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| sic et non | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: sic et non Sam 07 Mai 2016, 20:32 | |
| Car le Fils de Dieu, Jésus-Christ, qui a été proclamé en/parmi vous par moi, Silvain et Timothée, n'est pas devenu "oui et non": en lui c'est "oui" qui est advenu ( une fois pour toutes, définitivement, nuances possibles du "parfait" grec) . Autant qu'il y ait en effet de promesses de Dieu, c'est en lui qu'[est] le "oui". Voilà pourquoi c'est aussi par lui que l'amen est par nous [dit] à Dieu, pour [sa] gloire.2 Corinthiens 1,19s (traduction un peu plus "serrée" et "heurtée" que d'habitude). La question de l'ambiguïté, ou a contrario de l'univocité (univoque, équivoque, plurivoque), évoquée ailleurs, m'a rappelé ce texte que je trouve, à le relire, remarquable. - D'abord par son allure d'axiome théo-christo-logique -- bien que l'occasion en soit plutôt anecdotique, puisqu'il s'agit pour "Paul" de justifier un changement de projet et de parcours, au sens le plus banal de ces termes, par rapport à ce qu'il avait précédemment annoncé (v. 15ss; cf. 1 Corinthiens 16,5s); de s'en justifier en principe, avant même d'en expliquer des raisons précises (voir la suite), et sur le mode d'un "je ne change pas d'avis, même si je change d'avis", susceptible de recouvrir autant de mauvaise foi que de complexité ou de profondeur sincères. - Ensuite, parce qu'il renvoie le lecteur à d'autres "lieux" célèbres du NT, émanant de "milieux" proto-chrétiens passablement différents, voire antagonistes ("anti-pauliniens"): ainsi le "oui-oui/non-non" opposé aux serments dans le Sermon sur la Montagne (Matthieu 5,37) et l'épître de Jacques (5,12); ou encore l' Amen devenu titre christologique dans l'Apocalypse (3,14). Echos indistincts de débats théoriques et pratiques entre les diverses composantes du "christianisme primitif", qui utilisent très différemment des formules similaires, et dont nous ne percevons certainement pas tous les enjeux. - Enfin, parce que cette protestation d'univocité ou de simplicité (dont le sens d'ailleurs se dédouble aussitôt, entre un "oui" qui validerait les promesses de Dieu aux hommes et un "amen" qui contre-signerait la réponse des hommes à Dieu) étonne ou fait sourire sous la plume d'un virtuose de la contradiction paradoxale ou dialectique (ce texte même en est exemplaire), surtout autour de la figure du Christ crucifié-ressuscité (pas plus loin que 1,3ss; 2,14ss; cf. 1 Corinthiens 1,18ss); d'un "auteur" qui semble parfois redouter autant de se (faire) comprendre que de ne pas être compris (v. 13s), et qui, pour affirmer ici l'univocité d'un "oui" en dépit d'apparences contraires, doit passer par le détour ou la contorsion d'un non redoublé (double double négation ou sur-dénégation, non seulement du "non" mais du "oui et non", v. 17s). Cela appellerait naturellement beaucoup de clichés anachroniques, de la réponse de Normand à la réponse de jésuite, en passant, dans mon cas, par "l'hôpital qui se moque de la charité" -- c'est dire qu'il y va de ma part, en cette relecture, d'autant de sympathie "narcissique" que d'auto-dérision... Il y aurait une saisie "classique" et "abstraite" (ou substantive) de ce type de structure paralogique (de passage, en contrebande, du "oui et/ou non" au "oui" tout court): tout change, sauf le changement même; tout se contredit, hormis la contradiction. Seule l'équivoque pleinement et ouvertement assumée "en tant que telle" serait univoque -- mais ne cesserait-elle pas, du même coup, d'être opérante "en tant que telle", comme équivoque ? Toujours est-il qu'ici "Paul" paraît refuser cette "facilité" (à supposer que c'en soit une) dont il est pourtant coutumier. Le Christ, quelque paradoxale que soit sa manifestation (sagesse sous l'espèce contraire de la sottise, puissance sous l'espèce contraire de la faiblesse, vie sous l'espèce contraire de la mort, victoire sous l'espèce contraire de l'échec, gloire sous l'espèce contraire de l'humiliation, etc.), relèverait au fond d'une positivité simple et univoque ("oui" et non "non" ni "oui et non") que seule son apparition en ce monde contraindrait à l'apparence -- trompeuse quoique révélatrice, c.-à-d. avérante ou productrice de vérité -- de la contradiction. Si engagé (ou empêtré) qu'on soit dans la complexité et les contradictions, il y a toujours quelque part (et jamais bien loin) un "point de vue" d'où tout paraît à nouveau simple, cohérent, univoque, comme si rien n'avait jamais cessé de l'être. Point de vue d'une origine ou d'une fin absolue, d'un ciel surplombant ou d'une profondeur fondatrice, qu'on l'appelle "Dieu", "Christ" ou Logos, Être ou Néant, Temps ou Eternité, Un, Vérité, Lumière, Amour, Absolu ou Indifférencié. Indifférent en effet aux différences, invulnérable à la négation et à la contradiction, puisqu'en lui les opposés coïncident (comme dirait Nicolas de Cues, prolongeant le Sic et non -- oui et non -- d'Abélard) ou plutôt se résorbent en perdant leur sens distinctif. N'empêche qu'il y a mille manières de dire oui (même sans non, sans mais et sans réserve), ou amen, fût-ce à tout. Ou, plus exactement peut-être, d'y arriver. L'abandon résigné de Job, de guerre lasse, à la limite du dégoût ou du mépris (42,6), n'est pas le I-A (hi-han et Ja= oui) automatique ou compulsif de l'âne de Zarathoustra, ni l'adhésion enthousiaste de l'adorateur, du mystique ou de l'amoureux. Peu importe sans doute au-delà, puisque toute réserve, toute contradiction, toute négation, toute différence s'emporte et s'abîme, se rend et se perd dans l'indistinction du "oui". Tout cela n'aura compté qu'en-deçà, mais jusqu'à la dernière seconde -- aussi longtemps que subsiste et compte la différence. http://oudenologia.over-blog.com/article-moui-120108569.html |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Jeu 12 Mai 2016, 15:33 | |
| - Citation :
- Toujours est-il qu'ici "Paul" paraît refuser cette "facilité" (à supposer que c'en soit une) dont il est pourtant coutumier. Le Christ, quelque paradoxale que soit sa manifestation (sagesse sous l'espèce contraire de la sottise, puissance sous l'espèce contraire de la faiblesse, vie sous l'espèce contraire de la mort, victoire sous l'espèce contraire de l'échec, gloire sous l'espèce contraire de l'humiliation, etc.), relèverait au fond d'une positivité simple et univoque ("oui" et non "non" ni "oui et non") que seule son apparition en ce monde contraindrait à l'apparence -- trompeuse quoique révélatrice, c.-à-d. avérante ou productrice de vérité -- de la contradiction.
Ce texte rend toutes théologies (complexes), toutes démonstrations argumentées et tous raisonnements fait pour convaincre, inutiles, seule la présences du Christ, transforme les promesses de Dieu, en réalités. (Merci Narkissos de nous aider à comprendre et a apprécier ces textes). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Jeu 12 Mai 2016, 17:04 | |
| Sans doute -- mais cela n'empêche pas "Paul" de continuer à écrire, à argumenter, à raisonner, comme si de rien n'était... Il y a pas mal de textes comme celui-là qui, en principe, rendraient tous les autres inutiles, si on les prenait au sérieux (on l'a vu il n'y a pas très longtemps à propos de " ne jugez pas"). Et parfois se rendraient eux-mêmes inutiles (emblématiquement, 1 Jean 2,20.27: "vous n'avez besoin de personne pour vous instruire"; à noter qu'on retrouve dans ce texte "johannique" le même motif -- rare -- de l'"onction-chrisme", khrisma renvoyant à khristos, qu'en 2 Corinthiens 1, et une semblable protestation de non-autorité de la part d'un "auteur" qui, de fait, exerce une autorité; cf. v. 21-24). --- Oui et non représentent les éléments à la fois fondamentaux et extrêmes du langage, qui révèlent la structure foncièrement "binaire" de celui-ci (cf. leur transcription numérique "1, 0" et son utilisation en logique et en informatique): avec ça on peut tout dire, tout écrire et tout annuler, et construire entre ces deux limites toutes les complexités et nuances imaginables. Il n'y a pas de "oui" ni de "non" dans la "nature" (hors langage), pas plus que de "nom" commun ou propre, ni de "nombre" cardinal ou ordinal, mais il n'y a pas de langue sans tout cela. "Oui" et "non" d'autre part se co-impliquent, dans une structure qui donne toujours une certaine priorité à la négation sur l'affirmation: c'est à partir de la possibilité d'un "non" qu'un "oui" a un sens (= "non non"). Concrètement d'ailleurs, les langues se passent beaucoup plus facilement de l'expression spécifique du "oui" (très rare en hébreu biblique, par exemple; on reprend plutôt le verbe de la question pour répondre par l'affirmative, comme en anglais: "Are you ... ? -- I am") que de celle du "non" (ne... pas, etc.). De ce point de vue, l'affirmation d'un oui sans non est une sorte de contresens linguistique qui nous porte à la limite du langage; hors lui tout serait "oui", peut-être, s'il ne fallait précisément une langue et sa capacité artificielle de négation pour pouvoir dire oui à quoi que ce soit... |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: sic et non Jeu 12 Mai 2016, 20:00 | |
| La théologienne franco-suisse spécialiste du Nouveau Testament Sophie Reymond propose un nouveau livre:
Le Christ n'a jamais été que oui! (édition Le Mont sur Lausanne)
Le périodique Evangile et liberté de mai 2016 en fait la promotion disant qu'il s'agit d'un portrait engagé de l'apôtre Paul. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Jeu 12 Mai 2016, 22:29 | |
| J'ignorais (mais c'est on ne peut plus pertinent au sujet) !
Cette problématique doit d'ailleurs avoir une résonance toute particulière dans le protestantisme suisse, puisque Karl Barth, dans la première moitié du siècle dernier (et à Bâle), a construit toute sa théologie "dialectique" (relecture de Paul et de Calvin d'après Kierkegaard) sur l'idée du "non" et du "oui" de Dieu donnés l'un et l'autre, et l'autre après l'un, dans le Christ: la révélation de Dieu en Jésus-Christ, pour Barth, se présentait d'abord comme un "non" catégorique de Dieu à l'homme -- à sa "religion", à sa "morale", à sa "connaissance", à sa "théologie naturelle", à toute auto-justification de l'homme devant Dieu par ses propres moyens, etc. -- pour se révéler ensuite comme un "oui" de pure grâce à toute l'humanité assumée librement par Dieu en Jésus-Christ. Là encore, préséance du "non" sur le "oui", dans l'ordre de la connaissance (ordo cognoscendi) sinon dans l'ordre de l'être (ordo essendi), pour reprendre une distinction classique. Car si le "oui" de Dieu se révèle en second, après l'épreuve du "non", il n'en apparaît pas moins comme premier dès lors qu'il est révélé...
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Un des paradoxes suggérés plus haut pourrait encore s'exprimer ainsi: le seul type de discours susceptible d'emporter une adhésion sans contradiction et sans réserve (oui, amen sans non et sans mais), c'est précisément le discours contradictoire, qui n'affirme une chose qu'en affirmant aussi son contraire. Structure héraclitéenne par excellence (S est et n'est pas p, avec S pour sujet et p pour prédicat): on se baigne et on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, l'un veut et ne veut pas être appelé Zeus, etc. |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Mer 06 Jan 2021, 11:16 | |
| La force du oui
Ce oui se présente alors sous deux formes qui ont toutes deux rapport à la présence et à l’affirmation. Nous sommes toujours au désert. Selon un art de faire immémorial, les tribus bédouines y ont dressé des tentes. Ces demeures de toile et les amarres solides qui les retiennent au sol sont autant de figures des conditions favorables aux échanges qui mènent à croire. Cet ancrage lui-même, c’est le poteau qu’on retrouve encore dans l’expression populaire : « mon poteau, mon pote », c’est-à-dire celui qui, par dessus tout autre, est régulier, réglo, celui ou celle qui ne fera pas défaut et en qui on peut avoir confiance. Selon Greimas et Courtès, et Michel de Certeau, il s’agit de « la modalité déontique [qui] est inscrite dans le croire dès les premières formes qu’il prend, par exemple avec l’obligation qu’a le partenaire d’être “régulier” » (Certeau 1985, 706, note 34). Par ailleurs, ce mot poteau, en hébreu, nous permet, avant de lire la pistis grecque dans ses ramifications complexes, d’entendre aman (le verbe), amen (l’adverbe) et emouna (le nom). Que voulaient donc dire les hommes et les femmes qui disaient, en leur langue, « amen » ? « C’est une formule adverbiale, écrit Henri Meschonnic, dérivée du verbe aman dont la racine signifie “être ferme, digne de confiance, fort, durable, éternel”. Sûreté et croyance étant liées. La racine, avec ce sens, se trouve en arabe, en éthiopien, en syriaque. En égyptien ancien, mn signifie “être fixé à un endroit”. C’est la foi en la vérité. En adverbe, c’est l’équivalent de “je crois fermement que c’est vrai”. » (2001, 45) Le amen, dans son contexte d’origine, c’est donc à la fois un ancrage solide dans le sable du désert, partie prenante d’une architecture de la demeure, et la fermeté dans la parole donnée.
Par la veine de cet amen s’ouvre aussi — par un biais chrétien, il est vrai — une autre perspective à la messianicité dont parle Jacques Derrida. Dans la lettre à l’église de Laodicée, l’auteur de l’Apocalypse attribue l’origine de ses paroles à « l’Amen, le témoin fiable et véridique, le principe de la création de Dieu » (3,14). Cet écrivain tardif regroupe ainsi en une seule phrase grecque le oui fermement ancré, le témoignage, le principe de la création de Dieu et sa demeure parmi les humains : la shekina. Selon la tradition des livres de sagesse, « Le oui hébreu (ken) peut toujours s’inscrire, ne l’oublions pas, dans cette shekina dont La fable mystique évoque souvent la tradition » (Derrida 1987b, 643)11. Les traditions sapientiales (hébraïque : Pr 8,22 et autres ; Si 24,1-29 et autres ; puis grecque : Sa 7,22–8,1) ont posé l’antériorité du oui présidant ainsi à l’engendrement de tout commencement. De tout commencement ludique du monde : «… je l’amusais jour après jour / jouant sous ses yeux sans cesse / jouant sur le terrain de son monde /et je m’amuse avec les gens » (Pr 8,30-31 [Nouvelle traduction]). Toutefois, ce que retient Jacques Derrida, c’est le commencement de toute parole qui engage le croire dans les filets du langage. Il emprunte d’abord à Franz Rozenzweig un théologème: « Le premier Oui en Dieu fonde en toute son infinité l’essence divine. Et ce premier Oui est “au commencement”12 » (Derrida 1987b, 644). https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2005-v13-n1-theologi1052/012530ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Mer 06 Jan 2021, 12:48 | |
| Oui, oui -- c'est bien plus équivoque ou plurivoque que oui, d'autant plus que c'est écrit et lu et non prononcé et entendu, écrit sans le secours de signes typographiques comme des points d'exclamation, d'interrogation ou de suspension qui indiqueraient sommairement un ton plutôt enthousiaste ou résolu, ou bien hésitant, dubitatif, ironique, agacé... or c'est précisément sous une forme répétée, qui fait hésiter la traduction, que se présentent plusieurs des "oui" (nai en grec, non ken ni amen en hébreu ou en araméen) dont nous parlons (2 Corinthiens, Matthieu, Jacques). Outre qu'amen n'est ni "naturel", ni "spontané" ni "transparent" pour un auteur, un lecteur ou un auditeur grec ou hellénophone qui n'a aucune chance d'y entendre une "fermeté" ni une "foi" (qu'il appelle pistis et non 'emouna: ce que "Paul" écrit et pense avec pistis et pisteuô, surtout à partir de l'épître aux Romains, un locuteur hébreu ou araméen serait incapable de le penser avec 'emouna, sauf à penser contre sa propre langue); ce qu'il y entend en revanche, c'est une référence religieuse ou liturgique, juive ou chrétienne, une sorte de "formule magique" (à peu près comme nous quand nous disons "amen" -- raison pour laquelle, à mon sens, il ne faut surtout pas le "traduire" en français, par "en vérité" par exemple, quand le texte grec ne le fait pas).
Le "oui" originaire ou eschatologique, le premier ou le dernier, qui précéderait, surplomberait ou transcenderait toute langue, aurait ceci de particulier qu'il ne serait jamais prononcé ni entendu, du moins "en temps réel" ou en son temps: il ne peut être que déduit ou induit qu'à partir d'un "oui" second ou avant-dernier, d'un quelconque oui d'une série potentiellement infinie de oui et de non, comme une réponse et une attente. Ainsi il présupposerait toujours un "non", et plus d'un -- même et surtout quand il le nierait. |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Mer 06 Jan 2021, 13:15 | |
| - Citation :
- Le "oui" originaire ou eschatologique, le premier ou le dernier, aurait ceci de particulier qu'il ne serait jamais prononcé ni entendu, du moins "en temps réel" ou en son temps: il ne peut être que déduit ou induit qu'à partir d'un "oui" second ou avant-dernier, d'un quelconque oui d'une série potentiellement infinie de oui et de non, comme une réponse et une attente. Ainsi il présuppose toujours un "non", et plus d'un -- même et surtout quand il le nie.
" Oui oui"; tout discours est entre deux "oui", celui qui s'adresse à l'autre pour lui demander de dire oui, et le oui d'un autre, déjà impliqué dans le premier "oui"Pour distinguer entre le premier "oui" (le oui originel) et le second (oui oui), Derrida prend l'exemple de la signature. Signer, c'est dire "Ceci est mon nom", c'est témoigner de ce nom, c'est en attester. Mais c'est aussi promettre que je pourrai en attester encore. Cette promesse est le "oui oui", la mémoire du "oui" qui conditionne tout engagement (p95). Il n'y a pas qu'un seul acte performatif, il y en a deux.1. Avant de dire "Je", il faut reconnaître qu'il y a de l'autre. C'est la fonction du oui primaire, ce oui indéterminé, presque continu, coextensif à tout énoncé, dont le "je" est dérivé. Ce "oui" apparaît - comme le temps - par anachronie ou auto-affection. S'il y a de l'autre, il y a du oui qui n'a pas été produit par moi. Une demande antérieure au moi, irréductible au même, a déjà dit oui, et mon oui est une réponse à cette demande.2. Dès que je m'adresse à l'autre, je lui dis oui. Le "je" commence par cela : lui demander de dire oui. C'est un "oui oui", un oui redoublé. Il n'y a pas de monologue. Tout discours, même un soliloque [par exemple celui de Molly à la fin de l'Ulysse de Joyce], s'adresse à l'autre. Tout discours est pris entre deux oui. Une répétition se déploie, apparemment narcissique - mais elle manifeste que, dans le cogito, il y a de l'heteros. Dans le nombrilique, il y a un appel à l'autre. Le oui de l'autre vient d'ailleurs. Il ouvre. Dire oui, c'est acquiescer à la venue d'un autre oui, d'un oui tout autre, qui ouvre la position du "je". https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1005301140.htmlVoir aussi (notamment la page 244) : La valeur théologique du "oui" (2 Co 1,17) https://www.bsw.org/biblica/vol-93-2012/la-valeur-theologique-du-oui-2-co-1-17/496/article-p244.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Mer 06 Jan 2021, 17:56 | |
| Très intéressante étude (de Jacqueline Assaël). A mon sens elle ne lève pas l'ambiguïté du texte (2 Corinthiens 1,17), mais elle l'enrichit d'une nuance possible et rarement mise en évidence: ce que "Paul" nierait ou mettrait "rhétoriquement" en question (en escomptant ou en sous-entendant une réponse négative), ce ne serait pas seulement la "légèreté" ponctuelle d'un changement d'avis, mais bien toute autonomie "charnelle", autrement dit "personnelle": lui-même, "selon la chair", ne serait tout simplement plus en mesure de dire ou de faire "oui" ou "non", en somme de décider quoi que ce soit... On aurait là une anticipation (ou une réplique, selon la datation des textes) des grandes déclarations d'in-ek-sistence de Galates ou Philippiens, ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ ou l'Esprit en moi -- avec leur aporie sous-jacente: QUI dit cela ?
En tout état de cause, cela n'enlèverait rien à l'aporie (supplémentaire) de 2 Corinthiens 1 (cf. la suite): si 1) ce n'est plus "Paul-dans-la-chair" qui dit ou fait "oui" ou "non" et 2) que le Christ, lui, ne dit et fait que "oui" (sans préjudice de toutes les négations qu'il faut pour produire une telle affirmation), on se demande bien d'où peut venir un "non" dans la bouche ou dans les actes de "Paul"...
Que la "logique binaire" ne réponde pas à tout et qu'elle soit muette devant l'essentiel, au sens strict de l'"être" même, non seulement de ce qu'il y a ou de ce qui arrive mais du fait même qu'il y a ou qu'il arrive quoi que ce soit, Aristote l'avait dit bien avant Leibniz, Wittgenstein ou Heidegger. Mais il ne s'ensuit pas qu'il y ait une autre "logique" que celle-là, effectivement binaire, qui a besoin du oui, du non et de la (non-)contradiction pour parler du "réel", quand bien même ce faisant elle n'arrive qu'à l'effleurer. Même au solaire Parménide il fallait deux négations (différentes) pour border sa pure affirmation tautologique: ouk esti mè einai, "le non-être n'est pas", "il n'y a pas de 'ne pas être'". |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Jeu 07 Jan 2021, 13:09 | |
| Dans un texte intitulé Abraham, l’autre, Jacques Derrida rapporte une histoire que Kafka avait envoyée à Robert Klopstock en juin 1921. Kafka convoque dans cette lettre plusieurs Abraham. Le dernier à être conçu (Kafka parle effectivement, selon le terme choisi par Marthe Robert dans sa traduction, de « concevoir un autre Abraham ») est le plus crasseux et le plus indigne d’être appelé. Cet Abraham-là est le plus mauvais élève de la classe et, au moment de la remise solennelle d’un prix au meilleur élève, ayant mal entendu et croyant avoir été appelé, il se lève et la classe éclate de rire. Mais Kafka envisage une autre hypothèse : Abraham, le plus crasseux, le plus indigne et le plus mauvais élève, a peut-être bien entendu son nom être prononcé, il a bien été appelé, car le plus mauvais élève porte le même nom que le meilleur, mais cette confusion a été voulue par le maître, son dessein étant « que la récompense du meilleur soit en même temps la punition du plus mauvais ». 2Abraham aura répondu « oui, me voici » à un appel qui lui était et qui ne lui était pas destiné. Il se sera présenté ou, plus exactement, il aura acquiescé à une présentation de soi. Telle est du moins l’hypothèse de Jacques Derrida :
Citation : - « Abraham, l’autre », in Judéités. Questions pour Jacques Derrida, op. cit., p. 13.
[…] si tout […] commence par la réponse, si tout commence par le « oui » impliqué dans toute réponse (« oui, je réponds », « oui, me voici », même si la réponse est « non »), alors toute réponse […] reste l’acquiescement donné à quelque présentation de soi.
Cette histoire, racontée dans le cadre d’un colloque, pourrait tout aussi bien concerner celui qui en fait le récit et qui croit avoir été appelé à intervenir, à tenir la conférence de clôture, celui-là ne sera peut-être que le dernier des conférenciers, mais que cette situation de parole soit pour moi un bonheur ou un malheur, une bénédiction ou une malédiction, il n’en reste pas moins que je veux ici remercier très chaleureusement Éric Hoppenot pour avoir organisé ce colloque et pour sa généreuse invitation, pour m’avoir en quelque sorte dit : « Viens ».
Viens est le premier mot de Pas et il est aussi le dernier mot de ce texte, suivi, il est vrai, par le tout dernier mot « oui, oui » qui, à la fois, le répète et lui répond.https://books.openedition.org/pupo/929?lang=fr
Dernière édition par free le Mar 21 Mai 2024, 15:00, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Jeu 07 Jan 2021, 15:25 | |
| Oui, oui. Citer ou commenter de tels textes (Blanchot, Levinas, Derrida, mais aussi Kafka ou Joyce), c'est un exercice périlleux mais M. Lisse le fait ici avec une rare intelligence. Reste qu'ils sont et restent à lire et à relire, chacun pour soi et en relation les uns avec les autres, et avec la bibliothèque particulière que chaque lecteur porte dans sa tête ou dans son coeur. Je suis pour ma part reconnaissant -- je ne saurais dire à combien de gens, bien ou mal intentionnés et plus souvent dépourvus de toute intention à mon égard, mais ils sont innombrables et fort différents: autant dire à Dieu -- d'avoir eu la chance et le temps de les lire, ceux-là et quelques autres, un peu et pas mal quand même, après avoir passé longtemps dans la Bible. Séquence singulière qui a sans doute limité et enrichi ma lecture, la rendant unique et inutile -- comme toutes les autres. Ce qui ne répond pas, ni oui ni non, chez Levinas comme chez Derrida (et chez celui-ci notamment dans l' Adieu à celui-là, le texte écrit et prononcé à l'occasion de sa mort et rassemblé ensuite avec d'autres "nécrologies"), outre l'écriture et l'animal, c'est aussi le mort, le visage du mort, le cadavre ou le masque mortuaire. Cela nous renverrait à d'autres discussions récentes sur les alliances avec la mort, le partage en tous sens (concorde, discorde, condoléances, dispute, discours, débat, communion qui garde toujours un côté nécrophage) autour du silence du mort, qui ne dit rien mais n'en donne pas moins à parler et/ou à penser. Il y va aussi d'une telle nécrophagie dans toute lecture, que l'"auteur" d'ailleurs soit déjà mort ou provisoirement vivant. [Quant au "venir" et aux "viens" également répétés, on pourra se reporter aux derniers posts de ce fil.] |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Dim 29 Mai 2022, 14:47 | |
| Il y a sans doute un rapport entre la diversité du ou des "oui", évoquée au début de ce fil (fin du premier post), et celle du ou des "non", par exemple au début de celui-là (fin du premier post aussi). Au moins autant (de genres, d'espèces, de variétés) de "oui" (ou de "si", puisque le français distingue ainsi le oui qui réplique comme un non à un non, un peu comme l'allemand doch, pourtant, et pourtant si) que de "non" niés, déniés, reniés, rayés, raturés, subsumés, supprimés, abolis, surmontés, relevés (selon toute la polysémie de l' Aufhebung hegelienne) -- et peut-être toujours au moins un (oui) de plus et/ou de moins, le premier, l'initial, l'originel ou l'originaire qui n'aurait pu être ni prononcé, ni entendu "en temps réel", seulement revenir dans la série, et à la fin toujours à venir, quand tous les oui et les non seraient épuisés -- et là encore revenir de l'origine sans parole, et y renvoyer; manquant en somme à sa place (première et dernière), comme disait Lacan du "sujet". A l'éternité totalisante, toujours anticipée et remémorée par anticipation, du "futur antérieur", tout aura été, oui, si, même le non, même le non-être du possible et de l'impossible, de ce qui aurait ou n'aurait pas pu être; été vrai même le faux, l'erreur, le mensonge ou la fiction, réel l'irréel, positif le négatif, effectif l'ineffectif. Plus l'ombre d'un "non" sous ce soleil-là qui ne se lève ni ne se couche, quand même il en aurait fallu de toute sorte et à chaque pas pour donner forme à tout ce qui s'y retrouverait. |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Lun 30 Mai 2022, 12:22 | |
| Le oui de/du départ
Il n’y a aucune garantie que le oui de départ, le oui par lequel on s’est décidé à entrer dans l’expérience analytique, puisse être retrouvé à la fin. Je dis bien « retrouvé », ce qui implique que, dans la trajectoire de la cure, ces deux oui, celui du commencement et celui de la fin, deviennent étrangers l’un à l’autre, creusent un écart, sans que pour autant, au-delà de la frontière qui les sépare, le sujet oublie le point commun entre les deux, le fil qui fait que la psychanalyse est (et se doit de rester) l’occasion d’une décision, d’un engagement ou d’un franchissement du sujet par lequel il entre dans le champ d’Éros.
La cure ne serait-elle pas le trajet qui accomplit au-delà de toute entreprise ou fantasme de rédemption ce pas, ce saut, ce oui, par lequel le sujet surmonte la tentation de payer l’éternisation de son désir par l’inertie mortifiante d’un voyage où le terme est connu ?
Freud a parlé très tôt de cette résistance du sujet à la vie, au savoir, à l’acte en termes de régression temporelle. L’intemporalité de l’inconscient, c’est le désir inconscient d’annuler le temps. Le désir de l’inconscient en tant que désir indestructible est un désir qui échappe au temps, c’est ça la répétition. L’engagement dans l’analyse ouvre à la réalité du temps. Lacan dit que l’homme a deux voies d’accès au réel : l’angoisse ou le concept ; le concept, c’est le temps.
Ainsi, du désir indestructible, de la vie suspendue au souhait de l’accomplissement de ce désir inaltérable, à l’inconscient à réaliser, ce qui se constitue dans la trajectoire d’une cure, c’est le temps, le temps-sujet, le sujet et ses franchissements. La valeur du temps est corrélée à ces franchissements par lesquels le sujet non seulement se voit dévoiler quel destin l’inconscient lui a fait, mais arrive par l’acte de conclure à se dépasser, à passer de l’autre côté du pont.
Donc, ce oui d’entrée et de fin d’analyse, de départ et du départ de l’analyse veut du nouveau, sort des rails du voyage mythique, tire parti d’une liberté conquise en prenant acte d’abord d’une rencontre, puis d’une séparation, qui entrent dans le temps. Eh oui !, ce oui, c’est une « entrée dans le temps » – et c’est cette entrée dans le temps qui est une entrée en Éros.
https://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2005-3-page-29.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: sic et non Lun 30 Mai 2022, 12:52 | |
| Intéressant, quoique péremptoire et unilatéral...
Le "oui du départ" (de l'analysant contre le gré de l'analyste) est aussi bien un "non" (à l'analyste et/ou à l'analyse); en le jugeant (sur le mode du mépris ou de la commisération, "hélas !", quand ce n'est pas du ressentiment) l'analyste lui-même quitterait sa place, pour autant qu'il y soit resté jusque-là... Cela donne l'impression d'une analyse fermée et totalement aveugle sur elle-même, sur ses présupposés, ses méthodes et ses fins, incapable de se remettre en question (ou de s'analyser elle-même), si ce n'est pour s'auto-confirmer. Définir la (bonne) "fin" de l'analyse comme "entrée dans le champ de l'Eros" (a-t-on jamais été ailleurs ?) me semble de surcroît une simplification grotesque: c'est ce "champ" même qui est complexe, Eros ET Thanatos inséparablement, à qui il faudrait dire "oui" ET "non", sans que ce soit simplement oui au premier et non au second, sinon par alternance ("en son temps" comme dirait Qohéleth).
Ce que je voulais dire pour ma part, c'est que l'apparente univocité du "oui" et du "non" ne vaudrait que dans le champ restreint de la logique pure sur le modèle mathématique, de la proposition prédicative du genre "S est p" (Sujet est prédicat) dont on peut effectivement dire qu'elle est vraie ou fausse sans autre possibilité (tiers exclu, tertium non datur,), à condition de préciser jusqu'à l'obsession les conditions de son énoncé (c'est vrai ou faux exclusivement à condition d'être dit en même temps, dans le même sens, de la même chose, du même point de vue, etc.; sur tout cela voir Aristote et ses "catégories"). Mais ce type de proposition auquel ne s'attacherait aucune connotation (affective, performative, prescriptive, normative) est en fait l'exception dans le langage, si tant est qu'elle arrive jamais: le plus souvent quand nous disons "oui" ou "non", sur tous les tons imaginables, nous signifions tout autre chose, une diversité innombrable de sentiments et d'émotions, y compris à notre insu -- la psychanalyse est en principe bien placée pour le savoir.
D'autre part, la répétition caractéristique du "oui" et/ou du "non" qui sont toujours des réponses en rappelle d'autres -- par exemple, dans le contexte même du "Sermon sur la montagne", le "talion" (œil pour œil, dent pour dent) inversé en "tendre l'autre joue" (etc.): même réitération compulsive du "oui" et du "non", du coup ou du tort rendu et du coup ou du tort supplémentaire réclamé -- toujours plus d'une fois. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: sic et non Lun 20 Mai 2024, 15:28 | |
| Je repensais à ce fil-ci, qui mérite aussi d'être relu, en relisant la Besinnung (" Méditation") de Heidegger en parallèle, ou en alternance, avec les Sermons d'Eckhart... Philosophie ou théologie, littérature ou cinéma, il y a presque toujours la nécessité ou la compulsion de conclure sur une note positive comme on dit, un oui, un amen, ou plusieurs, en forme d' et caetera; que le dernier mot répété ou non, ad libitum, soit en somme, explicitement, celui qui n'aurait pu être qu'anticipé, sous-entendu, tacite, implicite, au commencement ou à l'origine (du monde, du langage, de la vie ou de l'histoire; cf. supra 29.5.2022). Qu'il soit adressé à "Dieu", à "son dieu", à "l'être", à "la vie", à n'importe qui ou n'importe quoi de réel ou d'imaginaire, ou même à rien ni à personne paraît accessoire à côté du fait que ce "oui" en quelque sorte réservé, gardé par devers soi, soit rendu comme dernier mot, peu importe le nombre de fois qu'il aurait été prononcé auparavant. On évoquait plus haut (6.1.2021) le monologue de Molly Bloom à la fin de l' Ulysse(s) de Joyce, phrase interminable sans autre ponctuation que des yes, jusqu'à and yes I said yes I will Yes(.) Nécessité, compulsion, obligation, contrainte, devoir, dette, il faut, il manque: l'affirmatif final appelle l'impératif qui l'appelle, à la fin il faut, il faudra, il faudrait affirmer, comme signer, firmar, d'un signe affirmatif, souscrire, consentir à ce happy ending à la fois minimal et total qui embrasserait rétrospectivement tout ce qui le pré(-)cède. Sur n'importe quel ton, sage, asinien, distancié, enthousiaste, résigné, ironique ou sarcastique, de gré ou de force, quitte à en subvertir le sens (on repense à la fin du Septième sceau, de Bergman, toutes les nuances d'un "oui" à la Mort et/ou à la Vie). Qui s'y refuse est la figure impensable du damné, du diable, de Judas -- l'impossible possibilité comme disait Barth. Kierkegaard reprochait à Goethe d'avoir "converti" son Faust, fût-ce après la mort, dans la seconde partie de son oeuvre, il lui préférait le Don Juan de Mozart qui reste ce qu'il est jusqu'au bout; mais cette forme inversée de persévérance finale est encore une façon de dire oui ou amen, à soi-même, à son rôle, à son personnage, à son essence, à sa nature, donc toujours à une forme d'être, de dieu ou de destin, fût-il appelé liberté. Judas préférant d'être lui-même en enfer qu'un autre au ciel, comme disait Eckhart, c'est toujours le choix compulsif de l'être, incomparable à toute négation et à toute altérité, et par conséquent tout sauf un choix au sens moderne du mot. Le "détachement" ( Gelâzenheit / Gelassenheit, d'Eckhart à Heidegger précisément) ne serait pourtant ni oui ni non, si cela pouvait encore se passer de la double négation (ni... ni...). Je me souviens du shrug of eternity, "haussement d'épaules de l'éternité", qui conclut Darkness at Noon, Le Zéro et l'Infini, de Koestler, et qui m'avait marqué il y a fort longtemps; et de proche en proche à Kafka, Beckett ou même Cioran dépris du lyrisme nihiliste de sa jeunesse. Il n'y a peut-être pas lieu de s'enthousiasmer, ni pour un oui ni pour un non, c'est ce que j'essayais autrefois de dire dans mon "moui". L'un des aphorismes les plus profonds de Nietzsche à mon avis (Fragments posthumes, 1882): Man sollte vom Leben scheiden, wie Odysseus von Nausicaa schied — mehr segnend als verliebt: Il faudrait quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant plutôt qu'en l'aimant. "C'est pas la vie que j'aime, c'est vous", disait Baptiste à Garance dans Les enfants du paradis. |
| | | free
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| Sujet: Re: sic et non Mar 21 Mai 2024, 13:49 | |
| Jacques Derrida, Penser, c’est dire non Martin Graceffa
4Les premières lignes indiquent le sujet de l’exercice qui donne son titre au livre. Le caractère didactique de ce texte nous est rappelé par la première didascalie : son introduction commence par un rappel improvisé du « schéma classique », qu’on suppose être celui de la dissertation. Il montre que les deux manières de poser la question, « classique » ou « moderne » et « phénoménologique » se rejoignent : dans son lien à la vérité, la pensée veut affirmer, dire « oui, ceci est cela ». Elle est en perpétuelle quête d’un « oui » accordé à une chose. Mais si elle trouve ce « oui », elle précipite sa propre fin : en disant « oui », elle « se rend » à la vérité, non seulement au sens où elle y arrive, mais également au sens où elle « rend les armes », elle met fin à son combat contre les apparences, plutôt que de perpétuer son mouvement vers la vérité, de continuer à « se rendre à la vérité » comme à sa fin. Avec ce jeu sur la grammaire du « se rendre », Derrida pratique déjà le style et la méthode qu’il va ensuite généraliser, partant d’expressions idiomatiques, de polysémies et d’ambiguïtés sémantiques pour, précisément, mettre en mouvement sa pensée.
5La pensée ne reste elle-même qu’autant qu’elle dit « non » à l’apparence. Elle ne dit jamais « oui » que trop tôt, précipitant ainsi sa chute hors d’elle-même. Citant de nombreux autres passages d’Alain, Derrida approfondit cette affirmation pourtant classique du Professeur de philosophie, faisant de la pensée une conscience en éveil permanent. Il fait le lien avec d’autres thèses fondamentales du philosophe, telles que l’identité entre la conscience psychologique et la conscience morale : la pensée, comme négation ou refus, est donc toujours aussi résistance à ce qui est en vertu de ce qui doit être.
6Mais à quoi donc la pensée dit-elle « non » ? Trois figures apparaissent alors : le monde, le tyran et le prêcheur. Si elle doit dire « non » à ces trois figures, ce « non » est toujours en même temps un « non » que la pensée s’adresse à elle-même. « Nier est un verbe réfléchi, c’est-à-dire d’abord un ‘se nier’ » (p. 28). Pour percevoir le monde, il faut toujours remettre en question une partie de ce qui apparaît : ainsi « celui qui fait erreur n’est jamais innocent. Il aurait pu dire non » (p. 30). De même, le tyran – en politique, au sein de la cité, comme en éthique, au sein de l’âme – ne doit sa maîtrise qu’à un « oui » de la pensée abdiquant. Face au prêcheur et à son dogme, il revient toujours au soi de la pensée de ne pas opiner. Contre le prêcheur et ses arguments d’autorité qui réclament à la pensée de croire le signe, Alain oppose la foi qui doit « dire non au signe, pour comprendre le sens » (p. 32).
7Dans la deuxième séance, Derrida continue à reconstruire la thèse d’Alain. Il en vient au troisième aspect de la pensée comme négativité, déjà amorcée par le passage sur le « non au prêcheur » : la pensée comme « critique radicale de la croyance » (p. 36). Il ne suffit pas de croire le vrai pour exercer la pensée : elle est dans l’erreur tant qu’elle n’est pas un mouvement libre vers le vrai. Ainsi le philosophe Alain s’oppose classiquement à la figure du dogmatique autant qu’à celle du sceptique.
8Croire en effet, c’est ne plus penser. Derrida montre ensuite comment Alain reprend et radicalise le geste de Descartes : la pensée et le doute ne doivent jamais cesser, au point que chez Alain – et c’est le symptôme de l’abîme qui le sépare de Descartes – même Dieu ne peut être l’occasion d’un repos de la conscience. C’est une pensée athée, mais aussi a-technique qui est décrite : aucun ars, aucune preuve ou méthode ne peuvent garantir l’accès à la vérité. Mais le penseur doit cependant toujours croire à la vérité. L’affaire se complique tout à coup : si la pensée est négation, elle est aussi affirmation.
9« Si le oui de la croyance au vrai est aussi vital pour la pensée, pour la conscience et pour la vérité, que le non, eh bien, on peut déjà se demander si penser c’est dire non plutôt que oui, ou ce que serait un non qui ne se nourrirait pas d’un oui » (p. 43).
10Ce « oui » qui fonde le « non » est ce qu’Alain appelle la foi. Dans les dernières pages de cette deuxième séance, il analyse l’antériorité du oui de la foi en la vérité du philosophe sur le non qu’il oppose incessamment aux croyances. Le penseur comme veilleur aux aguets continue à être opposé au fou et à l’endormi rêveur, figures dont on sait combien elles seront importantes dans l’œuvre de Derrida – au moins de « Cogito et histoire de la folie »1 jusqu’à Fichus (Galilée, 2002).
https://journals.openedition.org/lectures/58449 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: sic et non Mar 21 Mai 2024, 14:14 | |
| Par coïncidence, j'ai lu ce texte de Derrida (Penser c'est dire non), ancien (1960-1) mais publié récemment (2022), il y a seulement quelques mois... Derrida d'ailleurs avait été pas mal cité (dans des textes postérieurs, publiés antérieurement !) tout au long du présent fil, notamment pour cette idée du "oui" ou de l'"amen" de foi originel et originaire, qui précède en principe ou en droit tout langage, toute histoire, toute réalité -- mais justement parce qu'il les précède n'a jamais pu être prononcé: implicite, tacite, présupposé, sous-entendu, virtuel, il demeure ainsi en attente, en souffrance, en dette, en hantise, en obsession, en espérance compulsive d'être finalement dé-livré comme "dernier mot" qui nous acquitterait enfin du premier...
A vrai dire les implications de cette pensée sont incalculables: c'est le contrat social que nul n'a jamais signé ni contracté, que nul n'eût été en droit de contracter ou de signer valablement, mais où chacun est quand même engagé malgré lui, qu'il le veuille ou non, dès lors qu'il accepte de respirer, de boire, de manger, de parler et de dire "je, moi", en répondant au pronom "tu, toi", au prénom et au nom qu'on lui donne, dans la langue qu'on lui apprend et dans la famille, le milieu, le lieu, l'époque, le monde où il est né... C'est à tout ça, et de proche en proche à la totalité du monde et de l'histoire, que chacun devrait finalement dire oui, amen, sous peine de se renier lui-même -- or se renier soi-même, dire non à soi-même, ce serait aussi, paradoxalement par rapport à toute cette logique, la "voie du salut". |
| | | free
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| Sujet: Re: sic et non Ven 24 Mai 2024, 14:39 | |
| Oui et non Yves Hersant, Tom Bishop
Quant aux psychanalystes, familiers du déni, de le dénégation, de la Verleugnung, de la Verneinung, des opérations de défense auxquelles nous nous livrons face au réel, ils connaissent mieux que personne les ruses de la « négativité » humaine ; comme ils l’ont montré à satiété, la phrase « Non, je ne le hais pas » peut signifier « je le déteste » ; dans un énoncé négatif, ils savent entendre à la fois la libido et l’instance qui la censure. Souvent vécue avec plaisir, la négation peut même reposer sur une position affirmative : à en croire Julia Kristeva, elle « perpétue la tension et la vie ».
Et puisque la négation est une prérogative du langage verbal — aucune image ne pouvant dire qu’un événement n’a pas eu lieu — , il faudrait écouter en priorité les linguistes. Qu’enseignent-ils ? Entre autres choses, que dire non fabrique du non-dit, et que dans ce non-dit peut rester tapi du oui. J’emprunte un exemple à Robert Martin : dans l’énoncé « Non, Joséphine ne viendra pas seule », ce qui est dit est la négation de « viendra seule » ; mais l’énoncé admet deux interprétations, l’une selon laquelle Joséphine ne viendra pas, l’autre selon laquelle Joséphine viendra, en se faisant accompagner : on est là dans l’implicite. « Ce que dit la négation, ce qu’elle déclare, c’est la fausseté du prédicat dans sa complétude ; les prédications plus simples qui le composent restent dans le non-dit ». D’où une indécision et une ambiguïté que chacun constate dans la vie courante. À la question « On arrive ? », la réponse peut être « Dans quelques minutes, oui », mais tout aussi bien « Non, dans quelques minutes » ; à la question « Tu n’oublies pas que nous avons rendez-vous dimanche ? », je peux rétorquer par oui ou par non sans changer le sens de ma réponse (oui, nous avons-rendez-vous et je le sais ; non, je ne l’oublie pas).
Que l’injonction évangélique, telle que saint Matthieu l’a relayée, ne soit pas recevable ; que notre parole ne puisse toujours être « oui si c’est oui » et « non si c’est non » ; que des cas existent où ni oui ni non ne sont des réponses possibles, et qu’il puisse même être vital d’échapper à leur dichotomie, c’est ce qu’avait si bien compris Jeanne d’Arc : à la question de ses juges, « Êtes vous en état de grâce ? », la réponse négative eût été aussi fatale que la réponse affirmative. Il paraît qu’en Orient, le bouddhisme zen a recouru à un troisième terme, Mu, pour échapper aux questions vicieuses ou mal posées, du genre : « un chien a-t-il la nature du Bouddha ? » : car celle-ci ne saurait être saisie à partir de questions appelant un oui ou un non. Et ce Mu semble d’un grand intérêt à certains logiciens. Soit la question délicate : « As-tu cessé de battre ta femme ? ». Si la réponse est positive, elle implique que le locuteur est marié et qu’il battait son épouse ; négative, elle implique qu’il a une femme, qu’il l’a battue et qu’il persiste dans ce comportement éminemment répréhensible ; mais que répondre s’il est célibataire, ou s’il n’a pas battu sa femme ? Il répondra Mu.
Mon préambule n’a qu’un seul but : rappeler, face aux fausses évidences, la richesse et la complexité du non, qui n’est pas nécessairement — comme lors d’un référendum — le symétrique ni l’antagoniste du oui. De cette richesse, la littérature s’est emparée, non moins que la philosophie ou la psychanalyse ; je me bornerai à en donner une illustration, en évoquant quelques aventures du couple formé par la particule d’affirmation et l’adverbe négateur.
https://hal.science/hal-03867095/document |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: sic et non Ven 24 Mai 2024, 15:28 | |
| Un petit texte selon mon coeur... Pour rappel, " m(o)u" (plutôt "rien" ou l'in-déterminé, l'in-défini, l'in-essentiel, l'in-substantiel, comme l' apeiron d'Anaximandre) est l'idéogramme qu'Ozu a fait graver sur sa tombe, et qui sert, entre autres, d'"avatar" à mon blog (oudenologia > ouden = "rien") -- je n'avais pas pensé, mais pourquoi pas, à le rapprocher de mon "moui". Quant au démon-qui-dit-non, avant le Méphistophélès de Goethe c'était déjà le (bon) daimôn de Socrate, celui qui ne commandait rien (de "positif" ou d'"actif") mais retenait plutôt d'agir, et qui dans l' Apologie servait à contrer ironiquement la charge d'athéisme: Socrate aurait au moins eu ce "dieu"-là. De proche en proche, dans le thème sinon dans le temps, on évoquerait aussi le Bartleby de Melville, I would prefer not to... et tant d'autres. La pièce de Nathalie Sarraute me rappelait des souvenirs: elle avait été filmée par Jacques Doillon (1988) -- ce qui, l'actualité médiatique aidant, nous ramènerait à la problématisation féministe du "consentement"; et peut-être par là à Abélard... Par coïncidence, je revoyais hier Le Fleuve (1951), le grand film indien de Renoir qui a inspiré toute l'oeuvre de Satyajit Ray, où le mot de la fin, de l'actrice-danseuse métisse en réponse à un "que faire ?" est justement Consent. Réponse à tout, en l'occurrence aussi bien à la mort d'un enfant tué par un cobra qu'il essayait de charmer (Renoir ou sa romancière-scénariste, Rumer Godden, ose encore, dans la bouche d'un autre personnage, anglais cette fois et père de la précédente, un "nous devrions être reconnaissant qu'un enfant meure enfant et échappe à l'horreur de grandir") qu'à l'invalidité permanente d'un blessé de guerre... Consentir, ce peut être presque aussi loin d'un oui enthousiaste que d'un non retentissant... |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: sic et non Sam 01 Juin 2024, 17:41 | |
| Je repense au "dernier mot" de Job (42,6), auquel j'ai fait allusion, de manière peut-être trop obscure encore que ça s'y prête, au tout début de ce fil (2016, fin du post initial): "Je méprise, je rejette, je suis dégoûté, écoeuré ( 'm's, inaccompli qui pourrait aussi bien se traduire au futur, je mépriserai, etc... cf. les autres occurrences de m's 5,17; 7.5.16; 8,20; 9,21; 10,3; 19,18; 30,1; 31,13; 34,33; 36,5, verbe-clé des dialogues, plusieurs fois déjà sans complément; et comparer LXX je me suis dénigré moi-même, et dégradé), et je regrette / change d'avis / me console ( nhm, accompli "consécutif" cette fois, qu'on peut rendre au futur, au présent ou au passé; cf. ici) sur la poussière et la cendre." On ne peut guère faire plus équivoque, à première vue ça ressemble au moins autant à un non qu'à un oui, à un rejet qu'à un consentement, et c'est pourtant ce qui est aussitôt sanctionné (au sens favorable du terme), approuvé, apprécié, justifié, comme "parole juste" par l'épilogue en prose (v. 7). Job aurait mieux parlé, dans ses réquisitoires violents contre "Dieu", jusqu'à ce dernier abandon teinté de mépris ou de dégoût, que les "apologètes" ou avocats de Dieu qui ont voulu à tout prix le défendre avec des arguments à la con (cf. notamment chap. 13). Mais aussi parce que son "non", sans se convertir en "oui" enthousiaste, béat ou imbécile, s'est laissé fatiguer, user, éroder, abîmer jusqu'à l' abandon, abyssal comme le haussement d'épaules de Koestler, shrug of eternity: autre tonalité de la Gelassenheit... Ni heureuse ni malheureuse, ni triomphale ni tragique, la fin désabusée, déprise de "Dieu" comme de "soi". |
| | | free
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| Sujet: Re: sic et non Lun 03 Juin 2024, 12:00 | |
| Job face à son Dieu : « Le châtiment de Dieu était ma terreur » (Jb 31,23) Jean Duhaime, Université de Montréal
Job est complètement dépassé à nouveau. Il réalise que Dieu seul peut contrôler les forces du mal, mais qu’il le fait d’une manière qui n’a rien a voir avec les attentes des humains. Il avait déjà compris que la sagesse de Dieu lui échappait; cette fois il se rend compte que la justice de Dieu est tout aussi mystérieuse, quoi qu’en pensent les humains. Mais par-dessus tout, il a rencontré le Dieu qu’il croyait absent ou hostile et qu’il cherchait à confronter : il est désormais prêt à lui faire humblement confiance :
42 2 Je sais que tu peux tout et qu'aucun projet n'échappe à tes prises. 3 « Qui est celui qui dénigre la providence sans y rien connaître? » Eh oui! j'ai abordé, sans le savoir, des mystères qui me confondent. 4 «Écoute-moi, à moi la parole, je vais t'interroger et tu m'instruiras. » 5 Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant, mes yeux t'ont vu. 6 Aussi, j'ai horreur de moi et je me désavoue sur la poussière et sur la cendre.
La traduction et l’interprétation du dernier verset sont discutées. La traduction de la TOB (ci-dessus) est expliquée comme suit en note : Il s’agit moins d’une rétractation que d’une prise de conscience de la relation, jusque-là méconnue, qui unit Job au Dieu Saint. Le héros est à la fois écrasé par la majesté divine et ému par la délicatesse de celui qui le maintient en vie au sein d’un univers énigmatique et immense.
D’autres traductions sont possibles. Par exemple, Vogels (1995, p. 240) propose « Aussi je cède et je change mon idée sur la poussière et la cendre ». Après analyse, il commente: La dernière parole de Job est donc : je succombe, je cède. J’ai perdu mon procès avec Dieu, c’est fini. J’ai maintenant une tout autre idée sur la nature de l’être humain [“la poussière et la cendre”], parce que j’ai une meilleure idée de ce qu’est Dieu, que j’ai entendu et vu. […] Job qui croyait connaître Dieu, est devenu le croyant qui réalise qu’on ne peut jamais expliquer Dieu. (p. 243-244).
https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/12683/Duhaime+Job+face+a+son+Dieu+FTSR+2013-09-11.pdf;jsessionid=8B502CCEC1DCD5EFEFB170BF7AAB4709?sequence=2 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Lun 03 Juin 2024, 12:45 | |
| Voir aussi ce fil sur Job, notamment 25.7.2016 sur 42,6. Job ne dit pas que Dieu ou Yahvé soit juste, ni bon (généreux, etc.), une fois qu'il l'a "vu"... S'il regrette quelque chose, c'est bien d'avoir cru (par ouï-dire) qu'il (Dieu) l'était (juste ou bon), ou du moins présumé qu'il devait l'être, prémisse tacite de tous ses réquisitoires contre "Dieu". Or "Dieu" est qu'il est, ce qu'il est, qui il est, sera (ce[lui]) qu'il sera, fera ce qu'il fera, fera grâce ou miséricorde à qui ou à quoi il fera grâce ou miséricorde, c'est la série tautologique d'Exode 3 et 33 qui emporte toute notion, qualité, attribut, essence, identité: si "Dieu" est "juste" et "bon" par définition, il n'y a aucun sens à le dire "juste" et "bon", et pas davantage à nier qu'il le soit; "justice" et "bonté" ne veulent plus rien dire, et par suite "Dieu" non plus. Tout est grâce, tout est gratuit, tout est pour rien, tout est vanité, on rejoint aussi bien le satan ou le Job du prologue (est-ce gratuitement, pour rien ? / Yahvé a donné, Yahvé a repris) que Qohéleth. Et d'ailleurs Job, dans le livre, ne dira plus rien -- le happy ending n'en est pas moins une fin, il fut (encore) heureux et eut (encore) beaucoup d'enfants, la tautologie de l'absolu divin débouche, comme Hamlet, sur le seul reste ou repos du silence. |
| | | free
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| Sujet: Re: sic et non Lun 03 Juin 2024, 13:02 | |
| Mal et finitude. Dialogue avec Ricœur et Lévinas (Texte déjà cité). Emmanuel Falque
Que philosophie et théologie rencontrent le mal comme un défi sans pareil, les plus grands penseurs dans l’une et l’autre discipline s’accordent à l’avouer, parfois avec de grands gémissements. L’important n’est pas cet aveu, mais la manière dont le défi, voire l’échec, est reçu : comme une invitation à penser moins ou une provocation à penser plus, voire à penser autrement.
Ces mots qui ouvrent la célèbre conférence de Paul Ricœur sur Le mal prononcée à l’université de Lausanne en 1985 suffisent à indiquer d’une part qu’aucun auteur ne saurait se dispenser d’essayer de dire ce qu’il en est de cette « écharde dans la chair » (2 Co 12,7) dans sa propre pensée, et d’autre part que là se tient une expérience, ou un factum, dont on doit reconnaitre d’abord que l’on ne peut rien en dire, et qu’il n’y a rien à dire, ou pourtant qu’il s’agit bien d’en parler pour ne pas le nier ni lui permettre par lui-même de s’exprimer. Tout le paradoxe est là : du mal on ne peut rien énoncer en cela qu’il déborde et brise toutes les significations d’un être en train de s’effondrer, et du mal il faut bien parler au risque, à l’inverse, de le laisser aller dans une course débridée. Là où l’on préférerait se taire, il convient pourtant de continuer à parler pour ne pas laisser le mal proliférer silencieusement, et là où l’on voudrait parler, il faut pourtant se taire pour ne pas justifier le mal par des causes qui ne cessent de l’oblitérer.
« Qui pense trop peu pense trop. » La formule dit à la fois le tout et le rien de la position du philosophe face à la question du mal. Le tout, car vouloir tout dire du mal est s’arroger un droit qui outrepasse les bornes d’un discours qui aurait bien tort de vouloir tout justifier. Le rien, car renoncer à penser ou toujours demeurer dans le mystère est la meilleure manière de ne pas dénoncer le mal dans l’humble prétention de ne pas trop argumenter. Le problème du mal se pose donc pour nous et d’abord a minima – ni pour tout en dire ni pour rien en dire. Tout au plus la pensée joue-t-elle ici le rôle cathartique d’une certaine purification du discours sur le mal, moins pour le dire que pour dire qu’il n’y a plus rien à en dire quand on a tout dit et tout nié de lui, en guise de mode ici quasi apophatique du discours sur le mal. Il en va de la question du mal comme de la finale du livre de Job dès lors que l’on a ôté ses ajouts ultérieurs comme pour mieux le rassurer. Rien ne demeure que le silence de celui qui a tout entendu des justifications sur le mal (discours d’Elifaz, de Bildad et de Çofar), qui a tout proféré de sa révolte (Job), et qui maintenant ne dit plus rien à son interlocuteur (Yahvé), sinon son « être-là » sur la poussière et sur la cendre, écrasé par lui-même et sur lui-même, à force de gémir et de chercher à tout expliquer : « Et oui ! J’ai abordé sans le savoir des mystères qui me confondent. “Ecoute-moi, disais-je, à moi la parole, je vais t’interroger et tu m’instruiras”. Je ne te connaissais que par ouï-dire, et maintenant, mes yeux t’ont vu. Aussi, j’ai horreur de moi et je me désavoue sur la poussière et sur la cendre. » (Jb 42,3-6)
**** « Après Auschwitz » précisément, ou plutôt dans l’« après de son après », il pourrait ainsi et paradoxalement arriver, et telle sera notre thèse, que la plus haute réalité du mal ne parvienne pas ou plus à nous faire mal, qu’il s’agisse du péché dont on oublie que nous en sommes affectés (mal moral), ou de la souffrance qui devient parfois si intense que face à elle on ne se tient ni résigné ni révolté (mal physique). Certes, on entendra d’abord cette non affectation ou ce mode de dés-affection, au sens courant selon lequel nous ne sommes plus directement atteint par la Shoah, et que donc seule l’Histoire ou le franchissement de la distance dans le temps pourra nous permettre de ne pas l’oublier. Mais on retiendra ensuite, et là est l’essentiel, qu’une telle apathie ou neutralité du vivre n’atteint pas seulement des prisonniers dont l’expérience limite en fait des êtres décharnés, mais aussi notre être-là le plus quotidien s’il accepte de descendre au fond de l’Abîme ou de l’Ouvert (Chaos – chaïno) par quoi il est lui-même constitué. Le philosophe français Henri Maldiney souligne dans son célèbre article sur la transpassibilité que
le mélancolique est incapable d’accueil et de rencontre [voire, et y compris, du mal ?]. Les choses ne viennent pas à lui. Elles ne lui disent rien. Lui-même est réduit à rien. « Je ne suis rien. Je ne peux rien. Je ne veux rien. Je ne demande qu’une chose : qu’on ne me demande rien ». Ce rien est celui de la béance, c’est-à-dire dans le sens propre du mot, du chaos.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2017-2-page-413.htm?ref=doi |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12454 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Lun 03 Juin 2024, 13:55 | |
| Te rappellerais-tu dans quel fil cet article a été "déjà cité" ? Je crois me souvenir de l'avoir lu, mais je ne sais plus à quelle occasion... D'après la citation précédente (Duhaime), dans ton extrait Falque citerait la TOB -- qui invente un complément ("de moi"), en partie d'après la Septante (cf. supra 1.6.2024 et l'autre fil sur Job dont j'ai donné le lien dans mon dernier post). Il n'y a rien de tel dans le texte hébreu (massorétique). Qu'on le veuille ou non, qu'on s'entête tant qu'on veut à les ranger d'un côté "positif" ou "négatif", d'un "oui" ou d'un "non", d'un "bon" ou d'un "mauvais", d'un "bien" ou d'un "mal", tous les " abandons" communiquent, qu'ils soient divins, humains, angéliques, diaboliques: création, engendrement, enfantement comme laisser sortir de soi, cessation et repos ( shabbat), désobéissance, trahison, départ, désertion, renoncement, reniement, dénégation, apostasie, mais aussi don ou pardon qui est laisser aller, laisser courir, de fatigue, de mépris, de dégoût, de dépit, de pitié, de tristesse, de peur, de lâcheté, de douleur, d'apathie, d'acédie, de mélancolie, d'anesthésie, d'impassibilité, d'indifférence... Il s'agit toujours de lâcher prise, de laisser aller ce qu'on tenait ou croyait tenir, ce à quoi on tenait ou croyait tenir: Gelassenheit. Là échouent et s'effondrent ensemble le oui et le non, autrement dit le jugement et la décision, la connaissance (du bon et du mauvais, du bien et du mal), la conscience. |
| | | free
Nombre de messages : 10097 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: sic et non Lun 03 Juin 2024, 15:07 | |
| - Citation :
- Te rappellerais-tu dans quel fil cet article a été "déjà cité" ? Je crois me souvenir de l'avoir lu, mais je ne sais plus à quelle occasion...
Je ne me souviens plus du fil ou était cité ce texte mais je me rappelle très bien de cette analyse. De Dieu et de son Christ comme êtres de promesse Jean-Pierre SONNET III L’Évangile et la promesse 1 Lorsque Jésus promet Dans le récit des évangiles, tout ce qui a été dit jusqu’à présent se trouve comme intensifié et abrégé. « Si nombreuses que soient les promesses de Dieu », écrit Paul aux Corinthiens, « c’est en [Jésus] qu’elles sont “oui” » (2 Co 1,20). Le mot grec pour « promesse » est epaggelia. Dans sa créativité, le grec du Nouveau Testament fait entendre le lien de la promesse au « bien », à la bonté promise, en associant régulièrement epaggelia, « promesse », à euaggelion, « évangile », littéralement « annonce de bien (eu-) ». La lettre aux Romains s’ouvre par un beau phénomène d’écho à ce propos : « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu (euaggelion Theou), qu’il avait déjà promis (ho proepêggeilato) par ses prophètes dans les Écritures saintes » (Rm 1,1-2)45. L’évangile, en tant qu’annonce de bien, est en quelque sorte l’objet par excellence de la promesse ; par analogie, toute promesse, est une forme d’évangile. Les écrits du Nouveau Testament présentent Jésus, fils d’Abraham, fils de David, comme celui en qui se trouvent accomplies les promesses divines. « Accomplir une promesse, écrit Albert Chapelle, est plus que tenir une promesse, c’est la porter à son comble. La promesse n’est jamais aussi bien promesse et espérance que lorsqu’elle est accomplie. Accomplir une promesse, c’est la renouveler, c’est la confirmer dans ce qui est sa force radicale46. » Comment Jésus accomplit-il ? En étant « Nai », « oui », répond Paul, et de ce « oui » il fait surgir de nouvelles promesses. Jésus est celui qui accomplit les promesses en promettant de plus belle, en étant lui-même être de promesse47. À preuve les béatitudes qui, dans l’évangile de Matthieu, ouvrent le discours sur la montagne (Mt 5,3-12 ; cf. Lc 6,20-22). Ainsi que l’a bien relevé J. Ratzinger, les béatitudes « sont des promesses dans lesquelles resplendit la nouvelle image du monde et de l’homme qu’inaugure Jésus-Christ48 » ; elles sont l’abrégé de la bonne nouvelle et du bonheur qui lui est assorti. Dans le même évangile, la promesse prend également la forme d’un grand arc traversant tout le récit. Celui qui a reçu au chap. 1 le nom d’Emmanuel, « Dieu avec nous » (Mt 1,23, citant Is 7,14), dans un abrégé des promesses premières, promet, dans le dernier verset du récit : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20). https://www.nrt.be/fr/articles/de-dieu-et-de-son-christ-comme-etres-de-promesse1-2118 |
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