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| entendre raison | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: entendre raison Lun 19 Avr 2021, 13:19 | |
| Plusieurs discussions récentes, et davantage encore d'anciennes, ont abondamment sollicité le mot de "raison" et sa famille (déraison, raisonnement, raisonnable ou déraisonnable, rationnel ou irrationnel, etc.), qui mériteraient un petit fil de discussion à part.
Bien entendu, la question "qu'est-ce que la raison" mobiliserait des bibliothèques entières de philosophie, et bien davantage -- parce qu'en amont comme autour de la "raison" philosophique il y a déjà, encore et toujours de la "raison". Si l'heure de gloire de la "raison", en philosophie, a été le siècle dit des Lumières en France et l'Aufklärung en Allemagne, ladite "raison" n'en provenait pas moins de la ratio du moyen-âge et de l'Antiquité latine, du logos de la philosophie grecque, et de la "sagesse" un peu partout (hokhma, sophia, sapientia) bien avant la philosophie: ce n'est sans doute pas la même chose, mais ce n'est pas non plus tout à fait autre chose.
Pour en rester aux généralités, il y a toujours un lien étroit entre la "raison" (et tout ce qui lui ressemble) et la "parole", qui s'inscrit clairement dans le logos grec, mais qui est plus complexe qu'on pourrait le croire, surtout quand on a l'habitude de traduire logos par "parole" ou "verbe": le logos c'est aussi le compte et le calcul, comme la ratio latine, et plus largement encore une manière d'assemblage: tout ce qui consiste à rassembler, à mettre ensemble, à recueillir, à lier ou à combiner des "choses" disparates (ce qu'on retrouverait aussi bien dans le grec legô que le latin lego, ou dans le jeu de montage du même nom). Bref, la recherche, l'invention ou la construction d'un certain rapport (ratio, aussi au sens arithmétique ou comptable) entre les mots, les propositions et les énoncés, autant qu'entre les "choses", et entre les "mots" et les "choses", qui n'est jamais "donné" dans les mots ni dans les choses. Complexe par définition, puisqu'il y va toujours de plus d'une "chose", et normatif en ce qu'il déterminerait un "bien", une "vérité", une "justice" ou une "justesse" de la parole, du calcul ou de la pensée, comme une "loi" (nomos) du rapport: bien penser, penser juste, penser vrai, ce n'est jamais simple.
A vrai dire il n'est aucun type de discours qui y échappe ou en fasse l'économie, en principe: tout discours se veut raisonnable et rationnel à sa manière (le mot "raisonnable" a été beaucoup utilisé par les rédacteurs de la Watchtower, p. ex.: "n'est-il pas raisonnable de penser... ?"); et on a beau dire que chacun voit la raison comme midi à sa porte, personne ne veut avoir sa raison à soi, ne serait-ce que pour pouvoir convaincre les autres sur la base d'une "raison" commune (le fameux "sens commun") ou même pour n'être pas menacé par la raison des autres; le principe même de la raison c'est qu'il y en ait une et une seule pour tout le monde (ce que disait déjà Héraclite du logos).
On pourrait écrire des livres là-dessus s'ils n'étaient pas déjà écrits, on pourra sans doute en citer pas mal, mais l'essentiel est peut-être pour chacun de se demander ce qu'il entend par "raison" quand il en parle, en "bien" ou en "mal" -- par exemple quand Luther, dans son langage fleuri, appelle la raison "la putain du diable", parce qu'elle se prête à tout, aussi bien à l'humanisme qu'à la scolastique catholiques qu'il combat quand même il leur doit toute son éducation... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Lun 19 Avr 2021, 14:56 | |
| Mais l'on sait aussi que tout mode de classement possède sa logique propre ; et l'on peut légitimement parler, comme R. Caillois, d'une « cohérence interne de l'imaginaire » ou, comme S. Lupasco, d'une logique de l'action, de l'art, voire d'une logique mystique ou morbide (Logique et contradiction, 1947). Est-ce à dire que la notion de «logique» ne puisse à soi seule garantir la rigoureuse démarcation entre le rationnel et ce qui n'est pas lui ? Est-ce à dire surtout que le maniement instinctif ou raisonné d'une logique puisse être suivi d'effets conséquents (nécessairement déductibles, voire prévisibles) dont la rationalité pourrait néanmoins être prise en défaut au point d'évoquer son contraire, l'irrationalité, l'absurdité ? Ainsi, les manifestations hétérogènes communément réunies sous la bannière de la déraison : émotions, passions, croyances et superstitions, divagations créatrices ou destructrices... sont-elles qualifiées d'irrationnelles du fait de leur absence de logique, ou de leur inadéquation et inadaptation au «réel»? Notion tout aussi équivoque, il va sans dire, à propos de quoi le consensus culturel dominant permet généralement de trancher entre insanité et santé, pathologie et normalité. Mais ce consensus est-il lui-même d'ordre rationnel ? Rien ne permet donc d'affirmer qu'il suffit d'être logique pour être raisonnable ; ni même d'avoir raison pour faire triompher une rationalité universelle et partagée grâce à quoi s'évanouirait de lui-même, comme à l'aube d'un jour nouveau, le spectre quelque peu vampirique de « l'irrationnel ». https://www.cairn.info/l-irrationnel--9782130553922-page-3.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Lun 19 Avr 2021, 16:13 | |
| Pour introduire à un tel "sujet" on n'a que l'embarras du choix, mais cette introduction-ci est excellente et la référence à Foucault paraît incontournable -- non seulement Les mots et les choses, mais encore l'Histoire de la folie où il montre la corrélation entre une certaine définition historique de la "raison" et la conception symétrique d'une déraison dont le discours est réduit à l'insignifiance, sinon au silence; et les corps à l'enfermement.
Si la Raison du XVIIIe siècle est la mère de la démocratie moderne (parce qu'en principe elle appartient à tout le monde et à personne en particulier), elle est aussi la grand-mère d'un totalitarisme qui ne se confond pas avec n'importe quelle tyrannie, puisqu'il ne s'agit plus de la volonté ou des caprices de tel ou tel mais du règne sans partage ni dehors d'un principe qui est lui-même un ensemble de principes, qui n'est fondé sur rien d'autre que son propre jeu autonome et, "en droit", universel (c'est la "révolution copernicienne" de Kant, l'autofondation quasi-mécanique d'un "machin" ou d'une "machine" rationnelle qui n'a plus besoin de "Dieu", de "roi" ni même de "sujet", sinon "transcendantal", dont l'incarnation idéale n'est ni "le peuple" ni "le souverain" qu'on peut indifféremment identifier ou opposer l'un à l'autre, mais "l'Etat" compris comme institution législative, judiciaire et exécutive de la Raison). Dans un premier temps, le règne de la Raison favorise la tolérance, par comparaison aux intolérances religieuses ou monarchiques, mais ensuite elle tend à se montrer encore plus intolérante, puisqu'elle n'a aucune raison de tolérer la déraison... |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: entendre raison Lun 19 Avr 2021, 21:24 | |
| - Arthur Schopenhauer a écrit:
- Quant à savoir avec quelle ampleur Kant a embrouillé et faussé le concept d’essence de la raison, c’est ce dont j’ai largement parlé dans mon appendice. Mais quiconque se donne la peine de parcourir dans cette perspective la masse des écrits philosophiques parus depuis Kant, reconnaîtra que, de même que des peuples entiers se trouvent contraints d’expier les fautes de leurs princes, de même les erreurs des grands esprits propagent leur influence néfaste sur des générations entières et même sur des siècles, elles croissent , en effet, prolifèrent et dégénèrent finalement en monstruosités.
Le monde comme volonté et représentation, volume I § 8 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Lun 19 Avr 2021, 22:28 | |
| Le bon Arthur visait Hegel, bien sûr, mais il n'avait pas encore tout vu -- nous non plus d'ailleurs: au cours du XIXe siècle la Raison critique et autonome de Kant, qui fonctionnait déjà de façon quasi mécanique et automatique (jeu des "facultés" et des "catégories", analyse, synthèse, entendement, jugement), a muté non seulement en système philosophique, idéaliste et dialectique (Fichte, Schelling, Hegel), et en idéologie historique, économique et politique (Marx et autres "hegeliens de gauche"), mais aussi et surtout en technoscience industrielle dont les effets sont beaucoup plus concrets et massifs, pour le meilleur et pour le pire, tout en procédant toujours du même "principe" d'autonomie, d'auto-fondation et d'auto-assurance qui lui interdit toute remise en question radicale, toute marche arrière, toute conversion, tout suspens et toute inflexion décisive (ce qui manque à la raison c'est justement l'arbitraire, la "volonté" principiellement étrangère à toute "raison": d'où la "volonté" de Schopenhauer et la "volonté de puissance" de Nietzsche). Toutes les "crises" du système se surmontent (provisoirement) par un plus de système -- plus de maîtrise, plus de contrôle, plus de technoscience, dans une course en avant qu'aucune raison ni aucune déraison ne peut plus arrêter, quand même la raison aux manettes serait la mieux placée pour voir clairement où elle (se) mène.
Bien sûr à ce "progrès" il y a eu des "réactions", artistiques, religieuses, politiques, philosophiques, à commencer par le "romantisme", avec une part plus ou moins grande, et des teintes variées, d'"irrationalisme" ou d'"anti-rationalisme". Mais bon gré mal gré elles participent toutes de la même économie, dans toute la métonymie du terme, car c'est une question d'"époque" plus que de "choix" individuel ou partisan. Il ne suffit pas d'être "contre" la raison pour échapper à la raison, rien n'échappe à la raison, c'est dans la nature même (suprêmement intolérante) de la raison que de tendre à maîtriser tout autre, tout dehors et toute marge, bien que ce soit aussi une illusion.
Le "sujet" de la raison, qu'il soit démocrate, dictateur, philosophe, scientifique ou pilier de bistrot, il pourrait être aussi ordinateur et logiciel, est toujours à la place de "Dieu", il dit ce qu'"il faut" et ce qu'il faut pour tout le monde (le "transcendantal" est corollaire de l'"universel"). La Raison des Lumières est l'héritière en ligne directe du monothéisme, qu'elle se dise par ailleurs déiste ou athée; et la "science" du XIXe qui dit ce qui est du point de vue de l'"observateur universel" ne fait qu'aménager un peu autrement la même "place de Dieu". Les "antirationalismes" et les "pseudosciences" ne contestent le plus souvent cette "place" qu'en vue de l'occuper eux-mêmes, ils n'en ont pas moins la prétention de dire ce qui est et ce qu'il faut pour tout le monde. La structure du système est autrement "dogmatique", elle ne l'est sûrement pas moins.
C'est dire qu'au-delà de l'"époque" c'est toute une histoire, et même toute une "préhistoire", qui est en question -- une histoire qui, à l'irréel du passé, aurait sans doute pu nous conduire ailleurs, mais de moins en moins loin à mesure qu'elle avançait, et qui en définitive nous aura conduits précisément où nous sommes (tautologie fatale du "point de vue", fût-ce celui du futur antérieur). "La civilisation" ç'aura été toujours plus de contrôle, toujours plus de maîtrise, toujours plus de boîtes et de machins, d'institutions, de lois, de policiers, de militaires, de juges, de fonctionnaires, de maisons et de prisons -- au service de la raison ou de la science, de l'Etat ou de "Dieu", peu importe. Il est aussi "irrationnel" de le déplorer que de s'en exalter, mais je crains qu'en leur propre jugement la "raison" ou la "science" ne puissent guère en être plus fières. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mar 20 Avr 2021, 16:43 | |
| Raison diabolique, raison divine : Mélanchthon sur la philosophie, l'humanisme et l'Écriture (1/2)
Il est vrai que la façon de parler de Luther se prêter parfois à des gloses comme celles d’Erasme. Par exemple, Luther a par moment appelé la raison « l’épouse du diable » et « la belle putain », et s’est adressé à elle en disant « toi, la putain galeuse et lépreuse, toi, la sainte raison ». Encore une fois, c’est « la plus grande putain que le diable ait ». « Tu es une putain maudite », dit-il, « ferme-la ! ». Une fois encore : « la raison est la prostituée du diable et ne peut rien faire d’autre que de calomnier et de déshonorer ce que Dieu fait et dit ».
D’autre part, comme l’a noté Pekka Kärkkäinen : « Dans Disputation on the Human Being (1536), Luther fait l’éloge de la raison comme étant le plus excellent don de Dieu, voire comme quelque chose de divin chez les humains8 », et il poursuit en l’appelant « le découvreur et le gouverneur de tous les arts, de la médecine et des lois, et de toute la sagesse, la puissance, la vertu et la gloire que possèdent les hommes dans cette vie… Dieu n’a pas non plus ôté cette majesté à la raison après la Chute, mais l’a plutôt confirmée9 ». Luther était également capable de dire ce qui suit dans une lettre au poète de Wittenberg, Eobanus Hessus en 1523 :
"Je suis persuadé que sans la connaissance de la littérature, une théologie pure ne peut pas du tout durer, tout comme jusqu’à présent, lorsque les lettres ont décliné et se sont affalées, la théologie aussi a misérablement décliné et s’est affalée ; non, je vois qu’il n’y a jamais eu de grande révélation de la Parole de Dieu à moins qu’Il n’ait d’abord préparé le chemin par l’essor et la prospérité des langues et des lettres, comme si elles étaient Jean-Baptiste. Il n’y a, en effet, rien que je ne souhaite moins que de voir s’opérer au détriment de nos jeunes un manque d’étude de la poésie et de la rhétorique. Je souhaite certainement qu’il y ait le plus grand nombre possible de poètes et de rhétoriciens, car je constate que, par ces études, comme par aucun autre moyen, les gens sont merveilleusement aptes à saisir la vérité sacrée et à la manipuler avec habileté et bonheur… Alors que le Christ vit, je suis souvent en colère contre moi-même parce que mon âge et mon mode de vie ne me laissent pas le temps de m’occuper des poètes et des orateurs. Je m’étais acheté un Homère pour devenir Grec". LUTHER, Martin, Lettre 580 dans Smith and Jacobs, Luther’s Correspondence, p. 176 ...
Mais dès le départ, il semble que nous nous heurtions à des contradictions sur les principes des protestants eux-mêmes. Utilisons comme une synecdoque ce que l’on appelle habituellement les principes formels et matériels de la Réforme, sola scriptura et sola fide. Le sola scriptura, c’est-à-dire le principe selon lequel l’Écriture est l’autorité suprême du chrétien en matière de foi et de vie, n’anéantit-elle pas toute autorité non biblique, y compris l’autorité de la raison ou d’une tradition intellectuelle ? Et le sola fide — le principe selon lequel l’homme n’est accepté de Dieu qu’en raison de la justice imputée du Christ, reçue par la foi — ne rend-elle pas l’action morale superflue ? Dans les citations ci-dessus, Luther semble (semble !) dire à la fois « oui » et « non ». Mais est-ce vraiment le cas ? Est-il (et d’autres comme lui) pris dans un dilemme contradictoire et donc irréconciliable ? https://parlafoi.fr/2020/04/24/raison-diabolique-raison-divine-melanchthon-sur-la-philosophie-lhumanisme-et-lecriture-1-2/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mer 21 Avr 2021, 00:06 | |
| La traduction (de l'anglais) ne facilite pas les choses, mais on peut quand même y entrevoir les contradictions dans lesquelles la Réforme s'est enfermée au sujet de "la raison": elle en avait absolument besoin pour se justifier "par l'Ecriture seule", contre tout magistère et toute tradition, ce qui supposait d'instituer, de fait sinon de droit, "la raison" comme seule interprète valable de l'Ecriture (en quoi il y a une vraie continuité des "Réformes" aux "Lumières", malgré tout ce qui les distingue); mais il lui fallait tout aussi nécessairement la dévaluer si d'aventure elle n'aboutissait pas aux résultats escomptés -- que ce soit chez les humanistes catholiques, comme Erasme, ou chez les réformateurs "radicaux" (anabaptistes ou autres). Calvin a trouvé la parade formelle, qui consistait à instituer "le Saint-Esprit" comme unique interprète légitime de l'Ecriture, ce qui pouvait en principe ouvrir l'interprétation à tout illuminisme, mais aussi bien se retourner en double bind: si le Saint-Esprit vous éclaire, vous comprendrez comme moi/nous. Ce qu'on retrouverait déjà chez Paul (dès 1 Corinthiens; voir éventuellement ici.)
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Même si la "sagesse" antique (et entre autres biblique) n'est pas exactement le logos philosophique ni la "raison" moderne, elle fonctionne de façon similaire à bien des égards, comme on l'a souvent montré: rapport essentiel à la parole, au savoir et au savoir-faire, point de vue privilégié des dieux et des rois mais aussi en principe accessible à n'importe qui. Et elle engendre le même genre d'antagonisme paradoxal, entre une sagesse "dominante" et une anti-sagesse qui relève encore de "la sagesse" (dans la Bible exemplairement Job, Qohéleth ou le récit de l'Eden). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mer 21 Avr 2021, 12:30 | |
| L’émigration d’Abraham Dans son Contre Eunome, II, 2 (un de ses premiers textes), Grégoire met en rapport de manière allégorique l’émigration historique (au sens littéraire) d’Abraham avec l’émigration de l’âme chrétienne vers une foi purifiée et une nouvelle illumination de la raison. L’Abraham de Grégoire n’essaye pas de revenir chez lui à la manière d’Ulysse. En fait, comme l’Abraham de Lévinas, celui de Grégoire est implicitement une anti-figure d’Ulysse. Il refuse le retour platonicien ou plotinien au terme qui est en fait l’origine. Au prix d’un dangereux voyage, Ulysse revient chez lui. Comme Lévinas le montre, la geste d’Ulysse est un élément caractéristique de la pensée occidentale – avec Plotin, Porphyre, Jamblique, et les penseurs postérieurs. Le voyage comme voyage est aussi, comme l’a montré Mircea Eliade, au cœur de tous les mythes religieux de l’éternel retour : le point d’arrivée est le point de départ (le terme est l’origine). Il n’en va pas de même pour Abraham. Il suit dans la foi le commandement de Dieu. Il ne sait absolument pas où il va et il n’envisage absolument jamais de retourner chez lui. Le voyage d’Abraham, comme Grégoire le voit clairement, n’est pas un voyage de retour chez soi. C’est un voyage commencé dans la foi en un commandement et se terminant dans un nouveau pays, avec une foi nouvelle et désormais purifiée. https://www.cairn.info/revue-transversalites-2009-2-page-53.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mer 21 Avr 2021, 16:31 | |
| Merci encore pour cet article (aussi traduit de l'anglais, mais très bien, à part quelques coquilles) qui m'a beaucoup plu (ça ne t'étonnera pas): en effet la question de la "raison" ramène forcément à celle de la "négation", indispensable à toute langue, mais plus encore, si l'on peut dire, à ce méta-langage normatif qu'on appelle "logique" ou "raison". Sans possibilité de nier, pas d'affirmation, ni de proposition, ni d'énoncé, ni de sens qui tienne -- là-dessus Aristote avait déjà presque tout dit.
Les théologies ou philosophies qu'on appelle "négatives" n'ont rien de "négatif" (il faut déjà plus d'une négation pour le dire), mais elles déjouent la "logique" ou la "raison" en la jouant à fond, comme par une "grève du zèle", en la portant à la limite d'un "infini" ou d'un "absolu" qui n'a plus de négation, ni de contraire, ni d'autre possible, où par conséquent toute "logique" ou "raison" s'affole ou perd pied. Cet "absolu" peut toujours être nommé mais non défini, il n'est certes pas "négatif" mais strictement parlant il n'est pas "positif" non plus, il ne peut pas être "posé" puisqu'il ne peut être "op-posé" à rien, et du point de vue "logique" ou "rationnel" sa nomination même devient indifférente: qu'on l'appelle "Dieu", "Un", "Bien", "amour", "lumière" ou "vie", "foi" ou "connaissance", "être" ou "néant", "tout" ou "rien", peu importe dès lors qu'il n'a plus de "contraire", ou qu'il est aussi bien (comme dirait Hegel, ebenso) son "contraire". Mais d'un autre point de vue qui n'est précisément pas "logique" ni "rationnel", plutôt "esthétique" ou "poétique", les noms qu'on lui donne deviennent au contraire l'essentiel, puisque à chaque fois ils lui donnent un autre visage.
A cela ou ce-là qui est tout autant en-deçà qu'au-delà, au-dessous qu'au-dessus, dehors que dedans et nulle part que partout, selon toutes les métaphores (inadéquatement mais inévitablement "spatiales") qu'on voudra, la "logique" et la "raison" n'apportent rien, elles n'en rapportent rien non plus, si ce n'est une certaine (mauvaise) conscience de leurs limites. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mer 21 Avr 2021, 21:13 | |
| L’étonnement devant l’existence du monde n’est pas une « opinion » concernant la naissance du monde, ce n’est pas une théorie selon laquelle le monde serait né il y a 4 000 ans ou il y a des milliards d’années ; ce n’est pas une thèse selon laquelle des mondes existeraient de manière successive ou qu’il y aurait coexistence de mondes multiples. De telles opinions et théories peuvent être vraies ou fausses. Il est nécessaire d’en débattre ; en revanche quand les êtres humains sont saisis par le miracle que quelque chose existe et non pas rien, de cela on ne peut débattre. Car le mystère que quelque chose existe demeure indépendamment de toutes les théories sur le monde. Ce mystère s’impose par lui-même. Il s’impose souverainement face à nos opinions sur la naissance du monde. Wittgenstein pensait même que la science pouvait étouffer cet étonnement originaire. « Pour s’étonner, l’homme doit se réveiller […]. La science est un moyen pour l’endormir à nouveau . » Pour ma part, je ne peux partager cette opinion. La science peut approfondir notre étonnement. Mais dans cet étonnement, il y a quelque chose qui fondamentalement dépasse toute science. S’étonner que quelque chose existe et non pas rien, c’est en règle générale porter un jugement de valeur. Le fait que quelque chose existe et que nous existions peut se révéler à nous comme un grand bonheur (ou comme une valeur infinie). C’est comme si, à chaque instant, nous célébrions le jour de notre naissance et que nous nous réjouissions parce que nous existons. Mais nous pouvons tout aussi bien être pris de vertige devant l’abîme quand il nous apparaît que tout pourrait également ne pas exister. C’est comme si nous étions confrontés à notre propre mort, c’est-à-dire au fait que nous n’existerons plus. https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2011-3-page-373.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Mer 21 Avr 2021, 23:31 | |
| Je n'attendais pas du tout Gerd Theissen sur un tel sujet -- il s'était surtout spécialisé dans le NT et l'histoire du christianisme primitif, via une analyse socio-économique des textes, plutôt originale à l'époque, qui a été à mon sens l'un des apports majeurs à la discipline dans le dernier quart du XXe siècle. On pourrait discuter pas mal de choses dans le détail -- je ne suis pas sûr, par exemple, que la pensée de Wittgenstein soit si éloignée de la sienne -- mais je me sens assez proche de sa vision d'ensemble, et je me réjouis en particulier de sa référence aux peluches, un sujet-objet théologique, philosophique, psychologique, très largement sous-estimé... Evidemment la "raison" n'est pas tout, notre "relation au monde" est bien plus sensible et affective que rationnelle, et par rapport à cela les différences d'idées, d'opinions, de croyances, de symboles et d'imaginaires, restent assez accessoires. --- A propos de peluches, il me semble que l'"animal", et la figure sensible de l'animal sensible (ce qu'est précisément, dans la plupart des cas, une peluche), sont profondément liés à notre sujet, surtout dans la tradition française (Descartes) qui a fait de "l'âme", anima, le support distinctif de la "raison", la coupant radicalement du corps et de l'espace "étendu" livrés au "mécanisme" en même temps que de l'"animal", au point d'arriver à ce contresens étymologique d'un "animal" privé d' anima. L'autre de la "raison", ce n'est pas seulement la déraison mais aussi l'animal, que pourtant donc nous sommes (cf. Derrida, L'animal que donc je suis)... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Ven 23 Avr 2021, 10:11 | |
| 1 – Dieu mystère du monde : une pensée organique et systématique, cinq attitudes conjointes, ordonnées au même et unique projet
a – Un projet dogmatique : élaborer un concept chrétien de Dieu
Penser Dieu, élaborer un concept chrétien de Dieu, tel est le projet fondamental de Jüngel. Dans un contexte où « la théologie est mal en point [9] », Jésus, le crucifié, apparaît comme le seul point de départ valide : il est la Parole que Dieu nous adresse et qui nous interpelle. Dans la pensée de Jüngel, il apparaît comme le seul vestigium trinitatis par lequel nous puissions accéder à la connaissance de Dieu. Cette concentration christologique sanctionne et justifie la péremption de toute théologie dite naturelle : Dieu n’est plus pensable comme Dieu que par et en Jésus-Christ et du même coup, il n’est pensable que comme Trinité.
Fides et Ratio souligne que « le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique contre lequel se brise toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations seulement humaines une justification suffisante du sens de l’existence ». Avec Jüngel, nous pourrions dire : le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique dans lequel Dieu a « pris Parole » dans le monde. Sur cette Révélation se fonde toute tentative de l’esprit pour reconquérir une dicibilité de Dieu qui rende l’homme à lui-même et lui découvre la vérité de son humanité. Dans la préface à la première et la deuxième édition de Dieu mystère du monde, Jüngel nous met en garde contre un usage abusif de la distinction pascalienne entre le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et le Dieu des philosophes : en soi exacte, elle « n’est soutenable à la longue », écrit-il, « qu’au prix de la stérilité ». Il y a pour lui une scientificité spécifique de la théologie et de son régime de foi qui se distingue de celle de la rationalité philosophique, cette dernière demeurant cependant essentielle dans la forme de pensée mise en œuvre. https://www.cairn.info/revue-transversalites-2009-2-page-131.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Ven 23 Avr 2021, 14:50 | |
| Ce livre de Jüngel, que j'ai découvert à la fin des années 1980 après avoir beaucoup lu Barth, a été pour moi le point culminant, mais aussi le point final, d'un bref mais intense parcours en théologie ("systématique", et en l'espèce "fondamentale"). Non qu'il m'en ait dégoûté, bien au contraire il m'a enthousiasmé, mais simplement parce que les circonstances m'ont ramené ensuite plus près de l'exégèse biblique que de la théologie, et que mes lectures ultérieures se sont plutôt orientées vers la philosophie (le souvenir de Jüngel y étant certainement pour quelque chose, car j'avais un peu pris la mesure, en le lisant, de mon ignorance abyssale en la matière).
Mon impression aujourd'hui, c'est que la théologie et la philosophie sont un peu comme des langues qu'on peut dans une certaine mesure traduire l'une dans l'autre, qui disent le plus souvent à peu près les mêmes choses autrement, mais jamais exactement la même chose. On est toujours tenté de les utiliser de façon antithétique ou complémentaire, en les opposant, en les juxtaposant, en les superposant ou en les articulant comme les pièces d'un puzzle, d'une construction ou d'une machine, mais ça ne marche jamais vraiment: elles s'enrichissent, se stimulent et s'inspirent réciproquement, mais à la condition de ne pas se confondre ni de s'inféoder l'une à l'autre.
Toutes les théologies chrétiennes se sont inspirées des philosophies dominantes à leur époque et dans leur milieu: stoïcienne et médio-platonicienne dans le NT, néo-platonicienne chez les Pères de l'Eglise, aristotélicienne dans la scolastique de la fin du moyen-âge, de nouveau néo-platonicienne à la Renaissance, cartésienne ensuite, hegelienne au XIXe, heideggerienne au XXe: c'est aussi évident chez les théologiens qui nient ou combattent cette influence que chez ceux qui la reconnaissent de bonne grâce. Pareillement les philosophes chrétiens ou post-chrétiens se sont inspirés de la théologie chrétienne, certains le revendiquant ouvertement comme Hegel, d'autres le niant jusqu'à la mauvaise foi comme Heidegger... Mais la confusion reste impossible, ou catastrophique dans les deux "disciplines".
Quant à la "raison" dont nous parlons, celle du XVIIIe, d'avant ou d'après, elle n'est certainement pas le monopole de la philosophie, ni sa totalité non plus: il y a aussi de la "raison" en théologie (comme son logos l'indique), et bien d'autres choses que de la "raison" en philosophie. |
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| Sujet: Re: entendre raison Lun 26 Avr 2021, 09:59 | |
| 3 On peut en effet distinguer deux types de théologie : la théologie du paradoxe et la théologie de la raison. Les deux apparaissent dès l’origine du christianisme. « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (I Co, 1, 23), dit saint Paul. Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, nombreux sont les héritiers romains de la pensée grecque frappés par ce qu’ils jugeaient être l’irrationalité voire l’absurdité des croyances chrétiennes. Les apologies rédigées par certains des premiers Pères de l’Église, ou encore le Contre Celse d’Origène, sont une réponse à ce jugement épistémologiquement négatif. Mais certains théologiens ont endossé cette irrationalité renversant les normes rationnelles trompeuses de la pensée philosophique. Tertullien dit ainsi qu’il croit parce que c’est absurde. Toute une tradition philosophique s’en prend à l’arrogance intellectuelle des philosophes. Pour une théologie du paradoxe, la croyance chrétienne est au-delà de toute justification épistémique, voire au-delà de ce que nous pouvons penser raisonnablement. Toutefois, une théologie de la raison rejette cette attitude et prétend réaliser l’exigence pétrienne : « Soyez toujours prêts à la défense (apologia) contre quiconque vous demande raison (logos) de l’espérance qui est en vous » (1 Pierre, 3, 15). Ce qui est au-dessus de la raison n’en est pas pour cela contre la raison ou absurde, et le chrétien aurait dès lors un devoir de rationalité.
Précisons quelque peu ce qu’on peut entendre par ces deux voies théologiques, celle du paradoxe et celle de la raison. Pour une théologie du paradoxe, la foi consiste à croire en Dieu sans raison, voire contre la raison. Peut-être la foi ne suppose-t-elle même pas la croyance que Dieu existe. Car, dit le théologien du paradoxe, la foi ne consiste pas à assentir à la vérité d’une proposition. La vérité religieuse n’est pas une caractéristique de certaines doctrines. La vérité est une personne, le Christ. Ne dit-il pas : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jean 14, 6). La foi est la confiance en Lui. N’étant pas propositionnelle, mais fiduciaire, la foi ne serait alors pas non plus cognitive. Elle ne fait pas savoir quelque chose, mais consiste à vivre quelque chose ou, comme on dit aujourd’hui, « une forme de vie ». https://books.openedition.org/cdf/3530?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Lun 26 Avr 2021, 11:43 | |
| Cet article illustre en un sens ce que j'essayais de dire à la fin de mon post précédent: la ligne de partage, de démarcation ou éventuellement de front entre "raison" et "irrationnel" n'oppose plus tant la "philosophie" à la "théologie" qu'elle ne traverse, autrement mais semblablement, ces deux "disciplines".
L'auteur ne semble toutefois pas prendre la mesure de ce qui s'est joué dans le "postmodernisme" -- étiquette surtout anglo-saxonne, collée plus ou moins hâtivement tant par des adeptes que par des détracteurs sur une pensée fort diverse, d'abord européenne (au sens "continental" du terme) et singulièrement française. La "déconstruction" d'une certaine "raison" n'est pas une simple "critique", ni au sens de Kant qui entendait par là conforter la "raison" et lui assurer une autonomie de structure et de fonctionnement, encore au moins au sens trivial d'hostilité à la "raison" -- irrationalisme ou antirationalisme. Il s'agirait plutôt de savoir si l'opposition entre "raison" et "déraison", qui a eu sa pertinence historique indéniable, qui est même constitutive d'une certaine "modernité occidentale" de la scolastique de la fin du moyen-âge aux Lumières en passant notamment par Descartes, n'est pas dépassée, non par quelque "nouveauté" venue on ne sait d'où mais par son propre jeu "autonome"; non plus au sens "idéaliste" puis "positiviste" du XIXe siècle, mais dans un sens beaucoup plus incertain, qui ramène nécessairement toute "pensée" disciplinaire ou "régionale", qu'elle soit philosophique, théologique ou même scientifique, aux confins brumeux de la poésie, de la littérature et de l'art en général.
L'adjectif "brumeux" me ramène à l'antithèse "lumière" ou "chaleur" mise en avant dans cet article, d'après Leibniz... s'il y a un "climat postmoderne" je ne le trouve pas tellement chaud, au sens d'un enthousiasme irrationnel ou antirationnel, mais pas non plus obscur... hyperboréen peut-être, dirait (peut-être) Nietzsche... |
| | | free
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| Sujet: Re: entendre raison Mer 28 Avr 2021, 15:09 | |
| La revendication d'autonomie de la raison à l'encontre des croyances et des préjugés hérités de la tradition est tenue pour l'un des fondements de notre modernité intellectuelle. C'est ainsi que le philosophe rationaliste qui veut conquérir l'autonomie et se libérer des préjugés doit d'abord admettre que toutes les évidences qui, apparemment, vont de soi doivent être questionnées et que les croyances irréfléchies doivent être soumises au crible de la raison.
Pour la philosophie des Lumières, la raison doit trouver son fondement en elle-même et non plus s'ancrer dans des présupposés qui lui seraient extérieurs. La radicalité de cette position tient au fait qu'elle s'affronte à une tradition dogmatique, celle de la lecture religieuse de l'Écriture sainte. N'admettre aucune autorité et se soumettre au tribunal de la raison : telle est l'exigence qui récuse la valeur absolue de toute tradition.
Ce processus par lequel les sociétés occidentales modernes sont sorties de l'orbite religieuse, des forces et des séductions magiques a été qualifié par le sociologue allemand Max Weber de « désenchantement du monde ». Ce mouvement est du même coup celui par lequel s'est mis en place un processus de rationalisation instrumentale de plus en plus poussé ...
... La croyance donne à penser
Aborder par ce biais la question du rapport entre la raison et la « croyance » (laquelle n'a pas une signification univoque, puisqu'elle mêle représentations plus ou moins rationnelles, croyances affectives, foi, confiance au sens de la fides latine) permet de comprendre que notre modernité n'est pas assise sur l'opposition simpliste entre la « raison » et la « croyance ». Outre le fait que la croyance en la rationalité a elle-même été l'un des soubassements de la pensée des Lumières, il apparaît que la raison travaille toujours sur un donné qui, en tant que tel, est opaque à la connaissance et donc nécessairement objet d'une élaboration.
La rationalité se construit donc à partir d'une expérience première qui constitue en quelque sorte notre « être-au-monde ». L'exigence de rationalité - qui est essentielle - ne fait pas disparaître ces dimensions du vécu que sont le sacré, l'imaginaire, l'instinctif ou encore l'affectif et bien évidemment la croyance. Ce sont les orientations existentielles sur lesquelles s'enracine la rationalisation. La croyance, à tout le moins, donne à penser. https://www.la-croix.com/Religion/Actualite/La-raison-va-t-elle-contre-la-croyance-_NG_-2011-03-24-585472 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Mer 28 Avr 2021, 16:16 | |
| Tout donne à penser à qui est enclin à penser: la forme d'un arbre ou d'un nuage, une mélodie ou une formule mathématique, un dogme théologique comme un énoncé philosophique.
Le dernier paragraphe cité donne un peu l'impression d'additionner des choux et des carottes, comme on disait à l'école primaire: des choses qui ne font pas nombre, ce qui serait encore plus vrai ici que pour les choux et les carottes qu'on peut quand même compter comme unités d'une catégorie englobante ("légumes"). "L'affectif" n'est pas une "chose" qu'on puisse ranger à côté de ces autres "choses" que seraient la "raison" ou la "croyance": il y va de "l'affectif", plus ou moins, de qualités et d'intensités différentes, dans la "raison" comme dans la "croyance"; et de la "raison" dans la "croyance", et de la "croyance" dans la "raison"; il y a des formes de "croyances" ET de "raison" plus ou moins "affectives". Comme on le disait plus haut, le jéhovisme est dans l'ensemble un genre de "croyance" exceptionnellement "rationnel" et peu "affectif", ce qui n'empêche pas bon nombre de TdJ d'y adhérer et d'y rester attachés pour des "raisons" plus "affectives" que "rationnelles". Et le fonctionnement de la "raison", dans la croyance comme dans l'incroyance, n'a rien à voir avec la "vérité" ou l'"erreur" des "données" sur lesquelles elle "raisonne", ni avec les conclusions qu'elle en tire -- comme une calculatrice compte juste avec des chiffres faux. |
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| Sujet: Re: entendre raison Jeu 29 Avr 2021, 10:34 | |
| - Citation :
- Et le fonctionnement de la "raison", dans la croyance comme dans l'incroyance, n'a rien à voir avec la "vérité" ou l'"erreur" des "données" sur lesquelles elle "raisonne", ni avec les conclusions qu'elle en tire -- comme une calculatrice compte juste avec des chiffres faux.
Le désir de croireLa croyance en un sens qui serait hors de soi est un besoin au même titre que celui d’avoir sa place dans le monde, d’y être reconnu, aimé et abrité, comme dans une famille. Croire en soi ou en l’autre est encore une façon de transcender son être et son devenir en un destin singulier. La croyance en son destin triomphe des obstacles et peut même entraîner les foules. La croyance en un sens, une finalité possible, donne la force de persévérer (« j’y crois, sans ça je ne sais pas ce que je ferais… »), donne un but, une raison de vivre. Sans croire à quelque chose qui ait du sens, le sujet est la proie du hasard, de l’absurde, d’un chaos dans lequel il n’y a pas d’orientation possible ni de direction à prendre. Alors que religions, idéologies disent qu’il y a un ordre voulu et que, sous conditions d’y adhérer, on retrouvera le bien-être espéré.La croyance développe des systèmes de représentations plus ou moins riches (religions, idéologies, philosophies), mais peut sourdre comme des résurgences éparses du besoin de croire, savoir, prévoir, de se prémunir, de sortir de la souffrance (attaques de la réalité, maladie, accident, mort), manifestant ce besoin psychique du sujet humain que les choses aient du sens, que la réalité (hasard, nécessité : obstacle) puisse en être commandée et que donc il y ait des moyens de l’amadouer (prière, rituels, superstitions). Nul n’est totalement affranchi du désir de croire que l’on peut parler à la réalité, qu’elle est une interlocutrice, qu’elle a ses raisons, qu’elle peut se laisser fléchir.La croyance est plus qu’un besoin, c’est un processus mental spécifique aux humains, nécessaire à l’intelligence, aux affects, aux relations, à la conduite, à ce sens qui évite incertitude, procrastination et même paralysie auxquelles le rêve et le délire peuvent paraître préférables. https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2013-2-page-127.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Jeu 29 Avr 2021, 11:13 | |
| Joli texte, qui sur un thème aussi général et avec si peu de références avait toutes les chances de se borner à une enfilade de lieux communs, mais qui réussit, on ne sait comment, à rester intéressant et assez juste d'un bout à l'autre.
Sa principale faiblesse serait peut-être de laisser flotter son "sujet", "l'homme" qui "croit" et "pense" (diversement mais toujours compulsivement), entre l'"individu" et l'"espèce", sans entrer dans ces médiations déterminantes que sont à chaque fois telle langue, telle culture, telle civilisation, telle religion, telle histoire, telle époque, tel lieu, tel milieu. Mais c'est aussi un "fait d'époque" que chacun doive assumer de plus en plus seul l'ensemble de sa "croyance" comme de sa "pensée" sans le support et le secours d'une structure indiscutée en fait, sinon indiscutable en droit -- par rapport à tant de générations humaines qui n'ont eu en somme que très peu de questions à se poser dans un cadre de croyance et de pensée qui allait de soi. Cela nous rend la "croyance" comme la "raison" plus "autonomes", mais aussi plus "affolantes" que jamais, ce qui incite par réaction à se réfugier dans un cadre arbitraire (du "bien-penser" consensuel des médias mainstream, qui ne donne même pas l'impression de "choisir", à la "secte" qui dramatise en revanche le problème du "choix"). La seule chose qui reste en effet vertigineuse, c'est le choix (arbitraire) d'un cadre quand tous les cadres semblent a priori indifférents. |
| | | free
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| Sujet: Re: entendre raison Jeu 29 Avr 2021, 15:48 | |
| La croyance peut-elle être une aliénation de la pensée ?
Dans la tradition philosophique, proche de la doxa platonicienne, la croyance fait partie du monde de la Caverne, du monde des ombres, par opposition à celui de la lumière, lieu de la vérité : elle est ainsi sujette à méfiance, en raison de son caractère illusoire et subjectif. En cela, on peut l’opposer à la conviction qui, selon la grammaire et l’étymologie, implique qu’elle s’impose au moi. Contrairement à la croyance, qui implique l’adhésion immédiate et non critique à un énoncé tenu pour vrai, la conviction suppose un travail de l’entendement, confronté à l’expérience de la preuve. La croyance n’implique aucun travail véritable de la pensée alors que la conviction opère par le dépassement du doute. La conviction s’accompagne, comme la croyance, d’un investissement affectif du jugement qui s’étaye sur une base narcissique et pulsionnelle, sans quoi nous restons dans l’opinion, comme un acquiescement à une assertion. La conviction s’appuie sur une sorte de preuve affective, surtout quand elle est prise dans une relation transférentielle. Il semble que, dans une cure, la finalité soit de passer de croyance à conviction à travers l’expérience analytique vécue.
La croyance flirte parfois avec la pathologie. En faisant fi de la réalité, elle peut frôler une vision délirante du monde, expérience qui traverse tous les degrés, de la crédulité à l’adhésion, jusqu’à la superstition ou même la conviction délirante. Tout délire est fondé sur une croyance qui lance un défi au réel. On peut croire à l’Immaculée Conception, au diable ou encore à l’existence des petits hommes verts et certains n’ont guère besoin de preuves pour étayer leur croyance. Cette dernière donne un contenu figuré à des angoisses indéfinissables pouvant aller jusqu’à la certitude paranoïaque ...
... Réhabilitation et effets positifs de la croyance dans la théorie et la clinique psychanalytiques
Dans la philosophie critique d’un Descartes ou d’un Kant, seul compte le pouvoir de la raison en matière de vérité, le monde des illusions et du rêve est dévalorisé. C’est avec la psychanalyse que ces expressions irrationnelles de la psyché prennent sens dans l’émotion et l’affectivité. C’est bien là, dans le monde des ombres de la Caverne que réside le plus vrai et le plus authentique. L’analyse du rêve a montré que malgré son souci de rationalité, Freud a fait œuvre de vérité en analysant le désir profond caché dans l’inconscient du rêve. Un rêve porteur de la vérité du sujet, de son désir le plus profond qui, caché à lui-même, lui sera révélé par le travail de l’analyse. Si nous envisageons la question sous cet angle, l’irrationnel devient la plus grande source de vérité, à condition d’entendre par vérité non plus l’adéquation entre la pensée et la réalité, mais l’aspiration profonde, parfois cachée à lui-même, de l’être humain. La vérité intrapsychique, en somme, dont le caractère n’est plus l’universalité mais la subjectivité. À la base de la psychanalyse, on trouve une autre croyance, celle de l’existence de l’inconscient. Si nous n’avons aucune preuve tangible de son existence et ni d’autre accès à celui-ci que ses traces, rejetons déformés de ses contenus, nous sommes pourtant certains de notre démarche. C’est l’hypothèse de base qui donne sens aux manifestations les plus absurdes de la pensée. Il y a donc un côté positif de la croyance : elle peut être révélatrice d’un aspect de nous-même inaccessible autrement que par l’intuition, le sentiment, l’affect, l’émotion ou encore tous les ratés de la pensée rationnelle, ou plus largement de la secondarité. https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2014-1-page-39.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Jeu 29 Avr 2021, 17:46 | |
| Le discours psychanalytique oscille toujours entre intuitions lumineuses et dogmatisme péremptoire, qui s'auto-immunise contre son propre ridicule...
La distinction entre "croyance" et "conviction" serait significative si l'étymologie faisait loi sémantique, mais ce n'est justement pas le cas. Dans la langue c'est l'usage qui fait le sens, et si n'importe quelle croyance s'autorise du titre de conviction par connotation intensive (je suis convaincu <=> je crois beaucoup, vraiment, fermement, je suis sûr), sans se référer à un processus rationnel de démonstration convaincante (= logiquement contraignante), aucune académie ne l'en empêchera. Tout au plus alléguerait-on, consciemment ou non, par la seule voix passive du verbe, une certaine passivité à se dire "convaincu", même si ce n'est pas par "la raison", comme si on n'y était pour rien (je repense à la réplique de Guitry: "Je suis un convaincu -- Vous aurez votre revanche"). Ce passif étant aussi, bien entendu, une ruse rhétorique de la persuasion active (cela s'est imposé à moi, ça devrait s'imposer à vous).
Par ailleurs -- on l'a souvent dit -- il importe de différencier une croyance collective et traditionnelle qui, si farfelue qu'elle puisse paraître quant à son "contenu", n'arrive à chaque "croyant" que de l'extérieur, portée par une parole ancienne ou récente mais qu'il n'a pas inventée tout seul, à laquelle il ne fait en somme que souscrire ou acquiescer, ET un "délire" qui est une production originale et autonome d'un "sujet", même si le délire compose toujours avec du matériau "reçu" (à commencer par une langue). Un "délire" particulier peut devenir "doctrine" s'il a la "chance" d'être cru par d'autres que le "délirant", mais ça ne fera pas de tous les "croyants" des "délirants" -- il n'est même pas dit que le délirant initial délire toujours autant quand il se répète...
Pour rappel encore, quand la tradition chrétienne, surtout occidentale (qui attache une importance toute particulière à la "foi", importance qu'il ne faut pas hâtivement projeter sur d'autres "religions"), se veut aussi "rationnelle", elle tend à subordonner la "raison" à la "foi": il faudrait d'abord "croire" pour "comprendre", credo ut intelligam, fides quaerens intellectum, cogitatio fidei, Augustin et Anselme entre autres... A quoi la "raison" réplique aussitôt "(comment) peut-on croire sans comprendre ?", en se référant ou non à Paul (il faut entendre pour croire, d'autant qu'"entendre" en français signifie aussi "comprendre"), ce qui inscrit de toute façon "foi" et "raison" dans une certaine "dialectique" dont le commencement est par définition arbitraire (la poule et l'oeuf).
L'étymologie est tout de même bonne à rappeler que le vocabulaire "intellectuel" ou "abstrait", comme tout langage, est un tissu de "métaphores" ou de "métonymies" concrètes et sensibles, qui varient d'un mot et d'une langue à l'autre et ne sont pas sans effet même quand on n'y pense pas. "Comprendre" pour nous évoque l'acte de "prendre", de saisir avec la main (com-préhension), de tenir ou de contenir, comme dans le mot de Pascal (l'univers me comprend et je le comprends) -- c'est vrai aussi, quoique moins apparent, pour le "concevoir" du "concept", Begriff en allemand, et encore en allemand pour la "raison", Vernunft. Malgré les équivalences de surface on "comprend" différemment "comprendre" selon qu'on dit under-stand, ver-standen, entender, sentire, perceber, etc., et cela vaut pour toutes les traductions du lexique dit "cognitif" ou "épistémologique" (intelligence, connaissance, savoir, raison, jugement, etc.).
Pour revenir à l'"autonomie de la raison" qui est la grande découverte des Lumières et dont la "critique" kantienne est en quelque sorte le sommet, du point de vue de la formalisation ou de la mise en "système", il faut bien comprendre (!) que ce n'est pas une "invention", sinon justement au sens étymologique de "découverte", aussi bien re-découverte de ce qui était là depuis toujours: cette "autonomie" était déjà présente dans la plus antique "sagesse", pré-philosophique, dans la mesure où celle-ci se distinguait dans son principe et sa méthode de toute "révélation" divine, prophétique ou divinatoire. Certes les "sages" antiques étaient tout aussi "croyants" que les autres, et reconnaissaient le plus souvent la "sagesse" comme un don divin subordonné à la "piété" ou à la "religion" (la crainte des dieux commencement de la sagesse), il n'empêche que leur "sagesse" fonctionnait toute seule, par le seul jeu de l'observation des choses, de l'analyse et de la synthèse, de la déduction et de l'induction. Témoin la scène classique du "jugement de Salomon" qui n'implique aucun "savoir" surnaturel: on ne fait pas appel à l'oracle d'un prêtre, d'un prophète ou d'un devin pour faire dire aux dieux qui est la mère, on le déduit d'une situation et d'une expérience, de l'observation d'une réaction qui conduisent d'elles-mêmes à une conclusion. Toute l'"autonomie de la raison" est là, en germe ou en principe si l'on veut. En l'occurrence, du reste, cette raison-sagesse n'exclut pas l'"affectif", puisque le "sentiment maternel" est l'objet même de son épreuve, mais elle ne "raisonne" sur cet affect qu'à y introduire une "logique" aussi froide et cruelle que l'épée. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Dim 25 Juil 2021, 12:31 | |
| Un échange de circonstance m'a ramené à ce fil, qui mériterait peut-être un petit développement sur l'antithèse classique "raison et sentiment" (émotion, affect, etc.; on repensera éventuellement au titre du film d'Ang Lee, 1995, où en français Raison et sentiments traduit assez exactement l'anglais Sense and Sensibility, titre aussi du roman de Jane Austen qu'il adapte: illustration en tout cas des différences et des ambiguïtés lexicales évoquées plus haut). Ce genre de couple antinomique est par ailleurs indissociable de la définition encore plus classique (au moins depuis Aristote) de "l'homme" (comme) "animal raisonnable" (on dirait plutôt aujourd'hui "rationnel"), zôon logon ekhôn en grec, mot-à-mot le "vivant ayant (le / du) logos (parole, langage, pensée, raison, calcul, etc.)", animal rationale en latin (qui renvoie à l'"âme", anima, plutôt qu'à la "vie", tandis que la ratio, sans être tout à fait identique au logos grec, implique aussi parole, langage, pensée, raison et calcul). Cette définition composite ou hybride de "l'homme" l'installe d'emblée dans une hétérogénéité essentielle, pour ne pas dire dans la contradiction: entre une "raison" présumée dépourvue de "sentiment" (etc.) et un "sentiment" (etc.) présumé dépourvu de "raison", où l'un s'oppose à l'autre, le gêne, l'entrave ou le limite, mais aussi le compense, le corrige ou le complète -- le "sentiment" étant naturellement situé du côté de "l'animal" ou du "vivant", la "raison" ( logos, ratio) au contraire n'étant a priori nulle part dans la "nature", sinon comme un "avoir" ( ekhô = habeo, d'où aussi habitat et habitude) accessoire, particulier ou spécifique de l'animal "homme": "qualité" innée ou acquise, "accident" heureux ou malheureux (du mythe de Prométhée à celui de l'Eden), art ou technique ( tekhnè-ars), faire créateur ou pratique ( poièsis, praxis), possession ou production "culturelle" de cet "animal-vivant" qui échapperait par là, sans y échapper, à son "animalité" ou à sa "vie". De fait, quand on parle de "la raison" on pense une sorte de "machine" ou de "mécanisme" complexe, autonome et automatique, auto-régulateur, qui joue de ses rapports internes et externes entre ses éléments, facultés ou fonctions (perceptions et aperceptions, présupposés ou catégories, anticipation et réflexion, entendement et jugement, etc.): c'est bien ainsi que la "raison" fonctionne, exemplairement dans le système kantien; l'ordinateur et l'informatique, désormais en "réseau planétaire", en sont la traduction contemporaine, "immachination" plutôt qu'"incarnation" ou "incorporation" (bien que cela s'organise aussi anatomiquement, p. ex. "la tête et le coeur", comme jadis dans les étages de l'âme) -- on parlait naguère de "cybernétique" (du pilotage nautique, d'après le grec kubernaô qui a donné nos "gouvernail" et "gouvernement") ou de "logistique" (du logos bien sûr). En somme, "l'humanité" s'entend comme composition impossible de deux "inhumanités" symétriques et incompatibles: l'une supra- ou ultra-humaine, qu'on la pense produite comme prothèse, outil ou machine, ou bien intellectuelle et abstraite, inventée ou découverte, voire dérobée, par "l'homme" de toute façon; l'autre infra-humaine, animale ou vivante: rien de "pur" chez l'homme dès lors, ni "raison" ni "sentiment". Ce qu'on appelle "morale" est un exemple typique de ce mélange, participant du "rationnel" et de l'"affectif" sans être vraiment ni l'un ni l'autre. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Lun 26 Juil 2021, 13:24 | |
| Commençons par rappeler la thèse de l’impuissance de la raison en matière pratique et, très sommairement, la manière dont Hume l’établit. Il déclare que la raison seule ne peut jamais être un motif pour aucune action de la volonté ; qu’elle ne peut jamais s’opposer à une passion dans la direction de la volonté. Elle est impuissante, d’elle-même, à motiver même indirectement une action en agissant sur une passion qui détermine cette action. Bref, la raison seule est incapable d’initiative motivationnelle (elle n’est pas directement pratique) ni de contrôle motivationnel (elle n’est pas non plus indirectement pratique). Le second point conduit Hume à soutenir, contre les conceptions intellectualistes de l’entraînement moral, que le combat de la raison et des passions ne saurait avoir lieu. L’effort argumentatif de Hume porte sur le second point, car, une fois que celui-ci est établi, le reste s’ensuit : si la raison n’est pas capable d’influencer indirectement une action, comment pourrait-elle être capable de l’influencer directement ? L’argument principal, pour établir le second point, consiste à expliquer que la passion et la raison ne peuvent pas se combattre pour la raison simple qu’une passion ne saurait être d’elle-même raisonnable ou déraisonnable. Ce point, dont je ne rappelle pas comment il est établi, ne prouve qu’indirectement que la raison, sans le secours du sentiment, est incapable d’initiative motivationnelle.
https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2013-1-page-63.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: entendre raison Lun 26 Juil 2021, 17:07 | |
| Article instructif sur la pensée de Hume (au moins pour moi qui ne l'ai guère fréquentée qu'indirectement, par le truchement de Deleuze surtout: cf. Empirisme et subjectivité qui lui est consacré).
Il me semble assez clair que "la raison" en soi (s'il y a jamais rien de tel) ne décide de rien, elle est tout au plus un instrument éventuellement et diversement utilisé par d'"autres", dont la définition est aussi variable que problématique ("sujet" individuel ou collectif, liberté, volonté, sentiment, intérêt, désir, passion, conscience, inconscient, science, technique, etc.).
Au-delà de toute philosophie particulière, en-deçà même de la philosophie en général, le caractère nécessairement analytique de la pensée-langage (logos, ratio) découpe et morcelle tout "réel" en une multitude d'éléments fantastiques que celle-ci s'emploie ensuite à recomposer et à articuler selon sa fantaisie, transformant toute réalité en un théâtre d'ombres. Je repense à un exemple qui me vient d'un lointain et vague souvenir de textes taoïstes chinois (Tchouang-tseu ?): la pierre est ronde, dure, lourde, blanche et immobile; je ne peux la dire, la décrire et la penser que comme une combinaison de "qualités" qui ne s'appliquent pas seulement à elle: bien d'autres choses sont rondes, dures, lourdes, blanches et immobiles, qui ne sont pas des pierres et encore moins cette pierre-ci; je sais bien que la pierre n'est pas un composé de rondeur, de dureté, de lourdeur, de blancheur et d'immobilité, elle est ce qu'elle est, tout à la fois, une et inséparable de tout ce qui est (son histoire, le rocher, la montagne, la Terre, moi qui en parle et la langue dans laquelle j'en parle), ce que la pensée-langage décompose artificiellement en une série de "choses", de "qualités" et d'"événements"; mais je ne pourrais absolument rien dire, ni penser, sans recourir à ce genre d'artifice. Ainsi de "l'homme" découpé et reconstitué de mille manières, en mille "éléments" fantomatiques (corps, âme, esprit, conscience, inconscient, morale, raison, sentiment, désir, etc.).
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: entendre raison Dim 01 Aoû 2021, 14:52 | |
| Avec un pas de recul c'est une évidence, trop évidente sans doute pour être vue par la plupart, faute précisément de ce "pas de recul" (qu'on prenne le "pas" et par conséquent la "faute" comme on voudra): la "raison" au sens le plus large et le plus long du terme, depuis ses prototypes ancestraux et immémoriaux ("sagesses" qui incluent "connaissance" et "intelligence" théoriques et pratiques, savoir et savoir-faire, "sciences" et "techniques" avant la lettre) jusqu'à ses derniers avatars technoscientifiques et industriels, médiatiques, politiques, policiers etc., en passant par le logos grec et la ratio latine comme par la "Raison" des "Lumières" (ou la Vernunft de l' Aufklärung), (re-)prend systématiquement d'une main ce qu'elle donne de l'autre, et inversement: de la "liberté" à la condition de se constituer son captif ou son esclave, de l'"autonomie" à la condition d'approuver et d'intégrer sa "loi" ( nomos), juridique et morale, d'être avec elle en somme son propre maître et serf, roi et sujet, législateur, juge, flic et justiciable -- en un mot ou deux, du "droit" à la mesure de son "devoir". On n'en sort jamais, sinon par une "déraison" injustifiable, illusoire et impossible puisque ce serait encore une référence et une révérence à la "raison"; quand même on verrait clairement, de par la raison même et la même raison, que celle-ci ne mène nulle part, ou au désastre. Dans ce sens au moins c'est un "destin", une "bénédiction" et une "malédiction", pour invoquer les moins "rationnels" des concepts. Cela donnerait paradoxalement tout son prix -- notion rationnelle s'il en est -- à la "déraison" même, sous toutes ses formes, aussi nombreuses que les antinomies possibles à la raison (folie, démence, bêtise, stupidité, absurdité, obstination, aveuglement, obscurantisme, futilité, désinvolture, irresponsabilité, etc.). A cet égard, le fait que "la Bible", tous textes confondus, parle à peu près autant contre que pour la " sagesse", indépendamment des définitions variables de cette dernière, paraît hautement significatif. Reste, d'un point de vue "historique", qu'une "déraison" peut tout au plus servir la "raison" en lui donnant ou en lui rendant "raison", comme l'exception confirme la règle; à la rigueur l'infléchir en la contraignant à raisonner un peu autrement, à élargir ou à restreindre l'"assiette" de son calcul. Globalement, "l'homme" se montre "raisonnable" jusqu'au bout, de l'école au cimetière, de la caserne à l'hôpital, à la prison ou à l'asile, dans les tranchées comme dans les camps d'extermination; une fin du monde n'y ferait pas exception... |
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