La discussion sur la "
spiritualité" me rappelle à quel point les théologies les plus
marquantes du NT (pour faire vite: "paulinienne" et "johannique") sont "essentialistes". J'ai employé ce mot qui mérite quelque réflexion et je préfère lui consacrer un nouveau fil plutôt que de détourner le précédent.
L'"essence" c'est l'"
être" (
esse en latin, d'où
essentia;
ousia en grec), non dans un sens absolu (l'"être" commun à tout "étant") mais déjà orienté et défini par un prédicat ou attribut: être ceci ou cela, être quelque chose (avant d'être éventuellement quelqu'un), en réponse à la question quoi (
quid, d'où "quiddité";
ti to on, "qu'est-ce que c'est" ou "qu'est-ce que l'étant", question fondamentale de la philosophie selon Aristote); qui elle-même se divise en "identité" et en "ipséité" (être cela et être soi-même, être ce qu'on est de la façon la plus "tautologique" qui soit, ce qui demande quand même la différence d'un sujet et d'un prédicat, et la négation de cette différence dans l'affirmation S est p, Ceci est cela), et se subdivise ensuite en "catégories": "nature" (
phusis-natura), "qualité" (de
qualis, "quel"), "genre", "espèce", etc.; puis, en s'éloignant du foyer de la question, "quantité" (combien), "mode" ou "manière" (comment), etc. Inutile de souligner que dans toutes ces distinctions pensée et langage sont indissociables: la grammaire reflète l'analyse qui reflète la grammaire, à l'infini.
Dans un sens, "l'essentialisme" est coextensif à la pensée et au langage: "qu'est-ce que" est déjà une question "essentialiste". Mais se distingue comme (particulièrement) "essentialiste" un type de pensée qui insiste sur l'"essence", la "nature" ou la "
vérité" des "êtres" ("vraiment" se dit aussi en grec
ontôs, "en être" ou "essentiellement"). Chaque fois que nous parlons de "
vérité" ou d'"authenticité" nous nous retournons, consciemment ou non, vers une "essence" des choses (réalité) ou des "êtres" (c.-à-d. des étants), qui ne "sont" pas sans "être ce qu'ils sont". Autrement dit, une pensée "essentielle" apparaît comme une pensée sérieuse, vraiment pensante, qui ne veut pas s'arrêter à des "phénomènes", à des "accidents" ou à des "apparences" mais remonter à l'"essence" ou à la "
vérité" des choses -- "essence" et "
vérité", de ce point de vue c'est la même chose (et cela même, dire "cela
c'est la même chose",
c'est une affirmation d'"essence" et de "
vérité" conjointes; et ainsi de suite).
Tout cela, nous ne le remarquerions même pas si la pensée "philosophique", depuis ses commencements grecs sans doute mais plus que jamais au XXe siècle, ne s'était efforcée de se démarquer de la tautologie de l'"essence". La "phénoménologie", l'"existentialisme" (qui a d'ailleurs produit le terme "essentialisme"
a contrario, comme un épouvantail ou un repoussoir, de même que le christianisme l'avait fait du "paganisme"), le "structuralisme", l'"éthique", l'"herméneutique" et leur postérité ont marqué des écarts de plus en plus importants par rapport à l'"essence", sans pour autant jamais pouvoir cesser de s'y référer. Sauf à bannir tout à fait la question "qu'est-ce que" (ce qui reviendrait à sortir du langage et de la pensée), toute remise en question de "l'essence"
revient à une réflexion
sur "l'essence" et à une
complication de celle-ci.
Il n'empêche qu'avec toute cette sophistication nous avons tendance à trouver les "essentialismes" plus anciens "simplistes", "naïfs", sinon "grossiers", "épais" ou "(ba)lourds". Et c'est tout particulièrement le cas des théologies (ou théanthropologies) qui nous enseignent dogmatiquement
ce qu'est "Dieu" ou "l'homme", sans jamais (ou rarement) s'interroger sur l'"être" que mobilise la question. De ce point de vue l'essentialisme peut paraître particulièrement massif dans le NT, surtout chez "Paul" ou "Jean". Ce qui les "sauve" à nos yeux et nous les rend intéressants (le cas échéant) c'est justement l'inessentiel ou le moins essentiel, les complications formelles et modales, la rhétorique (pseudo- ou anti-)juridique de "Paul" ou la stratégie ironique de "Jean"; mais si on les réduit à une doctrine, à "ce qu'ils enseignent au bout du compte" (somme, résumé, conclusion, résultat,
bottom line) on aboutit toujours à une (plate?) affirmation d'"essence" et de "
vérité", à un "être-vrai" (être vraiment ou essentiellement spirituel, divin, fils de Dieu, etc.). Et d'une certaine façon la "foi", encore plus que la pensée ou le langage en général, ne peut faire l'économie de cette référence ultime à l'essence de la
vérité et à la
vérité de l'essence (il faut qu'en dernière analyse les choses
soient vraiment ce qu'on les croit, ce qu'on les dit ou ce qu'on les pense être, ou alors on parle pour ne rien dire).
Il faut quand même noter que cet "essentialisme" sensible (pour nous) tranche sur beaucoup d'autres textes de la Bible, de l'AT et dans une moindre mesure du NT, pour la bonne raison que ceux-ci sont
moins ostensiblement "théologiques", moins "logiques" ou moins "penseurs". La problématique de l'essence est beaucoup moins apparente dans les textes narratifs, juridiques, prophétiques ou sapientiaux de l'AT, même dans les évangiles synoptiques et les Actes, parce qu'elle est plus loin d'être
pensée "proprement" ou "comme telle" (l'"essentialisme, c'est précisément le règne du "proprement" et du "comme tel"). Par contre c'est l'objet principal de la "philosophie" grecque depuis ses origines, et les textes les plus manifestement "essentialistes" du NT sont aussi ceux qui sont le plus "affectés" de cette "philosophie", même s'ils n'en ont pas l'air.
Il n'empêche qu'une fois posée la question de "l'essence" et de "la
vérité", on ne peut plus s'en débarrasser, même si on le voulait. Les "symboles" ou "confessions de foi" du christianisme de la fin de l'Antiquité (Nicée, Constantinople, Chalcédoine, etc.), où l'ensemble du dogme s'énonce en termes d'"essence" (nature, substance divine et/ou humaine), en sont un symptôme flagrant. [Ça me rappelle soudain une anecdote personnelle qui est aussi symptomatique: j'avais travaillé autrefois, sur plusieurs années, à l'indexation et au catalogage informatique d'une bibliothèque principalement théologique -- avec quand même d'importants rayons de philosophie; chaque ouvrage ou article était décrit par des mots-clés,
tags, dont chacun renvoyait à une catégorie "supérieure" au sens de "plus large" ou "moins précise", comme "enfer" à "au-delà", "au-delà" à "eschatologie" et à "sotériologie", "eschatologie" et "sotériologie" à "théologie systématique", etc. (ou, dans un autre domaine: "teckel" à "chien", "chien" à "canidé", "canidé" à "mammifère", "mammifère" à "vertébrés", "vertébrés" à "zoologie", "zoologie" à "sciences naturelles", etc.), ce qui dessinait une hiérarchie générale des sujets dont je n'avais
a priori aucune vision d'ensemble. Le jour où on a produit automatiquement un
thesaurus à partir de cette base de données, il est apparu que le mot-clé qui se trouvait au sommet de la pyramide et qui englobait potentiellement tous les autres était... "ontologie". Ce qui révélait ma propre organisation mentale, à ma grande surprise car à l'époque je me croyais plutôt méfiant de ce qu'on appelle l'"ontologie". Mais j'y revenais malgré moi, comme au "sujet" de tous les "sujets" et à la "question" de toutes les "questions".]
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Ce qu'on peut avant tout reprocher à l'"essentialisme" c'est son statisme ou sa fixité: les choses sont ce qu'elles sont comme si rien ne changeait jamais. Et de fait c'est ainsi que l'"essence", l'"être-vrai", a (presque) toujours été conçu(e): à l'opposé du changement, du mouvement, de l'événement, du devenir, de l'apparence, du simulacre, de l'accident, du phénomène et du
temps en général -- de Parménide à Platon ou Aristote en passant par Zénon d'Elée ou Démocrite -- quitte à se réfugier dans l'ir-réel, c.-à-d. hors des choses et du devenir (idées platoniciennes, causes aristotéliciennes et surtout la première, moteur immobile, etc.; en termes nietzschéens: le monde-vrai, qui ne change pas, comme arrière-monde du monde-réel, celui qui change). Les penseurs antiques du changement comme Héraclite parlent
moins d'"être" ou d'"essence", ils doivent s'en détourner pour parler du réel qui change. Comme dit Platon dans son
Parménide (où il y a du parricide, du "meurtre du père", en tout cas une contradiction formelle de Parménide), il faut penser le
non-être pour penser le changement. Mais tout cela ne vaut pas davantage que l'opposition fondamentale de "l'être" au "temps": si "le temps" est dans "l'être" et "l'être" dans "le temps", si "l'être" et "le temps" c'est le même, une complication du même où la différence même est originaire, alors "l'essence" n'a plus rien de statique et "la
vérité" non plus; mais alors il ne s'agit plus de "choses" mais d'"événement(s)".