Depuis Lacan et Levinas au moins, le discours de l'altérité (l'Autre avec et sans majuscule, autrui, le prochain, l'étranger, etc.) a occupé une part considérable de la production philosophique, psychologique et théologique -- française en particulier. Comme si "l'autre" était la seule réplique possible à "l'être" heideggerien. Même Derrida dans la fin de son oeuvre, ou Nancy à sa suite y sont abondamment revenus (sur l'"hospitalité" et toute sa chaîne sémantique hautement paradoxale, l'hôte accueillant ou accueilli, hospitalier ou hostile, otage, etc.) après une prise de distance et un détour, à mon sens féconds, par une autre (!) vision de la "différance" qui déjoue autant l'altérité que l'être par l'itération ou la répétition du soi-disant même (ce qui rejoint aussi Deleuze et ses effets de pli).
Le fait est que "nous" ne pensons pas sans parler, et que nous ne parlons pas sans fixer et séparer artificiellement tout ce que doit distinguer une langue pour parler: des noms (ou des pronoms) et des verbes, des adjectifs et des adverbes, des genres et des nombres, des sujets et des objets supposés constants, identiques à eux-mêmes (ipséité) et indépendants les uns des autres, même quand on sait pertinemment qu'il n'en est rien. Qu'on nomme "Dieu" ou Mme Michu, un homme ou une femme, un chien, un arbre ou une pierre, on n'en aura pas moins l'illusion d'une identité séparée une fois pour toutes de toutes les autres. Il n'est pas jusqu'aux notions de "devenir", de "relation" ou d'"intersubjectivité" qui ne dépendent de l'illusion du "sujet" là même où elles essaient de la corriger, de la compléter ou de la compenser. Préjugé grammatical et illusion perspectiviste, disait Nietzsche, sans y échapper pour autant: aussi bien essayer de sauter par-dessus son ombre. La conscience que l'"étrangeté" n'est pas seulement de "x" par rapport à "y" mais traverse ou transit tout "x" comme tout "y", c'est peut-être là, au plus loin et au plus près de "soi" comme des "autres", qu'une écume de pensée déborde tout juste du langage, sur la rive même où celui-ci échoue. Ce qui se retrouve aussi bien dans les apories quantiques que dans les paradoxes littéraires de Pessoa ou de Borges par exemple, c'est l'impossibilité radicale de déterminer quelque chose en soi ou en tant que tel(le), soit la faillite congénitale du langage à parler de ce dont il est pourtant le seul à parler.