Brochure : "Reviens à Jéhovah" - Qui est le Berger de nos âmes ?

Cette brochure s'adresse à ceux qui ont quitté la société Watchtower, outre son ton infantilisant, cette brochure réussit a occulter le rôle de berger que le NT attribue à Jésus, pour attribuer cette fonction à "Jéhovah". J'ai le sentiment que la Watchtower lit le NT avec le logiciel de l'AT, en effet l'AT attribue bien cette fonction de Berger à Yhwh : "Car ainsi parle le Seigneur DIEU : "Je viens chercher moi-même mon troupeau pour en prendre soin" (Ez 34,11) mais dans le NT, il me semble que ce rôle est dévolu exclusivement à Jésus ( à l'exception peut-être Mat 18,12-14).

La brochure arrive même a appliquer des textes du NT a "Jéhovah", alors que le contexte indique qu'ils s'adressaient à Jésus :
  

Citation :

SOIS convaincu que Jéhovah te soutiendra dans tes efforts pour revenir à lui. Il t’aidera à porter tes fardeaux, à guérir tes blessures affectives et à trouver la sérénité qui vient d’une bonne conscience. Tu auras alors certainement envie de le servir à nouveau au sein de son organisation. Ta situation sera comparable à celle de chrétiens du I^er siècle à qui l’apôtre Pierre a écrit : « Vous étiez comme des brebis, en train de vous égarer ; mais maintenant vous êtes retournés vers le berger et surveillant de vos âmes » (1 Pierre 2:25). https://www.jw.org/fr/publications/livres/reviens-a-jehovah/reviens-a-dieu/

Vous noterez que le paragraphe ne fait allusion qu'à "Jéhovah" qui "te soutiendra", "Il t’aidera", jamais à Jésus, or l'article cite 1 Pi 2,25, qui précise : "vous vous êtes tournés vers le berger et le gardien de vos âmes."

Qui est ce fameux "berger et gardien de vos âmes" ?

Le contexte identifie (apparemment) ce "berger" à Jésus (1 Pi 2, 21 ss) :

"Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces :
Lui qui n’a pas commis de péché
et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ;
lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte,
dans sa souffrance, ne menaçait pas,
mais s’en remettait au juste Juge ;
lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois,
afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ;
lui dont les meurtrissures vous ont guéris.
Car vous étiez égarés comme des brebis, mais maintenant vous vous êtes tournés vers le berger et le gardien de vos âmes"     

 Un autre exemple :
 

Citation :

Jéhovah veut que tu reviennes à lui. Comment peux-​tu en être sûr ? Pour commencer, cette brochure a été soigneusement préparée ; elle a d’ailleurs fait l’objet d’un grand nombre de prières. Ensuite, elle t’a été donnée, que ce soit par un ancien ou par un autre de tes compagnons. Tu t’es alors senti poussé à la lire et son message t’a certainement touché. Tout cela prouve que Jéhovah ne t’a pas oublié. Au contraire, il est en train de t’attirer doucement à lui (Jean 6:44).    

Le paragraphe affirme que "Jéhovah ... en train de t’attirer doucement à lui" et cite en référence Jean 6,44 :

"Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire ; et moi, je le relèverai au dernier jour"

Ce texte affirme clairement que l'on est "attiré" vers Jésus, même si c'est à l'initiative du Père.

En survolant cette brochure, il me semble qu'elle ne s'adresse pas du tout aux "apostats", au sens le plus large de l'usage watchtowérien de ce mot: ceux qui ont cessé (consciemment) de croire à la doctrine jéhoviste, peu importe ce qu'ils sont devenus ensuite. Elle vise un public différent mais peut-être plus nombreux: ceux qui se sont éloignés de la "pratique" sans jamais remettre sérieusement en question la "croyance", et qui par conséquent le vivent mal, avec un sentiment de culpabilité traversé par moments de nostalgie.

Qu'à l'égard de ce public-là elle joue essentiellement du sentiment, l'"apostat" en voit tout de suite le côté "immonde", mais d'un autre point de vue c'est logique et même nécessaire. A ceux qui se sont éloignés du jéhovisme mais le considèrent toujours comme "la vérité", il n'est nul besoin de "démontrer" quoi que ce soit, il suffit de se rappeler à leurs bons souvenirs (et il y en a toujours, malgré les mauvais), et de leur dire que la porte est ouverte, que cela ne tient qu'à eux, etc. Chantage affectif autant qu'on voudra, il n'empêche que c'est ce que quelques-uns ont besoin d'entendre, et que les "apostats" (comme nous) ne peuvent nullement leur offrir.

Tes remarques exégétiques sont évidemment très justes, mais c'est en même temps un symptôme d'une vérité générale du "sentiment religieux" -- monothéiste en particulier mais pas seulement: comme dirait l'autre, on ne peut pas servir et encore moins aimer deux maîtres, il y a toujours un nom et une figure qui capte la totalité du sentiment. Un polythéiste peut reconnaître théoriquement des milliers de dieux, mais sa dévotion personnelle s'adresse essentiellement à un seul -- au moins à un seul à la fois. "Yahvé" a joué ce rôle pour une bonne partie du judaïsme du Second Temple (exemplairement dans les Psaumes), "Jésus" dans le Nouveau Testament, "la Vierge Marie" ou tel "saint" ou "sainte" pour certains catholiques, "Jéhovah" pour le TdJ (ou ex-TdJ par accident) qui peut bien distinguer théoriquement "Jéhovah" et "Jésus-Christ", mais qui en fait "aime Jéhovah" (et aussi "Jésus-Christ" sous le nom de "Jéhovah", à l'inverse de la doctrine qui théoriquement fait tout ce qu'elle peut pour les distinguer).

Je présume que "Jr" est une faute de frappe pour "Jn"...

C'est bien parce que la "nouveauté" du Nouveau Testament n'était plus perçue comme "nouvelle" dix-neuf siècles plus tard que le contresens "jéhoviste" (à la lettre, qui [re-]mettait "Jéhovah" à la place de "Jésus" là où celui-ci s'était lui-même mis à la place de "Yahvé") était possible. Il ne constituait pas un retour à l'AT, mais encore autre chose (comme le mormonisme contemporain, p. ex.)...

Mais toute expérience religieuse, si injustifiable et illégitime soit-elle au regard d'une autre (le christianisme l'était-il moins au regard du judaïsme du Second Temple ? et celui-ci au regard de la religion de l'Israël préexilique ? etc.), génère son propre "sentiment religieux" qui a aussi quelque chose d'"authentique", dès lors qu'il est vécu comme tel. On ne peut guère nier (surtout en tant qu'ex-TdJ ayant été au moins par moments TdJ sincère) qu'il y ait quelque chose de vrai dans "l'amour de Jéhovah", comme il y en a dans l'amour de "Dieu", de "Jésus", d'"Allah", de la "sainte Vierge" ou de "Krishna" ailleurs. Et que faute d'avoir poursuivi au-delà du jéhovisme une certaine expérience religieuse, c'est à cet amour seul qu'un ex-TdJ peut revenir...

 

Voici la couverture de cette brochure, au premier regard nous aurions tendance à assimiler le berger de l'illustration à Jésus mais quand nous lisons le contenu de la brochure, en réalité il s'agit de Yahvé. La Watch Tower réussi l'exploit d'écrire un article sur la relation entre les croyants et leur "berger", sans faire mention de Jean 10, qui décrit Jésus revendiquant  le droit d'être le maître exclusif des brebis et un passeur :

 "Jésus leur dit encore : Amen, amen,  je vous le dis, c'est moi qui suis la porte des moutons. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des bandits ; mais les moutons ne les ont pas écoutés. C'est moi qui suis la porte ; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira et trouvera des pâturages." Jean 10,7-9      

"Amen, amen, je vous le dis, celui qui n'entre pas dans l'enclos à moutons par la porte, mais qui l'escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un bandit. Mais celui qui entre par la porte est le berger des moutons. C'est pour lui que le gardien ouvre la porte ; les moutons entendent sa voix ; il appelle ses propres moutons par leur nom et les mène dehors. Lorsqu'il les a tous fait sortir, il marche devant eux ; et les moutons le suivent, parce qu'ils connaissent sa voix. Ils ne suivront jamais un étranger ; ils le fuiront, parce qu'ils ne connaissent pas la voix des étrangers." Jean 10

Encore une fois: "bibliquement" et "exégétiquement", toutes tes remarques sont justes.

Mais affectivement, c'est à "Jéhovah" (plus qu'à "Jésus", pas du tout à "Yahvé" !) que les ex-TdJ ont a priori un lien "réactivable", S'ils n'ont pas prolongé leur expérience religieuse (ou leur réflexion théologique, ou philosophique, ce qui est très différent mais de ce point de vue peut avoir un effet similaire) au-delà du jéhovisme.

Autrement dit, l'ex-TdJ qui s'est empressé de "tourner la page" pour rallier une "vie normale" et n'a plus ensuite voulu entendre parler de rien de semblable, ni de religion ni de Bible ni de théologie, qui donc ne possède dans ce "domaine" que l'unique référence jéhoviste, est LE PLUS susceptible d'être touché par l'invitation bienveillante à "revenir à Jéhovah". Il peut en rigoler pendant des années, mais au premier moment de fragilité émotionnelle elle l'atteindra de plein fouet et il n'aura aucun moyen de s'en défendre.

Ce n'est d'ailleurs pas un drame. Il vaut certainement mieux redevenir TdJ, quand au fond on n'a jamais cessé d'y croire, que de ne pas l'être et de s'en sentir coupable. Et pour la même raison je me garderais de taxer de "cynisme" ce genre de texte, quoi qu'il en soit de la "sincérité" de ses auteurs. Si l'on tient à y voir une quelconque "morale", une organisation ne peut pas se désintéresser complètement des gens dont elle a effectivement marqué la vie et sur lesquels elle continue d'exercer une influence mentale, qu'elle le veuille ou non. Leur rendre le retour possible, ni trop difficile ni trop humiliant, de ce point de vue c'est bien la moindre des choses...

L'"apostat", lui, voit forcément les choses autrement, et si grande que soit par moments sa nostalgie sociale (famille ou amis perdus de vue), le retour à la croyance lui est pratiquement impossible. (Je me souviens de quelques conversations avec mon père, où les discussions de "fond" qui faisaient apparaître des opinions totalement irréconciliables alternaient avec des appels surréalistes à "revenir à Jéhovah / la Vérité", comme si la discussion n'avait jamais eu lieu...)

Citation :

Mais affectivement, c'est à "Jéhovah" (plus qu'à "Jésus", pas du tout à "Yahvé" !) que les ex-TdJ ont a priori un lien "réactivable", S'ils n'ont pas prolongé leur expérience religieuse (ou leur réflexion théologique, ou philosophique, ce qui est très différent mais de ce point de vue peut avoir un effet similaire) au-delà du jéhovisme.

Narkissos,

Tu as parfaitement raison, mais je reste surpris de constater que l'affectif soit aussi éloigné du "cœur" du NT, ou le Christ occupe une place déterminante et centrale. Je m'interroge sur cette spécificité jéhoviste, Est-ce  son insistance sur l'occurrence "Jéhovah" qui a incliné la Watch a occulter la prééminence du Christ, telle qu'elle est présentée dans le NT ? Ne peut-on pas affirmer que dans le NT, le croyant a un lien affectif très fort avec le Christ, du moins, tout aussi fort qu'avec Dieu ?

Je partage l'idée qu'"il vaut certainement mieux redevenir TdJ, quand au fond on n'a jamais cessé d'y croire, que de ne pas l'être et de s'en sentir coupable" et je comprends vraiment la démarche de la Watch, c'est vraiment d'un point de vu exégétique que je trouve étonnant d'aborder l'idée qu'il faille revenir vers le berger de nos âmes, sans pratiquement jamais mentionner le Christ.

Dans le monde chrétienne, la Watch est-elle la seule a attribuer une place aussi secondaire au Christ ?

Les auteurs du NT ne sont pas des théologiens dogmatiques ou systématiques, ils ne calculent pas avec une exactitude et une précision techno-scientifiques les mots qu'ils emploient, ils écrivent à peu près comme ils parlent et, s'agissant de "Dieu" ou de "Jésus-Christ", comme ils "prêchent" ou comme ils "prient". C'est bien ce qui rend leurs textes si intéressants quand on ne va pas y chercher midi à quatorze heures.

Comme dans le langage ordinaire, de nombreuses références sont vagues, ainsi en 1 Pierre 2,25 le "berger-épiscope": dans tout le chapitre la figure du Christ domine (cf. déjà le v. 3 où le contexte immédiat empêche la TMN de caser son habituel "Jéhovah" dans une allusion vétérotestamentaire), l'intertextualité de la figure du "berger" évoque aussi le Christ.

A chaque "Seigneur" du NT et sous bien d'autres expressions, on peut se demander "Dieu ou Jésus-Christ ?" -- le contexte permet tantôt de répondre à la question, tantôt non, mais à ce petit jeu on oublie de remarquer le plus important, à savoir que la question ne se pose pas. En général, les auteurs ne se soucient nullement de faire la part de "Dieu" et de "Jésus-Christ" (ou du "Père" et du "Fils"), de les distinguer ou de définir leurs rôles respectifs, dans une "religion" ou des "milieux" où il est entendu que "ça va ensemble", que toute mention explicite de l'un implique l'autre, etc. Le christianisme primitif ne divise pas son culte ni son sentiment religieux entre deux "destinataires" qui se feraient concurrence, il n'en a qu'un, diversement nommé par le jeu des deux dont un seul a vraiment nom propre et figure, mais n'est ce qu'il est que par référence à l'autre. On "adore" Dieu en Jésus-Christ, par le nom de Jésus-Christ, avec le "visage" de Jésus-Christ. La confusion permanente est bien plus significative que la distinction ponctuelle. Pour reprendre ton expression, le "lien affectif" au Christ et à Dieu n'est pas comparable, parce que c'est le même "lien affectif" avec le même "autre", nommé par l'un ou l'autre terme ou par une combinaison des deux...

Il est difficile de pointer une "cause" ou une "intention" unique ou principale à la doctrine de la Watch car tout cela se dilue dans ses origines et son histoire: Russell était déjà antitrinitaire (c'était très à la mode à la fin du XIXe siècle, parmi les "libéraux" comme parmi les "sectaires"), mais pas obsessionnel ("le Seigneur" restait ambigu dans sa propre expression, comme il l'était encore chez les plus vieux TdJ que j'aie connus); le "jéhovisme" de Rutherford était surtout opportuniste, puisque c'était l'occasion de faire d'un nom rarement utilisé dans le christianisme une "raison sociale" originale. Tout cela a contribué à faire de "Jéhovah" l'objet unique du culte et du sentiment religieux et de "Jésus-Christ" un nom de trop (même si personne n'a jamais voulu cette conséquence pour elle-même, elle s'ensuivait logiquement). Il y a certainement des cas similaires aux marges de la nébuleuse protestante (unitariens, adventistes, messianiques, armstrongiens, etc.), mais ils n'ont pas eu le même succès (relatif) -- sauf peut-être les mormons, mais dans une tout autre répartition géographique -- ni exactement la même combinaison doctrinale.

Cela dit, il est intéressant de constater que cette démarche se retourne d'elle-même: l'amour de "Jéhovah" inclut "Jésus-Christ", ça va (aussi) sans dire. Et l'image de la brochure ci-dessus le confirme: "Jéhovah" est le berger, mais il a la tête (présumée) de "Jésus-Christ"...

Citation :

Cela dit, il est intéressant de constater que cette démarche se retourne d'elle-même: l'amour de "Jéhovah" inclut "Jésus-Christ", ça va (aussi) sans dire. Et l'image de la brochure ci-dessus le confirme: "Jéhovah" est le berger, mais il a la tête (présumée) de "Jésus-Christ"...

Réflexion très pertinente !!!

Jésus est celui qui entre par la porte mais il s'identifie aussi à la porte en question :

"Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis (...) Jésus reprit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir" (Jean 10, 2 et 7-9)

En effet, à la différence de la "parabole" ponctuelle et énigmatique et de l'"allégorie" qui s'explique jusqu'au moindre détail par une correspondance terme à terme, les images du "discours figuré" johannique s'enchaînent et se fondent les unes dans les autres en un flux continuel, sans jamais se fixer... (on glisse aussi d'"entrer" à "entrer et sortir").

Dans une figure comme celle du berger, ouverte à l'intertextualité générale (de l'AT et du NT au minimum), toutes les identifications sont possibles: Yahvé, Dieu, le roi (David), le Messie ou Christ, ou bien n'importe qui (en Luc 15 l'homme qui a cent moutons, comme la femme qui a dix drachmes ou le père qui a deux fils, ne sont a priori identifiés à personne, ce ne sont que des personnages de parabole, et pourtant leur joie signifie la joie du ciel).

L'illustration de la brochure renverrait plutôt à Isaïe 40,11 ("dans son sein" -> dans ses bras, plutôt que sur ses épaules). Donc Yahvé, mais tout lecteur, même TdJ et surtout anglophone (because Haendel, qui dans Le Messie lie Isaïe 40,11 à Matthieu 11,28ss), pense à "Jésus".

Citation :

Il est difficile de pointer une "cause" ou une "intention" unique ou principale à la doctrine de la Watch car tout cela se dilue dans ses origines et son histoire: Russell était déjà antitrinitaire (c'était très à la mode à la fin du XIXe siècle, parmi les "libéraux" comme parmi les "sectaires"), mais pas obsessionnel ("le Seigneur" restait ambigu dans sa propre expression, comme il l'était encore chez les plus vieux TdJ que j'aie connus); le "jéhovisme" de Rutherford était surtout opportuniste, puisque c'était l'occasion de faire d'un nom rarement utilisé dans le christianisme une "raison sociale" originale. Tout cela a contribué à faire de "Jéhovah" l'objet unique du culte et du sentiment religieux et de "Jésus-Christ" un nom de trop (même si personne n'a jamais voulu cette conséquence pour elle-même, elle s'ensuivait logiquement). Il y a certainement des cas similaires aux marges de la nébuleuse protestante (unitariens, adventistes, messianiques, armstrongiens, etc.), mais ils n'ont pas eu le même succès (relatif) -- sauf peut-être les mormons, mais dans une tout autre répartition géographique -- ni exactement la même combinaison doctrinale.

La Watch ne veut pas et ne peut pas trop valoriser le Christ de peur de renforcer l'idéologie trinitaire, il me semble que cette crainte repose surtout sur une mauvaise compréhension de la trinité, assimilée à une unité de personne. La trinité selon Tillich me parait intéressante sous ce rapport :

Pour Tillich, la formulation du dogme trinitaire ne relève pas seulement ou principalement d’un « intérêt théorique », d’un désir de savoir. Il ne s’agit pas, à l’origine, d’une spéculation artificielle ou d’une curiosité intellectuelle gratuite, mais d’une tâche « existentiellement nécessaire » où se jouent la vérité et l’équilibre de la foi chrétienne. La distinction entre trois aspects de Dieu a, écrit-il (je reviendrai sur cette phrase dans la seconde partie), « un fondement dans la réalité […] ces trois aspects sont les reflets de quelque chose qui est réel dans la nature du divin pour l’expérience religieuse ».

 Premièrement, il entend exprimer la tension, qui structure l’existence croyante, entre l’ultime et le concret. L’homme a besoin de « figures » afin que Dieu prenne pour lui un visage et le touche concrètement. Mais il lui faut aussi percevoir que l’Ultime transcende toutes ses figures, sinon Dieu se fragmenterait en de multiples divinités, comme on le voit dans le polythéisme.

La Trinité veut rendre compte à la fois de l’unité dernière de Dieu et de la diversité de ses manifestations. Elle associe ce qu’il y a de juste dans le polythéisme (à savoir la pluralité des expériences de Dieu) et ce qu’a de vrai le monothéisme (à savoir qu’il y a un seul vrai Dieu). http://andregounelle.fr/tillich/trinite-selon-tillich.php

On pourrait le dire en un mot: la trinité relève de la théologie, autrement dit de la "pensée" plutôt que de la "foi", ou de la "pensée de la foi" (cogitatio fidei) plutôt que de la "foi" tout court.

Il n'est donc pas très étonnant que l'anti-trinitarisme aboutisse rarement à une théologie différente et intelligente: dans la grande majorité des cas (et caricaturalement chez les TdJ) il traduit un refus de la théologie et de la pensée mêmes; c'est avant tout un anti-intellectualisme, un anti-élitisme, avec toute la vertu démagogique qui s'y rattache. Bien qu'à partir de ce réflexe on arrive parfois à des choses tout aussi compliquées et beaucoup moins profondes.

Comme je le disais plus haut, je n'ai pas l'impression que la brochure dont nous parlons cherche à argumenter ou à prouver quoi que ce soit. Elle s'adresse à des gens qui n'ont pas de doute sérieux sur la doctrine jéhoviste -- ou des doutes moins sérieux que leur sentiment de culpabilité et/ou de nostalgie.

Ce que tente l'organisation c'est de "récupérer" celles et ceux qui se sont refroidi(e)s peut-être parce que l'acte final n'est pas encore arrivé ou que le temps se fait plus long que prévu. Comme le dit si bien Narkissos ces personnes n'ont pas de problème idéologique avec les doctrines particulières des Témoins.

Cela me fait penser à Isaïe 1,18ss

"Revenir (šwb, d'où la fameuse teshouva juive) à Yahvé" ("à moi", etc.) est un véritable leitmotiv des Prophètes en général (Osée et Jérémie en particulier), qui s'adressent habituellement à des destinataires supposés s'être détournés (écartés, éloignés) de Yahvé.

Ce langage de "repentance" et/ou de "conversion" (au sens étymologique du terme: demi-tour) est naturellement plus rare dans le NT, hormis dans les discours censés s'adresser aux Juifs (Jean-Baptiste et Jésus dans les évangiles, Pierre dans les Actes; les lettres aux Eglises de l'Apocalypse sont un autre genre d'exception): le "christianisme" (pour faire simple) est une religion relativement récente, les défections sont encore rares et d'autant plus mal vues (emblématiquement Hébreux 6 et 10, la repentance impossible), les non-Juifs qui se "convertissent" (au sens courant du mot) ne peuvent pas "revenir" à un Yahvé ni à un Jésus qu'ils ne connaissaient pas, etc.

Les TdJ sont déjà une religion plus vieille que ne l'était le christianisme pour la plupart des textes du NT...

Citation :

Comme je le disais plus haut, je n'ai pas l'impression que la brochure dont nous parlons cherche à argumenter ou à prouver quoi que ce soit. Elle s'adresse à des gens qui n'ont pas de doute sérieux sur la doctrine jéhoviste -- ou des doutes moins sérieux que leur sentiment de culpabilité et/ou de nostalgie.

Je suis totalement en accord avec ton analyse, je m'efforçais d'analyse les causes sous-jacentes (et inconscientes) qui ont amené la Watch a traité d'un sujet comme le retour vers le "berger de nos âmes" en éclipsant presque totalement Jésus, alors qu'il est désigné comme tel, dans le NT.

La brochure cite néanmoins de très beaux textes de l'AT, comme le Psaumes 119, 176 :

"Je suis errant comme une brebis perdue : recherche ton serviteur, car je n’ai pas oublié tes commandements."

Tôt ou tard, avec plus ou moins d'intensité, de constance ou de fréquence, pour toute sorte de raison et dans toute sorte de circonstance, chacun finit par se sentir perdu: ce type de langage est alors sûr d'atteindre son but et d'y faire son effet, capable même de balayer, au moins provisoirement, des "doutes intellectuels" qui pèsent très peu face à un sentiment de perte, d'abandon, d'égarement ou d'errance "existentiel". Que ce sentiment soit au fond (sans fond) l'essence ou l'inessence même de l'existence humaine (de l'errare humanum est pris en toute rigueur à la Geworfenheit, "être-jeté", du Dasein heideggerien), cela nous fait une belle jambe parce que nous nous sommes intégralement construits de l'oublier encore et encore (et d'une manière bien plus "individuelle" à l'époque moderne que dans l'Antiquité). Autrement dit, un tel discours, même dans la bouche du pire charlatan, ne peut pas manquer de toucher une corde sensible, il garde quelque chose d'irréductiblement "authentique" jusque dans ses plus grotesques contrefaçons.

Le langage "prophétique" (y compris dans la Torah ou les Psaumes) du retour à Yahvé se mêle par ailleurs au thème de l'exil et à l'expérience de la diaspora, et à leurs multiples déclinaisons et (rétro-)projections (exode et errance dans le désert, esclavage en Egypte, pérégrinations des Patriarches, expulsion de l'Eden...). C'est l'"origine" toujours déjà perdue sans retour possible qui suscite une nostalgie infinie, et qui atteint au "cœur" l'individu moderne, d'autant plus "radicalement" qu'il n'a pas de "racines". Alors tout ce qui parle la langue "maternelle" de la "patrie", du "père" et de la "mère", de la "source", de la "terre", de la "maison" et du "chez-soi", révèle une puissance littéralement ab-solue, même si elle est aussi trompeuse. Peu importe que cela s'appelle "Yahvé", "Jéhovah", "Dieu", "Jésus", "notre Père", "notre Mère" ou autrement.

La fiction (contre-)historique de la "loi mosaïque" et son anachronisme perpétuel compliquent encore le phénomène: la législation de Josias ou d'Esdras étant systématiquement rapportée à "Moïse", l'"histoire" d'Israël se donne comme celle d'une apostasie permanente. A peine Moïse est-il monté sur la montagne que le peuple réclame le veau d'or, le "peuple", les "rois", les "prêtres" et même les "prophètes" n'en finissent pas de se détourner de Yahvé, bref, ce sont toujours des "égarés" qu'on appelle à "revenir" (avec un côté comique en contrepoint du pathos).

(Comme je l'ai déjà trop souvent raconté, je suis passé par là vers 14-15 ans. J'avais été baptisé TdJ à 13 ans en croyant y croire tout à fait, mais l'irruption de la puberté a bouleversé totalement ma façon de voir les choses --  j'établis naturellement le rapport a posteriori -- et en quelques mois, de fait, je ne croyais plus à rien, j'étais parfaitement "athée" dans ma tête... jusqu'à ce que tout cela se déchire un beau soir, dans un sentiment de perte et d'égarement insupportable: je ne pouvais pas vivre sans Dieu, c'est ainsi que je l'ai formulé, de sorte que "revenir à Jéhovah" m'apparaissait comme la seule possibilité en l'état de mon expérience. Mes "doutes" n'ont pas disparu du jour au lendemain, mais ils n'étaient pas assez solides, sérieux, réfléchis, profonds pour résister à l'alternative existentielle du "tout ou rien"... Une dizaine d'années plus tard c'était tout autre chose, non seulement par ce que j'avais appris et vécu entre-temps, ou parce que les plus grosses "erreurs" jéhovistes m'étaient devenues trop évidentes, mais parce que "Dieu" avait cessé pour moi d'être opposable à l'"errance", en fait l'un n'allait pas sans l'autre...)

Citation :

Une dizaine d'années plus tard c'était tout autre chose, non seulement par ce que j'avais appris et vécu entre-temps, ou parce que les plus grosses "erreurs" jéhovistes m'étaient devenues trop évidentes, mais parce que "Dieu" avait cessé pour moi d'être opposable à l'"errance", en fait l'un n'allait pas sans l'autre...)

Nous cherchons souvent un port d'attache existentiel (Dieu, une communauté ...), quelque chose ou nous (r)accrocher, un point fixe avec ses certitudes. Un texte intéressant sur ce sujet de l'errance :

Convoquer ici le thème de l’« errance » en théologie, c’est aussi évoquer celui du voyage et de l’aventure.

Le thème du voyage est l’un des plus anciens de la littérature universelle et c’est sans doute celui auquel nous restons le plus attachés et qui exerce sur nous la plus grande fascination. Il symbolise en effet la découverte toujours recommencée du monde, de soi et de Dieu. L’Odyssée est, en ce sens, un modèle littéraire en la matière ; le voyage périlleux, qu’il soit exploration effective ou rêve d’espace, révèle à celui qui l’accomplit à la fois la nature et les incertitudes de la conscience face à la réalité. Les récits bibliques de la sortie d’Égypte constituent un autre modèle, métaphysique celui-là, du thème de l’errance.
Enfin, le texte en 1 R 19 donne à lire l’errance d’Élie dans la caverne. Là, dans l’obscurité et la solitude, sans programme pré-établi, Élie découvrira de manière inattendue la présence de Dieu au sein du silence, comme une présence au milieu du « rien » et de l’inexistant.

L’errance comme refus de l’achèvement

L’errance est un état ; elle se conjugue en effet avec le verbe « être » et non pas avec « faire ». On est errant, on ne fait pas de l’errance. L’errance, comme nous avons tenté de le montrer plus haut, interroge l’être intérieur de l’humain et non pas sa production. L’errance devient un mode de penser, de vivre et de concevoir son existence en lien avec les mondes extérieurs.
Dans une courte parabole incise dans le texte de la Transfiguration, Jésus interroge notre capacité à renoncer à l’achèvement. En Lc 14,28-30, nous lisons en effet ceci : « Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu achever. » Dans le récit lucanien cette phrase est mise dans la bouche des moqueurs. Elle ne constitue pas un jugement moral du bâtisseur, mais vise à tester la capacité de résistance du bâtisseur à la moquerie. L’incise a pour but d’interroger celui qui souhaite suivre Jésus. En effet, marcher à la suite de Jésus implique de renoncer à l’achèvement d’un projet de vie, par exemple. Suivre Jésus, ici, revient à quitter son œuvre, son désir de réalisation, sa sécurité pour cheminer. L’homme de Nazareth déploie un nouvel horizon, celui de la marche, du voyage : « Marcher à sa suite ».L’accent repose sur le mouvement et non sur le réalisé, sur l’incertitude du voyage et non sur la sécurité. https://www.evangile-et-liberte.net/2014/05/le-theme-de-l-errance-applique-a-la-vie-spirituelle-et-theologique/

Cet article a le mérite de rappeler, en partie malgré lui, que l'"errance" a bien des visages (masques, simulacres, imitations, caricatures...): tourisme, voyages d'affaires, croisières ou croisades, missions et opérations, aventures et expéditions militaires, commerciales, religieuses, scientifiques, humanitaires en tout genre (cf. Lévi-Strauss: "je hais les voyages et les explorateurs"), s'inscrivent bon gré mal gré dans la lignée des exils et des pèlerinages, des quêtes chevaleresques ou argonautiques (du Graal ou de la Toison d'Or). Et qu'elle n'est pas sans danger, d'autant qu'elle porte à l'irresponsabilité (cf. la conclusion "libérale", au sens éminemment politique du terme, contre le "principe de précaution" écologique).

Reste une idée à mon sens importante, quoique dangereuse aussi: on ne se met pas en route sans but, mais on perd fatalement le but en cours de route; c'est précisément ça l'"errance", et le "retour" même n'y échappe pas.

La "gnose" évoquée dans un autre fil me rappelle par ailleurs qu'elle donne un tour assez nouveau au thème du retour, qui transparaît dans de nombreux textes du NT: il s'agit de revenir de "soi", du "monde" ou de la "création" à son "origine" (avant la fondation ou le jeter du monde, soit à un principe qui ressemble comme un frère à "l'océan primordial" des cosmologies antiques ou à l'indifférencié d'Anaximandre, que le concept de créatio ex nihilo réduit précisément à nihil, rien), comme on revient d'une errance qui serait aussi une erreur.

L'impossibilité du retour est toujours plus réelle et plus profonde que l'idée qu'on s'en fait: chaque départ est une expérience tragique, même quand il n'en a pas l'air (partir c'est mourir un peu, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, Haraucourt ramène à Héraclite, c.-à-d. partout et nulle part). La moindre tentative ou velléité de retour -- en cela "utile" à l'"errance", à sa poursuite ou à sa reprise "perséverrante" comme Derrida écrivait "destinerrance" -- révèle ou rappelle à l'exilé volontaire ou involontaire qu'il n'a plus de "chez-soi" et qu'il n'en a jamais eu: il est devenu un étranger dans sa "maison" et sa "maison" même a changé (son lieu ne le reconnaît plus, comme la Bible hébraïque dit joliment du mort). De là il apparaît que "rester" ou "demeurer" était également impossible, qu'au fond c'était la même chose, mais aussi qu'il faut être parti un tant soit peu pour le savoir (cf. Baudelaire).

D'Ulysse ou d'Abraham, l'errance est essentiellement littéraire; avec ou sans art, avec plus ou moins d'art, là n'est pas la question, c'est la vie qui ne peut plus que s'écrire et s'adresser au hasard, en s'inventant à mesure qu'elle se trouve et qu'elle se perd (Machado, toujours) -- et cependant précédée et accompagnée de la parole de l'errance, du poème au dicton populaire, qui nous l'annonce depuis la nuit des temps. Que toute "la Bible" découle de l'exil, d'une cascade d'exils et de retours qui ne reviennent jamais au même, ce n'en est jamais qu'un exemple exemplaire.

On part et on ne part pas, on reste et on ne reste pas, tout cela paraîtrait bien futile et facile à dire -- littérature aussi au sens péjoratif -- s'il n'en allait à chaque fois d'une expérience unique, si commune qu'elle soit, à agir et à pâtir, à jouir et à souffrir dans la durée de la demeure et de l'errance opposées ou confondues (on demeure aussi dans l'errance comme on erre sur place).

Pour revenir à l'image jéhoviste et biblique, bucolique et pastorale: si la présence ou l'absence de tel ou tel "berger", l'agrégation plus ou moins grégaire à tel ou tel "troupeau" (moutons, brebis, agneaux ou chèvres, cela résonne déjà autrement, et de la pâture à l'abattoir), ou l'écart, l'éloignement, l'égarement plus ou moins solitaires font une différence, ils la font ensemble (de se rapporter les uns aux autres là même où ils s'opposent, relativement donc -- comme dans l'opposition constitutive de l'arc ou de la lyre, dirait Héraclite).

La culpabilité : « purifie-moi de mon péché »

LA CULPABILITÉ peut être un fardeau très lourd à porter. Le roi David a écrit : « Mes fautes ont passé par-dessus ma tête ; comme une charge pesante, elles sont trop pesantes pour moi » (Psaume 38:4). Certains chrétiens ont été engloutis par une tristesse excessive, convaincus que Jéhovah ne pourrait jamais leur pardonner (2 Corinthiens 2:7). Mais est-​ce vraiment le cas ? Même si tu as commis des péchés graves, es-​tu si éloigné de Jéhovah qu’il ne te pardonnera jamais ? Pas du tout !
https://www.jw.org/fr/publications/livres/reviens-a-jehovah/pardon-des-peches/


La Watch propose d'aider ces "exilés" du sentiment de culpabilité, sentiment qu'elle suscite et entretien chez ses adeptes, il y a quelque chose de pervers a jouer au pompier pyromane.

Dans le genre "pompier pyromane", "Dieu" resterait indépassable...

Dans le champ plus limité du christianisme contemporain, il est probable que les TdJ atteignent des records de culpabilisation inutile (à d'autres points de vue, bien entendu), et par le nombre et par le genre des "péchés" considérés comme tels, et par la sévérité de la discipline (mais ils ont de la concurrence chez certains "évangéliques").

Ça ne va d'ailleurs pas sans une certaine conscience de l'incongruité de la chose -- je me souviens vaguement d'une tirade sarcastique d'un copain béthélite (qui a ensuite pris ses distances, si j'ai bien compris) sur "les gens du monde qui tuent, violent, et vont même jusqu'à fumer une cigarette"... et, plus sérieusement, d'une réflexion récurrente chez certains orateurs, notamment au contact des textes johanniques: personne ne sera jamais exclu pour manque d'amour, c'est pourtant ça qui serait le plus "grave".

Cf., a contrario, le Benedictus de Maître Eckhart (qui lui a quand même valu de sérieux ennuis avec la hiérarchie ecclésiastique):

Citation :

C'est pourquoi les maîtres disent que dans le Royaume des cieux, les bienheureux connaissent les créatures dépouillées de toutes images des créatures et qu'elles les connaissent en l'unique image qu'est Dieu, dans laquelle Dieu se connaît, s'aime et se veut lui-même en même temps que toutes choses. Et cela, c'est Dieu lui-même qui nous enseigne à le demander et à le désirer quand nous disons : « Notre Père, que ton nom soit sanctifié », ce qui veut dire que nous ne connaissions que toi seul, « que ton règne vienne », en sorte que je n'aie d'autre richesse que toi, et que je ne connaisse rien d'autre que toi, le royaume et la richesse. L'Évangile dit à ce propos : « Bienheureux les pauvres en esprit », c'est-à-dire en volonté, et nous demandons à Dieu que « sa » volonté soit faite « sur la terre », c'est-à-dire en nous, « comme au ciel », c'est-à-dire en Dieu lui-même. Un tel homme est à ce point uni à la volonté divine, qu'il veut tout ce que Dieu veut et selon la manière que Dieu veut. Et si selon quelque manière, Dieu veut que moi aussi j'aie commis des péchés, je ne voudrais pas ne pas les avoir commis, car c'est ainsi que la volonté de Dieu est faite « sur la terre », c'est-à-dire dans de mauvaises actions, « comme au ciel », c'est-à-dire dans la bienfaisance. Ainsi, on veut être privé de Dieu pour Dieu, être séparé de Dieu pour Dieu, et tel est le seul juste repentir de mes péchés. C'est ainsi que je souffre du péché sans en souffrir, tout comme Dieu souffre de tout le mal sur la terre sans en souffrir. La souffrance, la plus grande souffrance, me vient à cause du péché — car pour rien de ce qui est créé ou créable, même s'il y avait mille mondes dans l'éternité, je ne voudrais commettre de péché — mais je souffre sans souffrir ; car c'est au nom et par la volonté de Dieu que je prends et que je puise les souffrances. Seule une telle souffrance est souffrance parfaite, car elle émane et procède de l'amour pur, de la bonté et de la joie la plus pure de Dieu. C'est ainsi que ce que j'ai dit dans ce petit livre devient vrai, et on prend conscience que l'être bon, dans la mesure où il est bon, accède à l'être de la Bonté elle-même, que Dieu est en lui-même.

Eckhart devançait d'un bon demi-millénaire la comparaison nietzschéenne du Dieu chrétien (ordinaire) aux dieux antiques qui prenaient sur eux non le châtiment, mais la faute... (Ecce homo, i, 5.)