l’essence de Dieu : elle ne doit pas être comprise de manière dualiste mais de manière dialectique, dans le sens d’une dialectique dynamique, téléologique, qui a sa fin dans l’amour créateur et rédempteur de Dieu.

Jung s’intéresse moins à l’affirmation trinitaire comme telle qu’à l’opposition, en Dieu, entre le Dieu de la colère que l’on doit craindre et le Dieu de l’amour que l’on peut aimer : d’abord dans l’Ancien Testament puis suivant sa portée (Wirkungsgeschichte), par-delà le Nouveau Testament, dans le christianisme historique jusqu’à aujourd’hui. C’est en anthropologue, plus particulièrement en psychologue, que Jung s’intéresse à cette dualité ou polarité du Dieu biblique. Dans le cas de Job, qui fuit de Dieu (le Dieu de la colère) vers Dieu (le Dieu de l’amour), celle-ci devient pratiquement un dualisme. Jung y voit alors une projection sur Dieu d’une donnée anthropologique, donc de l’âme humaine. Ce qui est dit de Dieu est le reflet d’une réalité humaine : l’être humain est une com-plexio oppositorum. Même s’il s’exprime apparemment de manière théologique, Jung parle plutôt en psychologue empirique qu’il est ; il part de l’expérience. Dieu est comme un « chiffre », au sens de K. Jaspers, de l’être humain lui-même. Même si Jung laisse ouverte la question de la réalité « objective » de Dieu et s’il donne toujours à nouveau à entendre que Dieu transcende l’être humain, renvoyant à une dimension de transcendance en l’être humain, il est confronté avec un état de fait anthropologique, une opposition. Celle-ci tient à l’absence d’une instance de médiation, ou d’intégration, de récapitulation. La colère, la rage, la haine, le ressentiment..., tout cela appartient à l’« ombre » (Schatten) de l’être humain : l’« ombre », c’est la partie non intégrée, le refoulé ou l’inconscient.

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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitimeMar 04 Oct 2016, 23:10

Bien que peu sophistiqué, l'usage luthérien des dualités (loi / évangile, péché / justice, servitude / liberté, caché / révélé, etc.), qui doit beaucoup à Paul et à saint Augustin mais les renouvelle par une tonalité et un mouvement originaux, est très remarquable; il évite les pièges de la symétrie statique (un "mal" et un "bien" entre lesquels il faudrait "choisir", si l'on n'est pas prédestiné de toute éternité à l'un ou à l'autre comme chez Calvin) et du "dépassement" dans un troisième terme "synthétique" qui rendrait la dualité caduque (comme dans la dialectique hégélienne). Ce sont à chaque fois des dualités asymétriques et dynamiques: un terme "vaut" assurément mieux que l'autre, mais les deux sont nécessaires et, chacun à sa place, indépassables -- l'un ne vaut que par rapport à l'autre; leur opposition détermine un sens qui n'est pas seulement une signification mais la direction et le rythme d'un mouvement (comme celui de la marche sur deux jambes, ou de la respiration avec son alternance de mouvement opposés, inspiration-expiration). C'est le "dualisme" de la théologie de Luther que le "contrepoint" polyphonique de Bach a si bien traduit en musique.
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MessageSujet: Re: du bon (?) usage des dualismes   du bon (?) usage des dualismes Icon_minitime

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