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 religion ?

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MessageSujet: Re: religion ?   religion ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 16:38

Le Temps : On croyait savoir plus ou moins ce que «religion» signifie. En vous lisant, on découvre qu’il n’en est rien.
     
Philippe Borgeaud: J’ai tendance à donner deux significations différentes au mot «religion». Il y a un sens qui (malheureusement, je dirais) est le plus habituel, qui nous ramène à la notion de religion comme institution, organisée autour d’un enseignement. De cette position-là, on voit les religions un peu comme des bocaux sur une étagère, clos sur eux-mêmes. L’histoire des religions ne me semble ne pas avoir ce type de chose comme objet. Il y a d’autre part le sens antique, d’avant le christianisme, celui du mot latin religio.

– Vous revenez à plusieurs reprises sur cette étymologie, qui renvoie, écrivez-vous, à la notion d’«être scrupuleux», «se soucier», par opposition à la neglegentia, l’«insouciance»,
     
– On remarque qu’il y a des éléments dans une société, des formules de langage, des gestes, qui prennent une importance folle, qu’on ne peut pas expliquer de manière factuelle. C’est là que réside l’objet réel de nos études. Il s’agit de savoir pourquoi à certains moments certains groupes attribuent autant d’importance à certaines choses qui objectivement n’en ont pas. Ces choses sont d’une certaine manière ce qu’on appelle le sacré.

– Aujourd’hui, on considère d’une manière quasiment obsédante que l’essence de la religion, c’est la croyance. Vous montrez que dans l’Antiquité, l’essentiel est le rituel: ce qu’on fait plutôt que ce qu’on croit.
     
– Je pense que c’est toujours le cas. Je suis frappé par la différence entre ce qui se dit d’un point de vue théologique et la pratique. Les gens vont à l’église parce qu’ils y vont, pas parce qu’ils croient à tel ou tel dogme; la réalité est dans la pratique. Dans la Rome antique, on considère même qu’il faut avoir la bonne pratique, mais qu’y mettre trop de croyance n’est pas bon: ça devient de la superstition.

– Quel que soit le «nous» de référence, la bonne pratique est toujours la nôtre. Elle est meilleure que celle du voisin pour l’unique et bonne raison qu’elle est à nous.
     
– Les Romains ont une forme de relativisme culturel qui dit que chaque peuple a sa coutume, mais aussi que c’est «chez nous» que ça se passe le mieux. C’est la même chose lorsque l’ethnologue Marcel Griaule retourne, âgé, chez les Dogons, et que ceux-ci lui disent: tu es vieux, tu vas mourir, il faut que tu viennes chez nous, on est les seuls à savoir faire… Il existe peut-être des exceptions. D’après un article de Caroline Humphrey dans le dernier numéro de L’Homme, il semblerait que dans la pensée d’un lama et poète mongol du XVIIIe siècle, on arrivait à ne pas mettre le «nous» au centre. Mais en général chaque groupe humain se place au centre, on n’y échappe pas. https://www.letemps.ch/culture/religion-un-mythe-autres-0
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Narkissos

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MessageSujet: Re: religion ?   religion ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 17:19

C'est plein de bon sens -- suisse, décidément... on regretterait même, pour une fois, que ce soit si court.

Il y aurait en effet beaucoup à dire, en particulier du débordement ou de la résurgence de la "religion" hors de sa propre "catégorie" (art, sport, jeu, science, technique, politique, médecine, psychologie, philosophie, éthique, etc.) à mesure que celle-ci se définit. La "religion" paraît d'autant plus réduite et enclavée dans le monde contemporain que l'essentiel du "religieux" est passé ailleurs, incognito et à son insu le plus souvent, dans des pratiques que nul ne songerait à appeler "religion", sinon de nouveau par lapsus-symptôme, mais qui n'en gardent pas moins une "essence" et un "caractère religieux" parfaitement reconnaissables. De ce point de vue c'est une excellente idée d'opposer "religion" et "négligence": là où il y va de l'attention, du sérieux, de l'importance accordée à quelque chose, si futile que la chose puisse paraître par ailleurs, il y a du "religieux", qui s'ignore le plus souvent mais se trahit quand même. C'est la grande tradition du "souci" (Kierkegaard, Heidegger, Tillich p. ex.) à laquelle le christianisme, "indéconstructible" parce qu'ayant toujours déjà anticipé sa propre déconstruction, opposerait encore une certaine "insouciance", "irréligieuse" dans un sens et autrement "religieuse". A ce tarif la "religion" est bel et bien "increvable", comme disait Lacan, mais elle gagne surtout où elle perd (et ça aussi, bien sûr, le christianisme l'aura toujours déjà dit avant tout le monde).
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le chapelier toqué

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MessageSujet: Re: religion ?   religion ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 19:19

Je vous propose la suite de l'article qui est fort intéressante :


– Il y a bien des Européens et des Nord-Américains qui se tournent vers les religions orientales ou le chamanisme.

– Je dirais qu’ils ne vont pas vraiment ailleurs, mais plutôt dans un imaginaire qui est toujours le nôtre. Quand nous parlons de bouddhisme zen, c’est une construction qui est passée par Oxford et par la Californie. Je pense qu’il y a là un grand leurre: on ne va pas chez les autres, on va trouver son rêve; un rêve qui est fabriqué chez nous.

– On pense tout à coup à R. Gordon Wasson, l’homme qui fait découvrir au public états-unien le champignon psylocibe des Mazatèques mexicains dans les années 50. Suite à son passage, les Blancs vont consommer cet hallucinogène pour trouver Dieu, alors que jusque-là, comme l’explique la guérisseuse qui a accueilli Gordon Wasson, le champignon servait à soigner… Nous projetons nos notions sur la réalité observée et nous observons nos projections.

– C’est une longue histoire. Elle remonte à la «théorie des figures», qui va des Pères de l’Eglise au Concile Vatican II et qui dit que dans la religion des autres, il y a des préfigurations de la vérité chrétienne. Les explorateurs, les jésuites rencontraient des entités telles que les kamis japonais ou les orishas africains, mais ce qu’ils cherchaient, c’était le Deus de la Bible latine, et partout où ils arrivaient, ils croyaient le retrouver.

Cela ressemble à ce que Roland Barthes a appelé «vol de langage»: on dit à l’autre qu’on sait mieux que lui ce qu’il pense. Il y a là une forme d’impérialisme qui a fait que dans des civilisations complètement différentes, on a créé des choses qui ressemblent à du christianisme. Les Japonais ou les Chinois ont introduit dans leur constitution une notion de religion sur le modèle chrétien, et il faut désormais que les bouddhistes ou les shintoïstes se moulent là-dedans.

– Ce moule, a-t-il au moins une pertinence pour comprendre les monothéismes?

– On parle de monothéisme un peu vite. Quand je suis à la Semaine sainte à Séville, je n’ai pas l’impression d’être dans un pur monothéisme… Il y a d’ailleurs un problème avec le terme «religions abrahamiques»: si on creuse, comme l’a fait Guy Stroumsa, on se rend compte que ce sont trois religions qui donnent à Abraham des sens multiples et contradictoires. On ne peut pas mettre tous les monothéismes d’un côté et tout le reste de l’autre… Ce qui m’intéresse, c’est comment le cadre chrétien s’est constitué dans le rapport aux polythéismes de l’Antiquité et au judaïsme. Le christianisme se sépare du judaïsme, dont il n’était qu’une secte, en disant: on abandonne la loi et on s’ouvre aux nations. La pensée chrétienne émerge en relation à d’autres.

– Le monothéisme est-il une rupture radicale par rapport au mythe antique?

– C’est encore un leurre. Il y a des grands personnages comme Jan Assmann qui ont parlé de la «rupture monothéiste», lors de laquelle on voit tout à coup le monothéisme juif dire aux autres: vous faites tous erreur et nous, nous avons la vérité. Cela s’appliquerait ensuite au christianisme. Mais ce n’est pas si simple. On a, pour commencer, quatre évangiles qui ne racontent pas la même chose… Une des vertus du polythéisme réside dans le fait qu’il y a d’innombrables paroles, auxquelles on n’est pas obligé d’accorder une foi simple et directe, parce qu’en fait, on n’est jamais sûr; les mythes ont toujours des variantes, d’innombrables versions du même récit. Cette vertu n’est pas complètement absente de ce qu’on appelle le monothéisme. Dans celui-ci, comme dans les religions antiques, le credo a finalement moins d’importance que les pratiques.

– Nous n’avons donc pas tout à fait quitté le territoire du mythe.

– Il y a différentes sensibilités au sujet du mythe. Mon collègue Bruce Lincoln l’analyse sous l’angle de l’oppression, de l’imposition d’une vérité et d’un dogme, en observant comment ce discours d’autorité se construit. De mon côté, je suis sensible à la liberté d’expression qui existe malgré ces autorités. Le mythe est une chose malléable, mouvante, qui explore des imaginaires et ne se fixe jamais définitivement en un dogme. C’est un discours qui joue avec le réel. Je pense qu’il est utile d’être conscient de cette forme d’expression, qui laisse une grande part de liberté d’exploration et ne s’arrête pas à des vérités toutes faites, mais tâtonne. Dans ce sens, la mythologie n’est pas morte.

– À certains égards, le mythe aurait plus de choses en commun avec nos séries TV qu’avec ce qu’on appelle communément «religion».

– C’est ce qu’a montré lors d’un colloque récent ma collègue américaine Sarah Johnston…

– Un autre thème sur lequel vous revenez souvent est celui de l’universalisme.

– Certains pensent que chaque groupe est enfermé dans son ontologie et qu’on ne peut rien comprendre aux autres. Je suis persuadé, au contraire, qu’on peut toujours traduire. Traduire signifie qu’il y a du même, qu’on a tous la même tête et que par conséquent on peut comprendre des concepts chinois ou indiens quand on nous les explique. Mais si on se pose la question de savoir comment cela se fait qu’il y a du même, on tombe dans des théories universalistes, qui sont dangereuses. Nous les avons connues en histoire des religions: l’évolutionnisme, la psychanalyse jungienne avec ses archétypes, les théories de Mircea Eliade. En définissant l’universel, on tombe fatalement dans une idéologie. Je crois que l’universel existe, mais je pense qu’il ne faut pas essayer de le définir.

Philippe Borgeaud, Exercices d’histoire des religions. Comparaison, rites, mythes et émotions. Textes réunis et édités par Daniel Barbu et Philippe Matthey (Leiden/Boston, Brill, 2016), 380 pages
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Narkissos

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MessageSujet: Re: religion ?   religion ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 23:29

Il n'y a pas de méta-religion comme il n'y a pas de métalangage (Lacan encore): cela revient à dire qu'on ne saurait parler de "religion", sur "la religion" (et probablement de ou sur à peu près n'importe quoi, bien que ce soit plus ou moins apparent selon les "sujets") sans se situer à la fois dedans et dehors, à l'intérieur et à l'extérieur de ce dont / sur quoi on parle. Dit ainsi ça paraît au moins inconfortable, au plus impossible, sauf que c'est ce qu'on fait tous les jours: on n'a jamais parlé autrement de/sur quoi que ce soit. Une "histoire" ou une "phénoménologie" des religions, narrative, descriptive et comparative (encore autrement que la "théologie des religions" évoquée plus haut), est à ce prix: dès lors que ceux qui en parlent ne se figurent plus être totalement étrangers à ce dont ils parlent, il y aura toujours quelque imposture dans leur posture "scientifique", "neutre" ou "objective", mais ils en seront au moins partiellement conscients -- sous ce rapport Jung et Eliade ne me semblent pas les "pires", loin de là.

Pour revenir à ma remarque précédente, il y a évidemment des différences d'"économies" significatives: une religion locale, ancestrale ou traditionnelle peut occuper tout l'espace d'une société au sens où les dieux sont susceptibles d'être invoqués partout et en toute occasion, pour la chasse, la pêche, l'agriculture ou l'élevage, la guerre ou la sexualité, la naissance, la maladie, la mort, la construction ou l'artisanat, l'administration politique ou judiciaire, le commerce, etc. Tout est "religieux" si l'on veut, mais cela n'empêche pas que l'espace du temple soit distinct du reste, les temps "sacrés" des temps "profanes", le "sacrifice" des repas quotidiens, la "prière" de la conversation ordinaire, et ainsi de suite. On peut distinguer une "religion" (sous toutes les réserves déjà exprimées sur ce mot) à condition de reconnaître sa relation, positive, avec tout le "reste" -- ou, ce qui revient à peu près au même, la reconnaître partout mais différenciée selon les lieux et les temps. Ce n'est pas seulement une situation "primitive", puisqu'on peut la retrouver tout au long de l'histoire, à chaque fois qu'une "religion" si tardive soit-elle (re-)devient unique, populaire et traditionnelle quelque part (ainsi, souvent, le christianisme au moyen-âge, ou l'islam dans les pays musulmans). En revanche, quand des "domaines" s'autonomisent, quand un certain nombre d'activités s'affranchissent de "la religion", celle-ci devient elle-même un "domaine" parmi d'autres: et là encore ce n'est pas seulement "moderne", c'est ce qu'on trouve déjà dans les grandes villes des "empires" antiques où se côtoient des ethnies et des "religions" différentes, dans des espaces "neutres" ou "neutralisés" par la nécessité (du "vivre ensemble", comme on dit maintenant). Mais on n'en retrouve pas moins du "religieux", à la fois relié aux "religions" particulières et distinct de toutes, dans les zones dites "neutres". C'est surtout là que me semble apparaître le "religieux" moderne, par débordement ou résurgence hors du domaine circonscrit des "religions proprement dites", dans une certaine "sacralisation" différenciée de l'art, de la culture, du sport, du jeu, de la politique, de l'économie, etc. Le citadin moderne va au musée, au concert, au théâtre, à l'opéra, au cinéma, au stade, voire au bureau de vote, à la banque ou au supermarché, ou même à la campagne, à la mer ou à la montagne comme ses ancêtres seraient allés au temple ou à l'église -- par une sorte de "devoir" qui n'exclut pas le désir et le plaisir, ni la crainte et l'ennui. Et s'il va encore à l'église il y va un peu comme au musée ou au théâtre... Le "religieux" n'est peut-être pas moins présent, mais il se nomme, se manifeste et se distribue autrement.
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