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| mise en abîme | |
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Narkissos
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| Sujet: mise en abîme Lun 29 Fév 2016, 15:42 | |
| Le soir de ce même jour [en contexte celui des paraboles, dont celle-ci] , il leur dit: "Passons sur l'autre rive." Après avoir renvoyé la foule, ils l'emmènent comme il était, dans le bateau; il y avait aussi d'autres bateaux avec lui. Survient une forte bourrasque: les vagues se jetaient dans le bateau, déjà il se remplissait. Lui dormait à la poupe sur le coussin. Ils le réveillent et lui disent: "Maître, nous sommes perdus et tu ne t'en soucies pas ?" Réveillé, il rabroua le vent et dit à la mer: "Silence, tais-toi !" Le vent tomba et un grand calme se fit. Puis il leur dit: "Pourquoi êtes-vous peureux ? N'avez-vous pas encore de foi ?" Ils furent saisis d'une grande crainte; ils se disaient les uns aux autres: "Qui est-il donc, celui-ci, que même le vent et la mer lui obéissent ?"-- Evangile selon Marc, 4,35ss. |
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| Sujet: Re: mise en abîme Lun 29 Fév 2016, 18:56 | |
| "Maître, nous sommes perdus et tu ne t'en soucies pas ?" Ce reproche des disciples n'indique-t-il pas que ceux-ci sont centrés sur leurs "petites personnes", obsédé par leur propre salut ou leur survie, sans comprendre que le salut qu'apporte Jésus, ne met pas à l'abri des des dangres, comme les tempêtes mais nécessite l'acceptation et le passage de l'épreuve (la mort et la passion de Jésus par exemple).
On peu noter que la réction de Jésus varie dans le contenu selon les évangiles, en effet le blâme de Jésus est un moins sévère en Luc :
"Il leur dit : Pourquoi êtes-vous si peureux, gens de peu de foi ?" Mt 8,26
"Puis il leur dit : Où est votre foi ?" Lc 8,25 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Lun 29 Fév 2016, 19:33 | |
| Il y a aussi des variantes dans les manuscrits de Marc, p. ex.: comment n'avez-vous pas (de) foi ? (De la tendance de Matthieu à quantifier la "foi", "peu de foi", "une grande foi", "une telle foi", nous avons parlé il n'y a pas très longtemps -- ici, 20.12.15 23h29.) Qu'on perçoive ou non les multiples réminiscences et résonances, proches et lointaines, conscientes ou inconscientes de ce texte (Jonas 1, Isaïe 51,9s, Testament de Nephtali 6, Psaumes 74,13; 77,17 etc., jusqu'au combat "cosmogénétique" de Baal-Mardouk-Yahvé contre Yamm-Léviathan-Tiamat-Rahab), l'effet de "mise en abîme" (au "propre" comme au "figuré") me semble imparable: le "maître" (ou le vainqueur) du monde embarqué et endormi tranquillement au sein et à la merci de son autre, s'étonnant à son réveil que ses compagnons ne partagent pas son insouciance, qui pourtant -- pour lui -- va de soi. (Ou, avec un décadrage ou un tour de réflexion de plus, ou de trop: le jeu de miroirs de la peur et de la foi, qui totalise son "mal" ou sa "perte" en lui soustrayant subtilement son "remède" ou son "salut", avant de ramener celui-ci au cœur de celui-là pour tout annuler et tout restaurer à la fois, ravi de l'efficacité prodigieuse de ce tour de passe-passe.) (Comment, où) pourrait-on se perdre ? |
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| Sujet: Re: mise en abîme Mar 15 Déc 2020, 22:52 | |
| Pourquoi ce titre "mise en abîme" ?
La mise en abyme — également orthographiée mise en abysme ou plus rarement mise en abîme[1] — est un procédé consistant à représenter une œuvre dans une œuvre similaire, par exemple dans les phénomènes de « film dans un film », ou encore en incrustant dans une image cette image elle-même (en réduction). Ce principe se retrouve dans le phénomène ou le concept d'« autosimilarité », comme dans le principe des figures géométriques fractales ou du principe mathématique de la récursivité. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mise_en_abyme |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Mar 15 Déc 2020, 23:19 | |
| Ce n'était qu'un jeu de mot (sur un seul mot et la diversité de ses orthographes et de ses usages): "l'abîme" c'est aussi la "mer" (même s'il ne s'agit ici que d'un lac), et la "mer" -- comme la "mort" -- c'est aussi l'autre du dieu créateur (cf. mon post précédent); le dieu qui domine la mer, qui marche sur la mer, livré sans défense et sans inquiétude à celle-ci, c'est un effet de symétrie ou de miroir (comme beaucoup de "mises en abyme" littéraires, rhétoriques ou picturales) assez saisissant (je trouve). |
| | | free
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| Sujet: Re: mise en abîme Mer 16 Déc 2020, 11:18 | |
| Combat entre les dieux créateurs et le Dragon de la mer (Le Léviathan des psaumes). Dans Gn.1,2 l abîme est appelé le Tohu - Bohu, transcription en hébreu de Tiamat, la déesse babylonienne du chaos. Dans la Genèse, la création est déjà une victoire de Dieu Créateur qui met de l'ordre dans le chaos initial en séparant le terre (le sec) et la mer, et en donnant à la mer des limites à ne pas franchir. La création est déjà un geste de salut. La mer restera néanmoins le symbole des puissances hostiles au dessein créateur de Dieu. Cette maîtrise de Dieu créateur sur la mer est une victoire permanente sur ce chaos primitif toujours prêt à engloutir la création. C est dans la mer justement que grouillent les forces mauvaises diverses, symboles du mal : monstres marins... Cette cosmogonie héritée de la culture sémitique est bien -sûr mise au service de la foi monothéiste du peuple biblique. Dieu seul est créateur et ces forces mauvaises ne relèvent pas d une force divine rivale, égale à Dieu qui est unique, elles demeurent des créatures. (cf. Ps. 89,10-13 ; 93, , 5-9 et ; 107, ). Pour l homme biblique, Dieu seul peut donc dominer, vaincre ces forces hostiles à son projet créateur et hostiles à l homme. On retrouve le même symbolisme dans le récit du déluge. Le mer évoque aussi pour l homme biblique, la victoire du Dieu de l Alliance contre les forces hostiles de la Mer Rouge et du Jourdain au cours de l Exode. Victoire symbolique de la libération du peuple de la servitude (Cf. Ps. 74,12-17 ; 77,14-21 ; 78,11-14). Ce symbolisme de la mer explique la sévérité de l Apocalypse pour cet élément, symbole du mal, de la mort et des Enfers. Et le fait qu en Ap.21,1, dans la Création renouvelée il n y a plus de mer! La peur des disciples est donc la peur de l homme face aux forces destructrices du mal, sous toutes ses formes (épreuves, persécutions, mort).tout ce contexte culturel et biblique éclaire le geste de Jésus dans cette tempête apaisée. C est en fait pour Mt, une manifestation de la divinité de Jésus, une théophanie du Dieu victorieux sur les forces du chaos et du mal. 8, 24a Et voici qu arriva dans la mer un grand tremblement - séisme -, au point que la barque allait être recouverte par les vagues." Mt: encadre son récit par une inclusion: il arriva un grand séisme dans la mer et en 8,.26 : il arriva un grand calme. On passe d une situation dramatique à un grand calme, d un Jésus qui dort à un Jésus qui s éveille, donc à un brutal renversement. " Il arriva dans la mer un grand tremblement" Mt emploie le mot "séisme" ou tremblement de terre (seismos) pour désigner ce que Marc et Luc appellent une grande bourrasque. Ce mot seismos est souvent utilisé dans l A. T pour décrire les théophanies, les manifestations de Dieu (Cf. la scène du Sinaï en Ex.19,16-20 ; 1 R.19,11). https://docplayer.fr/28113885-8-23-27-quatrieme-miracle-la-tempete-apaisee.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Mer 16 Déc 2020, 16:04 | |
| Bonne présentation malgré quelques erreurs -- p. ex., c'est tehôm qui est "l'abîme" (ou l'océan primordial) dans la Genèse et rappelle Tiamat, le tohu-bohu ( thw-w-bhw), malgré l'assonance secondaire, décrit plutôt la "terre" en-deçà de la séparation de la terre ferme ou sèche appelée "terre" (Dieu appela le sec terre, disait Segond !) et de la "mer" (qui n'est nommée qu'à partir de la réduction de l'"abîme" incréé); quoique on puisse aussi y entendre un écho de la dualité des océans Tiamat et Apsu dans l'Enuma Elish p. ex. Chez Marc (4 et 6) et encore chez Matthieu (8 et 14) il y a une "inclusion", un effet de symétrie et de miroir sensible entre le sommeil dans la mer et la marche sur la mer, qui disparaît totalement chez Luc, où le premier épisode perd une bonne partie de ses connotations mythologiques par le simple fait que le terme géographiquement exact, "lac", remplace la "mer", et où le second est purement et simplement abandonné; cela est habituellement imputé à l'"anti-docétisme" de Luc, ça pourrait l'être aussi bien à sa préférence pour l'histoire (et la géographie) par rapport à la mythologie (il s'agit peut-être moins de présenter Jésus comme "un homme" que de ne pas le présenter comme "un dieu", cf. aussi la remarque finale du centurion qui appelle Jésus "un juste" plutôt que "fils de dieu"). Le quatrième évangile, au contraire, abandonne le récit du sommeil et retient celui de la marche sur la mer... Plus généralement et en rapport avec l' autre fil qui nous a ramenés à celui-ci, il est assez clair que dans les évangiles tous les récits de sommeil et de réveil, ou d'un coucher à un lever, miraculeux ou non (p. ex. les "lève-toi et marche" adressés à des malades, à des paralytiques ou à des morts), renvoient à la "résurrection" du Christ, mais cette référence est à double sens: la "résurrection" renvoie aussi à tous les réveils et à tous les levers du récit et de la vie, ordinaires ou extraordinaires. |
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| Sujet: Re: mise en abîme Ven 18 Déc 2020, 09:54 | |
| Actes de puissance, controverses et incompréhension (Mc 4,35-8,21)
Dieu
Dans la présente séquence, les actes de puissance sont à ce point nombreux et de diverses natures (guérir, exorciser, multiplier des pains, maîtriser la nature) que l’on peut se demander de qui émane cette puissance. On a vu que Jésus avait une autorité peu commune, mais cela ne répond pas à la question de son origine. Est-elle de lui, autonome donc ou est-elle reçue, dépendante alors ? Dans un certain nombre d’actes de puissance, Jésus parait parfaitement autonome : il apaise la mer, il marche sur la mer, il dit à la fille de Jaïre de se réveiller (Mc 5,41). Dans d’autres, Jésus est ambigu et utilise ce qui ressemble à un passif théologique: « ma fille, ta foi t’a sauvée, va en paix et sois guérie de ton mal » (Mc 5,34). Nous avons dit plus haut que Jésus ne semble pas demander à Dieu d’intervenir. Par ailleurs, rien n’indique que Jésus ait reçu (au baptême par exemple) des pouvoirs, comme celui de guérir ou de pardonner. Pourtant une relation « hiérarchique » entre Jésus et Dieu existe : d’une part, Dieu dans son unicité n’a jamais été contesté par Jésus, d’autre part, Dieu l’a appelé son « fils » (Mc 1,11). Mais ne doit-on pas se demander ce qu’il faut comprendre par « hiérarchique » ? Puisque le vocabulaire de subordination ou de délégation de pouvoir est absent du texte et qu’en revanche sont présents celui de l’affect (Mc 1,11) et de la louange (Mc 6,41), la question de l’origine devient seconde. Il semble donc préférable, à ce stade, d’accepter ceci : l’origine des actes de puissance de Jésus est Dieu au nom de sa transcendance et de son unicité, mais son bras (aimé) est Jésus. https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/fr/object/thesis:13253/datastream/PDF_01/view |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Ven 18 Déc 2020, 12:32 | |
| Commentaire bavard d'un texte qui l'est peu -- bien sûr aucun commentaire n'y échappe, mais il y a quand même des différences de dose et de manière.
La question d'"identité" est explicite à la fin de la péricope (qui est donc celui-ci, 4,41; cf. 1,27 etc.), mais elle reste sans réponse, elle n'a même pas l'air d'en attendre; si l'on veut une réponse, on pourra en trouver dans le titre du livre, les scènes du baptême ou de la transfiguration, la confession des esprits impurs, de Pierre ou du centurion, mais ce sera toujours théologiquement équivoque, comme "fils de dieu" (1,1.11; 3,11; 5,7; 9,7; 14,61s; 15,39; ou davantage encore, comme "fils de l'homme", "fils de David", "christ-messie-oint"). Dans la scène-miroir de la marche sur la mer (6,45ss), en revanche, il y a une réponse sans question, "c'est moi" = egô eimi: il ne s'agit pas, du moins au premier degré du récit, de savoir "qui est Jésus" mais bien de reconnaître "Jésus" en celui qu'on n'avait pas reconnu d'emblée, en le prenant pour un "fantôme" ou une "apparition" (phantasma).
De cela la théologie fait ce qu'elle peut, mais elle ne peut pas répondre à la question de l'"identité de Jésus", surtout en la définissant par rapport à "Dieu", sans remettre en question celle de "Dieu" (c'est ce que fera exemplairement la doctrine trinitaire, même si ce n'est pas la seule "solution" possible a priori). C'est dire que "Dieu" n'est pas exactement le même avant et après la question et la réponse, il y a un effet de "bougé" qui emporte toute logique, et se confond avec l'aporie en cascade de la "révélation" (la révélation pour être révélation ne devrait révéler que ce qui est, sans le changer, et pourtant elle change tout par le fait même qu'elle le révèle, donc elle ne le révèle pas; elle devrait faire connaître l'inconnu comme tel, donc sans le faire connaître, et pourtant elle doit être reconnue, précisément par ceux qui ne sont pas censés le connaître; etc.). En somme aucune "révélation" ne saurait se distinguer d'une "apparition", d'un fantôme ou d'un fantasme, ou, selon un mot voisin, d'un "phénomène"; mais qu'il y ait du phénomène, donc de la révélation, ça n'en est pas moins indéniable -- sinon, comme tout ce qu'on dit indéniable, par pure dénégation. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Sam 22 Juin 2024, 11:32 | |
| Je repense souvent à une formule "biblique" qui m'a marqué très au-delà de son contexte, et que nous avons retrouvée récemment dans des textes "mystiques" médiévaux, "l'abîme appelle l'abîme", tehom-el-tehom qore', abussos abusson epikaleitai, abyssus abyssum invocat, Psaume 42,8. Le contexte d'ailleurs ne l'éclaire pas beaucoup, ou l'éclairerait trop par un excès d'images contradictoires: dans ce psaume il est d'abord question de soif et de torrents, puis de larmes et d'âme répandue (v. 2ss), avant que la métaphore liquide se retourne (8b) en engloutissement marin, naufrage ou noyade, façon Jonas... et la suite de la phrase (8a) est tout aussi énigmatique: l-qol çinnorekha, à la voix, au son, au bruit de tes canaux: le çinnor étant normalement une conduite d'eau artificielle, comme le tunnel d'Ezéchias à Jérusalem... Il faut peut-être rappeler quelques éléments au sujet de tehom, cet "abîme" (le plus souvent au féminin en hébreu) où tout communique (comme dirait la soeur, épouse et mère de Mon oncle, je parle bien sûr du film de Tati): le ciel, la terre, la mer, le souterrain, l'infernal, le doux et le salé ou l'amer, la soif, la boisson, le poison et la noyade, la vie la mort. Et de son rapport naturel et néanmoins mystérieux aux précipitations, pluie, neige, grêle, mais aussi aux sources, rivières, fleuves, implicite ou explicite dans de nombreux textes (cf. Genèse 7,11; 8,2; 49,25; Deutéronome 8,7; 33,13; Ezéchiel 31,4; Psaume 78,15; Job 38,16.30; Proverbes 8,24ss). Selon l' Enûma `elish mésopotamien(ne) il y avait deux éléments mêlés dans (ce qu'on appelle) "l'océan primordial", Tiamat et Apsû, qui représentaient par une dualité une multiplicité ou une différence de "principe(s)". Là aussi la "création" était séparation, mais plus violente que dans la Genèse, celle dont on reconnaît les traces déformées dans d'autres textes bibliques, et qui est beaucoup plus claire dans les textes mythologiques levantins d'Ougarit par exemple: combat de Mardouk, de Baal-Hadad ou de Yahvé contre la Mer (Yamm, yam est aussi le nom commun correspondant à "mer" en hébreu biblique, utilisé pour le lac de Galilée comme pour la mer Morte ou la Méditerranée) et ses monstres, Lotan-Léviathan ou Rahab, tranché(s) pour séparer la terre du ciel et de la mer, les eaux d'en haut et d'en bas. Hors d'une mythologie claire et cohérente (elle ne l'est d'ailleurs que dans certains textes, tardifs, qui organisent et synthétisent artificiellement et rétrospectivement une foison de récits traditionnels d'époque et de lieux différents), reste l'évocation, pas même l'image, d'une profondeur à la lettre ab-solue, sans mesure de profondeur, abyssale comme on dit: fond sans fond ( Abgrund) de toute pensée, en-deçà et au-delà du langage et de sa représentation, des définitions et des oppositions. Là où polysémie, synonymie, antonymie, et métonymie se confondent et s'abîment, comme la détermination et la distinction des mots et des choses dans l' apeiron d'Anaximandre. Mais cela ne se fait pas sans voix (cri, murmure, plainte, appel, invocation, évocation) ni voie de communication (conduit, canal, tuyau, etc.) d'un abîme à l'autre même si c'est le même; passage en tout sens et en tout genre, d'ici à là et de ceci à cela, de haut en bas et de bas en haut, du liquide au solide ou au gazeux, du physique au chimique, au biologique, à l'organique, au spirituel (du souffle à l'esprit), du minéral à l'animal, à l'humain ou au divin; cordes ou vents, sonores jusqu'au silence. Cf., dans le même genre, Habaquq 3,10: "l'abîme ( tehom) a fait entendre (ou retentir, litt. "donné", ntn) sa voix (son, bruit, qol), il a levé ses mains en haut ( rom)". Le mot "abîme" en français courant évoque plutôt un gouffre terrestre ou souterrain, comme le khaos grec dont l'étymologie demeure incertaine (de khainô-khaskô, "ouvrir, bâiller" ? cf. dans la Septante Michée 1,6; Zacharie 14,4, pour ge'/h, vallée ou ravin; et pour le verbe Genèse 4,11 etc.); c'est surtout en poésie qu'il (re-)devient marin; alors que notre "chaos" évoque moins l'ouverture, la béance abyssale du khaos que le désordre, l'informe, lequel serait plus proche du tohou wa-bohou qui fait écho à tehom en Genèse 1,2 (terre invisible et non-formée selon LXX, très grecque et presque philosophique pour le coup); tohou qui à son tour renverrait au désert comme vide, désolé (cf. Deutéronome 32,10; Isaïe 34,11; 45,18s; Jérémie 4,23; Psaume 107,40; Job 12,24; 26,7 -- avec bohou en parallèle dans les deux occurrences soulignées), lui-même associé par assonance, sinon par étymologie, à la parole ( mdbr/dbr). Tout ça, ce fond sans fond pas si tranquille, ou ça brasse, ça bruit ou ça brûle, ça souffle et ça remue et communique aussi d'une langue et d'une époque à l'autre. En tout cas le "fond" de l'affaire, sujet, objet, locuteur, auditeur, interlocuteur, destinateur, destinataire, auteur, lecteur, etc., se dérobe: qui ou quoi parle ou répond à qui ou à quoi, de qui ou de quoi, quand l'abîme appelle l'abîme ? Voir éventuellement ici ou là. |
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| Sujet: Re: mise en abîme Mar 02 Juil 2024, 11:13 | |
| Psaume 42/1-3 (Ce texte n'a pas un lien direct avec notre thème mais il éclaire le contexte du Psaume 42). C. Westermann
II. Quelques remarques sur l’exégèse du Psaume 42-43
Ce psaume fait partie du genre des psaumes de lamentation individuelle , et, à l’intérieur de ce genre, de celui que nous appelons «Psaumes de Confiance » ou «Psaumes du ferme espoir », parce que la confession de la confiance, qui est un élément de ce genre de psaumes, est dans ces psaumes-ci plus forte que la lamentation.
Ce genre des «psaumes de confiance » auquel appartiennent également les psaumes 23, 61 et 73, communique une expérience qui y est représentée. Beaucoup d’hommes de prière, qui ont apporté à Dieu une plainte, n’ont point obtenu un exaucement vérifiable. Leur souffrance ne leur a pas été ôtée. Les «psaumes de confiance » expriment la possibilité dans une pareille situation de rester néanmoins attaché fermement à Dieu dans l’espérance, dans l’attente. C’est de cette situation, celle d’une supplication dans la souffrance, apparemment non exaucée, que naît dans l’Ancien Testament l’espérance. Nous mettons ordinairement les mots «espérance » et «attente » en rapport avec la promesse du salut; ainsi nous parlons de l’attente du peuple d’Israël à l’égard de son avenir et nous entendons par là ce qui est promis à Israël pour l’avenir. Il n’en est pas ainsi dans l’Ancien Testament. Les mots «espérance » et «attente » ne se trouvent presque pas dans les livres des Prophètes. Leur place propre est dans les Psaumes, dans la confession du ferme espoir.
La confiance qu’expriment ces hommes de prière est fondée sur la certitude que dans leur avenir Dieu agira. Cette certitude-là est quelque chose de fondamentalement autre que ce que nous appelons d’habitude «espoir de salut ». Elle ne peut s’appuyer sur aucune espèce de prédiction, sur aucune «vue d’avenir », mais seulement sur le fait que Dieu est vivant, et donc est un Dieu d’avenir. Cette certitude ne peut pas imaginer ce que fera Dieu mais elle sait que Dieu agira. C’est cette certitude-là qui s’exprime dans notre psaume.
Sa construction est, jusque dans les moindres détails, réfléchie et raisonnée. Pour la comprendre il faut voir que ces psaumes (mis à part peut-être quelques rares exceptions) sont d’origine orale, c’est-à-dire qu’ils ont été de véritables prières, prononcées au cours du culte, transmises de l’un à l’autre, d’une génération à jla suivante, ce qui leur a conféré une forme dans laquelle se reflète la souffrance de beaucoup d’hommes et chaque souffrance propre à un destin d’homme particulier. Dans un tel psaume, marqué ainsi par les expériences de plusieurs générations, deux possibilités s’offraient : un individu pouvait, par les paroles du psaume, exprimer son propre destin personnel; et en même temps il savait que beaucoup d’autres avec lui, avant lui, à côté de lui trouvaient exprimés, dans la forme fixée du psaume, leurs personnes et leurs destins.
La particularité du psaume 42-43 consiste en ceci : il est construit en trois parties se terminant par un refrain (42/6; 42/12; 43/5); ces trois parties, parallèles, ont cependant chacune un contenu particulier. Il faut pour voir cela procéder à une lecture synoptique, c’est-à-dire en trois colonnes juxtaposées. C’est ainsi que l’on découvre à la fois ce qui est semblable et ce qui est particulier dans chacune des strophes et, partant, le mouvement du psaume vu comme unité ainsi que l’intention de sa structure.
La deuxième strophe : 42/7-12
La particularité de la deuxième strophe se montre dans les v. 7 et 8«Ici le poète abandonne la langue traditionnelle des psaumes pour s’approcher d’un langage qu’il convient d’appeler poésie lyrique. C’est par ailleurs le seul passage d’un psaume où nous apprenions en quel lieu le poète parle. «Géographiquement il s’agit des sources du Jourdain dans le Massif de l’Hermon. La dernière indication de lieu, har mis*ar, précise une élévation déterminée du massif montagneux de l’Hermon, le «Mont Petit », que G. Dalman cherchait au nord-est de Banjas près du village de Za‘ora. » (5). Cette indication géographique souligne dans le contexte du psaume l’éloignement par rapport au sanctuaire. Rien n’est dit sur la raison de cet éloignement. Les sources du Jourdain, les eaux du torrent, deviennent métaphores; et ainsi reparaît la langue traditionnelle des psalmistes dans laquelle le poète exprime l’importance que ces eaux ont pour lui (cf. Ps. 93) : «Tous tes flots, tous tes torrents passent sur moi ! ».
Tandis qu’après le verset 3 b, à la première strophe, se trouvait la question «combien de temps ? », la lamentation dans la deuxième strophe est dominée par la question «pourquoi ? ». Ce sont là les deux questions adressées constamment à Dieu dans les psaumes. Les quatre stiques des versets 10 et II permettent de retrouver les trois facteurs habituels des lamentations : à propos de Dieu (10 a), à propos de soi (10 b), à propos des ennemis. La strophe se termine par le refrain.
La troisième strophe
Nous possédons dans ce psaume un des plus beaux témoignages de l’A.T., montrant ce que pour un homme, dans l’antique Israël, le culte pouvait signifier en tant que centre d’une existence sauvée. De la clameur vers Dieu, Le suppliant de tourner Sa Face, comparée à la clameur de la créature assoiffée, jusqu’à la tranquille certitude «je te louerai encore », se tend l 'événement de ce psaume, tel un arc; mais la vie — car c’est la vie qu’appelle le cri de détresse aussi bien que c’est la vie qu’attend la tranquille certitude — , la vie se trouve concrétisée dans la participation au culte qui est, lui, «source de vie ». Dans le culte, l’homme qui prie ce psaume trouve la face de Dieu qui se tourne vers lui avec bienveillance; c’est dans le culte qu’il trouve Dieu qui est sa joie.
S’il est vrai que dans ce texte le culte a une importance telle que l’homme qui prie y oppose son présent dominé par la souffrance et le désespoir à un passé où le culte était ce qu’il y avait de plus beau (42/5), et qu’il espère un avenir dont le centre sera le culte (43/3 s.), il faut admettre qu’il affirme quelque chose d’essentiel sur l’importance du culte tel qu’il est ici compris : dans le culte quelque chose se passe. Un homme peut être transformé par lui, une lamentation peut se taire, un désespoir s’apaiser; plus, un soulagement peut trouver les mots pour s’exprimer, une joie peut se chanter (43/4). Ajoutons ceci : l’existence qui s’approche de Dieu dans le culte, c’est l’homme dans son élémentaire réalité, avec sa faim et sa soif (42/2), dans ses doutes et son angoisse, mais en même temps l’homme libéré, joyeux, et qui communique sa joie. La joie en laquelle la lamentation peut être changée n’est point cette joie pieuse, domptée, adéquate au culte divin; non, c’est la joie élémentaire, la joie comme elle est donnée aux créatures, tout simplement : la joie de vivre!
https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1968_num_43_3_1856 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Mar 02 Juil 2024, 14:07 | |
| J'ai beaucoup pratiqué jadis les excellents commentaires de Westermann (Claus et non Horace Clifford, comme l'indique curieusement la version PDF), et j'ai grand plaisir à le retrouver dans cet article qui, outre l'exégèse proprement dite du psaume, contient aussi une réflexion intéressante sur la place de l'exégèse "savante" en général entre les interprétations "confessionnelles" (juives et chrétiennes, cf. première partie), et une prédication (dernière partie) à une "paroisse" académique et/mais confessionnelle (chrétienne, protestante, luthérienne). Même si l'ensemble date (1968) il mérite d'être lu -- il y a d'ailleurs une référence à "l'abîme", sinon à l'expression du v. 8, dans le "sermon" (p. 134); et plusieurs à "la vie", inséparable de "l'eau" (Dieu vivant et eau vive c'est le même adjectif ou participe) dont on parlait ailleurs. Sur la question du culte dans les Psaumes, on se souviendra aussi de nos discussions récentes sur les Chroniques qui leur sont en grande partie liées. "Mon âme" abîme, met en abyme, le fond sans fond du "sujet" ("moi", "je") qui par là rejoint "Dieu", "mon dieu" dans une symétrie abyssale, coïncidence des opposés diamétraux et verticaux (le fond sans fond en bas, l'au-delà ou au-dessus du ciel en haut, antagonisme et complicité des transcendances; accessoirement le psaume 42--43 inaugure ledit "psautier élohiste", 42--83, qui préfère 'elohim à yhwh; cf. en particulier 42,7.12; 43,3s): ce qui se passe dans la mystique médiévale (notamment la germanique, dont le luthéranisme a aussi hérité) se passe déjà dans la langue des Psaumes; comme le remarque Westermann le culte communautaire, poétique, lyrique, musical, est aussi celui qui s'"intériorise" et s'" approfondit", puisque ce qui se chante ou se psalmodie au temple peut aussi se réciter n'importe où, dans n'importe quelle situation, dans n'importe quelle langue et dans n'importe quelle "religion". Cela aussi peut se dire "l'abîme appelle l'abîme", comme tout ce qui dérobe le "fond" de quoi ou qui que ce soit, le "soi" de soi ou de tout autre: vie, mort, sexe, amour. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Mer 03 Juil 2024, 10:20 | |
| Conceptualiser l’abîme en religion (revue ThéoRèmes)
Conceptualiser l’abîme en religion
Comme expression commune et proverbe, « l’abîme appelle l’abîme » vise à signifier aussi bien une réaction en chaîne qu’une chute plus profonde, potentiellement sans fin ou sans fond : un excès conduit à un autre excès, un crime amène un autre crime, un mal nous jette dans un mal plus grand. Dans son sens biblique premier, issu du Psaume 41, 8, elle est toutefois moins connotée péjorativement, dans la mesure où elle exprime le lien indéfectible qui existe entre le croyant et Dieu, surtout lorsque ce dernier tend à se confondre avec l’invisible. L’abîme qui appelle (Abyssus), d’un côté, est celui de l’apôtre en tant qu’il représente tous les croyants, parce qu’il a conscience du chemin à parcourir et des épreuves qui lui feront face dans sa quête de Dieu. L’abîme qui est appelé (Abyssum), de l’autre côté, est celui de Dieu insondable, abscons peut-on également dire, échappant à toute connaissance/compréhension humaine, tant dans ses réponses que dans sa présence. Quant au verbe appeler (invocare), celui-ci invite à penser un appel à soi, près de soi, qui est avant tout un appel au secours : la détresse d’une créature déchue et pécheresse. L’abîme de l’homme demande, et partant, espère que l’abîme divin répondra à son appel et le sauvera d’une bataille intérieure qu’il n’est pas certain de remporter seul. Dès lors, l’action d’appeler n’est pas dénuée d’espérance, dans laquelle se mêlent inquiétude et désir d’obtenir une réponse. Finalement, la certitude énoncée dans le Psaume 41, 12 : « Il est mon sauveur et mon Dieu ! » indique l’attitude la plus noble à adopter même lorsque Dieu demeure silencieux et absent. Commentant ce psaume, Augustin démultiplie cet abîme déjà double, puisque l’abîme désigne tout à la fois les jugements incompréhensibles de Dieu, les chemins divins et Dieu lui-même, ainsi que le cœur de l’homme – abîme le plus profond tant il est sujet à une distorsion intérieure –, les hommes en général, la faiblesse humaine, le péché, ou encore la profondeur de la mer. Pour l’évêque d’Hippone, la notion d’abîme renvoie aux profondeurs mystérieuses de l’homme et de Dieu du fait qu’ils sont chacun à leur manière une source inépuisable d’incompréhension qu’il faut tenter de démêler et de saisir (1). Les Confessions elles-mêmes pourraient être lues comme la tentative humaine d’approcher le gouffre que nous sommes face à un second gouffre, bien plus noble, qu’est Dieu dans lequel il faut tâcher de s’engouffrer … de s’abîmer. Et pourtant, le silence et l’absence de Dieu n’ouvrent pas moins un abîme de sens qui ne cesse d’interroger et qui est propice au doute. L’absence de Dieu est perçue comme un vide, sinon une vacance à combler par autre chose : là où Job reste fidèle à Dieu malgré les épreuves et afflictions, l’existence contradictoire du mal et la souffrance, en revanche la « mort de Dieu » laisse l’homme seul face à un abîme, face à l’épreuve de créer de nouvelles valeurs qui ne soient plus hostiles à la vie (le surhumain/le nihilisme du dernier homme) (2).
https://www.fabula.org/actualites/120694/conceptualiser-l-abime-en-religion.html
Dernière édition par free le Mer 03 Juil 2024, 12:07, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Mer 03 Juil 2024, 10:51 | |
| Remarquable coïncidence avec notre discussion (je ne sais pas si tu as lu ou non le dernier paragraphe de mon post précédent, que j'ai ajouté ce matin) -- coïncidence non seulement thématique mais chronologique puisque c'est un appel pour la préparation d'un numéro de "ThéoRèmes" qui n'est pas encore écrit... à un jour près nous eussions pu (irréel du passé proche) leur proposer une contribution. En effet l'" ab-s-ence" est aussi a-byssale (sans fond, Ab-wesenheit / Ab-grund) que la "pré-s-ence" ( ap-ousia / par-ousia > ap-eimi / par-eimi, absentia / praesentia > ab-sum / prae-sum), jeu de l'autre et du même abîme ( mort / vie, fort / da etc., de Freud à Lacan et Derrida p. ex., voilà qui nous renverrait à une nouvelle salve de discussions récentes et anciennes). |
| | | free
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| Sujet: Re: mise en abîme Jeu 04 Juil 2024, 13:55 | |
| Entre le piège et l’abîme : l’ambiguïté du discours de l’amour (Article long et complexe ...) Guillaume de Stexhe
Conclusion : le piège et l’abîme
Un traité spirituel peut être autre chose que l’épanchement d’un cœur échauffé : c’est, me semble-t-il, la première leçon que suggère la lecture de ce texte, et elle vaut pour le théologien comme pour le philosophe. Au premier, elle signale qu’il n’est pas si facile de porter l’amour au langage et qu’on n’évite de proclamer, sous couleur d’amour, une mainmise, qu’en se laissant requérir par une extrême rigueur dialectique. Au second, elle suggère que parler de l’amour de Dieu ne condamne ni à l’insignifiance des expériences sentimentales ni aux pièges de l’ontothéologie. Je voudrais souligner ces deux points en guise de conclusion.
Il faudrait en premier lieu méditer le déploiement même de ce texte et son articulation paradoxale. Pour dire l’amour, il pose deux registres essentiellement inadéquats à sa propre visée ; celle-ci ne prend forme, dès lors, que comme une tension qui travaille la dette et l’intérêt jusqu’à y inscrire une signification qui excède leurs capacités propres et qui est, par là-même, toujours en situation d’ambiguïté. L’amour n’a donc pas de langage propre : il se dit dans la subversion interne et l’articulation de ces deux catégories qui, comme telles et séparément, ne peuvent exprimer qu’une main-mise85. Il faut donc penser l’amour à partir de la conjonction de deux moments qui ne peuvent, l’un vis-à-vis de l’autre, ni s’identifier ni rester extérieurs : moment de don, moment d’adhésion à soi qui comporte de son côté à la fois position de soi et ouverture dépossédante. Hors cette dialectique, il n’y a qu’aliénation.
Pour autant, le discours de l’amour ne se borne pas à répéter la structure de l’existence, en tant que celle-ci est facticité, ipséité et ouverture. Il est discours de l’expérience et témoigne, à ce titre, d’une modalité particulière que peut revêtir cette existence. Une telle modalité est l’effet d’une décision, par laquelle l’existence se détermine elle-même en même temps qu’elle rapporte son initiative à une possibilité qui lui a été offerte et l’a ainsi suscitée. L’expérience dont témoigne ici le discours n’est donc pas la saisie d’une présence, telle qu’elle peut se produire dans la perception ou la rencontre intersubjective : elle doit être comprise comme la configuration particulière d’une vie en sa démarche concrète. C’est en tant qu’il donne à sa vie un certain style, une certaine forme, celle de la justice et du désintéressement, que l’homme fait l’expérience de Dieu.
Ce qui se dit ici est un événement existentiel, par lequel une existence accède, grâce à ce qui lui advient, à une possibilité propre vis-à-vis de laquelle elle prend position. L’idée d’événement existentiel conjoint donc une certaine extériorité, car quelque chose advient, et une certaine immanence, car ce qui advient n’est événement que si l’existence s’y ouvre et l’assume en quelque façon par elle-même : il y a dans l’événement la réciprocité d’un avenir et d’une auto-affection.
Cette réciprocité est l’articulation même de la dette et de l’intérêt. La dette exprime cette dimension de l’événement qui est suscitation ; l’auto-affection, c’est le mouvement du désir qui se transforme dans la mouvance de cette sollicitation. Le point capital en tout cela est évidemment la conjonction des deux moments. C’est dans cette conjonction que je discerne l’abolition du régime de jalousie : chacune des deux catégories, par son insertion dans la dialectique qui les réunit, échappe à une unilatéralité qui serait sa perversion. Mais une telle dialectique n’est possible que si l’on prend en considération le contenu même des catégories, et c’est ce contenu qui les subvertit et les met en mouvement : ce contenu, c’est la gratuité, la non-emprise : c’est elle qui joue le rôle de médiation, et c’est elle que désigne le mouvement dialectique. Lorsque le don est suscitation d’une attitude active par laquelle l’existence s’assume elle-même, alors seulement il n’est plus l’emprise d’une dette, mais la générosité d’un crédit qui, sans s’imposer ni posséder, s’offre comme possibilité fécondante. En retour, lorsque l’existence se détermine à la justice et au désintéressement, elle se gagne dans un mouvement qui ne comporte plus de repli sur l’auto-possession.
Ainsi le discours de Bernard, dans son ambiguïté, montre en même temps la pesanteur propre des registres auxquels il fait appel, et à laquelle il lui arrive de céder, et la stratégie fine susceptible de déjouer ce piège.
Ce faisant, le discours de l’amour peut-il faire écho à la question « qu’est-ce que Dieu ? » ?
Il accueille cette question, me semble-t-il, en lui imprimant d’abord un certain déplacement. Selon le dynamisme de ce discours, l’homme n’approche Dieu que selon l’expérience qu’il en fait. Cette lapalissade est d’abord la règle méthodologique qui interdit au discours une description sans point de vue : il faut aimer pour connaître ce qu’on aime, telle est la forme ici opérante du cercle herméneutique. Le titre même du texte la suggère : car le De diligendo Deo, c’est aussi bien un traité « du Dieu aimable » qu’un traité « de l’amour de l’homme pour Dieu ». Mais ce principe revêt ici une portée particulière. Dans la mesure où l’expérience qui donne le point de vue est ici, non pas une simple situation ni la rencontre d’un fait, mais une attitude volontaire, un mode de vie, un cheminement existentiel, alors ce qui est expérimenté n’a pas d’autre lieu que l’existence elle-même. C’est dans la transformation volontaire de l’existence humaine — dans la conversion — que Dieu advient à l’homme, et il lui advient comme cette transformation même86. C’est pourquoi le discours qui veut dire Dieu prend la forme d’un récit et raconte l’histoire d’une âme, c’est-à-dire la progressive émergence du désintéressement dans une vie d’homme. Où est Dieu ? Dans cette aventure de l’homme. Son mode de présence est celui de l’événement : tel est le déplacement qu’opère le discours de l’amour, par rapport à une supposée « objectivité » vers laquelle se dirigerait la question « qu’est-ce que Dieu ? ».
Pour autant, et conformément à la structure de l’événement, ce discours s’interdit d’identifier sans plus son Dieu avec cette aventure humaine. Lorsque celle-ci se rend à ce qui la sollicite, elle témoigne d’une différenciation interne selon laquelle elle reçoit sa propre initiative. Mais que dit un tel discours de l’altérité dont il témoigne ?
Il ne décrit pas une réalité de rencontre, il ne conclut pas à un fondement, il ne dévoile pas une puissance efficace dont l’énergie l’aurait mobilisé : il interroge les signes — paroles et figures de la révélation — par quoi s’est laissée ébranler l’existence menacée de clôture ; et par là-même ce discours désigne un horizon qui n’est ni l’origine, ni le terme d’un parcours, ni le reflet de son indétermination.
Mais encore, qu’est-ce qui se tient derrière les signes et habite au-delà de l’horizon ? Cette question incontournable semble imposée par le mouvement initial du texte : ni les raisons ni les fins ne rendent compte du mouvement qu’il décrit, il faut en appeler à « Dieu lui-même ». Echapperait-on dès lors, dans une sorte d’intuition supérieure, méta-catégoriale, au cercle que je viens de rappeler ? La tentation est grande, mais je ne crois pas que ce soit la voie de Bernard. Car une telle intuition, si elle était possible, viserait encore et toujours à saisir une présence, ou au moins à l’indiquer. Or, justement, ce que déconstruit systématiquement le discours, ce sont les modes selon lesquels la réalité de Dieu se laisserait saisir comme une présence déterminante et déterminable. En appeler ici à « Dieu lui-même », c’est alors, non pas désigner un Dieu qui se tiendrait caché et inaccessible derrière son advenir en la vie des hommes, comme une présence qui se tiendrait « ailleurs », mais c’est le reconnaître, en cet événement même, comme sa profondeur et sa ressource inépuisable. Parler ainsi n’est pas alléguer une réalité subsistante et mystérieuse (ce serait la paresse de la pensée et le geste d’une existence qui cherche à se décharger de son propre risque) : c’est au contraire se rendre à un surgissement qui précède, porte et transgresse les moments où il se repose — ses traces.
Cette profondeur abyssale de l’événement, c’est sans doute ce que signifiait, par exemple, la catégorie de causa sui, dans son effort ambigu pour dire la spontanéité de l’événement qu’est Dieu. Plus encore, me semble-t-il, doit-on évoquer l’obscure parole biblique : « Je suis qui je suis, je serai qui je serai... »87 » qui ne renvoie pas à l’étant suprême, mais à l’initiative d’une histoire qui est nôtre.
Lorsqu’il se déploie comme histoire, enfin, l’événement échappe à l’indétermination qui pourrait faire de Dieu, sous couleur de gratuité, le simple nom de l’arbitraire anarchique, du pur jeu qui emporterait le monde et la vie des hommes. L’histoire détermine l’événement sans pourtant en abolir la transcendance, parce que son procès n’est pas manifestation d’un étant, mais qualification éthique. Lorsque la puissance de l’événement relance une existence au-delà de la possession de soi par soi, elle ne la livre pas à la dissolution dans un univers sauvage où n’importe quoi arrive à n’importe qui — comme Nietzsche l’a pensé, et peut-être même expérimenté, avec une terrible audace. Ce qui s’ouvre au-delà (et non en deçà) des présences clôturées, c’est cette autre forme d’identité qu’est la responsabilité de soi et de l’autre. Comme événement qui surpasse toute présence assignable, Dieu n’est pas transcendance neutre : il est promotion de la subjectivité en relation, et il investit l’homme, d’abord, comme justice. C’est quand elle se joue dans cet horizon de la relation que la gratuité vire de l’arbitraire au désintéressement et que la transcendance de Dieu se révèle comme sainteté.
Le texte que j’ai essayé de lire invite donc à renoncer à l’ambition de se saisir soi-même dans une fin donnée et de se décharger de soi en s’en remettant à une raison nécessitante. Il invite, du même geste, à renoncer à chercher Dieu dans une présence où il se reposerait : à cette double condition s’ouvre une aventure qui n’est pas d’aliénation. Il faut de l’audace à la pensée pour affronter cet abîme : le croyant y perd la possibilité de proclamer Dieu comme une réalité évidente et nécessaire, le philosophe y voit les catégories du discours « de raison » toucher à leurs limites ; mais, me semble-t-il, l’un y gagne l’espace de la foi, l’autre celui de la pensée non métaphysique.
https://books.openedition.org/pusl/7257?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Jeu 04 Juil 2024, 16:26 | |
| Merci pour cette lecture très riche en effet, d'une époque (1985) où la rencontre entre théologie (chrétienne) et philosophie (post-existentialiste, post-ontologique, post-structuraliste, post-idéologique, post-moderne ?) s'annonçait prometteuse: ce n'était pas la première fois ni sans doute la dernière, bien qu'à chaque fois il ne semble pas, quelques années plus tard, en rester grand-chose de part et d'autre.
Sur le thème de l'"abîme" on remarquera aussi, avant la conclusion que tu cites, les paragraphes 18, 26ss, 41. Mais toute cette lecture différée de saint Bernard (que je n'ai pas lu directement, même si je l'ai vu encore récemment beaucoup cité chez Eckhart) mérite qu'on la suive patiemment.
Le "devenir" d'un "sujet" ou d'une "relation", l'"advenir" d'un "événement", comme si on savait ce que ça (cexa, écrirait et prononcerait Queneau) veut dire, cela ne se dit qu'avec un effet de bougé (temporel, différance) qui déjoue toute "logique" parce qu'il en déplace tous les termes en même temps qu'il s'énonce: A avec B deviennent autre chose que A et B qui ne sont plus ni A ni B, ça vaut pour "Dieu" et "l'homme" comme pour n'importe qui ou quoi... Exode 3 ne dit rien d'autre, dieu de x, dieu de y, dieu de z, le même et pas le même, avec toi je serai qui ou ce que je serai: c'est l'"abîme", l'Ab-grund, au sens où aucun fond, aucun sol, aucune raison (ground, Grund) ne tient pour aucun terme, sujet, objet, attribut, destinataire -- pas même le sol d'un soi, d'une solitude ou d'une désolation. Là où il y a, où ça arrive, où ça donne comme dit l'allemand (es gibt), nul ne sait quoi ou qui donne qui ou quoi à quoi ou qui, comme la main gauche évangélique ignorerait ce que fait la droite. Machado avait bien dit qu'on ne marchait que sur la mer... |
| | | free
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| Sujet: Re: mise en abîme Ven 05 Juil 2024, 11:37 | |
| Les abîmes de l’âme de Pascal à Amiel Emmanuelle Tabet
Comme celle de l’homme sans Dieu « égaré dans ce recoin de l’univers »9, l’expérience première d’Amiel est celle de l’effroi face à l’infini de l’espace et à l’infini du temps, de la stupeur face à « l’altérité radicale » 10 du monde. Le diaristeest hanté par la verticalité, le vertige, la chute comme en témoignent les métaphores du « précipice », de l’« abîme », du « gouffre » 11. Comme chez Pascal, l’humanité est vouée à l’abandon, à la déréliction : le « désespoir de l’abandon » 12, qui revêt chez Amiel une dimension métaphysique, rejoint le « délaissement » pascalien, le deserendo augustinien, celui de l’être abandonné « dans une île déserte et effroyable » 13, semblable au moi du diariste qui éprouve la « sensation de naufragé, qui ne voit plus que deux ou trois écueils au-dessus de la mer où se sont engloutis ses compagnons et ses richesses » 14. La « lumière s’est éteinte » 15 : l’homme déchu, nous dit Pascal, est égaré dans des « ténèbres impénétrables » 16. « Sans lumière » 17, l’homme sans Dieu ne trouve « qu’obscurité et ténèbres » 18, « obscurité et confusion » 19. Chez Amiel, la déréliction prend aussi la forme d’obscures ténèbres, de la perte de tout repère dans « l’horreur de la nuit » 20 : « On sent venir l’aridité infinie, la désolation morne, la grande nuit. Ni but, ni appui, ni secours ; rien que les sables et l’immensité, le vertige et l’abandon » 21. Les solitaires en particulier sont présentés comme des êtres déracinés, privés de toute assise comme de tout soutien, « déracinés comme des algues flottantes, dans ce courant infatigable » 22. On peut entendre dans cette errance l’écho des Pensées : « nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants » 23. L’homme est en proie au malheur de ne pouvoir trouver sa place, « son vrai lieu » 24. Il est un « être de vertige » 25 qui aspire à une assiette ferme mais se trouve confronté à l’instabilité de tout fondement : « notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes » 26.
https://hal.science/hal-04337219/document |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Ven 05 Juil 2024, 13:07 | |
| Merci encore pour cette excellente lecture -- d'autant qu'à part quelques citations çà et là je n'ai jamais lu Amiel; mais je m'en sens très proche, et je le sens tout aussi proche de ceux qui m'ont effectivement le plus marqué: outre Pascal qui est l'autre objet de la comparaison, je repense à beaucoup de "pessimistes" comme Leopardi, Lautréamont, Baudelaire, Schopenhauer, Kierkegaard, Blanchot ou Cioran; mais sous les étiquettes il n'y a pas deux "pessimistes" (ou "masochistes", etc.) qui se ressemblent: autant de bonheurs ou de jouissances du malheur et de la souffrance, ce qui détermine au moins le tracé d'un style ou d'une écriture, littéraire ou autre, unique comme les empreintes digitales ou un code ADN dont l'unicité n'étonne que ceux qui n'ont jamais pensé à ce qui faisait une ligne, une séquence ou une série... Effectivement on jouxte aussi avec l'"abîme" les thèmes de l'" abandon", ou des " ténèbres". Mais au moins chez ceux qu'on dit "croyants", "religieux" ou "mystiques", avec ou sans "Dieu", bien que ces étiquettes ne vaillent pas mieux que les précédentes, le vertige et la verticalité jouent dans les deux sens, vers le haut comme vers le bas, sans qu'il faille nécessairement y voir un ressort ou un tremplin dialectique pour faire du bas un moyen d'atteindre le haut, et que le haut ait le dernier mot: on tombe aussi dans le fond sans fond du ciel, même et surtout quand on (sait qu'on) ne sait pas où ni dans quel sens on tombe, ni qui ou quoi lâche ou abandonne qui ou quoi à qui ou à quoi quand "on se lâche" ou "on s'abandonne". |
| | | free
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| Sujet: Re: mise en abîme Lun 08 Juil 2024, 13:30 | |
| ABÎME
Selon A Greek and English Lexicon to the New Testament de J. Parkhurst (Londres, 1845, p. 2), le grec abussos veut dire “ très ou extrêmement profond ”. Selon le Dictionnaire grec-français de A. Bailly, L. Séchan et P. Chantraine (Paris, 1963, p. 4), il signifie “ sans fond, d’une profondeur immense ”. La Septante l’utilise régulièrement pour traduire l’hébreu tehôm (abîme d’eau), comme en Genèse 1:2 ; 7:11.
Abussos apparaît neuf fois dans les Écritures grecques chrétiennes, dont sept dans le livre de la Révélation. C’est de “ l’abîme ” que sortent les sauterelles symboliques conduites par leur roi Abaddôn ou Apollyôn, “ l’ange de l’abîme ”. (Ré 9:1-3, 11.) On lit aussi que la “ bête sauvage ”, qui fait la guerre aux “ deux témoins ” de Dieu et les tue, monte “ de l’abîme ”. (Ré 11:3, 7.) Révélation 20:1-3 indique que Satan sera lancé dans l’abîme pour mille ans, sort qu’une légion de démons supplièrent un jour Jésus de ne pas leur faire subir. — Lc 8:31.
Sens biblique. Il est à remarquer que la Septante ne traduit pas l’hébreu sheʼôl par abussos ; et comme des créatures spirituelles sont lancées dans l’abîme, il serait incorrect de restreindre le sens de ce mot à celui de shéol ou d’hadès, d’autant que ces deux termes désignent sans ambiguïté la tombe où vont tous les humains sur la terre (Jb 17:13-16 ; voir HADÈS ; SHÉOL). L’abîme n’est pas “ le lac de feu ”, car c’est après avoir été libéré de l’abîme que Satan est jeté dans le lac de feu (Ré 20:1-3, 7-10). Les paroles de Paul en Romains 10:7, qui présentent Christ dans l’abîme, écartent également cette hypothèse et montrent, en outre, que l’abîme est différent du Tartare. — Voir TARTARE.
Romains 10:6, 7 permet d’éclaircir le sens de “ l’abîme ” ; on y lit : “ Mais la justice provenant de la foi parle ainsi : ‘ Ne dis pas dans ton cœur : “ Qui montera au ciel ? ” c’est-à-dire : pour faire descendre Christ ; ou : “ Qui descendra dans l’abîme ? ” c’est-à-dire : pour faire remonter Christ d’entre les morts. ’ ” (Voir Dt 30:11-13). Il est évident que “ l’abîme ” se rapporte ici au lieu où Christ Jésus passa trois jours et d’où son Père le ressuscita (voir Ps 71:19, 20 ; Mt 12:40). Révélation 20:7 qualifie l’abîme de “ prison ” ; le confinement de Jésus dans l’inactivité totale à la suite de sa mort s’accorde tout à fait avec cette appellation. — Voir aussi Ac 2:24 ; 2S 22:5, 6 ; Jb 38:16, 17 ; Ps 9:13 ; 107:18 ; 116:3.
À propos du sens premier “ sans fond ”, caractéristique de “ l’abîme ”, il est intéressant de noter ce qu’écrit une encyclopédie (Encyclopædia of Religion and Ethics, par J. Hastings, 1913, vol. I, p. 54) concernant Romains 10:6, 7 : “ Le langage de saint Paul évoque l’idée d’un domaine immense, qu’on tenterait vainement d’explorer. ” Paul établit un contraste entre, d’une part, l’inaccessibilité du “ ciel ” et de “ l’abîme ” et, d’autre part, l’accessibilité à la justice grâce à la foi. Cela est illustré par l’emploi que Paul fit du terme dérivé bathos en Romains 11:33 : “ Ô profondeur [bathos] de la richesse et de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont inscrutables et ses voies introuvables ! ” (Voir aussi 1Co 2:10 ; Ép 3:18, 19). Par conséquent, en harmonie avec Romains 10:6, 7, le lieu représenté par “ l’abîme ” semble aussi être inaccessible à tous, sauf à Dieu ou à l’ange auquel il a remis “ la clé de l’abîme ”. (Ré 20:1.) A Greek-English Lexicon de H. Liddell et R. Scott (p. 4) donne, entre autres sens du mot abussos, celui de “ vide infini ”.
La forme plurielle du mot hébreu metsôlah (ou metsoulah) est traduite par “ grand abîme ” en Psaume 88:6 et signifie littéralement “ abîmes ” ou “ profondeurs ”. (Voir aussi Ze 10:11.) Ce mot est de la famille de tsoulah, qui veut dire “ abîme d’eau ”. — Is 44:27.
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200000065 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Lun 08 Juil 2024, 14:50 | |
| La Watch commente essentiellement sa propre traduction (NWT/TMN), pour régler et justifier son usage et son interprétation dogmatiques du vocabulaire "biblique": dans la Septante abussos traduit le plus souvent tehom, mais aussi meço(u)la en Job 41,23s (où la suite diffère beaucoup de l'hébreu massorétique: "il [Léviathan / le dragon] fait bouillir l'abîme comme un chaudron, il regarde la mer comme un flacon de parfum, et le tartare de l'abîme comme un captif, il considère l'abîme comme une promenade"); de même la forme simple ço(u)la en Isaïe 44,27; cf. encore Job 36,16 où le grec décrit un arrachement à un abîme ou gouffre étroit, identifié à une "bouche de l'ennemi", mais la correspondance avec l'hébreu est pour le moins douteuse; voir aussi Siracide 1,3; 16,18; 24,5.29; 42,18; 43,23 pour d'autres métaphores sapientiales d' abussos. Au passage, le "Tartare" ( tartaros) est aussi en Job 40,20, où "Behemoth" alias "bêtes" ( thèria) réjouit des quadrupèdes dans le Tartare...; et en Proverbes 24,51 = 30,16, où il est avec l'Hadès, la terre et l'amour ( erôs) de la femme, le feu et l'eau, ce qui ne peut être comblé ou rassasié. Bien entendu, le paradoxe du "sans fond" ( a-bussos, Ab-grund) c'est que la "profondeur absolue", dès lors qu'elle n'est plus une "profondeur" au sens de dimension mesurable, rejoint son "contraire", l'absence de profondeur. Mais naturellement la Watch ne s'intéresse guère à ce genre de subtilité... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Lun 08 Juil 2024, 15:52 | |
| Un abîme sans fond : le Moi au royaume du signifiant Olivier Verdun
Qu’est donc le moi ? Où se trouve-t-il ? Est-il vraiment quelqu’un ou quelque chose ? En soutenant que nous ne sommes jamais aimés en nous-mêmes, mais que nous le sommes toujours pour les caractéristiques que nous possédons, Pascal affirme qu’il n’y a rien de ridicule ou de choquant à vouloir être aimé pour ce qu’on n’est pas. « Je crois saisir le cœur d’un être, son intimité la plus intime, en l’aimant pour ses qualités, mais la réalité est tout autre : je n’ai saisi de lui que des attributs aussi anonymes qu’une charge ou une décoration, et rien de plus ». Ce texte de Pascal nous fait mordre la poussière de la désillusion. Aussi bien le lecteur n’en ressort pas indemne. Qu’avons-nous à attendre de ce moi haïssable que nous vénérons tous ?
Beaucoup de choses, dira le mondain : du plaisir, de l’hypertrophie, des gonflements, des charges, du pouvoir, des empires – et cette chaude intériorité qui est comme le repos du guerrier harassé par la comédie sociale. Mais ce plein fait sourire : il n’est qu’un effet de croyance. En vérité, cet amoncellement illusoire est bâti sur du sable : sur du Rien précisément, qui est le moi-même. Rien que la solitude, rien que sa fuite dans le divertissement, rien que le désespoir. Si le moi se résout en des qualités qui ne sont pas lui, qu’est-il alors ? Un point au fond de l’abîme – qui n’en a pas ; une perspective fuyante ; un effet du regard ; un « point de fuite où convergent – de manière illusoire – d’anonymes parallèles » . Le moi est ce qu’il n’est pas : un sujet certes, mais sans objet ; un objet, un processus qui se prend pour un sujet ; il n’est ni une substance, ni un être, ni une collection de qualités éparses qu’il viendrait subsumer. Comme le moi ne réside ni dans le corps, ni dans l’âme, il n’est que l’ensemble des qualités dont on l’affuble ou des illusions qu’il se fait sur lui-même.
Ce texte s’inscrit dans toute une tradition philosophique qui met au jour les illusions de la conscience, la vanité ou l’inanité du sujet qui n’est que l’illusion de soi. Dans De la nature des choses, Lucrèce, reprenant le mythe originaire de Narcisse qui s’est entiché d’une image, prétend que l’amoureux ne chérit jamais que des simulacres : aimer quelqu’un, c’est, en réalité, aimer l’image qu’on s’en est faite, image toujours déformée, embellie par nos rêves, nos fantasmes, nos désirs, notre imagination, de sorte que l’amour, en sa composante passionnelle notamment, est fondamentalement idolâtre.
Contre Descartes, et l’évidence du cogito chère à notre édifice spirituel occidental, le moi se donne à penser comme lieu introuvable, comme moi insaisissable, et non plus comme union de l’âme et du corps. Ce texte a incontestablement des résonances bouddhistes : le bouddhisme nous enseigne que notre propre existence est impermanente, instable, composée et conditionnée, en constant déséquilibre ; notre personnalité propre est anatman, « non-soi », et non une substance unique et indépendante, divine et immortelle (atman). Le moi est donc, comme le confirme Pascal, inconsistant, impossible à saisir, et de ce fait douloureux. L’absence de soi, c’est précisément le sentiment concrètement vécu de n’avoir aucun refuge unique, stable, précis. Que faire alors de ce vide ? Une sagesse précisément, une sagesse de la miséricorde, de la compassion, de l’ouverture plutôt que de l’intériorité, une sagesse de la vacuité, une éthique du sans fond. Il ne s’agit pas de vaincre l’ego, de le réprimer, de le dominer, de l’humilier mais de l’ouvrir au monde. Dilater cette baudruche vide, l’étendre, l’épanouir au point de la dissoudre, afin d’habiter l’univers qui nous contient. On retrouve la notion husserlienne d’intentionnalité : la conscience n’a pas de dedans, elle n’est rien que le dehors d’elle-même. L’introspection narcissique cède la place à la spiritualité : tandis que l’ego enferme, l’esprit libère et nous ouvre au monde, à la vie.
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2008-2-page-191.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mise en abîme Lun 08 Juil 2024, 17:58 | |
| Il suffirait d'un pas de plus ou de trop, d'un tour de réflexion supplémentaire, pour s'apercevoir que l'"illusion" ne s'arrête pas à "moi" ni à l'"autre", ni au "sujet" humain ni à la "personne", mais qu'elle affecte absolument n'importe quoi, tout ce qui est nommé, signifié, désigné, et par là même identifié en "étant" identique à lui-même, étant ce qu'il est et rien que ce qu'il est, et ainsi distinct du "reste" -- que cela soit par ailleurs désigné ou signifié comme sujet, objet, chose, événement, phénomène, abstraction, qualité, idée, concept, fiction, ou "illusion". Le vertige n'en serait pas moindre, bien au contraire, mais en se généralisant il se neutraliserait, puisque ce "manque d'être" n'aurait plus rien de particulier à "moi" ou à "l'homme" et se confondrait avec l'"être" même, l'évidence d'un "il y a" qui précède et excède ce qu'il y a ou ce qu'on imagine ou croit qu'il y a: quand tout serait "illusion", il y aurait encore de l'"illusion", non moins mystérieuse pour autant; ou ce qui resterait du mouvement d'un arbre au vent et au soleil si je ne me figurais pas savoir ce qu'est un arbre, le vent et le soleil, ni ce que ou qui je suis, "moi" le regardant.
Du mouvant dans du mouvant, ce serait aussi bien le mobilis in mobile du capitaine Nemo de Jules Verne, ou n'importe qui dans le fleuve d'Héraclite. Pour tout cela les images du voyage en mer, à pied, en bateau, en poisson, en submersible ou en insubmersible, où on est à la merci d'un milieu instable qu'on ne maîtrise jamais absolument, donc absolument pas, sont aussi des "mises en abyme" idéales, jusqu'au naufrage, à la noyade ou à l'échouage...
(Au passage, cela m'a aussi rappelé de Guitry un mot semblable à celui que l'auteur attribue -- sans référence -- à Lichtenberg: "Quand on aime une femme laide, il n'y a pas de raison que cela cesse. Au contraire, on l'aimera de plus en plus puisque, si la beauté s'altère avec le temps, la laideur, elle, s'accentue.") |
| | | free
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| Sujet: Re: mise en abîme Mar 09 Juil 2024, 09:58 | |
| Le neutre grec et ses effets, avant Plotin Blanchot, dans Le pas au-delà, est pleinement conscient de l’importance du neutre et de son histoire. Bien plus que l’impersonnel, le neutre a permis de donner présence à ce qui n’est pas là. Et Blanchot marque dans ces pages la dette que nous avons à l’égard de la langue grecque et de son invention de l’article neutre to. C’est un point grammatical qui permet de lier grammaire et théologie ; je tiens ici à lui faire place, avant d’aborder les rapports de Plotin et de Blanchot. Chacun sait que la philosophie platonicienne, au moins, n’aurait pu se dire sans cette manière de mettre sous les yeux un adjectif, de le séparer du nom auquel il se rapportait en l’entourant de ce lien invisible qu’est l’article to : comment les choses belles en viennent à indiquer la présence oubliée du beau (to kalon) qui les rend belles. Blanchot est sensible au langage d’avant Platon, en particulier à l’apport d’Héraclite et à la manière dont Clémence Ramnoux a insisté sur cette Chose qui n’a pas de nom. Relisons quelques lignes où, avec une extrême précision, Blanchot tisse le lien entre le neutre, le langage philosophique, le singulier-pluriel et l’indéterminé : Le neutre nous est d’abord affirmé par certaines grammaires. Le to grec est peut-être dans notre tradition la première intervention, étonnante par son peu d’éclat, qui marque d’un signe, il est vrai parmi d’autres, la décision d’un langage nouveau, un langage réclamé plus tard par la philosophie, mais au prix de ce neutre qui l’introduit. Le neutre au singulier nomme quelque chose qui échappe à la nomination, mais sans faire de bruit, sans même le bruyant de l’énigme. Nous l’appelons modestement, inconsidérément, la chose […]. La chose, comme le il, comme le neutre et le dehors, indique une pluralité qui a pour trait de se singulariser et pour défaut de se reposer dans l’indéterminé. La langue grecque, en donnant naissance à l’Idée, à la Forme, a fait appel à la force du neutre pour dire l’intelligible. Or, dire l’intelligible, c’est d’abord et toujours dire le non-sensible, et le non-sensible fut, par excellence, Dieu ou le divin. Il y a donc, dans une langue qui possède le neutre et la possibilité de neutraliser le sensible par un préfixe négatif, un lien naturel entre le neutre et le divin, l’im-mortel – a-thanaton. C’était, nous disent les hébraïsants, une faiblesse ou un trait de la langue biblique, que de ne pas disposer d’un « a- » privatif. Aussi, la traduction de la Bible en grec, nous donne un exemple décisif de ce que peut produire l’introduction du neutre-négatif dans une langue où prédominait l’image. Dans la traduction dite des Septante (iiie siècle avant notre ère), dès les premières lignes de la Genèse, on découvre, guidés par M. Harl, quels transferts sémantiques s’opèrent par le changement de langue : « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. Or la terre était invisible (aóratos) et inorganisée (akataskeúastos) et l’obscurité était au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu était porté au-dessus de l’eau ». Voici le commentaire de M. Harl : « Le grec donne deux adjectifs de type philosophique, « invisible » et « inorganisé », aóratos, akataskeúastos, là où le TM donne deux adjectifs rimant (toh? w?-boh?) signifiant « vide », « désert », « néant ». Le grec trouve dans l’adjectif substantivé ábussos (d’où vient notre mot « abîme » ; litt. : « sans fond »), un équivalent de l’hébreu tehom qui indique selon certaines conceptions cosmogoniques la masse des eaux primordiales, d’où sortiront les sources et les pluies ». Le toh? w?-boh? disparaît, c’est-à-dire, au sens propre, devient invisible en se dénommant « in-visible, a-óratos », comme disparaissent les masses d’eau dans l’a-bîme, le sans-fond. On ne s’étonnera pas que Philon, au ier siècle, ait adopté ce langage négatif, pour parler de Celui qui ne montre pas sa face. Les chrétiens feront de même, et surtout les Gnostiques, c’est-à-dire ceux qui, littéralement, veulent dire la science du divin : au moment où s’efface l’espoir d’une apocalypse, d’une révélation future mais proche, comment parler du Dieu-Principe, comment penser l’élévation vers le Principe de Tout, sans user du langage philosophique dont le Banquet de Platon demeurait le modèle, avant que l’on ne glorifie le Parménide ? Un des traités gnostiques qu’on lisait autour de Plotin (PVP 16), intitulé Allogène, c’est-à-dire L’étranger, accumule, en ses tentatives pour dire l’inconnaissabilité du Principe, les négations simples aussi bien que les négations doubles des contraires : Écoute plutôt ce qui le concerne, dans la mesure du possible, grâce à une révélation première […]. Or, il est quelque chose dans la mesure où il est, ou parce qu’il est ou sera, ou (parce qu’il) agit ou (parce qu’il) connaît, alors qu’il vit sans avoir d’Intellect, ni de Vie, ni d’Existence, ni de Non-existence, d’une façon qui (nous) est incompréhensible. 62 [En] outre, il est quelque chose avec [ce] qui lui est propre. Non plus il n’a de surplus de quelque façon, comme s’il donnait quelque chose qui est éprouvé ou purifié, [ou en] recevant, ou en donnant. Non plus ne [peut]-il être diminué d’auc [une] façon [soit] par son propre désir, soit en donnant, soit en recevant d’un autre. Non plus a-t-il un désir provenant de lui-même ou d’un autre – ceci ne l’atteint point – mais non plus ne donne-t-il rien de lui-même, de sorte qu’il ne soit diminué d’une autre façon. C’est pourquoi il n’a besoin ni d’Intellect ni de Vie ni, à vrai dire, de rien. Il est supérieur aux Touts du fait de son de besoin et de son inconnaissabilité, c’est-à-dire l’Existence qui n’est pas, puisqu’il a le silence et la quiétude, de sorte qu’il ne soit pas diminué par ce qui n’est pas diminué.
C’est donc de la négation qu’il nous faut parler puisqu’elle supporte et le neutre et l’im-personnel. Quels sont donc les traits, dans l’usage de la négation, qui permettent de comparer Plotin et Blanchot ?
https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2013-3-page-393.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Mar 09 Juil 2024, 11:40 | |
| Très belle trouvaille que cet article d'Annick Charles-Saget (2013) qui nous porte en effet au coeur à la fois logique et grammatical du problème, affaire de langue et à chaque fois d'une (autre) langue: autrement dit, toujours autrement dit, de parole, de langage et d'idiome autant que de "pensée". Je repensais justement hier (cf. supra) aux particularités syntaxiques du neutre grec à propos de la traduction-réinvention de Job 40 dans la Septante: le neutre pluriel, en grec, s'accorde au singulier -- l'exemple paradigmatique qu'apprennent et retiennent les hellénisants plus ou moins jeunes, c'est ta zôa trekhei, "les animaux courent", littéralement "le(s) vivant(s) cour t", comme si le nombre, et pas seulement le genre, s'effaçait dans l'unité indénombrable d'un "cela" ou d'un "ça", d'un "on" qui n'est plus seulement ni masculin ni féminin, ni personnel ni impersonnel, mais encore ni singulier ni pluriel, ni un ni plusieurs: neutre, ne-uter ou ne-utrum en latin, ni l'un ni l'autre, négation qui se répète avec ou sans inversion à chaque supplément de négation, en effondrement d'opposition binaire ou en série litanique: qui peut certes se construire en sur-affirmation par négation de la négation (non à non = si !), y compris "dialectiquement", en synthèse totalisante, sur- et sub-sumante ( Aufhebung, Hegel), au-delà et au-dessus de la thèse et de l'antithèse; mais aussi bien se dé-(cons-)truire en négation sans négation, autre façon plus vague, plus modeste ou plus retorse de dire sans affirmer ni nier, ou de parler pour ne rien dire. Par un chemin ou un autre, tout "sujet" ou "objet" s'effacerait pour laisser place au verbe (action, passion, état), ou à l'adjectif "substantivé" (qualité, idée, essence, quiddité, etc.). Ta panta (pluriel neutre qui s'accorde au singulier comme le singulier neutre [to] pan, oui le même que le nom propre du dieu Pan toujours et jamais mort) c'est "toutes choses", "tout", "le tout", all, everything, anything... "genre sans genre" et "nombre sans nombre" de l'"idée", de la notion, du concept, de l'abstraction, de la philosophie entre autres ( le beau, le bon, l'un, dans la tradition platonicienne notamment, c'est toujours du neutre, to kalon, to agathon, to hen) mais pas seulement: aussi bien d'un en-deçà que d'un au-delà du langage qui fascinent autant le platonisme, le néo-platonisme, que les gnoses chrétiennes ou autres, et les mystiques et les théologies négatives à venir, sans préjudice de leurs différences et même de leurs oppositions (Plotin s'oppose aussi à des "gnostiques" contemporains). Dans le cas de Job, cette curiosité syntaxique convenait admirablement à behemoth, féminin pluriel déjà accordé au singulier en hébreu qui n'a pas de neutre, comme "dieu" = 'elohim, masculin pluriel d'ailleurs; pour désigner en l'occurrence un "animal fabuleux", qui totalise, fantasmatise ou spectralise "l'animal" (d'où la traduction par thèria, pluriel du neutre thèrion, bien que celui-ci soit plutôt la "bête sauvage" et behema au singulier plutôt l'animal "domestique"). Ainsi qu'on le remarquait précédemment, l'abîme comme fond sans fond rejoint paradoxalement le fantasme de la surface sans épaisseur ni profondeur (page, écran, visage, plan mathématique) et par là aussi celui de la face, y compris de "Dieu": en hébreu comme en grec ( panim, toujours de forme plurielle indépendamment de l'accord, face unique et polymorphe, changeante, mouvante; prosôpon en grec qui correspond seulement en partie à la persona latine, masque de scène, comme le rappelle l'article précité): or l'abîme aussi a une (sur-)face, en face de(s) dieu(x), dès le deuxième verset de la Genèse: ténèbre à la face de l'abîme, esprit-souffle-vent à la face des eaux, effet ou jeu de surface(s) entre des fonds sans fond ou des profondeurs sans profondeur, sans nombre, sans genre et sans espèce ( species, c'est encore la face, le visage, le miroir, l'apparence et l'apparition)... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mise en abîme Mer 10 Juil 2024, 14:07 | |
| LE GOUFFRE, L'ABÎME ET L'INFINI Stéphane Perrin
Dans un projet philosophique qui vise à surmonter le pathos inhérent à nos existences mortelles, il importe de distinguer le gouffre, l'abîme et l'infini. D'abord, le gouffre est l'espace invisible et limité qu'une raison dialectique pense à la fois comme l'absence irréversible de chaque être vivant sur cette terre, comme ce qui n'est plus encore là, donc mort, ou bien, dans une interprétation théologique, comme une limite insignifiante. Ensuite, l'abîme concerne le rien ou plutôt le presque-rien, c'est-à-dire le mauvais infini (l'indéfini) qui n'actualise plus rien puisqu'il est subi, notamment dans la pensée postmoderne, au sein d'un espace non localisé, indifférent, dérisoire, sans but, sans milieu, incompréhensible et sans fond (donc inhabitable). Enfin, l'infini proprement dit correspond au mot latin infinitus qui signifie sans limites, sans fin. Plus précisément, l'idée de l'infini inspire toute pensée créatrice, c'est-à-dire toute pensée qui se situe sur la limite du possible et de l'impossible en créant une ouverture du fini sur l'infini. Par exemple, l'infini est pertinemment désigné par Nietzsche comme "le fait initial originel" [1] de la puissance (ένεργεία) éternellement en acte de la Nature qui est ainsi conçue : "Ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit."
Pour le dire autrement, notre problématique se constitue à partir des questions suivantes : comment sentir notre rapport au gouffre de notre finitude humaine et l'interpréter clairement, tout en sachant que notre propre moi éprouve dans certaines circonstances, soit pour Bachelard "la limite de ses illusions perdues"[2], soit le presque-rien des abîmes inhérents à la chute de nos sensations ? Quoi qu'il en soi, chacun peut aussi vouloir se transporter vers l'infini, par-delà les bruits, les couleurs et les formes mystérieusement entrelacées de toutes ses épreuves, tragiques ou non.
En tout cas, comment les repères du gouffre, de l'abîme et de l'infini trouvent-ils des significations véritablement comprises par celui qui veut se penser lui-même, y compris dans son rapport aux autres, et très précisément lorsqu'il cherche à dénouer sa propre relation au monde où il vit, voire au-delà, c'est-à-dire en étant toujours poussé vers de nouveaux dénouements, tout en sachant que même ses idées les plus générales sont contredites et dépassées par la puissance infinie de la Nature naturante ? L'absence de relation claire et distincte entre les idées du gouffre, de l'abîme et de l'infini conduit à s'interroger sur la réalité de cette absence. Or cette dernière est d'abord produite par la pensée elle-même qui se disperse dans trois perspectives différentes, imagées ou non : celle d'un gouffre qui représente une finitude, celle d'une chute indéfinie dans un abîme inconnu, et celle d'une ouverture sur une inconnaissable et invisible infinité qui est pourtant rencontrée dans des contacts très fugitifs et très rapides, par exemple en un point symbolique que Pascal confondait avec Dieu : "Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible. C'est un point se mouvant partout à une vitesse infinie ; car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit." [3]
https://www.eris-perrin.net/2019/03/le-gouffre-l-abime-et-l-infini.html |
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