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| De profundis | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: De profundis Mer 14 Avr 2021, 11:22 | |
| De ma détresse, j'ai invoqué Yahvé, et il m'a répondu ; du sein du she'ol j'ai appelé au secours, et tu as entendu ma voix. Tu m'as jeté dans les profondeurs, au cœur des mers; un fleuve m'entoure ; tous tes flots, toutes tes vagues ont passé sur moi. Et moi, je disais : Je suis chassé loin de tes yeux ! Mais je verrai encore ton temple sacré. Les eaux m'ont enserré jusqu'à la gorge (l'âme), l'abîme m'entoure, des joncs se sont noués autour de ma tête. Je suis descendu jusqu'aux ancrages des montagnes, les verrous de la terre m'enfermaient pour toujours ; mais tu m'as fait remonter vivant de la fosse, Yahvé, mon Dieu ! Alors que mon âme défaillait, je me suis souvenu de Yahvé. Ma prière est parvenue jusqu'à toi, jusqu'à ton temple sacré. Ceux qui gardent des futilités de néant abandonnent la fidélité. Quant à moi, je t'offrirai des sacrifices par la voix de la reconnaissance, je m'acquitterai de mes vœux. A Yahvé le salut !
Contrairement aux apparences ce(ci) n'est pas un psaume, pas même celui (130, 129 dans la Septante) que la liturgie nomme De profundis d'après son incipit latin (psaume qui d'ailleurs n'était pas "pour les morts", contrairement à son usage ultérieur), mais l'improbable "prière" de Jonas dans le ventre de son poisson (chap. 2): un "collage" de psaumes dont on peut aisément retracer la provenance pièce par pièce, mais qui ne s'en perd pas moins dans l'intraçable, d'écho en écho d'échos (p. ex. v. 3: Psaumes 16,7; 120,1; 130,1; cf. Lamentations 3,55ss; v. 4: Psaume 42,8; v. 5: Psaume 31,23; 5,8; v. 6: Psaume 69,2s; 116,3; v. 7: Psaume 16,10; 30,4; 103,4; 107,20; v. 8: Psaume 142,4; 143,4; v. 9: Psaume 31,7; v. 10: Psaumes 26,7; 42,5). Bien entendu, la "situation" (de Jonas) donne à chacune de ses expressions ou de ses images, notamment celles de profondeur, d'abîme ou de submersion, un sens pour le moins "original": avec ce chapitre le livre (tardif) de Jonas n'est plus seulement une parodie des "Prophètes", mais aussi des "Psaumes", de la prière et du culte du Second Temple, puisqu'il suppose un "psautier" déjà largement constitué. Il n'en forme pas moins un très beau "psaume", aussi authentique, poignant et sérieux -- malgré le caractère humoristique de l'ensemble du conte -- que les Psaumes "proprement dits" (qui comportent eux-mêmes pas mal de "collages").
Cela pourrait illustrer ce qu'on a souvent dit de la "prière": si sincèrement et spontanément qu'on prie, si et quand on prie, on le fait toujours avec les mots des autres, avec les mots des morts qui restent des mots de vivants, avec des phrases et des vers, de la littérature et de la poésie que chaque "sujet", réel ou fictif, s'approprie tout naturellement en disant "je" comme d'autres à sa place, avant et après lui -- dans des situations fort différentes, mais toutes semblables de cet unique point de vue. Tissu d'artifice textuel, culturel et cultuel qui recrée à chaque fois, intacte, son authenticité vive dans chaque corps en état d'angoisse au milieu d'un "corpus". |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Mer 14 Avr 2021, 19:39 | |
| free me communique cet article, ancien (1965) mais très intéressant et bien documenté, sur Jonas et la longue histoire de son interprétation (juive, patristique, médiévale, musulmane, moderne). Sur le chapitre de la prière, il relève notamment un détail que je n'ai pas mentionné mais que tout lecteur des traductions courantes peut constater lui-même, le temps ou l'aspect des verbes indiquant que l'appel est entendu, la requête exaucée, le danger passé, l'issue favorable acquise: cela donne à l'ensemble un air d'"action de grâces" plutôt que de "supplication", ce qui cadre mal avec le contexte narratif -- à telle enseigne que certaines traditions l'ont transposée après, une fois Jonas débarqué (recraché, vomi) plutôt que dans le poisson. C'est pourtant une caractéristique qu'on retrouverait dans nombre des psaumes qui lui servent de "sources" ou de "modèles".
On peut méditer cet aspect "accompli" et ce temps "passé" dans bien des directions: l'une des plus banales serait de dire des prières ce qu'on dit de l'histoire, à savoir que ce sont les vainqueurs ou du moins les gagnants qui les écrivent, le plus souvent -- comme les ex-voto des temples et des églises qui témoignent des délivrances ou des guérisons, alors que les prières non exaucées, si ferventes qu'elles aient été, n'ont pas laissé de trace, ou si peu. Il y a bien sûr des exceptions (je repense au psaume 39 dont nous parlions il y a quelque temps, on pourrait penser à Job sans sa conclusion, ou au cri de Jésus sur la croix selon Marc et Matthieu, sans la résurrection). Mais, plus profondément, c'est peut-être le propre de la prière de ne pouvoir que "bien finir", indépendamment de toute "suite" réelle ou fictive, en faisant apparaître une "foi" aussi essentielle et vitale que l'"être" ou la "vie" mêmes, foi que le "cours des événements" ne saurait ni prouver ni démentir, ni confirmer ni infirmer. Autre mode de "profondeur", qui n'en passe pas moins à chaque fois par celle de l'angoisse foncièrement "inaccomplie" de l'événement en cours, indécis et décisif, en un mot "critique". Mais cette angoisse-là, pour sa part et en son temps, est tout à fait muette, aphasique, elle ne sait ni parler ni prier, elle ne se nomme et ne se raconte que comme elle s'écrit, après coup, quand elle est passée, du point de vue du survivant qui parle même au nom des morts. En ce sens-là il n'y a pas de de profundis "en temps réel": prier c'est déjà tourner la page, ou mettre un pied sur la plage. |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Jeu 15 Avr 2021, 22:10 | |
| Merci Narkissos de nous faire découvrir la beauté de ce "psaume" de complainte et de supplication.
2En effet, le récit de Jonas vaut précisément par ce qui est éludé dans ce résumé. De ce point de vue la mer en est un élément central, inévitable : lieu de la fuite d’un prophète de peu de foi, ingrat et égoïste, elle est aussi lieu de la punition, du déchaînement de la colère divine dans une tempête inouïe. Elle est également le lieu apaisé du sincère repentir et du pardon de Dieu : sous les flots, dans le ventre du grand poisson, Jonas reconnaît la toute-puissance du Seigneur. L’élément marin, tantôt agité par les vents ou de profonds courants, tantôt surface d’huile qui laisse revenir les marins au port, est dans le livre de Jonas un milieu à la signification ambivalente. La mer y apparaît comme un univers polysémique, roulant en ses flots impétueux un homme qui ne parvient pas à assumer son destin et à proférer la parole prophétique dont Dieu l’a chargé, parole qu’il retient dans sa bouche comme lui-même est retenu dans le ventre de la mer et du poisson.
3En revanche la facture stylistique de l’abrègement cité en exergue rend justice à l’esprit du texte biblique : la phrase, largement asyndétique, gomme toutes les articulations logiques du récit. Si bien que les vicissitudes que traverse Jonas sont exprimées de façon frappante, mais peu explicites, par un incessant jeu d’alternance entre des formes verbales actives (présents et prétérits, participes présents) et passives (présents déponents et passifs, participes passés). La succession des événements projette Jonas tête en avant dans un destin qu’il ne maîtrise pas et dont le lecteur ne comprend pas les tenants et les aboutissants. https://books.openedition.org/pup/3833?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Jeu 15 Avr 2021, 23:41 | |
| Très belle présentation, et fine analyse, de ces bibles du moyen-âge où l'image est un commentaire à part entière -- à l'intention des clercs principalement, puisque à la différence des fresques et des vitraux les enluminures ne sont guère vues par la majorité des fidèles. Dans une perspective plus ancienne encore, le caractère "primordial" de la mer ET du poisson serait aussi mis en abyme ( c'est à nouveau et de plus d'une façon le cas de le dire) par les modèles cosmogoniques du Proche-Orient ancien dont nous avons maintes fois parlé, qui précèdent non seulement le "déluge" mais la "création" même (Yamm ou Tiamat, Lôthan-Léviathan, Rahab, etc.: l'avant-monde océanique préexiste, résiste et subsiste à la théomachie, "créatrice" par combat du dieu guerrier et bâtisseur, Baal ou Mardouk) -- dans le premier chapitre de la Genèse c'est encore un "abîme" ( tehôm) "incréé" qui devient "mer" ( yam), par séparation et nomination, même si les "monstres marins" ( tanninim) comme les autres "poissons" sont réduits à l'état de "créatures", plus exactement de populations des espaces préalablement séparés et (re)nommés. En tout cas "Jonas", a priori "marginal" à bien des égards, se retrouve au coeur d'un jeu de signes, de symboles, de références et d'allusions foisonnant et complexe, voire confus (la colombe du déluge et du saint-esprit, comme le note Jérôme, mais aussi la colombe naïve et le serpent avisé ou retors, le "signe de Jonas" diversement interprété dans Matthieu et Luc, la tempête apaisée et la marche sur la mer, y compris chez Matthieu d'un Pierre qui est aussi fils de Jonas, le symbolisme du poisson dans les quatre évangiles et le christianisme ancien en général qui fait jouer implicitement ou explicitement un emboîtement du genre "poupées russes": la mer c'est le chaos et la mort, mais le poisson c'est la vie dans la mort, le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie, comme l'arche de Noé avec sa colombe, etc.). |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 11:56 | |
| « Il y a ici plus que Jonas »
Du point de vue chrétien, la tradition théologique s’autorise, on l’a dit, du chapitre 12 de l’Evangile de Matthieu pour identifier, dans la figure de Jonas, une préfiguration du Christ. L’épisode du grand poisson dans lequel Jonas passe trois jours et trois nuits annonce, selon Jésus lui-même, les trois jours qui Le séparent de sa Résurrection. Plus largement, comme l’épisode évangélique le laisse entendre, – Jésus, dans le chapitre 12 de Matthieu, dispute par exemple avec des docteurs de la loi, afin de savoir ce qui est autorisé ou pas, le jour du Shabbat – c’est le contexte de la prédication prophétique qui est en jeu : à qui est adressé le salut divin, aux seuls Juifs ou bien également aux païens ?
… Chez Augustin et Jérôme, le parallélisme est fait entre le grand poisson et le tombeau dans lequel Jésus passa trois jours. »De même donc que Jonas, écrit par exemple Augustin, passa du bois du navire dans le ventre du monstre, le Christ est passé du bois de la croix dans le tombeau ou dans les profondeurs de la mort. » (Epitre 102) On voit ici que la comparaison va jusqu’à identifier le bois du navire à celui de la croix et que le poisson – le monstre – devient un symbole de la mort.
Augustin va plus loin encore, suivant Jérôme : le sacrifice de Jonas, qui accepte de se jeter à la mer pour sauver les marins, annonce celui du Christ, qui sa sacrifie pour sauver tous les hommes. Ainsi, dans la même épitre écrit-il ceci : « de même que Jonas l’a fait pour ceux que la tempête mettait en danger, le Christ l’a fait pour ceux qui sont agités sur la mer de ce siècle. » Dans le prolongement de cette idée, le navire peut être assimilé à l’Eglise ou bien à l’Humanité tout entière, qu’il s’agit de sauver. http://crdp.ac-paris.fr/parcours/fondateurs/index.php/category/jonas/?paged=2
Lire aussi : Entre figure du Christ et figure de l’homme sauvé |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 12:40 | |
| Excellente fiche -- où l'on voit au passage que l'éducation nationale dispose de tous les moyens nécessaires et utiles (grâce entre autres aux contributions de spécialistes confessionnels, biblistes notamment) pour traiter intelligemment le fonds religieux sous un angle littéraire, au lieu de s'enferrer dans une laïcité défensive ou offensive... Malheureusement il n'y a pas grand-chose de tout ça qui parvienne aux élèves, ni même à la plupart des profs.
Pour rappel, en ce qui concerne les évangiles, Luc (11,29ss) ne retient du "signe de Jonas" que la repentance-conversion des Ninivites (= "païens" ou "non-Juifs" par opposition à Israël), non l'épisode du poisson comme figure de la mort et de la résurrection du Christ (comparer Matthieu 12,39ss). |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 13:16 | |
| Quatre JonasLe comportement de Jonas, d'un chapitre à l'autre, ne se déduit pas aisément de ce qui précède. Chacun d'entre eux, en effet, dessine la silhouette d'un Jonas que le chapitre suivant semble contredire.Nous sommes d'abord en présence d'un rebelle. Il prend même le contre-pied exact de l'ordre de Yahvé. Alors que Dieu l'avait envoyé vers Ninive, la grande ville orientale, il prend la destination de Tarsis, une ville que la Bible place au plus loin vers l'occident (Es 60,9; Ps 72,10). De refus en refus, Jonas se retrouve jeté à la mer.Au cours du deuxième chapitre, on apprend qu'un gros poisson l'engloutit. Jonas pourtant survit et, toujours du fond du ventre du poisson, cet homme que l'on croyait ancré dans son refus raconte les louanges de Dieu et la confiance qu'il met en lui.Troisième chapitre, Jonas se rend à Ninive. On suppose qu'il obéit maintenant à l'ordre de Yahvé. Il le fait, mais il semble outrepasser sa mission en annonçant la destruction de la ville, que Yahvé ne demandait pas.Quatrième chapitre enfin, quatrième Jonas, plus déroutant que les précédents : l'homme se plaint de l'attitude de Dieu, tout en disant qu'il la prévoyait. Il est irritable, s'emporte pour des riens, souhaite mourir, alors que le sentiment d'avoir rempli sa mission devrait le soulager. Mais il n'entraînera pas Dieu dans sa colère. Dieu l'invite à déplacer son attention vers les Ninivites.Le récit s'achève sans que le lecteur sache quelle conclusion Jonas porte sur son aventure.L'homme colombeJonas, «Yonah» en hébreu, veut dire la colombe. On trouve le mot en Isaïe 60, chapitre très proche du livre de Jonas où il est dit que les nations viennent «comme des colombes vers leurs colombiers» (v., vers «la clarté naissante» (v.3) de Jérusalem.Jonas, lui, va vers une autre lumière. Sa marche commence par une longue descente (ch. 1 versets 3, 5, et 15), un enfouissement de plus en plus total - jusqu'à la fin du ch. 2 - et une traversée des ténèbres, celles de la ville païenne au ch. 3, puis celles de ses propres résistances au ch. 4. L'image classique de la montée vers Jérusalem se retourne en celle d'une descente continue du prophète.Cette descente est ponctuée des refus de Jonas. Dans l'art de refuser, Jonas est passé maître. À bord du bateau, il s'endort. Devant le désarroi des marins, il se dit prêt à mourir précipité au fond de l'eau. Son séjour dans le ventre du poisson se lit comme une intense régression d'ordre psychologique. Puis, à deux reprises au cours du ch. 4 (versets 3 et , il souhaite mourir.Mais le livre de Jonas ne raconte pas la simple histoire d'un déprimé. Il y a beaucoup plus. Son aventure s'enracine dans l'ordre de Yahvé, annoncé dès le premier verset : «Lève-toi, va à Ninive la grande ville.» Or Jonas refuse et se bat contre cette mission de prophète qui lui est confiée par Dieu. Mais, comme un prophète, comme tout homme, il est condamné à bouger, comme la colombe qui ne se maintient dans l'air que si elle bouge ses ailes.Par deux fois, au début des chapitres 1 et 3, Yahvé lui donne l'ordre de se lever. Et au chapitre 4, quand Jonas s'assoit pour voir ce qu'il advient des Ninivites, son impatience intérieure ne lui laisse pas de répit et le pousse à bouger encore pour aller vers la mort. Seul Yahvé, par sa comparaison entre le ricin et les Ninivites, semble pouvoir inviter enfin Jonas au repos, après l'avoir poussé à bouger tout au long du récit. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/1522.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 13:58 | |
| Encore une lecture intéressante (d'Anne Soupa qui a pris dernièrement un peu de lumière médiatique, en faisant acte symbolique de candidature à la succession "pastorale" de Mgr Barbarin...). On trouverait en effet des échos remarquables de Jonas en Isaïe 60 -- ou le contraire, bien entendu (aussi les bateaux de Tarsis, soit l'Occident opposé à l'Orient); encore qu'on puisse se demander si les "colombes" sont les "nations" ("païennes" ou "non juives") ou les Israélites-Judéens-Juifs exilés ( diaspora) que celles-ci ramènent: de fait les deux références se mêlent dans tout le chapitre, et plus largement dans le Trito-Isaïe. Soit dit en passant, la "jalousie" qui est éventuellement reprochée à "Israël" par la caricature de Jonas le serait tout autant au Yahvé de l'Exode ou du Deutéronome, dont le nom ou la qualification de "Jaloux" ( qn`, cf. Exode 20,5; 34,14; Deutéronome 4,24; 5,9; 6,15; 32,16.19.21) est précisément abandonné(e) ici, par Jonas lui-même, bien que ça n'ait pas l'air de l'enchanter (4,2), au profit de la seule miséricorde ou compassion... (revoir éventuellement ce fil dont le titre, au passage, évoquait aussi le Jonas de Camus, solidaire-solitaire). Pour revenir à la temporalité insaisissable de la prière-collage (jeu des "aspects" dits "accompli" et "inaccompli" en hébreu, traduits tant bien que mal par des passés simples ou composés, des présents et des futurs): non seulement la prière située dans le ventre du poisson anticipe la délivrance comme si celle-ci s'était déjà produite et n'était plus qu'un souvenir à raconter, mais elle rappelle aussi tout ce qui la précède, le récit de la descente aux enfers ou dans l'abîme et l'expression des pensées qui l'accompagnaient, le tout aboutissant encore à un "souvenir" ( zkr) -- de Yahvé. Et ces jeux de temps sont aussi des jeux d'espaces (du fond de la mer ou du monde souterrain au temple-palais de Yahvé, à Jérusalem ou au ciel). Bref, l'"ici et maintenant" si exigu qu'il soit n'est jamais aussi clos, défini, daté et localisé qu'on le croit. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 15:46 | |
| Un mémoire un peu long et peu bavard mais ... L'acte de parole : le psaumeArrivé au pivot du récit, quelque chose va se transformer, qui se traduit très simplement dans le deuxième verset : « Des entrailles du poisson, il pria le SEIGNEUR, son Dieu. Il dit [...] » (Jon 2, 2-3) Jonas prie, Jonas dit. Il ose prendre la parole, alors qu'il expérimente le non-lieu et le non temps. Selon Lacoque, « par le souvenir, nous gagnons le présent. Le but suprême de Jonas dans le chapitre 2 est de découvrir la signification de sa condition présente, alors qu'en soi, elle est la négation radicale de tout sens à la vie». Jonas ose. Si Jonas prend enfin librement la parole, c'est parce qu'il réalise du même coup l'importance d'une tierce position, celle de la Parole devenant lieu de relation. Il amène à la parole son expérience et la laisse jaillir au fond de lui. Il insiste sur son sentiment de détresse et de désarroi. Au début de sa prière, tous les verbes en lien avec la prise de parole sont actifs (Jn2, 2-3), donnant à penser que cela relève d'une action. La description de sa détresse demeure cependant passive. Il semble subir plus qu'il n'agit. Il décrit son état d'anxiété, de strangulation même : «Les eaux m'arrivent à la gorge tandis que les flots de l'abîme m'encerclent; les algues sont entrelacées autour de ma tête ». (Jon 2, 4-6) Ces phrases soutiennent l'idée qu'une perte totale précède ou cohabite avec celle de la prise de parole en présence de l'Autre. Importance d'un vis-à-visLa structure du psaume de Jonas, bien que conservant une originalité dans les thèmes développés, s'apparente fortement au psautier par le rythme où cohabitent dans les thèmes de détresse et d'espoir. Ainsi, chacune des allusions de détresse est précédée par un cri d'espoir : « Dans l'angoisse qui m'étreint, j'implore le SEIGNEUR: il me répond; [...] Du ventre de la Mort, j'appelle au secours : Tu entends ma voix. [...] Si bien que je me dis : je suis chassé de devant tes yeux. [...] Et ma prière parvient jusqu'à toi, jusqu'à ton temévoqués: « devant tes yeux », « jusqu'à toi » ou «jusqu'à ton temple », rappellent l'importance du face à face, où le dévoilement d'un visage peut se produire :ple saint ». (Jon 2, 3.5. Ce balancement témoigne, semble-t-il, de la nécessité d'un vis-à-vis dans l'acte de parole. De plus, les termes … ANNE MORRISSETTE : AVENEMENT SYMBOLIQUE DU SUJET CROYANT PAR LA PAROLE UNE LECTURE DU LIVRE DE JONAS |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 17:08 | |
| Lien de téléchargement.
J'avais rajouté entre-temps à mon post précédent un dernier paragraphe, non sans rapport (fortuit) avec ce mémoire plutôt "psychanalytique" (que je n'ai fait que survoler mais qui me semble fort intéressant, comme toute l'oeuvre de Denis Vasse qu'il commente autant que Jonas). Ce que j'avais en tête, par une tout autre coïncidence (je relisais hier la fin des séminaires de Questions IV), était plutôt lié à ce que Heidegger dans son jargon appelait "ek-sistence ek-statique du Da-sein": pas de "présent" ni de "présence" qui ne convoque simultanément ce qui n'est justement pas simultané, passé, présent, futur, ek-stases du temps et de l'être même(s) avant que de l'être d'un quelconque "sujet" ou de ses "objets".
Reste ce que Heidegger n'aura jamais dit, à savoir la singularité de la prière qui fait éclater toute "situation" locale et temporelle, fût-elle aussi recluse et confinée que les entrailles du poisson: ek-stase exemplaire, parce qu'elle ouvre l'"étant-présent" aussi bien à l'"absent" ou à l'"ailleurs", voire au "non-étant", qu'au "passé" ou au "futur", sans qu'on puisse dire au juste si elle les "convoque" dans une quelconque "présence" ou si elle y "transporte" toute "présence": quand je prie, est-ce mon dieu qui est "là" sans y être, ou moi qui n'y suis plus tout en y étant ? |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 18:02 | |
| ’histoire de Jonas — Difficile à avaler?
Pierre: Il est possible que Jonas ait été englouti par un grand requin blanc. Il est également possible que cela ait été un cachalot, bien que l’hypothèse du requin blanc paraisse plus vraisemblable. Il est même possible que Dieu ait utilisé quelque immense créature marine que la science n’a pas encore découverte. En ce qui concerne le requin, en tout cas, s’il vous arrive de visiter le Muséum américain d’histoire naturelle de New York, vous pourrez voir par vous-mêmes la reconstitution des mâchoires d’un énorme requin: le Carcharodon megalodon. Des hommes de science pensent qu’elles sont trop grandes. Mais même une fois reproduites à une échelle plus petite, il restera évident que ce monstre aurait pu avaler Jonas. Il mesure au moins 12,90 m de long. https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/101981245?q=jonas+poisson&p=par
Si Dieu a fait un miracle dans le cas de Jonas, pourquoi échafauder des scénarios conformes à la science et acceptables du point de vu de la raison ? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Ven 16 Avr 2021, 18:54 | |
| Sur ce genre de sujet la Watch n'est ni originale ni isolée, surtout dans le monde anglophone, elle peut puiser dans une abondante littérature "fondamentaliste" et "apologétique" qui ne cesse de se remettre à jour à mesure de la vulgarisation scientifique -- depuis l'inénarrable anglican Pusey qui, au XIXe siècle, défendait déjà l'historicité de Jonas sur un terrain "scientiste", avec les arguments de son temps.
Evidemment, si l'on aborde les récits "bibliques" de cette façon, en se demandant S'ils sont littéralement véridiques, historiques, crédibles, vraisemblables, possibles, etc., on n'a pas la moindre chance d'accéder à leur sens. A tout prendre, mieux vaudrait encore, comme tu dis, croire au "miracle": aussi bien celui qui accepte le "miracle" comme tel que celui qui reçoit le récit comme une pure fiction sont capables de le comprendre et d'en tirer profit, mais celui qui se demande SI c'est vrai ou faux, ou qui argumente dans un sens ou dans l'autre, passe forcément à côté, au moins le temps qu'il y consacre... Imaginons, devant une fable d'Esope ou de La Fontaine, des enfants se disputer pour savoir si les animaux peuvent parler, au lieu de suivre l'histoire... Il est clair que quand on "branche" le TdJ moyen sur l'histoire de Jonas (ou de la création, ou du déluge, etc.), son premier réflexe est de prouver que "c'est vrai", non de chercher à comprendre "ce que ça veut dire" (il y a heureusement des exceptions). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 09:45 | |
| Dieu si proche et si différent L'auteur de Jonas emploie tantôt le mot Élohim, Dieu, tantôt le mot Yahvé, Seigneur, ou encore les deux mots ensemble. Il est intéressant de remarquer où et à quel sujet l'un ou l'autre terme apparaissent. Ainsi, dans le passage qui raconte le retournement des Ninivites il est question de Dieu, de Dieu en général, celui qu'ils pensent connaître. Mais c'est «le Seigneur» qui donne à Jonas sa mission, la première et la seconde fois. Le Seigneur, c'est Yahvé, le Dieu particulier d'Israël, celui qui s'est révélé à Moise au buisson ardent et lui a demandé d'aller libérer son peuple. Jonas-Israël pense que son Dieu est le Créateur du monde. Il sait que dans son histoire ce Dieu, le Seigneur, s'est fait très proche de lui, présent et agissant en toutes circonstances. Le récit rappelle d'ailleurs ceci de façon émouvante. À l'égard de Jonas le premier, Dieu se montre «bon et miséricordieux, lent à la colère et plein de bienveillance». Et Jonas trouve cela normal ; aucune des prévenances de Dieu ne semble l'étonner ou susciter sa reconnaissance, pas plus que son infinie patience. Ce qui, par contre, déconcerte Jonas au point de le révolter, c'est que son Dieu puisse aussi aimer l'ennemi, le païen. C'est que le Seigneur dont le nom même signifie qu'il existe et fait exister, soit également le Dieu des autres. Quand Dieu affiche sa différence, il est difficile à comprendre. Notre récit dit qu'il n'est le Dieu particulier de personne, à l'inverse d'autres dieux, ceux des marins païens... et de Jonas ! Ceux qui ont le bonheur de le connaître doivent même l'annoncer aux autres pour qu'ils sachent que c'est aussi leur Dieu, car il est le seul. Ceux qu'il a libérés doivent tout mettre en œuvre pour que les autres aussi soient libérés. Dire «Seigneur» en connaissance de cause engage à suivre un Dieu que les humains ne pouvaient imaginer par eux-mêmes. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/1521.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 10:46 | |
| Le livre de Jonas est clairement parmi les plus "monothéistes" qui soient, autant que le deutéro-Isaïe -- de façon encore plus cohérente que le premier récit de création de la Genèse puisque chez lui Dieu crée aussi la mer: rien ne le précède, ne lui résiste ni ne lui échappe. "Monothéiste", il l'est de manière inclusive, universelle, en ce sens que le Yahvé d'Israël est aussi le Dieu de tous et de tout indépendamment de la façon dont on le nomme et de l'idée qu'on s'en fait ou non (selon une perspective qui est le plus souvent celle de la Genèse, de Job, de Qohéleth, de quelques psaumes et passages prophétiques, malgré des attitudes très différentes à l'égard de ce "Dieu"-là, mais qui n'est pourtant pas dominante dans la "Bible hébraïque" ou "l'Ancien Testament" en général). Ce "Dieu" est le maître absolu de toute "chose", de tout "être" et de tout "événement" qu'il mobilise et agit à son gré (la tempête, le poisson, la plante ou le ver, même le prophète ou les Ninivites qu'il manoeuvre seulement de façon un peu plus indirecte ou subtile). Le livre de Jonas prête cependant une attention exceptionnelle à chaque "point de vue" sur ce "Dieu" nommé ou non, de telle ou telle façon (celui du prophète, des marins ou des Ninivites, mais aussi des animaux et des plantes). Cela dit, le "monothéisme absolu" est plus facile à professer qu'à penser, et c'est là que la différence des attitudes redevient importante: on peut envisager le rapport à un tel "Dieu" de façon tragique (Job), désabusée (Qohéleth), mais aussi humoristique (Jonas).
Dernière édition par Narkissos le Sam 17 Avr 2021, 10:51, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 10:51 | |
| Jacques Vermeylen (Université catholique de Lille) La prière de Jonas (Jon 2) et le cantique de Moïse (Ex 15) « La prière de Jonas (Jon 2) et le cantique de Moïse (Ex 15) » Jonas descendu « dans le cœur de la mer » rend grâce à YHWH qui l’a fait remonter ; sa prière retentit… au Temple. De son côté, Moïse loue YHWH qui l’a fait échapper à ses poursuivants, désormais engloutis « dans le cœur des mers » ; il envisage déjà l’arrivée du peuple dans un sanctuaire qui doit être celui de Jérusalem. Les deux textes ont plus d’un point commun. L’un dérive-t-il de l’autre, ou faut-il expliquer autrement ces analogies ? http://www.unige.ch/rrenab2010/programme/seminaire8.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 11:15 | |
| Ce ne sont que des programmes (de conférences), mais ils ont le mérite de faire ressortir clairement les textes et les idées "clés". L'angle que j'avais choisi dans mon post initial correspondait surtout au sujet de Wénin (le côté "pot-pourri des Psaumes" dans la prière de Jonas), mais le rapport au "Cantique de Moïse" est tout aussi intéressant et du même "genre" (poétique, hymnique, liturgique). Au premier coup d'oeil on peut déjà remarquer que Jonas rassemble les deux rôles, celui du réfractaire condamné et précipité dans la mer (comme Pharaon et/ou les Egyptiens) et celui de l'adorateur sauvé (comme Moïse et Israël) -- ce qui naturellement va devenir très important dans les reprises évangéliques, christologiques et chrétiennes en général. |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 22:21 | |
| En Jon 1–2, il est également question plusieurs fois de descente et de montée. Dans le premier passage, au mal de Ninive qui est monté devant YHWH (1,2) répond la descente de Jonas : à Jaffa, dans l’embarcation, vers le fond de la coque, dans le sommeil (1,3.5). Dans le deuxième passage, Jonas descend encore plus bas (2,7a), jusqu’aux bases des montagnes, avant d’évoquer l’intervention de YHWH qui fait monter sa vie de la fosse (2,7b). Ainsi, d’un côté, c’est le mal (d’une ville) qui monte et de l’autre c’est la vie (d’un seul homme), vie pour laquelle les marins ne voulaient pas périr (1,14). De chaque côté, le mouvement de Jonas est lié à YHWH : la descente est une fuite (et sa conséquence), la montée est un retour par la prière vers le temple.
La comparaison structurelle entre Jon 2 et 3 semble moins suggestive. La première partie de chaque passage comporte un repère temporel : le séjour de Jonas dans les entrailles du grand poisson dure trois jours (2,2) et la distance normale pour parcourir la grande Ninive est également de trois jours (3,3). Cette précision est suivie, dans la deuxième partie, de la clameur de Jonas (2,3 et 3,4). Un contraste est particulièrement frappant : d’une part, l’homme est avalé par un poisson (2,1) – qui est en réalité une nourriture pour l’homme ! – et d’autre part, tout être vivant (homme et animal) ne peut goûter à rien (3,7). En outre, dans le cas de Ninive comme dans celui du poisson, le salut a lieu au cœur même du chaos. Il est important de noter aussi que, dans ces deux passages uniquement, Jonas ne dialogue avec personne.[url=https://www.retoricabiblicaesemitica.org/Pubblicazioni/StRBS/15.Lichtert_Priere de Jonas_12.07.2016.pdf]https://www.retoricabiblicaesemitica.org/Pubblicazioni/StRBS/15.Lichtert_Priere%20de%20Jonas_12.07.2016.pdf[/url] |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Sam 17 Avr 2021, 23:59 | |
| Lien corrigé.
Encore beaucoup de remarques stimulantes dans cet article -- par exemple le glissement du masculin au féminin pour le poisson: rien d'exceptionnel en hébreu où les genres sont assez flottants, c'est le cas de le dire, mais cela peut quand même suggérer un passage de l'engloutissement (la Mort est habituellement du masculin, comme le dieu Mot ou le she'ol à la grande gueule insatiable, cf. der Tod en allemand) à la (re-)naissance, du poisson tombeau à la poissonne mère ou hospitalière, si l'on veut; en fait le féminin correspond au moment de la prière, le texte repasse au masculin quand le poisson "vomit" Jonas sur la rive (ce n'est pas non plus un "accouchement"); plus généralement, l'effet humoristique des "métaphores" des Psaumes prises à la lettre du fait du cadre narratif (je sombre, je coule, c'est d'habitude une "façon de parler", sauf que là ce serait "concret"). On trouvera une liste de "parallèles" plus complète, quoique encore "non exhaustive", que celle que j'ai rassemblée trop rapidement dans mon premier post. Et de belles réflexions qui rejoignent les nôtres, notamment sur la prière toujours "empruntée" (on prie avec les mots des autres, avec des mots d'avant, mémoire de l'immémorial et de l'intraçable par-delà les textes récités et/ou collés) et sa temporalité paradoxale (tout se passe comme si tout s'était déjà passé, y compris la prière). L'idée que tout cela n'implique aucune "conversion" de Jonas me paraît somme toute plus vraisemblable qu'à l'auteur, d'après le chapitre 4 surtout: Jonas n'a pas changé d'avis ni de sentiment, il n'a rien appris, et il le dit; s'il devait se "convertir" ce serait après la conclusion de Yahvé, autrement dit hors-livre et hors-texte (à rapprocher éventuellement de la "conversion" très ambiguë de Job en réponse aux discours conclusifs de Yahvé: c'est plus "j'abandonne", "je laisse tomber", voire "j'en ai marre" ou "je m'en fous" que "je me repens"). |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 11:05 | |
| Dans le ventre du poisson Jonas, entre-temps, a été avalé par le « grand » poisson et il peut méditer trois jours dans ses entrailles (2,1). Ici, le lecteur ne peut plus hésiter: le récit se meut bien dans le monde de l'imaginaire, non pas du réel. L'adjectif « grand » a sans doute pour fonction, entre autres, d'élargir le « monde du récit » et de le faire sortir des limites du vraisemblable. Dans le ventre du poisson Jonas prie (2,2), alors qu'il a refusé de le faire sur le navire quand le capitaine l'y invitait (1,6). Le psaume qui suit (2,3-10) ainsi que son introduction (2,2) ont éveillé les soupçons des exégètes. De nombreuses raisons militent en faveur de son caractère secondaire. Dans le cadre du récit actuel, toutefois, il remplit une double fonction. D'une part, il révèle pour la première fois les sentiments intimes de Jonas, comme ce sera le cas de nouveau au chapitre 4. D'autre part, il introduit une nouvelle dimension ironique dans le récit en ménageant un contraste criant entre ce psaume et l'attitude de Jonas au chapitre précédent. Notons seulement quelques détails. « J'ai prié dans ma détresse » - quand exactement ? « Tu m'as jeté au cœur de la mer » - qui a voulu y être jeté ? « Je suis chassé loin de ton regard » - qui fuyait loin de la face du Seigneur ? « Je me suis souvenu du Seigneur » - et pourquoi pas de la mission qu'il lui avait confiée ? Aux v.9-10, Jonas parle avec dérision des païens qui adorent les idoles, alors que lui, il offre des sacrifices et fait des vœux au Seigneur. Or, ce n'est pas exactement ce qu'il a fait au cours de la tempête (1,11). Le psaume peut donc être lu, dans le récit actuel, comme un bel exemple d'ironie verbale. Ayant ainsi prié, Jonas est « vomi » littéralement par le poisson sur la terre ferme (2,11). Nous sommes revenus à la « case départ ». https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/200370 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 11:36 | |
| En tout cas le récit ne pose aucun problème de compréhension, qu'on le prenne comme une "histoire vraie" et "miraculeuse" ou comme un "conte" (fable, fiction, parabole, midrash, haggada etc.) -- on peut sans doute le comprendre de façon plus ou moins fine dans le détail selon l'attention qu'on lui porte, ou l'accès qu'on a ou pas à la langue originale, plus ou moins "drôle" aussi selon le sens de l'humour de chacun, mais comme on l'a déjà souligné seul s'exclut (au moins provisoirement) de son "sens" le lecteur qui cesse de lire pour se demander SI (si c'est vrai, si c'est historique, si c'est vraisemblable, si c'est possible, etc.).
Sur le thème de la "conversion" (cf. l'échange précédent), les marins et les Ninivites (tous "païens") semblent en effet plus "convertis" que Jonas lui-même, qui ne le serait qu'au sens "littéral", "propre" ou "objectif" d'un retournement de sens ou de direction du mouvement (physique et géographique): il repart en sens inverse, mais c'est là toute sa "conversion", contrainte et forcée... et comme sa prière n'était qu'un souvenir de prière (temps des verbes), il se présentera au chapitre 4 comme celui qui savait tout d'avance, et le repentir de Ninive et la clémence divine réglés comme du papier à musique (mise en abyme du "prophétisme" même, du moins dans une de ses compréhensions tardives, celui dont le savoir absolu s'annulerait tout seul). |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 13:08 | |
| Le poisson de Jonas
Qu’est-il donc, ce poisson, pour que Jonas chante une action de grâce dans ses entrailles ? La plupart des auteurs voient en lui un malheur plus grand pour Jonas que celui d’avoir été précipité dans la mer par les marins. Ils assimilent le « grand poisson » du Léviathan, ce monstre marin ennemi de YHWH : « Monstre innommable… aboutissement de l’œuvre de mort… Le monstre représente le chaos mortel… Le poisson, c’est l’enfer », écrit Keller dans son commentaire. Certains rattachent cette image à Jr 51,34 qui compare Nabuchodonosor à un monstre ayant englouti le peuple lors de la déportation de Juda à Babylone. Mais il faut regarder le texte de plus près. En effet, Jonas « fut dans les entrailles du poisson trois jours et trois nuits », et, pendant ce laps de temps, le poisson devient une « poissonne » (v. 1b et 2) ! Tout se passe comme si le ventre du monstre qui avale était devenu un sein maternel qui va enfanter Jonas à nouveau … Voilà qui est de nature à relancer la question de la signification du célèbre poisson. Que le poisson soit une image positive peut se déduire d’une remarque intéressante proposée par Landes. Dans la Bible, l’expression « trois jours » peut évoquer la durée d’un voyage (cf. Jos 1,11; 2,16 ; 2 S 20,4). Mais dans le mythe sumérien racontant la descente d’Inanna aux enfers, « trois jours et trois nuits » est le temps nécessaire pour faire le voyage entre la terre et les enfers. Les trois jours et trois nuits de Jon 2,1 représentent donc, d’après Landes, « simplement le temps que met le poisson à ramener Jonas des profondeurs, interprétées d’ailleurs explicitement par le psaume comme les enfers » au v.7. Dans ces conditions, le poisson devient une figure positive, instrument de salut pour Jonas. Comme le disait déjà saint Jérôme, dans le ventre du poisson, Jonas se sent déjà à l’abri (« sospes »). Cette vision des choses est confirmée par le psaume lui-même qui décrit le danger mortel comme venant des eaux, et non du poisson (v. 4.6-7). Mais au fond, le grand poisson pourrait bien être une figure ambivalente comme le suggère son changement de sexe ! En refusant sa vocation de prophète, Jonas se plonge dans la mort, et cette mort est figurée doublement par les eaux et par le monstre marin qui avale. Mais paradoxalement, la mort devient pour lui le lieu de la rencontre avec Dieu, et par là même, un lieu de salut et de naissance. Dans la mesure où Jonas est lui-même une figure de l’Israël postexilique à qui est adressée la nouvelle, une confirmation de la double portée du poisson se présente au plan de l’interprétation. Comme le suggère le rapprochement avec Jr 51,34, le poisson qui avale pourrait être une image de l’exil où Juda trouve la mort, avalé qu’il est par Nabuchodonosor et les Babyloniens. Mais il est indéniable que, pour les déportés, l’exil a été un lieu de rencontre de Dieu et de renaissance, la mort de l’exil étant en même temps une matrice pour le nouveau peuple de Juda. Nous retrouvons la même ambivalence dans la réalité visée et dans l’image. Et par le fait même, plus rien ne s’oppose à ce que Jonas prononce une prière d’action de grâce du ventre de la poissonne. https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal%3A133137/datastream/PDF_02/view |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 13:50 | |
| Encore un bon article, même s'il n'ajoute pas grand-chose à ceux que nous avons déjà vus (certes il est d'avant, mais nous le lisons après; et entre-temps la question de l'"authenticité" ou de l'"unité littéraire" a perdu beaucoup de son importance dans le petit monde exégétique -- mais ça reviendra peut-être).
Soit dit en passant, si au lieu d'enfermer dogmatiquement le "mythe chrétien" dans sa singularité incomparable on l'ouvre sur la généralité de ses motifs (mort et résurrection, descente et ascension), on lui trouve aussitôt une "parenté" aussi longue que large... qui passerait par Jonas comme par bien d'autres chemins. Toujours l'arbre et la forêt... |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 15:18 | |
| Paul et Jonas
Conversion des païens et salut d’Israël Je ne voulais pas sauver les uns pour perdre les autres, gagner des étrangers pour perdre les miens. (Jérôme, In Ionam IV,10)
Peut-on comparer Paul à Jonas? C’est à cette question peut-être surprenante que seront consacrées les lignes qui suivent. Après une présentation d’ensemble des traditions juives anciennes sur Jonas, nous nous arrêterons sur les commentaires rabbiniques portant sur les premiers versets du livre, et particulièrement sur l’interprétation qui est donnée du refus de Jonas de se rendre à Ninive. Cet examen nous suggérera des rapprochements avec certains passages du Nouveau Testament. Nous verrons enfin comment le commentaire de saint Jérôme sur Jonas confirme la possibilité de ces rapprochements ...
... PAUL ET JONAS
On pense aussi, et ce rapprochement nous retiendra plus longuement, aux chapitres 9 à 11 de l’épître de Paul aux Romains. Certes, le nom de Jonas n’y apparaît pas et on n’y trouve aucune citation du livre de Jonas, mais les motivations du prophète telles qu’elles sont décrites par le midrash et celles que Paul énonce dans ces chapitres pour justifier son choix d’évangéliser les païens valent d’être comparées. Comme Jonas, Paul lie étroitement le salut d’Israël à la conversion des païens. Avec cette différence évidente et fondamentale que, pour Jonas, la conversion des païens signifierait la ruine d’Israël ; alors que pour Paul, la conversion des païens, à laquelle il se consacre, doit au contraire susciter la jalousie et finalement le salut d’Israël :
«Par leur faute le salut est venu aux nations, en vue d’exciter leur jalousie » (Rm 11,11)24. «Je vous le dis donc à vous, les nations; pour autant que je suis, moi, l’apôtre des nations, je fais honneur à mon ministère, dans l’espoir d’exciter la jalousie de ceux qui sont ma chair et d’en sauver quelques-uns » (Rm 11,13-14).
Pour éviter la réprobation d’Israël, Jonas avait refusé de prêcher la conversion aux païens. Paul évangélise les païens avec l’espoir avoué de conduire au salut ses frères juifs. Mais pour l’un comme pour l’autre, nous y reviendrons, la motivation essentielle qui commande leur choix et leur attitude par rapport aux païens est l’amour de leur peuple.
LE COMMENTAIRE DE JÉRÔME SUR JONAS
La possibilité d’une comparaison entre Paul et Jonas ne semble pas avoir retenu l’attention des commentateurs modernes de l’épître aux Romains, alors que ce rapprochement est au contraire un des éléments essentiels du commentaire de saint Jérôme sur Jonas. Il y a à cela une raison évidente: Jérôme connaît la tradition juive. Or, le rapprochement entre Paul et Jonas ne peut se faire que par la médiation de cette tradition. C’est de la tradition juive que provient la thèse fondamentale du commentaire de Jérôme26, selon laquelle la conversion des païens entraînerait la condamnation d’Israël : «C’est pour condamner Israël que Jonas est envoyé aux Nations car, tandis que Ninive fait pénitence, Israël persévère dans la méchanceté» (I,1, p. 169). https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2013_num_44_1_4105#thlou_0080-2654_2013_num_44_1_T4_0082_0000 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Lun 19 Avr 2021, 16:06 | |
| Très intéressant et, si j'ose dire, plutôt prudent dans son audace -- il faut un peu des deux sur un sujet aussi conjectural. En tout état de cause, c'est un regard instructif sur les enjeux de l'interprétation de Jonas dans le judaïsme rabbinique et dans le christianisme ancien, quoi qu'il en soit de la communication entre ces deux "milieux": exceptionnelle sans doute, comme dans le cas d'Origène et de Jérôme, mais cela suffit à marquer une (ou plusieurs) tradition(s).
Au passage, il y a peut-être aussi quelque chose de Jonas dans le naufrage de Paul en route vers Rome selon les Actes, qui sauve également des "païens" (marins, soldats et prisonniers) par une quasi-eucharistie générale -- bien que les allusions maritimes des Actes lorgnent plutôt en général du côté de l'Odyssée.
Mais si l'on revient de ces interprétations ultérieures au texte même de Jonas, ce qui frappe c'est plutôt l'absence de "motivations" explicites, jusqu'à l'explication (elle-même peu explicite) du chapitre 4. Jonas comme personnage est opaque, on voit ce qu'il fait et on entend ce qu'il dit mais on ne sait pas tout de suite "pourquoi", ce qui suscite et soutient l'intérêt de la lecture et nourrit ensuite la réflexion, tout en appelant à la relecture: si le récit paraît facile à comprendre, on n'est jamais sûr de l'avoir bien compris. |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Mar 20 Avr 2021, 16:53 | |
| 2) Quel est le Dieu des marins ?
Je voudrais maintenant parler de ces marins. Qui sont-ils ? Ils n’ont pas de noms, ni d’identité précise. Mais on peut penser qu’ils symbolisent les nations, c’est-à-dire l’univers non juif dans sa pluralité, auquel la tradition attribue le nombre de 70. De ces marins on apprend quand même certaines choses. D’abord ils sont pieux. Au moment de la tempête il est dit que chacun crie vers son dieu. Ce qui est suggéré au niveau de cette piété, c’est qu’elle se situe dans un entre-deux. D’un côté, elle semble se situer déjà au-delà de la superstition idolâtre. Les marins sont dans la parole, et non dans une ritualité magique. « Chacun crie vers son dieu. » Et le capitaine invite Jonas à en faire autant avec le sien. En même temps ils pratiquent le tirage au sort pour désigner le coupable, ce qui relève quand même de la superstition. Par ailleurs ces marins font preuve d’esprit pratique, n’hésitant pas à sacrifier la cargaison pour sauver leur vie. Enfin l’épisode de l’interrogatoire de Jonas révèle une autre caractéristique des marins : c’est le niveau de leur conscience morale. Malgré l’auto-accusation de Jonas et la solution qu’il leur apporte, ils répugnent à y recourir et font des tentatives désespérées pour retourner à terre. On peut comprendre cette réticence de plusieurs manières : ils peuvent désirer épargner Jonas par un simple sentiment d’humanité, ou parce qu’ils sont soumis à l’interdit du meurtre. Ils peuvent aussi craindre que leur participation à la mort de Jonas les place sous le coup de la colère de Dieu. Car alors la mission à Ninive serait définitivement à l’eau. Autrement dit les marins vivent un dilemme qui peut apparaître en miroir du dilemme de Jonas au début du récit. Leur salut immédiat passa par la mort d’un homme. Mais ils ont conscience qu’ils ne pourront échapper à la culpabilité de la mort de cet homme. Et ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette histoire, c’est qu’à ce moment-là de dilemme, ils vont s’ouvrir au Dieu de Jonas. C’est dans une crise de conscience qu’ils vont orienter leur prière, leurs questions vers ce Dieu qui poursuit Jonas dans la tempête. Le dilemme de Jonas le rendait muet devant Dieu, le portait à la fuite, le conduit même à choisir la mort plutôt qu’à assumer sa mission prophétique. Le dilemme des marins les conduit à la parole et à la prière, et comme ils choisissent la vie et non la mort ils jettent finalement Jonas à la mer. On ne va pas se demander ici s’ils ont bien ou mal fait. C’est un autre débat. En tout cas ils l’ont fait et la scène se termine sur une offrande à l’Eternel, et sur des vœux, souvent interprétés comme un engagement à la conversion. Ce n’est qu’en désespoir de cause, et en s’adressant au Dieu de Jonas pour obtenir son absolution, qu’ils jettent finalement Jonas à la mer. Dans la tradition juive, on dit que les marins hésitèrent jusqu’au dernier moment à jeter Jonas à la mer. Ils ne firent pas d’un seul coup mais en plusieurs étapes : D’abord ils le prirent et le plongèrent dans la mer jusqu’aux genoux, et la tempête se clama. Mais lorsqu’ils le soulevèrent hors de l’eau pour le sortir, la mer redevint houleuse. La fois d’après ils le firent entrer dans l’eau jusqu’au nombril, et la tempête s’apaisa, mais de nouveau, lorsqu’ils le tirèrent de l’eau pour le ramener sur le pont, la mer recommença à se déchaîner. La troisième fois ils le plongèrent jusqqu’au cou et ce fut le même scénario. Alors ils estimèrent que ces trois expériences constituaient une confirmation de la responsabilité de Jonas et ils le jetèrent à la mer. https://oratoiredulouvre.fr/libres-reflexions/predications/enquete-sur-jonas |
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