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| L'arbre de la connaissance du bien et du mal | |
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le chapelier toqué
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| Sujet: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Dim 27 Oct 2013, 18:12 | |
| De nombreuses traductions rendent ainsi le verset 6 du chapitre 3 du livre de la Genèse : - Citation :
- La femme vit que l’arbre était porteur de fruits bons à manger, agréable à regarder et précieux pour ouvrir l’intelligence. Elle prit de son fruit et en mangea. Elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et il en mangea.
(Secong 21) - Citation :
- La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle mangea, elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il en mangea.
(TOB) - Citation :
- La femme vit que les fruits de l’arbre étaient agréables à regarder, qu’ils devaient être bons et qu’ils donnaient envie d’en manger pour acquérir un savoir plus étendu. Elle en prit un et en mangea. Puis elle en donna à son mari, qui était avec elle, et il en mangea, lui aussi.
(BFC) - Citation :
- La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea.
(Bible de Jérusalem) - Citation :
- Alors la femme vit que l’arbre était bon pour la nourriture et que c’était quelque chose d’enviable pour les yeux, oui l’arbre était désirable à regarder. Elle prit donc de son fruit et en mangea. Puis elle en donna aussi à son mari, quand il fut avec elle, et il en mangea.
(TDM) Dans cette dernière traduction il n’y a pas de référence au pouvoir que l’arbre pouvait donner. Est-ce un oubli y a-t-il plusieurs manuscrits ? |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Lun 28 Oct 2013, 17:11 | |
| Ce n'est sûrement pas un oubli, puisqu'il y a une note dans la NWT (édition précédente): “To look upon,” LXXSyVg. Lit., “to impart wisdom (intelligence; prudence). En français: “ à regarder ”, LXXSyVg. Lit. : “ pour donner de la sagesse (de l’intelligence, de la prudence). La nouvelle révision a changé desirable to look upon en pleasant to look at, ce qui rend la formule encore plus banale en anglais mais ne changera probablement pas grand-chose en français. Ce n'est pas non plus un problème de "manuscrits", contrairement à ce qu'on pourrait imaginer au vu de cette note. Le texte hébreu dit "massorétique" est un texte standardisé (au moyen-âge, d'après une standardisation "pré-massorétique" déjà bien entamée au IIe siècle), il y a donc très peu de variantes d'un manuscrit (massorétique) à l'autre (à la différence des manuscrits grecs du NT, beaucoup plus anciens, qui n'ont pas été standardisés avant l'époque byzantine). En fait cette note est ambiguë. D'une part les éditeurs semblent reconnaître que leur traduction ne rend pas "littéralement" le texte hébreu, qui signifierait ("littéralement", donc): "pour donner de la sagesse" (etc.) On pourrait par conséquent supposer que la référence aux versions anciennes (Septante grecque, Peshitta syriaque et Vulgate latine) opposée à ce sens ("littéral") du texte hébreu massorétique implique une conjecture textuelle, comme si ces versions (ou du moins la première) avaient elles-mêmes traduit un autre texte hébreu, aujourd'hui perdu, qu'on ne pourrait "rétablir" que de façon hypothétique, d'après les versions précisément. Dans une autre bible c'est ce que ça voudrait dire, mais ce n'est pas tellement le genre de la maison. Ce que ça signifie plus probablement, c'est que le traducteur (de la NWT) a choisi d'interpréter le (même) texte hébreu, qu'il ne remet pas en question, comme l'auraient interprété les versions anciennes. Auquel cas il est assez stupide d'indiquer l'autre option comme un sens "littéral"; c'est simplement une autre traduction/interprétation possible du même texte, avec un tout autre sens, que le traducteur signale mais qu'il n'a pas choisi de retenir. Maintenant, qu'est-ce que ça vaut ? Il n'est déjà pas évident que le texte de la Septante signifie ce que la NWT lui fait dire: ôraion estin tou katanoèsai, "il est plaisant à/pour considérer". Le verbe (katanoèsai / considérer) n'est pas aussi banal que "regarder", il a une connotation cognitive, réflexive, contemplative, intellectuelle ou sapientiale (cf. 42, 9, "observer, repérer, étudier", s'agissant d'espions; Exode 2,11, Moïse "observe" les malheurs d'Israël en Egypte avant d'agir; 19,21, le peuple "contemplerait" la manifestation divine sur la montagne; 33, 8, le peuple "contemple" Moïse entrant dans la tente de réunion; Nombres 32,8s, les espions "examinent" le pays, etc.). En tout état de cause, la seule question qui vaille, dans la mesure où la NWT ne postule pas de variante textuelle (du texte hébreu), c'est de savoir si le texte hébreu peut signifier quelque chose d'aussi anodin que "désirable à regarder" (qui du coup ferait double emploi avec la formule précédente, "enviable pour les yeux", sans rien y ajouter). Et c'est à mon avis très peu probable. Non seulement parce que le verbe en question (haskil, de skl) n'est jamais employé dans un sens de simple perception, mais parce qu'il appartient (comme la "connaissance" de l'arbre éponyme, comme le serpent "avisé") au vocabulaire de la sagesse avec lequel l'auteur joue délibérément. A mon sens, l'embarras que ce texte a donné aux traducteurs (de la Septante peut-être, de la Peshitta et de la Vulgate certainement, de la NWT manifestement) n'est pas tellement lié à la question du "pouvoir" de l'arbre: il suffit de lire le verset suivant, même dans la TMN, pour voir (!) que l'arbre a bel et bien un "pouvoir", qu'il fait "voir" et "comprendre". C'est plutôt un problème de cohérence narrative: comment la femme peut-elle pressentir que l'arbre va "donner du discernement" rien qu'en le regardant, avant même de manger le fruit ? Mais on pourrait aussi bien poser la même question pour la première formule: comment sait-elle, rien qu'en le regardant, avant même de manger le fruit, qu'il est "bon pour la nourriture" ? Selon moi c'est un faux problème issu d'une mauvaise lecture: que l'arbre donne la "connaissance" ou le "discernement", personne n'en doute, ni Yahvé ni le serpent, ni l'homme ni la femme. La question est de savoir si cette connaissance va être mortelle ou agréable. Aux yeux de la femme, elle (la connaissance elle-même, pas seulement l'arbre ou le fruit) paraît alors désirable. Spermologos |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Lun 28 Oct 2013, 17:12 | |
| Spermologos - Citation :
- Pour revenir au sujet: ce que, le nez sur le détail, j'ai oublié de dire hier, et qui me paraît le plus important avec un peu de recul, c'est que le récit de l'Eden, dans son genre faussement naïf et profondément humoristique, est très bien ficelé. L'entrée en "connaissance" résulte d'une approche graduelle, d'une progression en quelque sorte initiatique, depuis le v. 1. Le serpent est le premier contact avec la sphère de la connaissance, et plus on s'approche de l'arbre et du fruit, plus ses effets (d'abord exclusivement attrayants, même enthousiasmants) se font sentir. Donc l'idée que suggère le v. 6, "rien qu'à le regarder on se sent moins bête et ça fait du bien", me paraît tout à fait "voulue".
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| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mar 14 Jan 2014, 16:01 | |
| Au début, l’homme et la femme vivent comme les animaux, dans un état sauvage; ils sont nus, mais ne s’en rendent pas compte. Leur vie n’est structurée que par l’interdit divin de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cette interdiction est suivie de la sanction « Tu mourras ». On retrouve là le même enjeu que dans l’épopée de Gilgamesh : la question du pourquoi de la mortalité humaine.
L’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance pose question : est-elle une mise à l’épreuve ? Une confrontation de l’homme à ses propres limites ? Dieu pousse-t-il l’homme à la transgression ?
L’agent provocateur de la transgression est le serpent, animal qui tient un rôle important dans les mythologies en général. Il convainc la femme de manger le fruit de l’arbre de la connaissance en lui promettant qu’en le mangeant, la femme et l’homme seront “comme des dieux” (Gn 3,5).
La stratégie du serpent réussit et la femme mange le fruit, puis le fait manger à l’homme. Qui est le serpent ? Certainement pas le diable comme le veut l’interprétation chrétienne traditionnelle. On peut l’interpréter de plusieurs façons : il peut être une représentation du chaos ; un symbole phallique renvoyant à la fertilité ; un symbole de la sagesse et de l’immortalité, puisqu’il semble inverser le processus de vieillissement à chaque mue.
Dans le texte, en tous les cas, le serpent n’a pas d’autonomie totale car il fait partie des créatures de Dieu, mais joue le rôle d’agent provocateur. Il est intéressant que dans l’épopée de Gilgamesh la plante de jouvence est perdue à cause de l’intervention d’un serpent.
La connaissance nouvelle acquise en mangeant le fruit, fait prendre conscience à l’homme et à la femme qu’ils sont nus. Ils découvrent par là même qu’ils ont une sexualité différente de celle des animaux, et c’est cette prise de conscience qui les éloigne de l’animal et les rapproche des dieux. On retrouve là exactement le même motif que dans l’épopée de Gilgamesh, où Enkidu réalise qu’il est différent des animaux avec lesquels il vit en couchant avec la prostituée et en découvrant qu’il y a une sexualité propre à l’être humain.
On voit bien le parallèle entre l’épopée et le mythe de Genèse 2-3 : dans les deux cas, la distinction entre l’homme et l’animal passe d’abord par la prise de conscience, chez l’être humain, d’une sexualité qui lui est propre, une sexualité non animale, qui n’est pas liée aux cycles de reproduction de la nature. Dans les deux mythes, l’homme est différent dès le départ de l’animal, mais il ne le sait pas ; lorsqu’il le découvre, à travers sa sexualité, il passe alors de l’état sauvage à la civilisation et se rapproche des dieux.
http://icp.ge.ch/dip/fc/IMG/pdf/PO_373_Mythologie_Mediterranee.pdf |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mer 11 Nov 2020, 20:24 | |
| Le bien et le mal à l'origine.
Dans la genèse, l'homme reçoit un premier commandement qui est un interdit exprimé : "Le SEIGNEUR Dieu donna cet ordre à l'homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, car le jour où tu en mangeras, tu mourras" (2,16-17). Il est question, pour la première fois dans la Bible, du mal en relation avec le bien. L’arbre au fruit interdit, n'est dissimulé, il est donné à voir par Dieu.
Le seul capable de qualifier ce qui est bon, c'est Dieu : "Dieu vit alors tout ce qu'il avait fait : c'était très bon" (1,31). Dieu bénit et il dit le bien. Dieu produit le bien en créant. Plus tard, Dieu voit que ce n’est pas bien qu’Adam soit seul (2, 18), donc il ajuste sa création en vue du bien ; il fait une femme (Gn 2, 18) pour que l’homme ne soit plus seul. Enfin après la désobéissance, Dieu constate une malédiction (3, 14). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mer 11 Nov 2020, 22:12 | |
| Je préfère traduire "bon et mauvais" plutôt que "bien et mal", qui réduit la portée de l'expression ( tov/ra`) à un sens "moral", subjectif et actif, le bien ou le mal qu'on fait ou qu'on nous fait. "Le bon et le mauvais" peuvent sans doute signifier cela mais aussi bien d'autres choses, ce qui est bon ou mauvais pour quelqu'un ou quelque chose, le bonheur et le malheur, etc. L'accent portant finalement sur la "connaissance" comme discernement de toutes les différences, d'autant qu'en hébreu la juxtaposition des contraires est une expression fréquente de la totalité (bon et mauvais comme petits et grands, et ainsi de suite). On reste en tout cas dans un registre sapiential -- sagesse et connaissance qui distinguent en principe, avec le bon et le mauvais en tout genre, l'adulte de l'enfant, en passant notamment par la puberté et l'expérience de la sexualité, tout cela correspond bien aux évocations du récit et de ce qui lui ressemble dans la littérature du Proche-Orient ancien, comme il a été rappelé plus haut. Je ne reviens pas (trop) sur la distinction des deux récits (1,1--2,4a / 2,4b--3) dont nous avons si souvent parlé, qui à la fois doivent et ne peuvent pas être lus comme une "suite": suite textuelle de fait, mais non suite narrative puisque toute l'histoire recommence à zéro et autrement dans le second récit. De l'un à l'autre, comme on sait, l'appellation divine change: 'elohim et yhwh 'elohim, est-ce le même ou un autre, ou le même et un autre ? Toujours est-il que si le "mauvais" est cantonné au second récit (2,9.17; 3,5.22), le "bon", lui, appartient aux deux (1,4.10.12.18.21.25.31 / 2,9.12.17s; 3,5s.22). Quant à la double malédiction ( `rr) du serpent et de la terre (3,14.17: à la lettre ni la femme ni l'homme ne sont maudits; d'autre part le second récit ne connaît que la malédiction, le premier que la bénédiction), on peut hésiter en effet entre la "constatation" et l'"acte" de malédiction effective, ce qui se traduit habituellement en français par le choix de l'indicatif ou du subjonctif (maudit est, maudit soit): ce n'est pas le texte qui nous contredira, puisqu'il n'a pas de verbe conjugué (mot-à-mot "maudit toi", "maudite la terre"). Quoi qu'il en soit, l'équivoque est coextensive à la notion même de malédiction ou bénédiction (constatée, déclarée, prononcée de façon efficace ou "performative", appelée par l'invocation d'une puissance supérieure personnelle ou non, tous ces aspects de la bénédiction et de la malédiction communiquent entre eux). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 14:29 | |
| Le récit joue sur les points de vue, chaque personnage à sa propre connaissance du bon et du mauvais. Dieu justifie l’interdit de manger par le risque de mort qu’encourrait le transgresseur. L’ordre vise à faire perdurer la vie. Dans le récit (apparemment) Dieu ne sait pas si l’humain est bien ou mal disposé à son égard, si le choix qu’il fera sera le bon ou le mauvais. Le serpent laisse sous entendre que connaître le bon et le mauvais pour l’humain implique de dépasser les apparences trompeuses :
"le serpent dit à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais" (3,4-5).
Le désir d'"être comme Dieu" (ou être des dieux) pousse à transgresser l'interdit. A cet instant le premier couple humain semble savoir ce qui est bon, ce qui est pour leur bien ; ils pensent savoir qui, du serpent ou Dieu, est bien et veut leur bien. Remarquons que Dieu donne raison au serpent puisqu'il constate que l'homme connaît le bon et le mauvais :
"Le SEIGNEUR Dieu dit : L'homme est devenu comme l'un de nous pour la connaissance de ce qui est bon ou mauvais" (3,22).
D'un autre côté, les évènements futurs vont donner raison à Dieu, l’humain risque sa vie à vouloir connaître, seul, le bien et mal.
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 15:41 | |
| L'ambiguïté est quasiment à chaque ligne, ce qui contribue à la richesse du texte, qu'on peut lire mille fois sans jamais l'entendre exactement de la même manière.
Pour commencer, "Yhwh-'élohim" (qu'on peut bien traduire comme Yahvé-des-dieux, sur le modèle de Yhwh-çebaot, Yhwh-Teman, Yhwh-Shomron et consorts, nonobstant l'incompatibilité présumée des noms propres avec l'état construit, cf. tous les "Baal-de-X ou Y") n'est pas simplement "Dieu", on peut le comprendre comme le représentant des dieux(-qui-connaissent-le-bon-et-le-mauvais); mais en régime monothéiste on peut aussi y voir le dieu unique, "Dieu" en français, et alors on passe de "vous serez comme des dieux qui connaissent le bon et le mauvais" à "vous serez comme Dieu en connaissant le bon et le mauvais", sans qu'une lettre ni même une vocalisation ne change en hébreu (il suffit de rapporter le participe pluriel yode`im, "connaissant[s]", au pluriel de "vous" plutôt qu'à celui d''elohim).
De même pour la triangulation vie-mort-connaissance (du bon et du mauvais): l'arbre au milieu du jardin est tantôt celui de la vie et tantôt celui de la connaissance; la mort peut s'entendre a priori comme conséquence (automatique) de la manducation / du fruit / de l'arbre / de la connaissance, OU comme châtiment (sous-entendu: exécuté par Yahvé) de la désobéissance: en fait (dans le récit) elle n'arrive sous aucune de ces deux formes, mais comme connaissance, de la nudité d'abord puis de la mort à venir -- à la lettre pour l'homme seulement, ni pour le serpent nu et avisé ni pour la femme, qui assurent différemment la continuité de la vie (de la vie éternelle qui échappe à l'homme, comme le serpent emportant la plante de vie dans Gilgamesh; de la vie mortelle qui se perpétue par la femme, mère de tous les vivants): l'avertissement-menace "tu mourras" ne se réalise en définitive, le "jour" même, que sur le mode de la connaissance (de la mort): "tu connaîtras / sauras que tu vas mourir" (comme dirait Qohéleth). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 16:25 | |
| " Le SEIGNEUR vit que le mal des humains était grand sur la terre, et que leur cœur ne concevait jamais que des pensées mauvaises" (6,5)Au temps de Noé, tout va de mal en pis, pour la première fois, Dieu "voit" non plus que cela était bien ou très bien comme lors de la création, le mal qui se multiplie. Dans ce texte, il question du cœur humain comme siège du mauvais, alors que le v 6 indique que le cœur de Dieu "affligé", le cœur des hommes et celui de Dieu sont dissonant. Le cœur de l’homme fomente le mal. et dans le même temps le cœur de Dieu est affligé et il regrette d'avoir fait les humains. Dans cette circonstance, c'est Dieu qui s’ajuste aux décisions de l’homme. Seul, "Noé trouva grâce aux yeux du SEIGNEUR" (6,, Il est considéré comme juste, ce qui ,lui permet de se tenir devant Dieu, sans se cacher de Lui (Gn 3, . En (8,21) Dieu arrive au constat suivant : "le cœur des humains est disposé au mal depuis leur jeunesse" qui s'accompagne d'une prescription, l'homme peut manger de la chair animale sans son sang. Autrement dit, Dieu prend en compte la violence humaine. La prescription première de donner la vie demeure. En fait Dieu met en pratique le Ps 119,30 : "J'ai choisi la voie de la probité ; je me conforme à tes règles". Dieu n'a pas le choix, il doit s'adapter aux humains et à leurs tendances. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 16:56 | |
| Les points de contact entre le(s) récit(s) du déluge et celui de l'Eden (auquel se rapporte a priori le présent fil) sont limités: le mal/mauvais (r`-ra`) revient en effet en 6,5 et 8,21, dans une contradiction formelle qu'on a maintes fois soulignée (même raison de détruire et de ne pas détruire), le bien/bon (twb-tov) en 6,2 (les filles des hommes qui étaient "belles" ou "bonnes", comme ça se redit depuis quelque temps). Mais je ne suis pas sûr que ça apporte grand-chose à "l'arbre de la connaissance du bien et du mal" (ou du bon et du mauvais) de 2,4b--3. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 17:01 | |
| D’où la femme tire-t-elle ses connaissances de la loi ?
Si l’on compare la citation des paroles divines par la femme à ce que le Seigneur Dieu avait dit lui-même au chapitre précédent, on ne peut qu’être frappé par une série de divergences. En plus de l’articulation différente du don et de l’interdiction, déjà mentionnée, on pourrait énumérer les détails suivants :
Dieu avait parlé des arbres alors que la femme met en avant le fruit des arbres ;
Dieu avait formulé sa règle au singulier : « Tu ne mangeras pas » mais la femme évoque un discours au pluriel : « Vous ne mangerez pas » ;
Dieu avait interdit un arbre nommé, « l’arbre de la connaissance du bien et du mal », mais pour la femme il s’agit d’un arbre localisé : « l’arbre qui est au milieu du jardin » ;
Dieu avait interdit de manger, alors que la femme ajoute une interdiction de toucher ;
La sanction de la transgression est formulée comme une punition par Dieu : « le jour où tu mangeras de l’arbre, tu mourras certainement (mot tamut : La conséquence de l’acte de manger du fruit interdit est formulé comme le verdict d’un juge, cf. Gn (...) ) », mais comme une conséquence par la femme : « (ne mangez pas…) de peur que vous ne mouriez ». Comment faut-il expliquer ces écarts ? Un lecteur européen sera tenté d’y voir de simples variations stylistiques. Mais ce serait méconnaître les voies de la narration biblique. Les récits bibliques sont extrêmement concis, et tout détail est signifiant. Si la citation du discours divin faite par la femme diverge des paroles que le récit avait attribuées directement à Dieu, c’est qu’il y a une raison. Le lecteur est censé combler les blancs du récit afin de restituer la logique des faits narrés. Comment donc expliquer les écarts signalés ?
https://journals.openedition.org/rsr/1396 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 12 Nov 2020, 21:41 | |
| L'argumentation ne me convainc guère: la Genèse dans son ensemble n'est certainement pas gouvernée par l'idéologie dominante (disons deutéronomiste) de la Torah (je parle de la Torah-loi, non de la Torah-livre dont la Genèse fait partie), elle y résiste au contraire de multiples façons (monothéisme inclusif qui permet le dialogue entre les Patriarches et les "païens" se référant au même dieu ou "Dieu" sous des noms différents, multiplicité des sanctuaires, des autels et des stèles qui seront précisément réprouvés par le Deutéronome, etc.); d'autre part, si l'on peut juger que les chapitres 12 et suivants (à partir de la vocation d'Abraham) sont orientés vers "Israël", dont ils expliquent en effet la formation, les chapitres 1--11 ont clairement en vue, par contraste, l'humanité tout entière, comme le fond universel sur lequel le destin particulier d'Israël se détache, très relativement d'ailleurs -- toute référence à la Torah spécifique d'Israël me paraît donc hors de propos dans les "récits des origines". Surtout, l'anachronisme moral qui consiste à analyser le fonctionnement du récit selon des critères modernes (égalité des sexes qui va de soi, erreur d'un Adam "macho" qui aurait traité sa femme en mineure) me semble franchement ridicule: jamais l'AT ne sort d'une perspective de l'inégalité des "genres", les exceptions féminines héroïques confirment la règle générale, dont le récit de l'Eden assure d'ailleurs la fondation légendaire. Anachronisme aussi, quoique plus subtil, de l'"anthropocentrisme" implicite qui conçoit d'emblée la "création" comme un "don" (généreux, désintéressé, gratuit) de "Dieu" à l'"homme", comme si ce dernier en était l'unique bénéficiaire et destinataire. Comme dans la plupart des mythes du Proche-Orient ancien (Enuma elish p. ex.), les dieux n'agissent que pour eux-mêmes, "l'homme" n'est créé que parce qu'il doit leur servir à quelque chose (même si c'est un mauvais calcul): "image" du ou des dieux dans le temple cosmique pour le premier récit, jardinier du jardin des dieux dans le second...
Ce que je concéderais toutefois, et qui me paraît intéressant, c'est l'idée que la modification (mille fois relevée) du commandement entre les chapitres 2 et 3 (qu'on attribue cette modification à l'homme ou à la femme) pointe ironiquement vers la tendance à l'inflation légaliste, qui n'a pas attendu le pharisaïsme et que les auteurs de la Genèse, souvent critiques à l'égard de la Torah-loi comme on l'a vu, peuvent déjà aisément discerner dans celle-ci. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Ven 13 Nov 2020, 12:52 | |
| Dans le premier récit de la Genèse il nous est raconté que l’acte divin de Création se manifeste de deux façons : par l’acte de distinguer et par celui de séparer. Or, l’arbre dont il est interdit de manger le fruit – arbre de la connaissance du bien et du mal – recèle dans sa dénomination même l’idée de mélange. Le mot « connaissance » en hébreu désigne, en effet, aussi bien l’appropriation d’une donnée par l’intellect que l’union charnelle, cet instant où deux corps fusionnent. La notion de connaissance est donc aussi liée au sexuel. Ici la connaissance portant à la fois sur le bien et le mal, la conjonction « et » vient s’ajouter et renforcer cette idée de mélange due à la polysémie du mot. Manger du fruit de l’arbre aurait alors pour sens incorporer, prendre en soi les valeurs intrinsèques de ce fruit que sont la fusion et le mélange, c’est-à-dire, dans la perspective de l’éthique du judaïsme, le mal, le mauvais, alors que la séparation, l’écart, le manque sont au contraire ce qui est au fondement du projet de la Création divine : l’acquisition du bien et du bon. Le premier homme serait donc placé devant l’alternative, soit de soutenir l’épreuve énigmatique qui consiste à déchiffrer et à transmettre la connaissance initiale du bien pour continuer à vivre dans un Éden où l’effort de séparation entre le bien et le mal n’existerait pas, soit d’expérimenter une vie où il n’y a pas de bien sans mal, ni de mal sans bien. La voie de passage à la complexité du monde ne relève pas de l’autodétermination du genre humain, mais de la transgression ou non d’une loi qui lui est extérieure, et à laquelle, en revanche, il lui appartient d’obéir ou non. Il s’agit là d’une décision qui est l’expression de la liberté humaine, mais aussi d’une tentation que la Tradition a rendue concrète sous l’aspect d’un serpent, et que l’iconographie représente le plus souvent enroulé autour de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2009-1-page-20.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Ven 13 Nov 2020, 14:29 | |
| J'éviterais pour ma part d'utiliser un élément du premier récit (qui n'est d'ailleurs pas forcément le premier dans le temps), en l'espèce le leitmotiv sacerdotal de la distinction-séparation (sur le modèle des antithèses pur / impur ou sacré / profane, qui d'ailleurs ne sont pas interchangeables entre elles et moins encore avec bon / mauvais ou bien / mal), pour interpréter le second -- et inversement. Il est vrai que la juxtaposition des deux récits rend ce genre de jeu intertextuel non seulement possible, mais inévitable (même si le rédacteur, ou le compilateur, n'avait pas prévu la psychanalyse).
Même à prendre la formule à la lettre, "connaître bon et mauvais" c'est autant les "distinguer" et les "séparer" (à supposer qu'on puisse distinguer, ou séparer, l'un de l'autre) qu'"expérimenter leur mélange" -- l'un, de fait, ne va pas sans l'autre. Et ce n'est pas plus "mauvais" que "bon". |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Ven 13 Nov 2020, 14:53 | |
| D’ailleurs, pour pousser l’analyse un peu plus loin, la véracité des paroles du serpent s’avère toute relative. Il est vrai que les humains ne meurent pas après avoir mangé le fruit de l’arbre. Mais la transgression du commandement de Dieu opère tout de même un changement radical de l’atmosphère. Avant la transgression, la vie de l’homme progresse d’émerveillement en émerveillement : le jardin avec ses arbres, les animaux et la femme sont présentés comme autant d’éléments qui permettent à l’être humain de déployer son potentiel, de montrer ce qu’il sait faire. Dieu s’empresse de deviner les désirs de son protoplaste et d’y répondre. Après la transgression, l’attitude de Dieu change radicalement. De parent soucieux il se transforme en juge implacable : il instruit son procès et prononce son verdict sans hésiter. L’humain est chassé loin du jardin. Les rapports qu’il entretenait avec la nature, avec les animaux et dans son couple sont profondément compromis. L’autre affirmation du serpent aussi est problématique : Vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. Les yeux des humains s’ouvrent en effet, et que voient-ils ? Qu’ils sont nus ! La belle découverte ! Le récit se fait ici ironique. Les premiers humains sont « comme des dieux », puisqu’ils connaissent le bien et le mal – Dieu lui-même le confirme –, mais cette connaissance, il faut bien le constater, ne leur est d’aucune utilité pratique.
À un niveau plus abstrait, les avis exprimés par le serpent projettent une vision du monde qu’on pourrait qualifier de magique (ou de mythique). Dans cette vision, les dieux sont puissants par leur intelligence et leur longévité – particulièrement ce Dieu auquel les premiers humains ont eu affaire. Mais Dieu n’est pas le roi de l’univers : il existe des forces, primitives et inexplicables, qu’il ne contrôle pas. L’univers est complexe et imprévisible. L’homme rusé, voire in casu la femme rusée, pourra trouver son chemin si elle s’émancipe de Dieu, si elle fait ses propres choix et s’y tient résolument. Cette vision du monde s’oppose en bloc à la vision développée ailleurs dans le Pentateuque, y compris dans les premiers chapitres de la Genèse. Le récit montre clairement que les arbres situés au milieu du jardin sont créés par l’Éternel Dieu : s’ils incorporent des forces inexplicables, c’est parce que Dieu les y a placées. Le serpent lui-même est l’un des animaux que Dieu a créés. Le mystère de l’univers n’est pas quelque chose qui échapperait au contrôle de Dieu, mais qui, au contraire, émane de sa propre nature. Le monde est complexe, certes, mais le moyen d’aller de l’avant est d’avoir confiance en Dieu : tout le reste suivra. L’opposition de ces deux visions est manifeste comme l’est leur évaluation : le discours du serpent, malgré sa séduction, est sans fondement ; seule l’autre vision s’enracine dans la réalité telle qu’elle est présentée dans le récit biblique. https://www.academia.edu/29065067/L_arbre_de_la_connaissance_du_bien_et_du_mal_dans_son_contexte_biblique |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Ven 13 Nov 2020, 16:13 | |
| Les objections que j'ai exprimées hier au premier article de Joosten vaudraient aussi pour celui-ci, même s'il évite l'anachronisme le plus grossier (l'aspect "féministe" de l'interprétation, pour le dire trop vite). Le problème majeur restant à mon sens, ici comme dans une grande partie de l'exégèse biblique, "Dieu" et sa majuscule (en français), ce monolithe d'impensé(e) -- non seulement bloc signifiant-signifié-référent, mais aussi auteur-narrateur-personnage-locuteur -- qui neutralise toutes les différences de l'écriture: Yhwh-'elohim dans le récit de l'Eden, est-ce "Dieu" tel que l'entend un chrétien ou un post-chrétien, telle est la première question qui n'est même pas posée.
Il y aurait pas mal de détails techniques à discuter, sans grand intérêt dans le cadre du présent forum; le seul qui mérite peut-être réflexion, c'est de savoir si le verbe çwh, "ordonner, commander", est ou non à mettre en relation avec son dérivé miçwa, le "commandement" dans le cadre de la Torah(-loi). Du point de vue de l'usage de la Genèse en général c'est douteux: "Dieu" n'est pas le seul à "commander" (2,16; 3,11.17; 6,22; 7,5.9.16; 21,4), ni les Patriarches à relayer ses "commandements" (18,19; 27,8; 28,1.6), il y a aussi Pharaon (12,20; 45,19; 47,11), Abimélech (26,11), Jacob (32,4.17.19; 49,29.33) ou Joseph (42,25; 44,1; 45,19; 50,2.12) qui "ordonnent" ou "commandent" à des subalternes, sans aucun rapport avec un "commandement" divin ou religieux, encore moins avec une "loi". Toutefois il n'est pas impossible que dans le récit de l'Eden le "commandement" divin (2,16; 3,11.17) fasse allusion à ceux de la Torah, mais alors à mon avis la référence serait ironique, d'autant que le contenu du commandement change (dans la ligne de l'"inflation légaliste" que j'évoquais plus haut). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Lun 16 Nov 2020, 15:33 | |
| La pomme de discorde, si j’ose dire, est surtout le sens de l’arbre du connaître bien et mal et de son interdiction.
1. Certains prêtent à l’arbre un rôle purement fonctionnel dans le récit. Ainsi, pour Franz Delitzsch et David Kidner, l’arbre confère la connaissance du bien et du mal au sens où l’obéissance à l’ordre divin fait connaître le bien, tandis que la désobéissance fait connaître le mal comme sa conséquence. Mercedes Navarro y voit seulement une annonce par Dieu de la mort qui se produira de toute façon, l’interdit servant à attirer l’attention sur l’arbre5. En ce sens, plusieurs auteurs modernes voient l’ordre comme le lieu d’une transgression émancipatrice et donc nécessaire.
2. Aujourd’hui, l’idée que cet arbre symbolise le discernement moral ou la connaissance de la différence entre bien et mal a été abandonnée. Mais à la fin du XIXesiècle, Karl Budde la défendait encore. À l’opposé, Julius Wellhausen donnait un sens concret aux termes « bien et mal », le bien étant ce qui aide l’homme, et le mal, ce qui le blesse, la connaissance de l’un allant de pair avec la connaissance de l’autre. Dans une optique analogue, des auteurs plus récents proposent une lecture sapientielle: la connaissance serait un savoir fonctionnel sur ce qui fait du bien et du mal dans l’existence et qui permet de réussir (comme le pense la femme en 3,6). Claus Westermann adopte ce point de vue à la suite de J. Pedersen.
3. D’autres auteurs, davantage sensibles à ce qui suit immédiatement dans le texte, à savoir la création de la femme, accordent une portée sexuelle à la connaissance : il s’agit au fond de connaître la différence entre les sexes et de se rendre ainsi capable de procréer, ce qui fait que l’homme et la femme deviennent comme Dieu. Hugo Gressmann proposait cette hypothèse il y a plus d’un siècle. Il a été suivi par plusieurs: Joseph Coppens, Moshe Weinfeld, plus récemment Alain Houziaux ou encore Ellen van Wolde.
Tous les auteurs nommés jusqu’à présent n’expliquent pas pourquoi l’arbre en question est interdit. Pour quelques-uns même, la question est déplacée : on ne demande pas la raison d’un tabou. Parmi les autres, une explication fréquente consiste à dire que l’auteur (souvent le Jahviste) pensait que la connaissance constitue le privilège de Dieu – l’explication du serpent étant dès lors prise pour argent comptant –, tandis que d’autres retiennent une hypothèse plus fonctionnelle : Dieu veut mettre à l’épreuve l’obéissance de l’homme. Mais on trouve aussi une explication plus positive : Dieu met à l’humain une juste limite14, il veut le protéger des conséquences négatives de l’accession à la connaissance, «prévenir la souffrance et la misère humaines qui seraient la conséquence inévitable du pouvoir de discrimination » ; ou encore, il tente de le préserver de la mort ou de la conscience malheureuse de la mort liée à l’exercice de la sexualité. https://www.researchgate.net/publication/272439716_Le_precepte_d%27Adonai_Dieu_en_Genese_216-17 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Lun 16 Nov 2020, 18:48 | |
| L'exégèse francophone a décidément tendance à réciter du Lacan (ou du sous-Lacan) quel que soit le texte, ou le prétexte: le désir, le manque, la castration, la coupure symbolique, la perte de l'objet, la loi de l'Autre, quand on a commencé à les voir quelque part on les voit partout, au point de ne plus rien pouvoir lire (d'autre). Comme toutes les modes intellectuelles, ça passe (parfois lentement), et les textes restent (un peu plus longtemps).
Ainsi que je le suggérais plus haut, je crois qu'il faut avant tout éviter -- bien que ce soit difficile pour un commentateur chrétien -- d'identifier purement et simplement le dieu du récit (yhwh-'elohim), personnage, acteur et locuteur, au "Dieu-amour" chrétien omniscient, omnipotent et omniprésent, qui est à l'abri de toute erreur, de toute surprise et de tout danger et ne peut créer ou agir, si encore il le peut, que de façon désintéressée -- sans quoi le récit n'a plus aucun sens (on peut en dire autant de ceux du déluge ou de la tour de Babel, par exemple); pas besoin non plus de le "diaboliser" ni de diviniser le serpent en renversant le dualisme traditionnel, comme l'a fait un certain gnosticisme. Une fois écartés (même provisoirement) de tels présupposés anachroniques, le récit se lit très bien: le "connaître bon-et-mauvais" est, comme son nom l'indique, une faculté ambivalente, utile et néfaste à la fois (on pourrait parler de pharmakon, au risque cette fois de réciter Derrida), que "l'homme" possède comme il l'acquiert, pour le meilleur et pour le pire, à ses risques et périls, et dont il ne peut tenir pour responsable nul autre que lui-même. C'est à mes yeux une "leçon" amplement suffisante, et plutôt sapientiale, sinon philosophique, que théologique (ça en dit davantage sur "l'homme" que sur "Dieu").
Plus généralement, parce que nous avons reçu "la Bible" comme livre sacré d'une religion monothéiste, nous avons tendance à faire de "Dieu" le sujet ou l'objet principal de tous ses textes, que ceux-ci semblent s'y référer un peu, beaucoup ou pas du tout, et le cas échéant de telle ou telle manière. Nous ne les lisons pas comme nous lisons d'autres textes de l'Antiquité qui pouvaient évoquer les dieux de façon accessoire, au service d'une intention dominante qui n'avait rien de "théologique" (p. ex. sapientiale ou philosophique, politique, morale, etc.). Nous n'allons pas chercher dans la légende de Prométhée une doctrine sur Zeus ou sur les Titans, mais une réflexion sur la condition humaine, la connaissance, l'intelligence, la technique, la culture ou la civilisation; curieusement, ce savoir-lire se volatilise dès que nous ouvrons "la Bible" où nous nous attendons surtout, voire exclusivement, à de la "théologie": il y en a, certes, mais beaucoup moins qu'on le croit habituellement; et tant d'autres choses qui, pour n'avoir rien de "théologique", n'en sont pas moins intéressantes. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mar 17 Nov 2020, 11:08 | |
| Le texte d'Ez 28 applique au roi de Tyr un mythe de l’homme pri-mordial installé dans un jardin qui comme en Gn 2-3 s’appelle Eden(mot signifiant « volupté, désir, plaisir »). On pense souvent quel’identification de cet être primordial avec le roi de Tyr résulte d’un développement secondaire, ce qui est tout à fait possible.En Ez 28, l’être primordial est un être solitaire, comme Adam au début de son séjour dans le jardin, mais contrairement à Gn 2, il est un être parfait, plein de sagesse. C’est une différence importante d'avec Gn2-3, où c’est justement l’acquisition de la connaissance du bien et du mal qui devient l’enjeu de la tentation qui mène à l’expulsion du jardin. En Ez 28 cette connaissance fait partie de l’équipement originel de l’être primordial.
https://www.academia.edu/3327531/T_R%C3%B6mer_Le_Jardin_dEden_entre_le_Ciel_et_la_Terre_JA_300_2012_pp_581_593 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mar 17 Nov 2020, 11:59 | |
| Excellent résumé de la question. Ce qui fait à mon avis la qualité des présentations de Römer, outre son génie personnel et la maîtrise de sa discipline, c'est qu'il a su se dégager beaucoup mieux que la plupart de ses collègues (spécialistes de l'AT) de toute "théologie" (au sens de mon post précédent): il y était sans doute moins attaché dès le départ -- je me souviens l'avoir entendu raconter, il y a longtemps, qu'il n'avait pas choisi ses études par goût de la théologie ni du pastorat -- mais l'évolution est quand même sensible depuis ses premiers travaux (p. ex. Le Dieu obscur) qui s'adressaient plus classiquement à un public chrétien sur un ton, au final, "édifiant". Quand on ne cherche plus systématiquement un "Dieu" juif ou chrétien dans les textes bibliques, mais qu'on les rapporte plutôt à la littérature contemporaine polythéiste, au moins comme "fond" d'un monothéisme émergent, on les comprend aussitôt beaucoup mieux.
Une chose qu'il ne souligne pas dans cet article, mais qui ressort clairement des citations de Gilgamesh (en particulier celle qui est au tournant des pages 582-3), c'est une fascinante triangulation intertextuelle Gilgamesh / Genèse 2--3 / Qohéleth, qui embrasse potentiellement plus d'un millénaire et au moins plusieurs siècles (si l'on se limite à la version akkadienne de Gilgamesh, connue en Israël, de l'époque assyrienne à l'époque hellénistique): non seulement elle confirme le caractère essentiellement sapiential du récit de l'Eden (déjà évident à l'analyse du vocabulaire: la connaissance, l'arbre de vie, la sagacité ou le caractère "avisé" du serpent, etc.), mais aussi sa tendance paradoxalement anti-sapientiale ou autocritique: la sagesse critique de la sagesse, trait fondamental de Qohéleth: là aussi, ambivalence de la connaissance bonne et mauvaise, qui rend malheureux et guérit du malheur. |
| | | free
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| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mar 17 Nov 2020, 12:55 | |
| L'"arbre de la connaissance" de la Genèse n'est pas celui du bien opposé au mal, mais un arbre bon et mauvais, vie et mort mélangés On traduit généralement l'arbre de connaissance biblique ('etz bada'at tov vara') par L'arbre de la connaissance du bien et du mal, mais le bien et le mal n'y sont pas séparés. Dans sa source, il n'est pas non plus séparé de l'arbre de vie. Toutes les composantes de la libido y sont mélangées : les sens, la conscience, le sexe (par connaissance directe ou indirecte), les pulsions, le désir, le bonheur, le malheur, le bien, le mal, les satisfactions, la jouissance, le plaisir, l'innocence, la culpabilité, le bonheur ou la béatitude, le malheur, la souffrance et la mort. Il est ambivalent, comme la connaissance ou la science elle-même, qui peut être constructrice ou destructrice, ouverte ou fermée. Le bien, le mal, la vie, la mort n'existent pas en tant que tels, ils dépendent du point de vue de qui les observe, particulier ou universel. Quand il est dit : "Du jour où tu en mangeras, mourir tu mourras" (Gn 2:17), c'est pour dire qu'on ne doit pas vivre sa vie pour mourir, mais mourir en son temps. Il est une réserve de sagesse, un remède difficilement accessible, mais disponible. Sa sève attend qu'on se l'incorpore, qu'on la fasse parler. Après l'expulsion, aux portes de l'Eden, l'arbre est gardé par deux chérubins, menaçants mais enlacés, qu'on retrouvera dans le Saint des Saints du sanctuaire. https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1002150000.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Mar 17 Nov 2020, 13:23 | |
| C'est "ha-da`at" (article, la connaissance ou le connaître) et non "ba-da'at" (sans doute une erreur de reconnaissance des caractères dans le scan du livre cité). "L'arbre du connaître-bon-et-mauvais" est sans doute la moins mauvaise traduction... (l'interprétation adverbiale de Wénin, supra hier, "connaître bien et mal" éventuellement au sens de "bien connaître ou mal connaître", me semble très improbable du point de vue de la syntaxe hébraïque).
L'effet d'identification ou de distinction, de superposition ou de dédoublement des arbres (ou de l'arbre) résulte simplement du fait que le texte leur assigne la même place ("au milieu du jardin", 2,9; 3,3): on l'explique habituellement (p. ex. Westermann) par un développement rédactionnel du récit, qui aurait porté sur un seul arbre au début et deux à la fin du processus. Quoi qu'il en soit il sert très bien l'ambivalence de l'ensemble. Pour les références sapientiales à l'arbre de vie, cf. Proverbes 3,18; 11,30; 13,12; 15,4: la connaissance-sagesse est et n'est pas la vie, ainsi peut se résumer la leçon de l'Eden, à la fois sapientiale et anti-sapientiale. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 19 Nov 2020, 14:54 | |
| « Dieu fit pousser l’arbre de vie au milieu du jardin ». La Sagesse créatrice partagée
La Sagesse est un arbre de vie pour qui la saisit, et qui la tient devient heureux » (Livre des Proverbes, 13, 14). Le jardin dit une certaine idée du bonheur. Il dit aussi une certaine idée du monde. Pour la Bible, c’est la sagesse qui permet à la fois de « cultiver » le bonheur et de cultiver le monde. Cette sagesse n’est pas spéculative. Elle est un savoir faire, un savoir vivre et un savoir vivre heureux. Mais elle n’est pas que le fruit de l’effort humain pour connaître le monde et y conduire sa vie : elle est avant tout un don reçu de Dieu, le seul Sage, qui aime à partager sa sagesse avec les hommes. Sagesse créatrice, sagesse artisane, elle se manifeste dans les œuvres de la Création et, de manière éminente, dans la Loi qui, en ajustant l’homme à Dieu, le rend semblable « à un cours d’eau qui conduit au paradis » (Siracide, 24, 30). En l’identifiant à la Sagesse divine, les auteurs du Nouveau Testament reconnaîtront en Jésus-Christ l’artisan de la première et de la nouvelle création, le don inconditionnel d’une Sagesse qui inaugure le retour au jardin. https://www.louvre.fr/sites/default/files/medias/medias_fichiers/fichiers/pdf/louvre-programme-detaille-colloque-quotsagesse.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'arbre de la connaissance du bien et du mal Jeu 19 Nov 2020, 15:53 | |
| C'est en effet tout le programme de la "sagesse", et de la "philosophie" qui en découle, et du christianisme qui les réunit et les oppose à sa manière, que de réconcilier la "connaissance" et la "vie", dont l'antinomie ne cesse pourtant de resurgir. Jusque dans les derniers tableaux de l'Apocalypse où le "jardin" se superpose à la "ville", lieu de la sagesse et de la technique, de l'art et de l'artisanat, du culte et de la culture depuis toujours (cf. p. ex. Gilgamesh). Tout cela est à la fois immémorial et d'une brûlante "actualité". A peu de choses près, on pourrait dire de la "technique", qui relève de la "sagesse" (et de la "connaissance"), ce qu'on a dit du langage (ce n'est d'ailleurs pas vraiment autre chose, je repense à G. Vahanian qui appelait le langage "la technique des techniques"): dans les récits de création elle n'est pas pensée comme telle, elle va de soi: dès le premier récit les animaux domestiques et les céréales sont des "espèces" "créées" comme les autres, l'idée d'un travail humain de domestication n'effleure pas les auteurs; comme le dieu dès le premier récit, l'homme, la femme ou le serpent dans le second parlent tout naturellement, et de même la technique est là -- couture des feuilles, tannage des peaux, épée et toute la métallurgie qu'elle suppose -- sans que personne se demande pourquoi ni comment... il faut attendre la généalogie de Caïn (et les développements hénochiens du déluge, autour du mythème des "fils de[s] dieu[x]") pour en avoir, après coup, une "explication" (ou "étiologie"; qui bien sûr ne fonctionne pas pour les textes de "création" supposés antérieurs, du fait de l'organisation générale de la Genèse). |
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