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| religion ? | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: religion ? Dim 27 Oct 2019, 14:13 | |
| En ajoutant au titre de notre rubrique la plus fournie un point d'interrogation, je rejoins une question qui s'y est souvent posée sous diverses formes mais revient toujours à mettre en question, précisément, le nom commun ou la catégorie même de "religion" -- qu'il s'agisse de s'interroger sur la pertinence, voire l'existence du concept (y a-t-il, sauf le mot, quoi que ce soit de commun à tout ce qu'il désigne ?), de contester cette appellation à d'autres (p. ex. dans le très agressif "l'islam est-il une religion ?") ou de la refuser pour soi-même. Ainsi, de façon tonitruante et caricaturale, le jéhovisme du temps de Rutherford qui clamait "la religion est un piège et une escroquerie" et faisait tout pour se démarquer ostensiblement du "genre religieux", tout en revendiquant au plan juridique les droits catégoriels (très étendus aux Etats-Unis d'Amérique) d'une "religion" comme une autre -- dans la suite, on le sait, c'est la seconde stratégie qui l'a emporté au point de faire presque complètement oublier la première, laquelle subsiste à peine dans des phrases comme "le christianisme n'est pas une religion, mais un mode de vie". Ce discours pourtant n'était alors pas si éloigné de celui de toute une frange "progressiste" du christianisme traditionnel, du libéralisme protestant au modernisme catholique en passant par la "néo-orthodoxie" barthienne, qui récusait de façon plus subtile le concept de "religion" et accueillait à bras ouverts l'idée de "sécularisation" -- au profit dès lors, mais cela était moins explicite, d'une interprétation tantôt philosophique, éthique, politique ou culturelle du christianisme. La formule célèbre de Marcel Gauchet, le christianisme comme "religion de sortie de la religion", résumait à elle seule cette tendance; mais on la retrouverait également, par exemple, dans les présentations surtout occidentales du bouddhisme qui mettent en valeur son aspect "philosophique" ou "psychothérapeutique" au détriment de son aspect "religieux".
A bien y regarder, cette dénégation de genre, de catégorie, de qualité ou de nature, la prétention d'une religion à être autre chose qu'une religion, est peut-être moins spécifique de la modernité qu'on le croit: aucune religion ne se pense a priori comme un cas particulier d'une généralité; tout comme on parle d'abord une langue sans savoir que c'est une langue -- il faut le contact avec d'autres langues pour prendre conscience que la langue qu'on parle est une langue parmi d'autres, et encore la langue dite maternelle gardera toujours le privilège exorbitant de la "langue du sens": pour un francophone de naissance, même parfaitement bilingue, "dog" veut dire "chien", "chien" ne voudra jamais dire "dog". L'idée générique de "religion" vient naturellement aux cercles de pouvoir qui sont en relation militaire ou diplomatique avec des peuples étrangers et donc des "religions" différentes, aux capitales des grands royaumes et empires qui englobent une diversité de peuples et de "religions", aux grandes villes où plusieurs communautés ethniques et religieuses se côtoient -- autrement dit partout où l'on ne peut plus penser "sa religion" comme unique, mais où il faut bien la considérer comme cas particulier d'un phénomène général, ce qui n'est satisfaisant pour personne. On peut toujours estimer que sa religion est la "meilleure", voire la "seule vraie" dont les autres ne seraient que des contrefaçons -- ou bien être tenté de sortir du "genre", non sans retomber dès lors dans un autre "genre". C'est ce qui arrive notamment au judaïsme au contact de la philosophie grecque, laquelle résultait aussi d'une sorte de "dépassement" de la religion grecque; lui aussi veut se comprendre comme "philosophie" (Philon, Josèphe, 4 Maccabées, etc.); la même attitude se retrouvera chez les apologistes chrétiens depuis Justin Martyr, en particulier dans toute la tradition alexandrine.
On pourrait résumer la question comme suit: qui s'intéresse vraiment à "la religion" ou à "une religion" y cherche, y trouve ou en espère quelque chose de plus que "la religion", et a fortiori qu'"une religion". Qu'on l'appelle "la vérité" ou "le salut" par exemple, cela ne se laisse pas réduire aux limites d'une "catégorie" particulière, encore moins à un "cas" particulier d'une telle catégorie. Cela s'est un temps nommé, d'un mot abstrait par excellence, "l'absolu", qui a certes beaucoup vieilli mais dont le sens, qui est tout aussi bien une absence de sens, reste au fond incontournable.
Pour le dire de façon plus brutale: aucun chrétien tant soit peu croyant ne dira que le Christ est venu sur terre pour qu'on lui construise des églises et qu'on vienne lui chanter des cantiques tous les dimanches -- c'est pourtant là la manifestation la plus visible et la plus indiscutable du "christianisme", mais celle dont un chrétien se satisfait le moins. -- Exemple situé, certes, mais facile à transposer à toute "religion" qui, dès lors qu'elle est réelle, vivante, active, effective, etc., tend d'elle-même à déborder son "domaine". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Lun 28 Oct 2019, 12:33 | |
| - Citation :
- Pour le dire de façon plus brutale: aucun chrétien tant soit peu croyant ne dira que le Christ est venu sur terre pour qu'on lui construise des églises et qu'on vienne lui chanter des cantiques tous les dimanches -- c'est pourtant là la manifestation la plus visible et la plus indiscutable du "christianisme", mais celle dont un chrétien se satisfait le moins. -- Exemple situé, certes, mais facile à transposer à toute "religion" qui, dès lors qu'elle est réelle, vivante, active, effective, etc., tend d'elle-même à déborder son "domaine".
Une religion ne peut pas éviter de s'installer, de s'institutionnaliser, de s'organiser tout en de perdant de vue la raison même de son existence. Je suppose que la première génération de chrétiens ne se serait pas reconnue dans l'Eglise des Pastorales qui n'est plus dans une attente imminente de la venue du Christ et qui cherche à s'organiser pour (sur)vivre avec son monde et pour durer dans le temps, assurer sa pérennité. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mar 29 Oct 2019, 02:19 | |
| Les choses ne veulent décidément pas être -- et encore moins rester -- ce qu'elles sont... Comme je le rappelais ici aujourd'hui même (ou déjà hier), je ne crois pas que "la première génération de chrétiens" (pour autant que cela signifie quelque chose: c'est tout le problème, si l'"identité chrétienne" résulte d'un processus -- avant "elle" ce n'est pas "elle", et dès que c'est "elle" ça devient autre chose) ait été moins diverse que les suivantes, dans la conception de sa "religion" comme dans ses rapports éventuels à l'eschatologie et au "monde" qui l'entourait -- au contraire, car les textes les plus tardifs du NT (Pastorales, Actes, Jude / 2 Pierre, mais déjà Ephésiens p. ex.) vont le plus souvent dans le sens d'une unification et d'une standardisation de "l'Eglise" (à la fois orthodoxe et catholique), qui ne fait pas disparaître la diversité mais la rejette au-dehors (les "hérétiques"), déterminant du même coup un "dedans" et un "quelque chose" qui peut s'appeler "l'Eglise" ou "le christianisme". (Si c'est justement ce processus d'unification qui constitue une "identité chrétienne comme telle", "la première génération chrétienne" ce serait celle d'après, non celles qui la précèdent et qu'on peut toujours qualifier rétrospectivement, si l'on veut, de "proto-christianismes"; je ne fais que repasser d'un tour supplémentaire le cercle vicieux, purement verbal, lexical et grammatical, qui est pourtant l'essence même de l'essence de quoi que ce soit dès lors qu'on le nomme tel). Il n'empêche que cette Eglise-là, à ce stade, ne demande apparemment rien de mieux que d'être ou de devenir une "religion" respectable et respectée (en latin religio licita, par opposition à la superstitio méprisée et souvent réprimée -- à laquelle religio le terme grec consensuel d' eusèbeia = "piété", cher aux Pastorales et aux textes du même tonneau, correspond pour partie). Il lui faudra globalement beaucoup de temps pour s'en lasser, si tant est qu'*elle* s'en soit jamais lassée, mais nombre de ses membres et non des moins sincères s'en lasseront plus vite pour devenir, selon les circonstances, hérétiques, apostats, moines, saints, théologiens, philosophes, mystiques, réformateurs ou ennemis jurés de la "religion"... Sans revenir sur l'étymologie débattue de la religio latine ( relegere plutôt que religare, donc "relire" plutôt que "relier" mais dans un sens qui rejoint cependant le recueil, le recueillement, la récollection, la relation et le rapport), il est assez facile de comprendre pourquoi la religion ne se laisse pas volontiers enfermer dans un "domaine" ou une "région" délimitée, parce qu'elle a précisément trait au débord ou au passage des limites -- on pourrait en dire autant de la "transcendance", surtout si l'on n'entend pas son "trans-" comme un "au-dessus" mais comme un "au-delà" (comme dans trans-gression). Une "religion" meurt d'être confinée à elle-même, elle n'a de sens que comme ouverture ou déclosion d'autre chose (individu, famille, nation, société, monde, espèce, présent, réalité) qui sans cette possibilité étouffe aussi de n'être que ce qu'il (ou elle) est. Il est à peine nécessaire de souligner l'analogie (que je n'ai pourtant pas visée a priori, du moins consciemment) entre toutes ces considérations: tout s'échappe, tout fuit aussi au sens plombier du terme, les mots et les choses, les noms communs et les noms propres, les catégories et les concepts. On pourrait parler d'une loi d'impermanence générale, à condition de préciser aussitôt que ça n'a même pas l'unité, l'essence et la constance d'une "loi", d'un "tout" ou de quoi que ce soit. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Lun 04 Nov 2019, 12:35 | |
| - Citation :
- Sans revenir sur l'étymologie débattue de la religio latine (relegere plutôt que religare, donc "relire" plutôt que "relier" mais dans un sens qui rejoint cependant le recueil, le recueillement, la récollection, la relation et le rapport), il est assez facile de comprendre pourquoi la religion ne se laisse pas volontiers enfermer dans un "domaine" ou une "région" délimitée, parce qu'elle a précisément trait au débord ou au passage des limites -- on pourrait en dire autant de la "transcendance", surtout si l'on n'entend pas son "trans-" comme un "au-dessus" mais comme un "au-delà" (comme dans trans-gression). Une "religion" meurt d'être confinée à elle-même, elle n'a de sens que comme ouverture ou déclosion d'autre chose (individu, famille, nation, société, monde, espèce, présent, réalité) qui sans cette possibilité étouffe aussi de n'être que ce qu'il (ou elle) est.
Le propre de toutes religion n'est ce pas de constituer une Tradition (par moment à son corps défendant) comme lieu du dépôt de la Révélation et moyen de transmettre fidèlement la bonne doctrine, donc une façon de se protéger des influences extérieures qui pourraient altérer ou corrompre la Doctrine. Ainsi un croyant "fidèle" n'est-il pas "condamné" à devenir un "traditionalisme" ?Les témoins de Jéhovah rejettent l'idée d'une "tradition" qui côtoie L'Ecriture, or les décennies d'interprétations contenues dans les innombrables tour de garde, ne constituent-elles pas une tradition ? Une religion à l'instar des Pastorales est amenée à préserver son "dépôt" religieux. La tradition devient inévitablement une source de légitimité et un lieu d’autorité qui permet de décider ce qui est essentiel et de le transmettre de générations en générations. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mar 05 Nov 2019, 02:36 | |
| La tradition est une notion extrêmement riche et plurivoque -- plus qu'équivoque ou ambiguë parce qu'il y va de plus de deux "sens"; le jeu de mots qui la rapproche, d'après le latin tradere, de la traduction et de la trahison (mais encore de la transaction et du commerce, trade, trader, etc.) fonctionne tout aussi bien en grec: paradosis qui s'emploie pour les traditions "pharisiennes" comme pour les traditions "chrétiennes" dérive de para-didômi, qui est aussi le verbe évangélique de la "livraison" de Jésus, aux "hommes", aux "nations-païens", par Judas aux prêtres, par ceux-ci à Pilate et inversement, etc., ou de la "délivrance" de l'esprit sur la croix. C'est dire que l'immobilisme ne domine pas dans le concept de tradition, bien au contraire -- et, comme on l'a vu tout récemment ( 29.10.2019), il en va de même du "dépôt" des Pastorales, avec le même préfixe para qui compense la fixité de la "thèse" ou de la "position" immuable ou intangible en dénotant le mouvement d'une chose confiée à quelqu'un (et de génération en génération) non pour qu'il la garde intacte, mais pour qu'il en fasse quelque chose, ce qui n'est jamais sans risque (cf. les paraboles des talents ou des mines). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 06 Nov 2019, 11:01 | |
| Hatzfeld n’ignore pas l’étymologie conventionnelle qui veut que religio vienne de religare (relier), étymologie qui permet de conforter l’idée que la religion est par essence relation entre les hommes et les dieux ou entre le sacré et le profane, mais il lui préfère, à la suite d’E. Benveniste, l’étymologie associée à relegere (reprendre, revenir en arrière) parce qu’elle met l’accent sur le mouvement de reprise des signes, des oracles, des textes, des rites, qui constitue la forme élémentaire et originaire du religieux par excellence. La tradition comme transmission d’un dépôt de génération en génération et la religion comme reprise d’un héritage de croyances et de rites s’entrelacent l’une l’autre et il va de soi pour H. Hatzfeld que « la religion se présente toujours comme un discours traditionnel ». Ce lien d’essence entre le religieux et le traditionnel tient en fait, selon notre auteur, à la nature même de l’activité symbolique de l’esprit humain, aux conditions de possibilité de la constitution du sens, en tant que celle-ci suppose la médiation de symboles dont on hérite et la reprise d’un sens toujours déjà donné. On voit que le sens commun de notre sociologue est fortement imprégné des présupposés philosophiques de toute une tradition herméneutique qui lie la « donation de sens » à sa « reprise interprétante » et s’efforce de penser l’énigme du premier commencement par la fameuse notion de « cercle herméneutique ».
Le mouvement de reprise inclus dans l’acte même de la transmission n’implique nullement que la tradition soit synonyme de conservation. En reprenant ce lieu commun de la pensée traditionaliste, H. Hatzfeld insiste sur le fait que si la tradition est condamnée au changement ce n’est pas seulement parce qu’il lui faudrait s’adapter au monde (moderne ou autre) ou à la diversité des contextes (historiques ou culturels), c’est également pour des raisons structurelles qui tiennent au décalage, en soi insurmontable, qui existe entre la surabondance de sens du message originel de la tradition et la finitude de toute forme d’expression symbolique. La conception herméneutique bien particulière de la fonction symbolique et des contraintes du signifiant vient donc ici encore alimenter la rhétorique bien connue de la tradition vivante et créatrice dont le maître d’œuvre est, pour reprendre le terme weberien, le « virtuose » religieux. Luther offre ici un exemple significatif qui illustre, aux yeux de notre auteur, la manière dont une expérience personnelle décisive associée à la relecture de l’Écriture et de la tradition paulinienne, peut contribuer à l’actualisation de la richesse des possibles contenue dans le message initial du Christ. Loin d’inaugurer un régime de modernité religieuse en rupture avec la tradition, l’événement de la Réforme participerait de ses refondations qui font la vie d’une tradition. https://journals.openedition.org/enquete/315 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 06 Nov 2019, 16:42 | |
| Recension fort riche et on ne peut plus pertinente au présent sujet -- même là où ce n'est pas si apparent que dans l'extrait ci-dessus. Merci !
Les questions "qu'est-ce que la religion ?" "qu'est-ce qu'une religion ?" etc. -- ce ne sont pas celle que j'ai posée, délibérément, mais c'en sont quand même des lectures possibles et pour tout dire inévitables -- achoppent dès lors qu'on envisage "la religion" comme le lieu, ou l'un des lieux privilégiés, où précisément "l'être" et "l'essence" (quiddité, qualité, nature, genre, espèce, catégorie, etc.) sous-entendus dans la question "qu'est-ce que" sont interrogés ou sollicités, viennent simultanément en question et à la pensée, sont à la fois fondés et mis en abyme -- ce qui est à mon sens le sens même, l'excès et le défaut de sens, d'une "religion" comme d'une "transcendance".
Je veux dire par là que la "religion", à peu près tout ce qui se laisse rassembler rétrospectivement sous cette étiquette, bien avant la "sagesse", la "philosophie", la "science" et encore parallèlement à celles-ci, se présente comme une scène où tout ce qui "va de soi" (vie, mort, sexualité, naissance, monde, temps, espace, etc.) se joue, se représente, se récite, se répète, se raconte, se décrit, s'inscrit et s'explique (sans nécessairement se penser) comme n'allant pas de soi. Et que d'une telle scène nous (homo sapiens sapiens, sachant et se sachant savoir en jeu de miroirs potentiellement infini, fût-ce d'un "mauvais infini") ne pouvons pas faire l'économie, même si nous devons forcément lui faire une place dans notre économie (en lui assignant un lieu et un temps particuliers qui ne sont pas "tout", quand même notre rapport à "tout" passe par elle -- sinon par la ou une "religion", par une scène ou un lieu du même ordre). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mar 27 Avr 2021, 11:32 | |
| Il y a deux sources étymologiques du mot "religion" : relegere (cueillir, rassembler) et religare (lier, relier) - relegere, de legere (cueillir, rassembler). Cette filiation sémantique et formelle trouve sa source dans Cicéron et est soutenue par Benveniste. C'est l'expérience de la sacralité, voire de la sainteté, de l'indemne sain et sauf : recueillir pour revenir et recommencer, dans une attention scrupuleuse, dans le respect, la patience, avec pudeur et piété. C'est l'être, l'essence, la chose même de la religion. - religare, de ligare (lier, relier). C'est une étymologie probablement inventée par les chrétiens : la religion comme lien, lien social, croyance, lien fiduciaire, crédit fait au tout-autre en sa bonne foi, expérience du témoignage, obligation, ligament, devoir, dette entre hommes ou entre l'homme et dieu. Ces deux sources sémantiques se croisent. Tout en critiquant Benveniste, en insistant sur le fait que l'étymologie ne fait jamais loi, Jacques Derrida les prend au sérieux. La distinction est "quasi-transcendantale". Elle correspond à deux veines irréductibles de la religion. La répétition de cette division est, "en vérité", l'origine de la répétition, la division du même. Tant que la religion n'est pas instituée, il n'y a pas de terme commun à ce que nous appelons religion, il n'y a pas une chose une et identifiable que tous s'accorderaient à appeler religion. Unifier les deux termes, c'est résister à la disjonction, à l'altérité absolue. https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0709031246.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mar 27 Avr 2021, 12:39 | |
| Foi et savoir est l'un des tout premiers textes de Derrida que j'aie lus, peu après sa parution, presque au hasard (petit livre de poche trouvé en librairie); je n'en ai pas compris grand-chose du premier coup, il m'a fallu des années ensuite pour me familiariser avec la pensée et le style de l'auteur et plus encore avec sa bibliothèque (rien que le titre renvoie à Hegel).
Si arbitraire ou aberrante que paraisse "la religion" au niveau des rites et des doctrines, des questions et des réponses, des problèmes et des solutions, elle touche quand même à un "fond sans fond", abyssal et fondamental, qu'elle est avec sa variante "philosophique" la seule à toucher, en ce qu'elle fait au moins signe vers une ouverture originaire et ultime -- "déclosion", dirait Jean-Luc Nancy -- qui fait défaut à toutes les "sciences" (ou "savoirs"); non par accident, mais parce que les "sciences" se constituent précisément de cette clôture (domaine, discipline, champ, méthode, etc.). D'où l'aberration suprême de vouloir soumettre "la religion" ou "la philosophie" à un examen rationnel et scientifique, même quand elles le réclament. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Ven 30 Avr 2021, 13:08 | |
| - Citation :
- La formule célèbre de Marcel Gauchet, le christianisme comme "religion de sortie de la religion", résumait à elle seule cette tendance; mais on la retrouverait également, par exemple, dans les présentations surtout occidentales du bouddhisme qui mettent en valeur son aspect "philosophique" ou "psychothérapeutique" au détriment de son aspect "religieux".
Marcel Gauchet, dont l’un des premiers ouvrages, en 1985, portait un titre wébérien, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, soutiendra pour sa part que le christianisme n’a pas été vaincu par la sécularisation. Il a paradoxalement engendré cette sécularisation en permettant, en un fatal oxymore, à la religion de sortir de la religion. Dans un entretien à France Culture, Marcel Gauchet définissait la « sortie de la religion », non pas comme la disparition de la religion, mais comme « la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain » . La conséquence en est que la religion chrétienne n’est plus aujourd’hui une autorité politique, et un facteur de mobilisation collective dans les pratiques sociales, mais une croyance d’ordre privé qui convient à l’individualisme démocratique. L’hégémonie de la communauté chrétienne a laissé la place à l’hégémonie de la personne croyante ...... Pourtant, sur le plan historique, la réalité a été tout autre. Quand le christianisme s’est défini comme une Église, c’est-à-dire une ekklèsia, traduction grecque de l’hébreu kahal, « assemblée de la communauté » et « peuple de Dieu », il a distingué les clercs, qui possédaient des fonctions spécifiques dans l’exercice du culte, et les laïcs, chrétiens appartenant à l’Église, mais sans responsabilité cléricale. Le chrétien laïc, laïkos, est celui qui entre par le baptême dans le peuple, laos, de Dieu. La laïcité en Europe est donc une invention chrétienne qui s’est progressivement mise en place lorsque les pouvoirs politiques, dès la fin du Moyen Âge, ont conquis leur indépendance face à l’autorité des Papes en opposant le pouvoir temporel des Princes au pouvoir spirituel des Papes. C’est la célèbre « doctrine des deux glaives » qui remonte, par saint Bernard de Clairvaux et saint Thomas d’Aquin à saint Augustin et, plus encore, aux Évangiles de Mathieu et de Jean avec l’image du glaive et du fourreau. Chez Luc 22,38, on trouve la parole « Seigneur, voici deux glaives », adressée par les Apôtres à Jésus. https://www.cairn.info/revue-transversalites-2012-3-page-81.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Ven 30 Avr 2021, 14:17 | |
| Un récit "historique", au sens de la "science historique" moderne, devrait en principe se garder de tout jugement de valeur comme de toute prédiction (ou prédication), en fait il ne s'en garde jamais... On peut raconter mille et une fois l'histoire du christianisme engendrant son propre "monde" ou "siècle" (saeculum, d'où séculier et sécularisation), autrement dit sa propre "laïcité", qui s'émancipe au point de renverser le rapport: d'une "laïcité" DANS une "religion", HORS d'un "clergé" mais toujours DANS "l'Eglise", à des "religions" indifférentes DANS une "laïcité" foncièrement a-religieuse -- en quoi ledit christianisme n'aurait fait que restituer autrement l'empire multicultu(r)el qu'il avait d'abord absorbé -- il ne s'ensuivra pas qu'on doive trouver l'ensemble du récit ou tel épisode "bon" ou "mauvais", la fin (provisoire) meilleure ou pire que le commencement (relatif et arbitraire), et encore moins qu'on puisse annoncer ou qu'on doive vouloir telle "suite" plutôt que telle autre.
Mattéi définit son "sujet" comme il l'entend, il n'en reste pas moins surprenant, pour une considération contemporaine sur la "religion" en Europe, de faire l'impasse sur l'islam, par où précisément de la "religion" revient aujourd'hui massivement à une Europe qui croyait avoir "dépassé" la sienne (ou plutôt les siennes, si l'on tient compte des divisions non moins "historiques" du "christianisme"). Et certes ce n'est pas la sienne, mais ça n'en est pas moins une descendance et une héritière, selon le même jeu d'histoire et de généalogie. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Ven 30 Avr 2021, 15:45 | |
| - Citation :
- L'idée générique de "religion" vient naturellement aux cercles de pouvoir qui sont en relation militaire ou diplomatique avec des peuples étrangers et donc des "religions" différentes, aux capitales des grands royaumes et empires qui englobent une diversité de peuples et de "religions", aux grandes villes où plusieurs communautés ethniques et religieuses se côtoient -- autrement dit partout où l'on ne peut plus penser "sa religion" comme unique, mais où il faut bien la considérer comme cas particulier d'un phénomène général, ce qui n'est satisfaisant pour personne. On peut toujours estimer que sa religion est la "meilleure", voire la "seule vraie" dont les autres ne seraient que des contrefaçons -- ou bien être tenté de sortir du "genre", non sans retomber dès lors dans un autre "genre".
L’objet de notre étude peut être encore précisé sur la base de deux autres considérations. La première porte sur l’évolution même de la théologie des religions depuis une vingtaine d’années : en allant le plus loin possible dans l’ouverture aux traditions religieuses, certaines théologies « pluralistes » ont donné l’impression qu’une ligne était désormais franchie et que, pour vouloir ouvrir au dialogue interreligieux le maximum de chances, on risquait de ne plus honorer suffisamment la confession de foi en Jésus Christ « unique médiateur entre Dieu et les hommes » (1 Tim 2, 5). Plusieurs théologiens se sont heureusement efforcés de tenir une position médiane entre ces courants « pluralistes » et les courants plus traditionnels de l’ « inclusivisme », s’efforçant d’honorer à la fois la perspective d’un authentique dialogue et la normativité de la référence au Christ . Mais leurs débats mêmes avec les partisans d’un pluralisme radical conduisent à formuler l’alternative suivante : ou bien le dialogue avec les autres religions risque de dépasser la limite au-delà de laquelle il cesse d’être compatible avec la confession de foi chrétienne ; ou bien il reste en-deçà de cette limite, mais il se voit tour à tour soupçonné par les courants pluralistes (qui lui reprochent de manquer d’ouverture) et par les courants inclusivistes (qui lui reprochent de trop concéder au pluralisme religieux). Telle est l’aporie à laquelle la théologie des religions se trouve conduite par son développement même ...... Mais réfléchir sur l’histoire religieuse de l’humanité, dans la situation qui est la nôtre, c’est aussi revenir sur les religions du monde méditerranéen ancien, et avant tout du monde gréco-romain. Le fait est paradoxal car, là où Paul parlait à des Athéniens encore attachés à des croyances ou cultes hérités de l’Antiquité, ceux-ci sont devenus depuis longtemps des « religions mortes », et nous ne leur sommes apparemment reliés que par le biais des traces littéraires ou des monuments artistiques qui nous en sont parvenus. Il est néanmoins significatif que Paul, s’adressant à ses contemporains, ait tenu à faire mémoire des siècles antérieurs à la venue du Christ ; et plus tard les Pères de l’Eglise devaient à leur tour méditer sur l’Antiquité préchrétienne, notamment pour répondre à ceux qui reprochaient au christianisme d’être une religion nouvelle ou à ceux qui se préoccupaient du salut pour les hommes n’ayant pas connu le Christ. Ces rappels nous donneraient déjà une bonne raison de nous interroger, aujourd’hui encore, sur la manière dont Dieu a pu être à l’œuvre à travers l’histoire religieuse de l’Antiquité gréco-romaine – et sur la manière, aussi, dont il a pu être soit accueilli soit refusé, comme le disait jadis Justin à propos du Logos disséminé parmi les nations. Mais il est une raison plus fondamentale pour réfléchir à nouveau, de notre temps, sur cette histoire religieuse de l’Antiquité : la culture gréco-romaine est (en dehors du monde sémitique) la principale culture que le christianisme naissant a rencontrée sur sa route, et s’il a été « greffé » de manière spécifique sur la racine d’Israël, il a aussi trouvé dans cette culture le premier terrain où il devait tenter à son tour de prendre racine. On pourra dire, certes, qu’il s’agit là d’un fait purement contingent, lié à des données géographiques et politiques dans le cadre de l’Empire romain au Ier siècle. Ce fait n’en exige pas moins que nous prêtions une attention toute particulière aux rapports entre le christianisme et l’Antiquité gréco-romaine : n’y aurait-il pas, ici encore, un paradigme apte à éclairer la relation du christianisme avec les autres religions ? Une recherche dans ce sens devrait notamment s’intéresser aux représentations anthropologiques ou cosmologiques qui ont pu favoriser l’accueil de l’Evangile (en dépit de toutes les divergences entre celui-ci et les croyances héritées du monde méditerranéen) : l’enjeu est important à l’âge de la mondialisation, car on peut penser que le dialogue du christianisme avec les religions de l’Inde ou de l’Extrême-Orient devrait présupposer un débat sur le terrain de ces représentations fondamentales de l’être humain, de l’histoire et de l’univers. https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2008-3-page-381.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Ven 30 Avr 2021, 19:56 | |
| Je vois mal comment une "théologie des religions" pourrait être autre chose que le discours d'une "religion" (a priori théiste, sinon monothéiste) sur les autres -- que la "religion" locutrice se définisse plus ou moins largement. Le modèle à cet égard est bien "inclusiviste" ou "concentrique", c'est celui de l'Eglise catholique (c.-à-d. "universelle") qui se place tout naturellement au centre de son propre discours: au centre la "pleine vérité" catholique, et à mesure qu'on s'éloigne du centre une part de vérité décroissante -- d'abord les autres "chrétiens" classés en fonction de leur degré d'accord doctrinal ou ecclésiologique avec le catholicisme (orthodoxes, anglicans, luthériens avant les autres), ensuite le judaïsme et l'islam, dans cet ordre, à la périphérie tous les autres, même les athées ou les sans-religion... Un tel discours peut bien "inclure" tout le monde au sens le plus "bienveillant", il sera au mieux ressenti comme "condescendant" par les non-catholiques; et si au lieu du catholicisme on met au "centre" un ensemble plus large (christianisme ou monothéisme en général) ça ne changera pas grand-chose à son effet sur la périphérie, la diplomatie des uns se faisant toujours sur le dos des autres.
Je vois bien l'intérêt pour chaque religion d'exhorter ses fidèles à un certain "respect des autres", au cas où ça n'irait pas de soi, mais pour les théologiens la marque la plus élémentaire d'un tel "respect" consisterait plutôt à s'abstenir de prendre lesdits "autres" en otage de leur discours, en statuant sur la situation de ces derniers aux yeux de leur "Dieu" (à tout prendre, la brutalité paulinienne "qu'ai-je à faire de juger ceux du dehors ?" me paraît plus "respectueuse", même si elle n'a rien de "bienveillant"). Ceux qui vont encore à la messe (p. ex.) n'y vont généralement pas pour entendre parler des protestants, des juifs, des musulmans, des hindous ou des mécréants, et les théologiens auraient assez à faire à tâcher de leur expliquer leur propre "religion" plutôt qu'à la noyer dans un brouet oecuménique, interreligieux ou humaniste (qui finit vite par ressembler comme deux gouttes d'eau à la "morale laïque" prêchée par tous les politiques et les médias "centristes").
Chaque religion tend peut-être vers une "universalité" théorique, de façon naïve et inoffensive tant qu'elle n'en rencontre pas d'autres, agressive ou défensive ensuite; le fait est que tôt ou tard elle en rencontre et qu'il faut alors renoncer à l'universel, au moins en pratique -- c'est ainsi que j'entends la leçon de Babel, la diversité des "cultes" et des "cultures" restant analogue à celle des langues, même quand elle ne leur est plus directement liée (elle l'est encore beaucoup).
Il me semble par ailleurs que la "théologie" intéresse fort peu la plupart des "croyants" et/ou "pratiquants", et bien davantage les "intellectuels", qu'ils soient ou non "religieux" (théologiens bien sûr mais aussi philosophes, historiens, sociologues, etc.). A cet égard l'avantage d'une "religion vivante" sur une "religion morte" paraît très limité. Quant aux "religions de l'avenir", s'il doit y en avoir, elles ont peut-être plus de chances de voir le jour dans la tête d'un analphabète que d'un théologien...
Cela n'empêche nullement qu'il y ait du "dialogue" à tous les niveaux, entre les croyants-pratiquants "de base" de différentes religions comme entre les "spécialistes" (il y en a d'ailleurs ainsi, et de plus riche et de plus utile, qu'entre les différents "niveaux" à l'intérieur de chaque "religion"); le dialogue de "base" prend généralement un tour plus "pratique" (nous on fait et on dit comme ci, vous comme ça), ce qui favorise une certaine compréhension mutuelle et contribue certainement davantage aux "relations de bon voisinage" que tous les "sermons de tolérance". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Lun 03 Mai 2021, 10:54 | |
| Le témoignage de Tertullien, à la fin du iie siècle, est exemplaire à cet égard en ce qu’il qualifie sa religio de « vraie » (vera), en une combinaison de mots inusitée jusque-là. Il oppose ainsi catégoriquement la nouveauté chrétienne à ce qui l’a précédée. Dans l’Apologétique, il écrit explicitement :
Tout cet aveu de vos dieux par lequel ils reconnaissent qu’ils ne sont pas dieux et attestent qu’il n’y a point d’autre dieu que celui-là seul auquel nous appartenons, est plus que suffisant pour repousser l’accusation de léser la religion publique, surtout la religion romaine [crimen laesae publicae et maxime Romanae religionis]. Car, s’il est certain que vos dieux n’existent pas, il est certain que votre religion n’existe pas non plus ; et s’il est certain que votre religion n’en est pas une, parce que vos dieux n’existent pas, il est certain aussi que nous ne sommes pas non plus coupables de lèse-religion. Mais, au contraire, c’est sur vous que retombera le reproche que vous nous faites, sur vous qui adorez le mensonge et qui, non contents de négliger la vraie religion du vrai Dieu [ueram religionem ueri Dei], allez jusqu’à la combattre, et qui vous rendez ainsi véritablement coupables du crime d’une véritable irréligion [crimen uerae irreligiositatis].
Juste avant ce passage, l’auteur avait rapporté le fait que les dieux de la tradition gréco-romaine auraient d’eux-mêmes reconnu qu’ils n’étaient pas de nature divine par l’intermédiaire de leurs oracles. La relégation des dieux du polythéisme au rang de démons ou leur condamnation à l’inexistence faisaient partie des stratégies de défense de la première apologétique chrétienne. Tertullien en déduit qu’une telle religion – en l’occurrence celle des Romains – n’a pas d’existence. L’accusation portée contre les chrétiens qui la mettraient à mal n’a dès lors pas de raison d’être. Cette rhétorique, toute spécieuse soit-elle, est pleine d’enseignement pour comprendre la manière dont le terme de religio est compris à la fois par l’accusation et la défense. Tant les Romains « païens » que les chrétiens ont potentiellement une religio ainsi que l’avait définie Cicéron : chaque groupe honore la sphère divine avec toute l’attention requise – c’est le cultus deorum. Mais la nature même de ces sphères divines les rend inconciliables : à des dieux qui n’en sont pas s’oppose « le vrai Dieu » qui disqualifie tout ce qui n’est pas lui en matière de divin.
Le fait de considérer qu’une religio spécifique est « vraie » laisse entendre que les autres sont fausses13. Or, parmi les épithètes qui assortissent le terme religio dans les textes latins non chrétiens qui nous ont été conservés, verus n’est pas attesté14. Le changement que cet usage reflète est profond et se traduit tout autant, mais autrement, dans le détournement de la notion de « cité » (ciuitas) qu’Augustin opère, deux siècles plus tard, dans sa Cité de Dieu. La ciuitas Dei est première : c’est une institution divine là où les pratiques romaines et « païennes » en général sont instituées par des hommes, y compris leurs dieux. Augustin aura beau jeu de stigmatiser le choix de Varron d’avoir ouvert son traité intitulé Antiquités humaines et divines sur les choses humaines sous prétexte que les cités des hommes sont le préalable au culte des dieux15. Quelle meilleure preuve du fait qu’il s’agit d’une religion fausse puisque la vraie religion n’est pas le produit de quelque cité de la terre et que c’est Dieu lui-même qui s’y institue ? https://books.openedition.org/lesbelleslettres/609?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Lun 03 Mai 2021, 12:17 | |
| Etude de grande qualité, et à mon sens équilibrée, sur ce problème terminologique et épistémologique que nous avons souvent évoqué: d'un côté une pensée tant soit peu "scientifique" ne peut pas faire l'économie de termes "génériques" et en partie "arbitraires" comme "religion" (ou "polythéisme") pour rendre compte de la diversité d'un "phénomène", ou des ressemblances et des différences entre les "phénomènes"; de l'autre ces termes induisent fatalement de l'illusion perspectiviste, dès lors qu'ils rapportent et tendent à assimiler le "moins connu" au "mieux connu": les "autres religions" à "la nôtre", dans une moindre mesure un "polythéisme" indien, africain ou océanien au "gréco-romain" (qui comme son adjectif l'indique est déjà une "synthèse" a posteriori, ou plutôt une synthèse de synthèses).
Sous cette réserve de taille, une "religion" est toujours une "institution", et bien sûr le judaïsme et le christianisme n'y échappent pas puisqu'ils se réfèrent à des "fondateurs" (Moïse, Jésus et les apôtres), quand même ils font aussi remonter leur "histoire" à la "création" (et alors d'une manière analogue aux cosmogonies "polythéistes"). Mais "la religion" c'est aussi une attitude, qui traverse toutes les "religions" au même titre que la "piété", qu'on retrouve encore dans un français un peu désuet au partitif ("avoir de la religion"), avec des connotations morales, sociales, familiales très éloignées de toute "théologie". C'est aussi dans cette "religion" implicite et diffuse, traductible d'une "religion" à l'autre (cf. la "crainte des dieux"), que se perçoivent les continuités entre des "religions" qu'on pourrait distinguer et opposer superficiellement sur des critères "objectifs", "rituels" ou a fortiori "doctrinaux" (p. ex. entre "culte des ancêtres" et "culte des dieux" -- quels que soient les rapports généalogiques, "préhistoriques" en l'occurrence, qu'on ne peut qu'imaginer entre "les ancêtres" et "les dieux").
Par ailleurs le rapport à la "cité" (des dieux et des hommes réunis autour du ou des temples) est extrêmement intéressant: même si le judéo-christianisme n'ignore pas la "fondation" il est remarquable que les textes "bibliques" la distinguent souvent, et alors avec une certaine insistance, de la ville et de la "civilisation" (inventions de la lignée de Caïn, Babel vs. Abra[ha]m, Jérusalem jamais nommée dans la Torah, jusqu'aux considérations de l'épître aux Hébreux qui influenceront saint Augustin). En ce sens la célébration de la rencontre de Yahvé et de son peuple (voire des peuples) au temple de Jérusalem, dans les Psaumes et certains "Prophètes", est beaucoup plus "classique", c'est plutôt la réaction à ce modèle qui est "originale" (l'expérience de l'exil projetée sur le "désert", etc.). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 05 Mai 2021, 14:28 | |
| - Citation :
- On pourrait résumer la question comme suit: qui s'intéresse vraiment à "la religion" ou à "une religion" y cherche, y trouve ou en espère quelque chose de plus que "la religion", et a fortiori qu'"une religion". Qu'on l'appelle "la vérité" ou "le salut" par exemple, cela ne se laisse pas réduire aux limites d'une "catégorie" particulière, encore moins à un "cas" particulier d'une telle catégorie. Cela s'est un temps nommé, d'un mot abstrait par excellence, "l'absolu", qui a certes beaucoup vieilli mais dont le sens, qui est tout aussi bien une absence de sens, reste au fond incontournable.
Les religions et la question de la véritéLa première tient à ce que dans l’âge séculier, qui est le nôtre, le sens s’est distingué de la vérité. Alors que la vérité est considérée comme l’objet propre de la science, la religion relèverait d’un autre ordre, celui du sens. La force des religions tiendrait à ce qu’elles donnent un sens à la vie, sans que la question de la vérité ne soit posée. Dans un entretien, intitulé Le Triomphe de la religion, Lacan disait ceci : « On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant la religion […] La religion va donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont les savants eux-mêmes commencent à avoir un petit bout d’angoisse. La religion va trouver à ça des sens truculents. Il n’y a qu’à voir comment ça tourne maintenant, comment ils se mettent à la page [1]. » Alors que ce texte semble reposer sur la séparation entre sens et vérité et marquer la puissance de donation de sens de la religion par opposition au savoir hypothétique et sans cesse réélaboré des sciences, Lacan fait usage de la notion de « religion vraie ». À son interlocuteur qui lui demande alors : « Qu’est-ce que cela veut dire “la religion vraie” », il répond « il y a une religion vraie, c’est la religion chrétienne » , sans donner le moindre commencement d’argument – et comment le pourrait-il ? – qui puisse justifier ce postulat. Il y a bien sûr quelque chose d’extravagant à faire de la vérité une affirmation péremptoire sans arguments et sans preuves, comme à la façon d’un maître de vérité qui ne serait rien d’autre qu’un tyran de l’esprit, mais il y a aussi, peut-être, chez Lacan la perception du rapport intrinsèque, bien que occulté, entre religion et vérité : « Il s’agit simplement de savoir si cette vérité tiendra le coup, à savoir si elle sera capable de sécréter du sens de façon à ce que l’on en soit bien noyé. » Sans doute voit-il que le sens religieux n’a de sens que s’il est perçu comme sens vrai. Or, la prétendue distinction, très largement répandue, entre sens et vérité de la croyance est l’une des conditions de l’occultation de la question du vrai dans les religions. L’effet corrélatif de cette distinction des domaines entre sciences (vérité) et religions (sens) est la mise à l’écart de la philosophie qui fait les frais de cette redistribution : remise en question dans sa prétention à la vérité scientifique, d’un côté, elle serait également bien impuissante dans la production du sens, sinon dans la déconstruction de celui-ci, de l’autre ...... La question « y a-t-il du vrai dans les religions ? » est également centrale pour celui qui ne croit pas et dénonce les religions comme autant d’illusions. Pour dire que la religion est une illusion dont les fondements sont anthropologiques, il faut être en mesure de dire la vérité du religieux, c’est-à-dire la vérité de l’illusion. Pour l’athée, ce qu’il y a de vrai dans la religion, ce n’est pas l’objet de la croyance, mais le fondement de celle-ci qui est tout autre : l’aliénation de la conscience. Pour reprendre les mots de Feuerbach, « la conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l’homme. À partir de son Dieu tu connais l’homme et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un ». La religion relève donc d’une aliénation de la conscience humaine qui objective elle-même sans s’en rendre compte ses propres qualités portées à l’infini. L’aliénation, c’est précisément cette « carence » de la conscience, sa non transparence à soi, « qui fonde l’essence particulière de la religion ». En somme, si « Dieu était objet pour un oiseau, il ne lui serait objet qu’à titre d’être ailé : l’oiseau ne connaît rien de plus élevé, de plus heureux que d’être ailé […] L’être suprême pour l’oiseau est précisément l’essence de l’oiseau ». Cette théorie de l’aliénation de la conscience religieuse est de toute première importance pour comprendre les développements postérieurs de l’anthropologie du religieux chez Marx, Nietzsche et Freud, mais aussi le statut même de la religion dans l’esprit de notre temps : que le rapport de création de l’homme à Dieu se soit inversé dans la conscience ordinaire en une invention de Dieu par l’homme. https://www.cairn.info/revue-cites-2015-2-page-3.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 05 Mai 2021, 15:27 | |
| Ce n'est heureusement qu'un éditorial, destiné à introduire aux articles qui suivent et qu'on peut espérer moins expéditifs.
Le christianisme, voire le catholicisme "seule religion vraie", surtout dans la bouche malicieuse de Lacan, je l'entends pour ma part en ce sens qu'il a construit une relation tout à fait singulière entre les notions de "religion" et de "vérité", relation qui n'est nullement extrapolable telle quelle à d'autres "religions" (sous les lourdes réserves déjà exprimées quant à l'emploi de ce nom comme "genre" ou "catégorie" générale) ni à d'autres types de "vérité" ("scientifique" ou "psychanalytique" p. ex., quoique ceux-ci proviennent au moins en partie de la "vérité" catholique, ce qui se ressent bien dans ce qu'on appelle couramment leur "dogmatisme").
L'alternative "vérité OU mythe" (au sens exclusif du OU, l'un OU l'autre) est moderne et occidentale, même si aujourd'hui elle se "mondialise"; donc tributaire du catholicisme en passant ou non, plus ou moins, par les Réformes protestantes. Caractéristique, ça n'a rien d'un hasard, d'une époque qui n'a jamais créé de "religion", sinon par variations sur les "religions" anciennes, qui ne se reconnaît pas de "religion" propre et n'a pas pour autant réussi à se débarrasser de la ou des "religions".
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| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 05 Mai 2021, 16:01 | |
| - Citation :
- Le christianisme, voire le catholicisme "seule religion vraie", surtout dans la bouche malicieuse de Lacan, je l'entends pour ma part en ce sens qu'il a construit une relation tout à fait singulière entre les notions de "religion" et de "vérité", relation qui n'est nullement extrapolable telle quelle à d'autres "religions" (sous les lourdes réserves déjà exprimées quant à l'emploi de ce nom comme "genre" ou "catégorie" générale) ni à d'autres types de "vérité" ("scientifique" ou "psychanalytique" p. ex., quoique ceux-ci proviennent au moins en partie de la "vérité" catholique, ce qui se ressent bien dans ce qu'on appelle couramment leur "dogmatisme").
La vraie religionAlors qu’il se trouve à Rome à l’automne 1974 pour un congrès, Lacan déclare à des journalistes venus l’interroger que s’il y a « une vraie religion, c’est la chrétienne ». Et il précise même – l’occasion offerte par le site étant trop belle – qu’il s’agit de la religion romaine. Comment interpréter cette affirmation qui n’équivaut en réalité à aucun acte d’allégeance et qui a d’abord plutôt l’allure d’une boutade ? Quel sens accorder à un tel statut d’exclusivité du christianisme par rapport aux autres religions ? Disons-le tout de suite : on peut douter que cet éloge en soit vraiment un. En tout cas, Lacan maintient volontairement une certaine ambiguïté ou une ambivalence qu’un auditeur un peu averti saura déceler alors que d’autres en resteront à l’apparence du discours. Une année plus tôt, à l’occasion d’une séance de son séminaire, Lacan avait d’ailleurs joué de cette même ambiguïté : « Qu’il soit [le christianisme] la vraie religion, comme il le prétend, n’est pas une prétention excessive, et ce d’autant plus qu’à examiner le vrai de près, c’est ce qu’on peut en dire de pire . » Le christianisme se trouve situé ici dans une association paradoxale du vrai et du pire, ou du vrai en tant qu’il est le pire ou peut-être même une vérité qui dans sa nudité est plus terrible que splendide. On peut donc entendre de plusieurs façons ce propos sur le vrai et le pire. Mon écoute est celle-ci : si le pire pour le christianisme est de se voir attribuer cette haute place de la vraie religion, c’est en raison de ce qui définit une vérité. Ce n’est pas seulement du vrai de la religion que parle Lacan ; c’est également de la religion dans son rapport à la vérité, autrement dit de savoir ce qu’est une vérité et quelle fonction on lui accorde.Dans cet éloge qui recèle une critique, la pointe du propos de Lacan porte en réalité sur le christianisme comme religion, en tant que religion. De ce point de vue, dire du christianisme qu’il est la vraie religion n’est pas vraiment lui en faire compliment ; c’est plutôt indiquer, en raison de ce qu’est la religion dans son rapport à la vérité, le tragique d’une telle consécration. La suite de la conférence de presse est plus claire et mérite d’être citée. À peine vient-il en effet d’affirmer qu’« il y a une vraie religion c’est la chrétienne », Lacan poursuit en disant qu’il s’agit alors de savoir « si cette vérité tiendra le coup, à savoir si elle sera capable de sécréter du sens de façon à ce qu’on en soit vraiment bien noyé. Elle y arrivera c’est certain parce qu’elle a des ressources […]. Elle trouvera une correspondance de tout avec tout. C’est même sa fonction ». Et un peu avant, Lacan avait déjà relevé que la religion donnera un sens à tout ce qui n’en a pas, notamment en raison des bouleversements occasionnés par les progrès fulgurants de la science : « Depuis le commencement, tout ce qui est religion consiste à donner un sens aux choses qui étaient autrefois les choses naturelles. […]. Et la religion va donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont les savants eux-mêmes commencent justement à avoir un petit bout d’angoisse ; la religion va trouver à ça des sens truculents . » Le procès que Lacan fait à la religion – et donc au christianisme en tant que religion – réside en ceci que, venant se loger au point de la faille du savoir, elle opère la conjonction de la vérité et du sens. C’est pour cette raison que Lacan peut dire du christianisme qu’il est la vraie religion si on entend qu’il est une machine à produire du sens d’une grande puissance. C’est ce qu’un théologien comme Dietrich Bonhœffer appelait Lückenbüsser, Dieu comme bouche-trou, qu’il identifiait au Dieu de la religion, c’est-à-dire à un dispositif majeur de suppléance au manque de savoir ou de pouvoir. Ailleurs, le même Bonhœffer le nomme Deus ex machina en référence à ce mécanisme théâtral classique qui consistait à faire descendre une divinité sur scène pour résoudre les problèmes insolubles du monde. Sur ce terrain, la psychanalyse a perdu d’avance, car on préférera toujours celui qui produit du sens à celui qui en assure la suspension. On choisira plus volontiers le discours du maître que le discours de l’analyste. On optera pour celui qui nomme « vérité » une adaptation du moi à son environnement plutôt que celui qui la désigne du côté du symptôme et de ce qui fait boiter. On aimera toujours davantage une vérité qui est adæquatio intellectus et rei, selon la formule de Thomas d’Aquin, qu’une vérité traumatique qui dépose tout principe d’harmonie. Dans cette perspective, la psychanalyse ne peut pas gagner la partie contre la religion. Elle peut vivre, ou survivre, mais non pas triompher, car « la religion est increvable », selon les termes de Lacan, et si elle est increvable c’est parce qu’elle organise la conjonction de la vérité et du sens là où la psychanalyse les rend hétérogènes . https://www.cairn.info/revue-essaim-2016-2-page-7.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: religion ? Mer 05 Mai 2021, 17:24 | |
| Excellent et regretté Causse...
Comme Lacan disait également, et tout aussi ambigument, que seuls les théologiens peuvent être athées, la théologie et la psychanalyse ne pouvaient manquer de se rencontrer. Et cela rejoint peut-être aussi ce que Derrida disait, en réponse à Nancy, du christianisme "indéconstructible", parce qu'il a toujours anticipé sa propre "déconstruction".
Le rapport éventuel à la critique protestante de la "religion" (dans une ligne Kierkegaard-Barth-Bultmann-Bonhoeffer) me semble plus problématique, non seulement parce que la psychanalyse et la philosophie l'ont largement ignorée, mais parce qu'elle a tourné plutôt à l'évacuation de la "religion" au profit d'une "idéologie de la sécularisation" associée à un vague "existentialisme" qu'à une refondation de la "religion" même sur d'autres bases que "la vérité" ou "le sens". Cela ne manquait apparemment pas de pertinence jusqu'aux années 1970-80, mais la chute des idéologies et la persistance du religieux sous d'autres formes traditionnelles l'a prise à contrepied. N'empêche que tout cela participait de la même dynamique, dont le mouvement d'ensemble se ressaisit peut-être du point de vue de l'"indéconstructible déconstruction". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Jeu 06 Mai 2021, 16:49 | |
| Jésus voulut-il fonder une société durable ?Une première question surgit à l’esprit de celui qui veut analyser les perspectives ecclésiologiques des évangiles synoptiques: Jésus voulut-il fonder une société durable qui serait animée de sa pensée? Si oui, le « Royaume de Dieu (ou des cieux) » dont parlent les Synoptiques4 trouve-t-il une réalisation authentique dans l'Église du Nouveau Testament, vue en termes pauliniens comme l’« Israël de Dieu » (Ga 6 16) qui se substituerait à l’« Israël selon la chair» (1 Co 10 ! ?Au jugement d ’une certaine école eschatologique, « Jésus était hanté par la pensée de l’imminence de la fin du monde, au point qu’il ne pouvait songer à fonder une société durable ». Il proclamait plutôt la venue prochaine d’un Royaume de Dieu qui serait l’établissement parfait et définitif de la royauté de Dieu : le temps de répit laissé « pour un temps et des temps et un demi-temps » (Dn 7,25) aux puissances mauvaises déjà vaincues prendrait donc fin. Dieu régnerait d ’une manière parfaite et définitive ; le temps serait clos.Que le Christ n’ait pas voulu fonder de société visible et temporelle analogue à notre Église, Eduard Schweizer en trouve la confirmation dans le fait que les évangiles synoptiques n’établissent ni rite — tel le baptême — , ni credo, ni lieu de réunion, ni règle commune de vie — comparable à celle de Qumrân, par exemple — , c’est-à-dire aucun de ces éléments nécessaires à la fondation d ’une société religieuse appelée à durer. Jésus n’emploie pas les expressions « peuple de Dieu » ou « nouvel Israël » qui auraient pu suggérer un horizon de pensée semblable à celui où se mouvait l’Israël historique. Même l’institution de l’Eucharistie, selon Schweizer, n’est pas nécessairement le fait d ’une Église qui tiendrait à s’isoler du reste d ’Israël. Voudrait-on voir la première cellule d ’une Église distincte et bien constituée, dans les disciples que Jésus réunit autour de lui ? Un texte tel que Luc 12 32 — qui parle du groupe des disciples comme d ’un « petit troupeau » — « décrit le groupe de ceux qui se sont laissés toucher par sa parole et qui sont choisis pour entrer dans le royaume de Dieu », rien de plus.Il y aurait même, selon certains, l’existence simple et sans lustre de Jésus qui prouverait qu’il ne songeait à fonder aucune nouvelle Église. Ou encore, du fait que Jésus prêche la conversion à Dieu et l’approche du salut, d ’une part, et que, d ’autre part, « même celui qui entre dans une société religieuse, si profondément réformée soit-elle, n ’y trouve pas le salut. . . . (et) même la meilleure réforme des institutions ecclésiales ne convertit pas à Dieu », peut-on conclure en de telles circonstances que Jésus n ’a pas voulu fonder d ’Église où l’homme connaîtrait la conversion à Dieu et le salut ? Une réponse affirmative nous paraîtrait un peu rapide. Eduard Schweizer ne laisse-t-il pas voir le défaut de la cuirasse, quand il ajoute : « Israël doit rencontrer Dieu dans la vie et l’œuvre de Jésus ׳, tout le reste ne peut que découler de cette exigence » ? Une pareille pensée nous invite à ne pas exclure d'emblée l’hypothèse que les disciples de Jésus pourraient, un jour peut-être prochain, se voir dans la nécessité — précisément pour accorder leur vie aux exigences du Dieu rencontré dans la personne et l’œuvre de Jésus — de se réunir dans une nouvelle Église, qui se séparerait du judaïsme dont elle serait née. Le groupe de disciples formé du vivant du Christ, à l’intérieur de la religion juive, s’en détacherait alors pour demeurer fidèle à l’idéal spirituel vécu et proclamé par Jésus. La fondation d’une nouvelle Église n’apparaît-elle pas déjà, à ce titre, comme aussi voulue par Jésus que l'idéal spirituel qu’il avait enseigné ? L’appel lancé par Jésus à tous les hommes par l’intermédiaire d ’une poignée de disciples laisserait ainsi voir ses exigences, au fur et à mesure que se déroulerait l’histoire. Il ne faudrait pas demander tellement d’enseignement à la lettre des textes inspirés, que l’histoire n’aurait plus rien à révéler sur les vues de Dieu ! https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1973-v29-n2-ltp0988/1020349ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Jeu 06 Mai 2021, 18:51 | |
| Article intéressant, au moins pour mesurer ce qui a changé en un demi-siècle d'"études bibliques": si en surface l'opinion relative au "Jésus historique" n'a quasiment pas bougé, plus personne ou presque, parmi les exégètes "critiques", ne songerait à interroger les évangiles pour savoir quelle idée un tel "Jésus" se faisait de "l'avenir"... Il est devenu si évident que les évangiles présupposent une "Eglise" et un "christianisme", sous une forme ou une autre, qui en sont à la fois les producteurs et les destinataires, que c'est plutôt la question inverse qui se pose: pourquoi des textes présumés (rétrospectivement) "fondateurs" de "l'Eglise" la fondent-ils si peu, si mal, si marginalement ou si discrètement ?
Peut-être la question est-elle aussi mal posée dans un sens que dans l'autre, parce qu'elle pré-conçoit la "religion" comme un système clos et auto-suffisant, dont le principal souci serait de s'auto-fonder, de s'auto-justifier ou de s'auto-garantir, quand la "religion" c'est aussi et surtout le contraire, l'ouverture d'une société humaine, famille, clan, cité, nation, espèce ou groupe particulier, à ce qu'elle n'est pas, à une différence radicale qui ne la "fonde" que dans la mesure où aussi elle la menace et la met en question. Les dieux sont aussi radicalement différents des hommes que semblables à eux, les temples ne fondent pas la cité sans la confronter à un "sacré" qui est aussi son principal danger; de même les "Eglises chrétiennes" n'écrivent pas des "évangiles" à seule fin de s'auto-justifier, elles s'y confrontent surtout à un Christ qui ne leur ressemble pas, et c'est bien par cela qu'elles sont "religieuses". A cet égard, c'est peut-être l'ensemble Luc-Actes qui le serait le moins, parce qu'il est le plus clairement "fondateur" de "l'Eglise" et que son Christ ressemble le plus à un "chrétien", à la limite ce serait en plus d'un sens le "premier chrétien". On ne peut pas en dire autant du ou des "Jésus" de Marc, de Matthieu, de Jean, peut-être pas même d'un premier Luc sans les Actes. La figure du Christ qui s'y dessine, même si elle est fort différente d'un évangile à l'autre, n'est pas le portrait-robot du paroissien, fût-il "idéal" ou "modèle", c'est une figure qui interroge ses milieux producteurs et récepteurs plus encore qu'elle ne les fonde ou les reflète. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: religion ? Ven 07 Mai 2021, 12:27 | |
| - Narkissos a écrit:
- A cet égard, c'est peut-être l'ensemble Luc-Actes qui le serait le moins, parce qu'il est le plus clairement "fondateur" de "l'Eglise" et que son Christ ressemble le plus à un "chrétien",
Merci pour ton analyse et ta réponse au dernier post de Free. Pourrais-tu m'expliquer, stp, ce que tu penses lorsque tu déclares " c'est peut-être l'ensemble Luc-Actes qui le serait le moins"... fin de citation ? Luc et Actes m'ont toujours interpellés parce qu'ils commençaient par un bref rappel : Luc chapitre 1 1 Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des évènements accomplis parmi nous, 2 d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, 3 il m'a paru bon, à moi aussi, après m'être soigneusement informé de tout à partir des origines, d'en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile,.... fin de citation Actes chapitre 1 1 J'avais consacré mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné, depuis le commencement 2 jusqu'au jour où après avoir donné, dans l'Esprit Saint, ses instructions aux apôtres qu'il avait choisis, il fut enlevé... fin de citation le début des 2 livres qui lui sont attribués semble plus le travail d'un chercheur je dirais presque celui d'un historien au contraire des autres évangiles qui font référence aux textes de l'Ancien Testament pour présenter, de façon théologique, l'histoire de leur maître Jésus que l'on peut rattacher aux diverses prophéties annonçant un libérateur. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Ven 07 Mai 2021, 14:19 | |
| Les introductions-dédicaces de Luc et des Actes sont faites pour ça: donner à l'ensemble une allure "historienne" -- au sens antique du terme bien sûr, qui contrairement à l'historiographie moderne n'exclut pas la "légende", ni les dieux ni les démons ni les miracles, mais se veut tout de même plus "distancié" à cet égard que d'autres "genres" plus anciens (mythe, épopée), sans être pour autant "neutre" ni "objectif" au sens de l'idéal "scientifique" ou "scientiste" du XIXe siècle. Il suffit de comparer ces incipits à ceux de Josèphe (ici et là -- Théophile joue le rôle d'Epaphrodite). Cela n'empêche pas les auteurs de faire abondamment référence à l'AT (Septante), mais en ce qui concerne Luc-Actes les citations et allusions sont plutôt placées dans les discours directs des personnages (Jésus ou les apôtres) que dans la prose du narrateur -- c'est encore une façon de "prendre de la distance", parmi bien d'autres (style maniéré, abondant en euphémismes et en litotes, etc.).
A partir de là je m'explique: Luc-Actes est bien sûr "religieux" parce que son "histoire" est "religieuse", mais justement parce qu'il l'aborde sous un angle "historique" sa position ou sa posture n'est plus exactement, ou plus seulement, celle du "croyant", du "fidèle", de l'"adepte" ou de l'"adorateur". Le simple fait d'ajouter à un évangile une "suite" narrative, (simili- ou pseudo-)historique, donne à l'évangile lui-même un caractère semblable, bien que le style "historien" soit moins apparent dans le corps de l'évangile de Luc (dont les premières moutures ne supposaient pas nécessairement ce dispositif) que dans les Actes. A la limite, cela réduirait l'évangile et "Jésus" à la fonction de préambule fondateur de "l'histoire de l'Eglise". On pourrait dire également que la "divinité" de "Jésus", au sens aussi lâche qu'on voudra, se dilue en passant aux "apôtres", et par ceux-ci à l'institution ecclésiastique qui s'inscrit dans leur succession.
C'est pour toutes ces raisons que je disais (un peu rapidement) l'ensemble Luc-Actes "moins religieux": "l'histoire d'une religion" peut être "religieuse", exprimer un sentiment religieux, elle n'est pas "religieuse" comme l'est un acte cultuel (prière, contemplation, offrande, sacrement...). Par contraste, un évangile "sans suite" a beau être écrit, lu, écouté, appris, récité, médité par une communauté avec une histoire qui se pense plus ou moins comme sa "suite", il n'est pas assujetti à un récit de la communauté sur elle-même: c'est une re-présentation du Sauveur qui excède toute histoire communautaire, et cette différence fait de sa récitation une partie intégrante du "culte" ("mystère", etc.). Les dieux peuvent avoir leur(s) histoire(s), semblables à celles des hommes (c'est ce qu'on appelle le "mythe"), ils restent foncièrement étrangers à ces dernières, même quand ils y interviennent plus ou moins ponctuellement ou régulièrement, y apparaissant et en disparaissant (ainsi dans l'épopée ou la tragédie). Un évangile seul est une christophanie, ou une théophanie, pleinement "religieuse", hétérogène à l'histoire ordinaire comme un dieu parmi les hommes, le fût-il incognito; par lui une communauté croyante entre en relation avec le dieu dont elle vit au présent, même si les actes et les paroles de ce dieu sont racontés au passé; mais un évangile avec suite "historique" se retrouve placé sur le même plan que l'histoire qui le suit et le précède, "histoire sainte" mais aussi histoire commune ou profane avec sa continuité linéaire d'événements sans faille, où même un "miracle" ou l'apparition d'un "dieu" serait un événement comme un autre: extraordinaire sans doute, mais de même nature "historique" que l'ordinaire.
Bien entendu, cet effet des "Actes des Apôtres" n'affecte pas seulement "leur" évangile, "Luc" qui leur est ostensiblement rattaché, le plus visiblement par les introductions des deux livres; mais aussi les autres évangiles, dans la mesure où le lecteur du NT ne peut plus les lire sans savoir qu'il y a quelque part une "suite", que l'histoire christophanique continue ailleurs, dans une histoire de l'Eglise. D'autre part, l'ensemble Luc-Actes n'historicise pas l'évangile sans théologi(ci)ser toute l'Histoire, laquelle devient ce qu'on a appelé l'"histoire du salut" (Heilsgeschichte): le christianisme et l'Eglise s'inscrivent en "suite" du judaïsme et d'Israël (et à peine autrement de tous les "paganismes"), naturellement en "progrès" sur ces derniers (en quoi il y a bien un rapport entre le procédé historien antique, christianisé par Luc-Actes, et l'historiographie moderne, en particulier sous sa forme "progressiste" ou "évolutionniste" telle qu'elle a culminé du XIXe siècle jusqu'aux deux tiers du XXe: "l'histoire" c'est "le progrès" et inversement). "Jésus" n'est plus qu'une figure de transition, "révolutionnaire" si l'on veut mais d'une révolution passée, entre deux "régimes" dont le second est aussi le dernier, définitif en droit puisqu'il doit perdurer jusqu'à un horizon eschatologique repoussé sine die. Le christianisme lui-même ne vaut que par son histoire, il n'y a de "salut" que par et dans "l'histoire". De ce point de vue on ne saurait surestimer l'importance historique des Actes, qui non seulement ont inauguré un "genre historiographique" au développement très varié (des Actes apocryphes à l'Histoire ecclésiastique "officielle" d'Eusèbe de Césarée, proche de Constantin), mais ont surtout façonné l'auto-compréhension historique du christianisme (c'est bien ainsi que l'immense majorité des chrétiens le comprennent) et de l'histoire au-delà du christianisme (le "progrès" et ses innombrables avatars modernes).
Tout cela ne nous éloigne d'ailleurs pas tellement de la question initiale: une "religion" sans rapport avec l'"histoire" et la "réalité" n'aurait aucun intérêt, mais une "religion" 100 % "réaliste" et/ou "historique" n'aurait aucun intérêt non plus, si l'une des fonctions essentielles de la "religion" est précisément de déclore sa "réalité" de référence, de l'ouvrir à autre qu'elle-même. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 12 Mai 2021, 12:06 | |
| DES ÉCLATS DE RELIGION Est-ce à dire que tous les emprunts aux religions, toutes les références valorisées à la spiritualité que font tous ceux qui se réclament de la religion et de la spiritualité sont sans aucune signification et réductibles à une affaire de goût personnel ? Non. D’autant moins que si les croyances sont de plus en plus nettement subjectivisées, métaphorisées, le mouvement de subjectivisation, de métaphorisation est toujours interrompu, arrêté. Même pour ceux qui vont le plus loin, il apparaît difficile de le mener à terme : c’est que cela reviendrait à nier toute objectivité aux « choses » crues. La façon de croire d’aujourd’hui est à cet égard particulièrement significative : on croit de façon incertaine, floue, relative (l’idée d’une « religion plus vraie » que les autres n’est plus guère de mise), sur le mode d’un « pourquoi pas ?» (à quoi peut être ajouté « si ça m’aide », « me donne de l’énergie, des repères », « m’inscrit dans une communauté, une lignée », etc.). Certains, notamment dans la nébuleuse mystique-ésotérique, se réfèrent pour justifier ce mode de croyance au fonctionnement de la science qui ne croit plus guère, elle non plus, argumentent-ils, atteindre la vérité du monde, mais fonctionne selon des modèles, des paradigmes provisoires. Les éclats de religion qui apparaissent constituer le roc des croyances ayant « résisté » à tout le travail de sape de la modernité me semblent être : – il y a de l’invisible (de l’obscur, du mystère, de l’irréductible) derrière le visible : des êtres ou des forces qui dépassent l’ordinaire de l’homme, êtres ou forces transcendants ou immanents – cet invisible s’expérimente et est source de sentiments et d’états non ordinaires; – l’humain peut agir grâce à des moyens autres que ceux de la rationalité ordinaire, pouvant alors faire preuve d’une puissance tout autre que celle qu’il connaît ordinairement; – il y a du lien collectif, reliant les humains, produit autrement que par les raisons ordinaires; – il doit y avoir du sens au mal et au malheur, à la finitude humaine. https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-2-page-171.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: religion ? Mer 12 Mai 2021, 12:46 | |
| Passionnante analyse, qui mérite d'être lue intégralement.
Sur la question de la "religion civile" (première partie du texte), il est difficile de ne pas évoquer le modèle américain, et plus largement anglo-saxon (comme on dit), qui a mieux réussi (dans un sens) la synthèse, ou la symbiose, entre "religion d'Etat" et "liberté religieuse" tous azimuts que le modèle catholico-français (ou latin). Quand le président des Etats-Unis ou la reine d'Angleterre invoque "Dieu", le référent est à la fois le même et pas le même que le "Dieu" des religions (monothéistes) particulières des citoyens ou des sujets: il transcende les différences de doctrines et de pratiques tout en étant reconnaissable de chaque point de vue "confessionnel"... Alors que chez nous toute référence à "Dieu" ou au "sacré" (sacralité de la vie, des droits de la personne, etc.) relève du lapsus et du symptôme, d'autant plus compulsif et insistant en fait qu'il est injustifiable en raison ou en droit.
Une autre chose qu'on a souvent remarquée, mais l'habitude est tenace: la définition de la "religion" par la "foi" (dévaluée en "croyance", puis en "opinion", voire en "sous-opinion" -- la formule de la Déclaration des droits de l'homme que souligne Françoise Champion, les "opinions même religieuses" est encore un beau lapsus-symptôme) n'a rien d'universel, elle est au contraire très située (plus chrétienne que juive, musulmane ou "païenne", plus protestante que catholique). Dans la perspective rationaliste et le plus souvent déiste des Lumières, commune au départ aux Révolutions américaine et française, elle suppose que la Raison soit supérieure à la "religion-foi-croyance-opinion", et le "Dieu" de celle-là supérieur ou "mieux compris", plus "unique" si l'on peut dire, que le(s) "Dieu(x)" de celle(s)-ci, tout en restant foncièrement le même -- ce qui fonde justement la "religion civile", et sa transcendance par rapport aux "religions particulières", dont on parlait précédemment.
Quant aux "religiosités contemporaines", elles reviennent peut-être à une conception moins particulariste de la "religion", parce qu'elles sont de moins en moins "chrétiennes": c'est le rite ou la pratique qui prime sur la "foi-croyance-opinion", comme c'est généralement le cas dans tout ce que nous appelons "religion" en-dehors du "christianisme" -- et même dans ce qui survit du "christianisme". |
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