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| De profundis | |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Mer 21 Avr 2021, 01:29 | |
| Sermons de grande qualité -- avec Florence Taubmann, l'Oratoire du Louvre a retrouvé un excellent niveau...
A peine un petit regret, que les "amitiés judéo-chrétiennes" (l'oratrice est également présidente de l'association qui porte ce nom, si j'ai bien compris, et quoi qu'il en soit son intérêt pour la tradition juive est évident dans ces textes) se doublent toujours d'un dénigrement quasi réflexe du "paganisme" (c'est souvent vrai aussi et peut-être encore plus quand lesdites "amitiés" s'étendent à l'islam, car quand on n'a que "Dieu" et plus aucun texte en commun il faut d'autant plus se distinguer des "autres"): de la "magie", du "tirage au sort", des "sacrifices" et du "rituel" en général, tout ce qu'on peut qualifier avec condescendance de "superstition", il y en a tout autant dans "la Bible", juive et chrétienne, qu'ailleurs; et de la "morale", et de la "spiritualité" chez les "païens" (cf. les Pharaons et les Abimélek de la Genèse)... Tout le monde le sait mais feint à chaque fois de s'en étonner, comme s'il fallait toujours repartir d'un préjugé de supériorité de la (prétendue) "religion révélée", quitte à ce que ce préjugé se retourne en auto-dénigrement (la litanie du "peuple infidèle" dans les textes de la Bible juive n'est certainement pas pour rien dans la construction de l'antijudaïsme chrétien, dès le NT, et des antisémitismes ultérieurs)...
En mettant "Israël" au coeur de l'interprétation, les lectures rabbiniques feraient plutôt ressortir son absence criante dans le livre lui-même: d'"Israël", de sa vocation ou de son destin, de sa fidélité ou de son infidélité, il n'en est absolument pas question, tout cela est au mieux "hors-champ" -- bien que le livre, ses enjeux, son ou ses auteurs et ses destinataires soient intégralement "juifs" (situation semblable à celle du livre de Job p. ex.). |
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Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Ven 23 Avr 2021, 10:40 | |
| "Si je prends les ailes de l'aurore pour aller demeurer au-delà de la mer, là aussi ta main me conduira, ta main droite me saisira" (Ps 139;9-10)
c)Yhwh est présent dans les profondeurs de la mer (vv9-10)
L’évocation de la mer au v9 complète certes l’autre tableau de la tridimensionnalité cosmique du psaume : terre (vv2-6)- ciel (v8a)- mer (v9)208 ; néanmoins, il y a problème. La mer était l’objet d’une grande peur pour l’Israélite et les peuples de l’antiquité ; elle symbolise les eaux violentes qui écrasent les navires et leurs occupants, elle est insondable et plein de mystères, et contient des esprits maléfiques qui sont toujours déjà prêts à attenter à la vie des vivants209. Qu’est qui pousserait le psalmiste à chercher refuge dans la mer ?
(…) On comprend alors le paradoxe de cette hypothèse pour un homme qui, en cherchant à échapper à l’emprise de Dieu, finit par choisir la mer comme ultime refuge. Nulle part ailleurs dans l’AT, la mer est vraiment présentée comme un refuge direct pour échapper à la présence. Une exception se présente, cependant, avec le récit de Jonas. Buysch et beaucoup d’autres critiques avant lui établissent un rapport intertextuel entre l’hypothèse du psalmiste de se réfugier dans les profondeurs de la mer et l’aventure du prophète Jonas dans la mer. L’auteur relève en effet une série de ressemblances entre les deux passages : la présence d’un vocabulaire de fuite avec (Jon1,3/ Ps 139,7) ; la présence de Dieu comme motif de fuite (Jon1,3//Ps 139,7), le lieu de la fuite qui se trouve au bout de la mer (Jon1,3/Ps139,9b), et la descente dans le shéol (Ps139,8b/Jon 1,3.5)219.
Certes, Jonas, tout comme le prophète du Ps 139, cherche à fuir la face de Yhwh : la scène se passe en un premier temps sur un navire, et donc, sur les eaux de la mer ; dans un deuxième temps, la scène se déplace au fond de la mer. Jonas ne prend pas directement la décision de fuir dans le fond de la mer ; il avait plutôt choisi de prendre distance par rapport à Dieu en fuyant à Tarsis, un lieu difficile à situer. Qu’il s’agisse peut-être d’un pays situé à l’ouest de la Palestine, de Tartessos en Espagne, de la Sardaigne ou de la Tunisie, les auteurs de la TOB considèrent que le plus important est que, pour les Hébreux, il désigne tout compte fait le bout du monde. Entretemps, du côté du psalmiste, la situation se présente autrement. Dans sa fantaisie, le psalmiste prend la résolution de se rendre directement dans le fond de la mer. Ps 139,9 nous renseigne que la tentative de se réfugier dans la mer est faite aux premières heures de la journée. Behler reconnait que « prendre les ailes de l’aurore » est « une image poétique très hardie ». L’expression rappelle pour le moins Job qui utilise l’expression à deux reprises. En Jb3,9, il est interdit à la nuit de voir les « pupilles de l’aurore » ; en Jb 41,10, les yeux sont comparés aux « pupilles de l’aurore ». Ces deux occurrences ont un langage poétique qu’il nous faut décoder.
Néanmoins, tous les deux protagonistes font une expérience exceptionnelle : la tempête se calme quand Jonas, obligé de quitter le navire, est précipité aux fonds de la mer ; le psalmiste, de son côté, se rend compte que Dieu lui est présent même dans la profondeur de la mer. Ainsi, les deux actants font chacun une expérience-surprise. Contrairement à l’expérience de l’exode, où la main du Seigneur intervient pour maitriser la mer, en Jonas, Dieu intervient de par la présence de son prophète dans le fond de la mer. Le psalmiste, quant à lui, convaincu d’échapper à la présence de Dieu en se réfugiant dans les profondeurs de la mer, est totalement surpris de l’y rencontrer Dieu. https://doc.rero.ch/record/260915/files/WasukaZ.pdf (Page 82)
Dernière édition par free le Mar 16 Avr 2024, 18:35, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Ven 23 Avr 2021, 11:48 | |
| Les analogies sont en effet particulièrement frappantes avec le psaume 139 (dont nous avons souvent parlé et sur lequel cette thèse est certainement une mine de références utiles, quoique, tu t'en doutes, je n'aie fait que la "feuilleter"). On peut penser aussi au passage "maritime" du psaume 107 (v. 23-32). |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Ven 23 Avr 2021, 15:45 | |
| Le livre de Jonas est un récit post-exilique qui relève de plusieurs genres littéraires. Il s’apparente au conte et à la parodie tout en mêlant des accents romanesques. L’auteur, resté anonyme, use avec bonheur d’humour et d’esprit satirique au point de faire de Jonas, le héros de la narration, une caricature du prophète qui conduira Bachelard à parler du « complexe de Jonas » avec en filigrane la question de la vocation et de l’engagement. Jonas est-il un homme responsable ?
Malgré sa brièveté, le livre de Jonas a connu une grande postérité et s’inscrit dans une longue histoire de l’interprétation – dès le Nouveau Testament à travers le « signe de Jonas » qu’utilise Jésus comme annonce de sa destinée (Mt 12,40 / Lc 11,29-30). Si l’on ne débat plus aujourd’hui sur l’historicité du récit, la question a agité les esprits depuis les origines. Plusieurs épisodes ont aussi nourri l’imaginaire occidental : la fuite de Jonas, la tempête, le séjour dans le monstre marin – apparenté le plus souvent à une baleine -, la conversion des Ninivites, Jonas à l’ombre de son arbre. Les Pères de l’Église, en particulier Jérôme qui a laissé un commentaire célèbre, l’exégèse allégorique du Moyen Âge, Agrippa d’Aubigné à la Renaissance, Voltaire dans Le Monde comme il va et, à l’époque moderne, Jean-Paul de Dadelsen, Camus ou Jean Grosjean, sans oublier Moby Dick de Melville et Les aventures de Pinocchio de Collodi, tous témoignent de l’intérêt pour le Livre de Jonas. Les catacombes romaines renferment un grand nombre de scènes directement inspirées des péripéties du prophète. Et l’enluminure médiévale a abondamment illustré le récit en de célèbres manuscrits. http://www.univ-artois.fr/graphe/docs/colloque_jonas.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Ven 23 Avr 2021, 17:31 | |
| Les textes "bibliques" qui ont le plus marqué la littérature, l'art et la culture en général ne sont pas forcément les plus "religieux", si l'on entend par là ceux qui ont fourni le "contenu" des croyances (dogme, théologie, catéchisme, credo, etc.) et des rites. De ce point de vue et dans une perspective plus "biblique", justement, on pourrait ainsi s'interroger sur la place de Jonas dans le micro-corpus des "Douze prophètes" (dodekaprophetôn), ces "petits" Prophètes dont l'ordre varie mais qui sont toujours ensemble, aussi bien dans le "canon" hébreu que dans les principaux codex de la Septante. On peut trouver des correspondances verbales ou thématiques entre Jonas et Abdias, Michée, Nahoum ou Joël et imaginer des relations, ce dont l'interprétation, juive ou chrétienne, ne s'est pas privée (p. ex. Jonas serait l'envoyé annoncé dans Abdias, Ninive épargnée dans Jonas serait finalement châtiée dans Nahoum, l'hésitation au châtiment se retrouve dans Joël, etc.). Reste quand même le plus évident et le plus surprenant, la présence d'un anti-prophète, ou d'une parodie de prophète, au beau milieu d'une cohorte de prophètes "sérieux"... Les intentions éventuelles de ces "cadrages canoniques" sont incertaines, et leurs effets encore plus: Job entre les Psaumes et les Proverbes, Jean entre les Synoptiques et les Actes, les (premières) épîtres pauliniennes entre les Actes et les Pastorales, ce peut être une façon d'encadrer et de contrôler le trublion, l'ironique, le subversif, le radical ou le contestataire, mais aussi de placer une bombe à retardement au meilleur endroit pour faire exploser le cadre... |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Sam 24 Avr 2021, 11:18 | |
| Jonas, prophète biblique dans le Coran
Un prophète du nom de Jonas, fils de Amittaï, qui a vécu au VIIIe siècle av. J.-C. et qui est cité dans 2, Rois, 14,25 – mais dont l’histoire n’est que brièvement évoquée dans les Écritures – fut choisi bien plus tard, par l’auteur inspiré, pour en faire le héros d’un récit, récit singulier aussi bien pour les histoires racontées que pour la psychologie et le comportement du personnage. Ce récit paraît dans le Coran qui consacre à Jonas, Yūnus , six passages dans différentes sourates. Le plus ancien se trouve dans une des toutes premières révélations, la sourate du Calame ; dans ce passage, Dieu s’adresse au Prophète Muhammad et dit : « Prends avec patience l’arrêt de ton Seigneur… Ne fais pas comme l’Homme à la baleine, quand il invoqua dans la suffocation, ne l’eût rattrapé une grâce de son Seigneur, il aurait été vomi sur l’arène en état de blâme mais son Seigneur l’élut, le mit au nombre des justifiés » (68 :48-50).
La sourate En rangs, qui remonte comme la précédente à la première période de La Mecque, contient le plus dense passage coranique sur Jonas : « Jonas, encore, fut certes des envoyés (min al-mursalīn)lors il gagna fugitif (abaqa)le navire surchargé et fut le plus malchanceux ; la baleine (al-ḥūt)l’avala sur sa faute (wa huwa mulīm). N’eût été qu’il exaltait la transcendance (min al-musabbiḥīn), il serait resté dans son ventre jusqu’au Jour de la résurrection. Nous le rejetâmes en piteux état (saqīm)sur une plage nue et fîmes s’étaler devant lui une plante feuillue (yaqtị̄n). Nous l’envoyâmes (arsalnā-hu)à cent mille païens ou davantage, ils crurent, et Nous leur accordâmes jouissance pour un temps » (37 :139-148).
Dans la sourate, encore mecquoise, des Prophètes, Jonas reçoit un nouveau nom, ̠Dū al-Nūn, l’Homme à la baleine ; il est dit : « Et Dhû’l Nûn, quand il partit en fureur (muġāḍiban), présumant (ẓanna)que Nous n’avions rien décrété pour lui (an lan naqdira ‘alay-hi). C’est pourquoi il dut appeler (nādā)dans les ténèbres (ẓulumāt): “Il n’est de Dieu que Toi ! Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques (min al-ẓālimīn).”Donc Nous l’exauçâmes, le sauvâmes du désespoir – Ainsi sauvons-Nous les croyants » (21 :87-88). Jonas est ensuite simplement mentionné dans des listes rapides de prophètes, que ce soit dans la sourate de la fin de l’époque mecquoise des Troupeaux (6 :86), ou dans la sourate médinoise des Femmes (4 :163), tandis que dans la sourate de Jonas, qui date également de la fin de la période de La Mecque, l’accent est entièrement mis sur son peuple :
« Que n’y a-t-il eu de cité pour croire, et que sa foi lui servît, si ce n’est le peuple de Jonas. Quand ils crurent, Nous dissipâmes sur eux le tourment d’infamie en la vie d’ici-bas, et de celle-ci leur donnâmes pour un temps jouissance » (Cor. 10 :98).
Le caractère elliptique des expressions coraniques sur Jonas, même les plus anciennes, constitue naturellement un argument ex silentio en faveur de la notoriété de l’histoire biblique de Jonas auprès de l’auditoire des révélations coraniques. Il atteste donc la dette considérable que comporte la version coranique de cette histoire, dette qui inclut par ailleurs les incohérences psychologiques et éthiques du personnage, dès son précédent hébraïque. Si l’on s’en tient aux seules Écritures fondatrices, outre le mare magnum des traditions exégétiques, le Coran, tout comme le livre prophétique que la Bible a dédié à Jonas, présentent en effet les mêmes avatars de celui qui s’enfuit, s’embarqua, fut tiré au sort pendant la tempête, s’offrit docilement aux flots, fut avalé par un Poisson dans le ventre duquel il chanta les louanges du Seigneur, puis fut rejeté au sec vivant. Dans les deux odyssées, le héros menace les coupables de l’imminence du châtiment et se met en colère, dénué de toute compassion humaine, lorsque, repentis, ils sont pardonnés par le Dieu miséricordieux et échappent ainsi à la catastrophe ; il se désespérera ensuite, lorsque la plante qui lui donnait de l’ombre et assurait sa subsistance périra. Dans l’histoire coranique de Jonas, le calque de l’Écriture hébraïque se retrouverait même dans des détails inattendus comme le genre de plante – une courge selon la plupart des auteurs, comme dans la traduction des Soixante-dix – ou la mention d’un nombre élevé – mi’at alf aw yazīdūn in Cor. 37 :148, plus de cent vingt mille in Jonas 4,11 -d’habitants de la ville coupable, qu’il s’agisse de personnes en général, comme dans le Livre de l’Islam, ou bien, comme dans la Bible, seulement d’enfants « qui ne connaissent ni leur droite, ni leur gauche ». https://journals.openedition.org/rhr/5171 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Sam 24 Avr 2021, 12:25 | |
| C'est un peu long mais ça mérite d'être lu, et ça se lit somme toute agréablement: la tradition d'interprétation islamique, surtout post-coranique (dont je ne connaissais quasiment rien), est très riche et parfois très belle: en particulier les variations sur la "baleine", de la prison ou de la tombe à la mosquée (cf. le temple-palais du collage de psaumes dans le texte biblique), à la mère et à la re-naissance, en passant par la transparence d'un quasi-sous-marin qui permet de voir et d'entendre les merveilles de la mer louant le Créateur (Jules Verne ne serait pas très loin non plus). Si le fonds coranique ne présuppose guère plus qu'une histoire (très) populaire, passée oralement d'une culture et d'une langue à l'autre, les élaborations ultérieures suggèrent des contacts non seulement avec le texte biblique, mais aussi avec les interprétations rabbiniques évoquées précédemment -- signe d'un dialogue qui se poursuit entre les "savants" et continue d'enrichir les religions populaires, quand même celles-ci sont séparées depuis longtemps par l'histoire (mais souvent rapprochées à nouveau par la géographie, la langue et la culture).
En définitive, ce qui fait une "bonne histoire", de celles qui se transmettent d'une langue, d'une culture et d'une religion à l'autre et se prêtent à une infinité de variations narratives, n'a pas grand-chose à voir avec son sens et encore moins avec sa vraisemblance: il faut surtout qu'elle soit intéressante, pittoresque ou spectaculaire, qu'elle frappe l'imagination et qu'elle surprenne par des péripéties, des rebondissements ou des retournements de situation -- même quand on la connaît par coeur et qu'on s'y attend on peut encore jouer sur l'attente en y introduisant de l'inattendu (qui sera attendu à son tour), comme la variation musicale classique sur un thème ou l'improvisation de jazz sur un standard (ce pour quoi Jonas, comme Joseph, Job ou Jésus, Gilgamesh ou Ulysse, font d'excellentes histoires, universelles par structure avant de l'être par le hasard de leur diffusion et de leurs transformations effectives). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Lun 03 Mai 2021, 15:51 | |
| Expliquons-nous Dans l’Ancien Testament, il est fait mention de l’envoi par Dieu du prophète Jonas (Yonan en araméen) auprès des habitants de Ninive, afin qu’ils se repentent de leur mode de vie, qui ne convenait pas à Dieu, sous peine de châtiment divin. Le livre de Jonas exprime une espérance de salut pour les Ninivites. Et en lisant Jonas, on découvre que la ville de Ninive était « extraordinairement grande » et qu’il fallait trois jours pour la traverser, où il y avait « plus de 120 000 êtres humains qui ne savent pas distinguer leur main droite de leur main gauche, et une foule innombrable d’animaux » (Jonas 4, 11). Obéissant, les Ninivites firent pénitence. Toujours, au sujet de Ninive, Il est de la plus haute importance de dire que Jésus ne reprend jamais les malédictions proférées contre Ninive, l’Assyrie et Babylone ; au contraire, il trouve dans le repentir des Ninivites un signe de salut pour le genre humain. D’ailleurs, à trois reprises, les textes évangéliques évoquent Jonas, deux fois dans Matthieu et une fois dans Luc. Mathieu écrit : « Au jour du jugement, les gens de Ninive vont ressusciter avec cette race et la faire condamner, parce qu’ils ont fait pénitence à la voix de Jonas. » https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2014-5-page-105.htm Les animaux sont très présents dans le livre de Jonas, ils motivent (aussi) le pardon divin et au chapitre 3, ils participent également au jeun et au deuil du repentir : " Puis le roi et ses ministres donnent cet ordre : « Criez dans la ville ces paroles : “Il est interdit aux habitants et aux bêtes, bœufs, moutons et chèvres, de manger et de boire ! Tout le monde doit mettre des habits de deuil, les gens et les bêtes ! Chacun doit crier vers Dieu de toutes ses forces. Chacun doit abandonner sa mauvaise conduite et arrêter les actions violentes qu'il fait !" (Jon 3,7- . |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Lun 03 Mai 2021, 17:02 | |
| Même le poisson (ou la poissonne) aura jeûné à sa façon, pendant trois jours et trois nuits... Ce genre de trait est en effet rare, même si on peut trouver des analogies (animaux "justiciables" ou parfois protégés dans la Torah, tableaux "paradisiaques" des Prophètes, les lions de Daniel, les moineaux des évangiles...). Il faudra attendre les Actes de Paul pour trouver un lion converti et baptisé (et renonçant désormais aux lionnes)... |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Mar 04 Mai 2021, 07:45 | |
| Jonas, l’intrus des douze prophètes Intrus parce que, bien que classé par la tradition juive dans la liste des douze « petits » prophètes, il ne s’agit pas d’un livre « prophétique » à proprement parler, mais d’un récit narratif, d’un conte juif édifiant – et non dépourvu d’humour. Le livre rapporte la conversion de Ninive - la ville païenne, ennemie par excellence ayant cruellement fait souffrir Israël et le monde, celle dont Nahoum chantait la chute - à la seule prédication d’un Jonas, résigné et peu enthousiaste. Nous parlons de conte, car il n’existe aucune trace historique, ni ailleurs dans la Bible, ni dans les écrits assyriens, d’une quelconque conversion du roi et du peuple assyriens au Dieu d’Israël. Un conte, aux notes universalistes extrêmement étonnantes, car issu du judaïsme, plutôt nationaliste et étriqué, du Ve siècle av. J. C. Le message du livre affirme en effet que Dieu est le Dieu de toutes les nations et non seulement d’Israël, qu’il désire la conversion et non la mort du pécheur (représenté par Ninive). Un message miséricordieux tout près de celui de Jésus, qui opposera d’ailleurs cette conversion (même fabuleuse) de Ninivites au manque de conversion de ses contemporains juifs (voir Mt 12,41 et parallèles). Et, ajoutons que, pour les chrétiens qui reliront ce livre, le fabuleux séjour de trois jours et trois nuits de Jonas dans le ventre du poisson, deviendra annonce prophétique de la sortie de Jésus du tombeau le troisième jour. http://www.interbible.org/interBible/ecritures/exploration/2011/exp_110412.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Mar 04 Mai 2021, 11:28 | |
| Le "judaïsme" (du Second Temple ou postexilique, quel que soit le siècle) n'est pas monolithique, il est traversé de toutes sortes de courants, plus ou moins ouverts aux influences extérieures, antérieures et contemporaines (mésopotamiennes, égyptiennes, perses, grecques, romaines), d'autant qu'après les exils sa diaspora ne cesse de s'étendre -- les tendances "identitaires" étant souvent elles-mêmes des réactions à des "ouvertures" précédentes ou simultanées. Il ne faut pas se l'imaginer sur le modèle de la règle et de l'exception, de l'organisation unifiée ou totalitaire, dictature ou parti, avec ses dissidents ou ses contestataires isolés et condamnés à la clandestinité: le "pouvoir" n'est pas toujours du même côté selon les époques, les lieux et les milieux -- témoin la prodigieuse diversité de la "Bible hébraïque" (et araméenne), dont le pharisaïsme n'a fait que clore le "canon" et l'"édition" après 70 (apr. J.-C.) sans pouvoir changer grand-chose à l'essentiel de son contenu. Quant à l'"ouverture", Jonas est loin d'être isolé: on en retrouve autant, avec des thèmes et des styles différents, dans la Genèse, Job, Qohéleth, Ruth et de nombreux morceaux plus ou moins tardifs des Prophètes -- outre la production alexandrine qui n'est pas moins diverse, puisqu'elle montre aussi bien des tendances "identitaires" (p. ex. les Maccabées) qu'"universelles" (p. ex. la Sagesse). Ce n'est pas parce que cette "nébuleuse" va finir par se polariser, se scinder et se regrouper en deux "unités" opposées (Synagogue pharisienne et Eglise chrétienne, pour faire vite) qui se construisent autant l'une contre l'autre que séparément, qu'on peut rétro-projeter cette situation sur l'époque antérieure, comme si n'était vraiment "juif" que l'"identitaire" (lequel se diviserait lui-même en beaucoup de courants divers et contradictoires, ainsi qu'on le voit notamment dans les manuscrits "sectaires" de Qoumrân, hostiles aux pharisiens comme aux sadducéens), et comme si tout élément d'"ouverture" "annonçait le christianisme": cette illusion rétrospective est inévitable, elle n'en est pas moins illusoire. Et bien sûr ça n'empêchera pas "le judaïsme" et "le christianisme" ainsi définis de se partager à leur tour entre tendances plus ou moins "identitaires" ou "ouvertes" -- ce qui se joue par exemple dans le Talmud par l'opposition paradigmatique des "écoles" de Shammaï et de Hillel, tous deux "pharisiens" en principe mais qui n'en représentent pas moins la rigueur implacable et une certaine raison bienveillante. De même tous les christianismes anciens ou nouveaux se distribueront naturellement en tendances "rigoristes", "dogmatiques" ou "libérales", elles-mêmes susceptibles de retournements de tendance: ainsi le paulinisme ou les Réformes du XVIe siècle ont pu virer ici et là à un "légalisme" bien plus strict que celui des "judéo-christianismes" ou du catholicisme de la Renaissance. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Sam 13 Avr 2024, 14:26 | |
| Un détail m'a ramené à ce fil, où je constate qu'on n'a guère songé à rapprocher les "profondeurs" de l'Ancien Testament -- psaumes, Jonas, abîme-océan primordial et monde(s) souterrain ou royaume des morts, she'ol-hadès -- de celles du Nouveau, du corpus paulinien à l'Apocalypse: des "profondeurs du dieu" (1 Corinthiens 2,10; cf. Romains 11,33) à celles "du satan" (Apocalypse 2,24), en passant par la profondeur (opposée à la hauteur, ce qui n'est plus possible dans notre espace "euclidien à trois dimensions") qui pourrait mais ne peut pas nous séparer de l'amour du Christ (Romains 8,39; cf. 10,7), ou constitue au contraire une "dimension" intégrante du "mystère" (Ephésiens 3,18; cf. 4,9 -- on rencontrerait à nouveau dans les parages la tradition de la "descente aux enfers", 1 Pierre etc.). Cet aspect de la question me semble d'autant plus important qu'une bonne partie de la pensée moderne (et quand je dis une bonne partie, je ne l'entends pas seulement en quantité mais aussi en qualité, en pensant p. ex. à Deleuze) se montre allergique à la "profondeur" comme à la "hauteur" (souvent confondue avec la "transcendance", qui n'est pourtant pas nécessairement verticale et surplombante) ou à l'" intériorité" -- comme si toute "profondeur" ne pouvait plus être qu'un effet de surface et une illusion, de surcroît plutôt néfaste... Cela me rappelle encore ceci. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Mar 16 Avr 2024, 12:41 | |
| Ce que peut une surface
Du sens sans profondeur
L’idée d’une essence profonde comme puissance ontologique va de pair avec celle d’une profondeur essentielle comme garantie du sens : si l’être se situe essentiellement dans la profondeur, tout signe de surface ne peut être qu’interprété comme une remontée de la profondeur. Rendre le superficiel toujours redevable d’une essence profonde, d’une profondeur essentielle, voilà ce qui est insupportable, pour Deleuze. Détacher ce qui lie, par leur opposition, superficie et profondeur était déjà le projet de Deleuze dans Différence et Répétition, mais dans le sens d’une indépendance du fond qui retrouve sa potentialité de fond sensible informe et irreprésentable. Il montre comment l’éternel retour nous faisait assister à un « effondement ». Par effondement, il faut entendre cette liberté du fond non médiatisée, cette découverte d’un fond derrière tout autre fond, ce rapport du sans- fond avec le non-fondé, cette réflexion immédiate de l’informel et de la forme supérieure qui constitue l’éternel retour. »[1] Nietzsche ne lutte pas contre les simulacres de la fausse superficie, mais s’enfonce dans une autre caverne, « toujours une autre où s’enfouir »[2], « chargé de l’humanité et des animaux même » écrit Deleuze avec les mots de Rimbaud. De l’enfouissement de Nietzsche à l’enfouissement d’Alice dans Logique du sens, un même agacement pour l’opposition/dépendance entre superficie et profondeur, mais la profondeur ne va pas y jouer le même rôle. Un an après Différence et Répétition, la non opposition entre fond et superficie, Deleuze la cherche en repartant des Stoïciens, pour établir une « logique du sens » qui parie sur la surface, une surface qui ne doit rien à la profondeur. Cette logique du sens démarre avec la pensée de l’événement à partir des incorporels stoïciens :
« Voilà maintenant que tout remonte à la surface. C’est le résultat de l’opération stoïcienne : l’illimité remonte. Le devenir-fou, le devenir-illimité n’est plus un fond qui gronde, il monte à la surface des choses, et devient impassible. Il ne s’agit plus de simulacres qui se dérobent au fond et s’insinuent partout, mais d’effets qui se manifestent et jouent en leur lieu. Effets au sens causal, mais aussi « effets » sonores, optiques ou de langage – et moins encore, ou beaucoup plus, puisqu’ils n’ont plus rien de corporel et sont maintenant toute l’idée… Ce qui se dérobait à l’Idée est monté à la surface, limite incorporelle, et représente maintenant toute l’idéalité possible, celle-ci destituée de son efficacité causale et spirituelle. Les Stoïciens ont découvert les effets de surface. »[3]
On l’aura compris, cette logique du sens entend se dégager de l’opposition entre superficialité et profondeur, opposition qui les rend dépendantes l’une de l’autre. Ce qui garantit que quelque chose fasse sens, ait du sens, ou prenne sens, ce n’est pas sa participation à une profondeur. Le pas que Deleuze effectue dans les pas des Stoïciens est donc forcément double : si l’essence d’une chose ne tient pas à sa profondeur, c’est dans la mesure où en saisir le sens ne consiste pas à distinguer entre la fausse superficialité sans importance et la profondeur pleinement signifiante. Pas effectué dans les pas des Stoïciens, certes, mais pour mieux retrouver les démarches d’autres philosophes voisins de la pensée deleuzienne, et ceux de Nietzsche en particulier :
« Dans sa propre découverte, Nietzsche a entrevu comme dans un rêve le moyen de fouler la terre, de l’effleurer, de danser et de ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel. »[4]
Ça remonte à la surface, mais surtout ça en dessine une autre, de surface : celle de la terre effleurée par les pas de danse, celle d’une peau hantée par des événements. A la surface de la terre, sur la peau du sol, le long des couches dermiques, une invitation à un arpentage intensif le long de la surface où émerge quelque chose, un pas, un sens. Et tout indique que cette démarche est autre chose qu’une simple inversion de valeurs entre superficiel et profond[5] : si la profondeur cesse de jouer contre la surface, ce n’est pas en devenant superficielle et en cédant son rôle de garant du sens profond aux aspects superficiels, c’est bien plutôt en se redistribuant contre, tout-contre la superficie. Ça n’est donc pas tant une revalorisation des aspects superficiels comme étant, au fond, les plus profonds, dans une sorte de révélation du renversement, qu’une redistribution des manières de faire sens. Si quelque chose fait sens sans que cela soit en référence exclusive à sa profondeur, c’est que toute une série de ‘comportements’ du sens se redistribuent à la surface : glisser latéralement, croitre sur les bords, émerger à la surface en ne venant d’aucune profondeur… Par émergence, glissement et pas de côté, le sens est produit par, et produit, une redistribution à la surface, plus qu’une inversion des superficialités et des fonds, (les fonds peuvent bien être charnels ou célestes, psychologiques ou organiques ils restent fonds).
https://www.implications-philosophiques.org/ce-que-peut-une-surface/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Mar 16 Avr 2024, 14:00 | |
| Merci pour ce texte qui analyse et illustre remarquablement ce que je n'évoquais qu'allusivement, à propos de Deleuze: l'interface entre la pensée philosophique et la danse, comme l'avait pressenti Nietzsche, s'avère particulièrement féconde.
Je parlais d'allergie, Marie Bardet d'après Valéry parle d'agacement ou d'exaspération, on retrouverait en filant la même métonymie la distinction-confusion du "viscéral" et de l'"épidermique" dans la réaction, le rejet, la répulsion: encore profondeur et surface... (Deleuze du reste, en "nietzschéen de gauche", réagissait aussi à la réaction, à la réactivité, au ressentiment.)
Je conviens volontiers que toute "profondeur" est un "effet de surface(s)" -- et réciproquement... On pourrait d'ailleurs prolonger la réflexion avec Derrida et Jean-Luc Nancy du côté du toucher (tact, contact, tactile, tangible), du passage du tissu au texte (textile, textuel) ou de l'"invagination", ce dispositif de chicane qui à la fois interdit et permet le passage d'un côté à l'autre, et transforme l'intérieur en extérieur (et inversement, mais pas indifféremment): c'est vrai de la bouche comme du vagin ou de l'anus, mais c'est aussi le cas des "organes internes" qui consistent presque tous en effets de membranes discriminants: ce qui dans les alvéoles pulmonaires laisse passer l'oxygène de l'air au sang dans un sens et le dioxyde de carbone dans l'autre, ce qui dans les intestins fait passer les nutriments dans le sang et pas autre chose... là encore on ne serait pas très loin de ce que Deleuze fait du ruban de Moebius. Je remarquerais néanmoins qu'on arrive sensiblement au même résultat par la voie opposée de la profondeur hyperbolique, ab-solue, de l'a-byme ou de l'Ab-grund (Eckhart, Heidegger, etc.), du sans-fond qui à force de profondeur dépasse toute mesure ou dimension de profondeur et ne peut plus rien "fonder" en retour, qui se refuse obstinément à faire "fond" ou "sol"... Qu'on se méfie des métaphores tant qu'on voudra ou qu'on pourra, on ne leur échappera pas. Au passage, Deleuze n'eût pas aimé pour sa propre pensée celle d'"édifice", il préférait celles du réseau, des séries, schizes et fractales, ni centralisées ni hiérarchisées, ni organisées au sens de l'organe (d'après Artaud): outre le ruban le rhizome, Mille plateaux, etc. |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Mer 17 Avr 2024, 11:39 | |
| Résister au mal (L’article n’a pas de lien direct avec le sujet de ce présent fil mais il illustre la façon dont on peut interpréter la formule « : « largeur, longueur, hauteur, profondeur… »).
Christoph Theobald
Conclusion : la souffrance irréductible
Penser la conception chrétienne de la résistance au mal comme une certaine manière de donner existence à Dieu, permet donc de renoncer simultanément à toute démarche de justification de ce qu’il y a d’injustifiable dans le malheur humain et à sa dramatisation qui fausserait, elle aussi, l’estimation de la vie. Mais entre ces deux écueils se profile maintenant, plus tenace qu’auparavant, l’épreuve d’une part de souffrance qui paraît irréductiblement sans justification. Encore qu’il faille se méfier d’une affirmation trop abstraite en la matière, qui – nous l’avons souligné dès le début – risquerait de porter de l’extérieur un jugement sur ce qui relève de la seule compétence du souffrant.
Cette irréductible souffrance, si souvent amplifiée ou occultée par de puissantes illusions – et nos Écritures le savent – n’est-elle pas, en fin de compte, en contradiction avec le centre de la foi chrétienne : l’Évangile de Dieu (Rm 1, 1) ou Dieu comme Évangile ? Leibniz avait raison de ne pas se satisfaire d’une « patience forcée » et de tenir au « contentement » comme ce qui caractérise la sublimité de l’existence humaine selon le Christ. Si l’on refuse son évaluation qui dédramatise finalement le mal, comment tenir ensemble l’irréductible souffrance de l’humanité et l’appel théologal à la béatitude, sans sacrifier l’une à l’autre ?
Je voudrais rappeler, pour finir, deux manières d’approcher ou de penser cette mystérieuse unité de la souffrance et de la joie ; deux manières qui n’expulsent pas l’injustifiable mais le laissent pour ainsi dire à sa place, dans un acte d’abandon à plus grand que personne ne peut poser à la place d’autrui.
Une première manière consiste à penser le lien intime entre le travail du désir humain et la souffrance. La tradition biblique ne suspend pas notre délivrance à l’effacement du désir ; mais elle est consciente qu’il doit traverser de puissantes illusions – comme jalousie, violence et surtout le mensonge – pour aboutir à sa vérité de « désir plus grand que l’univers ». Si Dieu lui-même est donc destinataire de ce désir, on ne voit pas comment ce désir pourrait se trouver, un jour, séparé d’une « souffrance » irréductiblement liée à la sortie de soi du sujet.
Mais cette « sortie » n’est pas, selon la tradition chrétienne, un arrachement à soi (un rapt ou un viol) qui aliénerait le sujet souffrant de sa condition charnelle – nous l’avons déjà dit ; elle advient, par surcroît, dans l’expérience toujours surprenante et heureuse de la fraternité, voire de la charité qui n’enjambe pas seulement l’abîme de la souffrance mais qui le creuse en quelque sorte. C’est là en tout cas l’illimitation de l’existence humaine, telle que l’Épître aux Éphésiens la conçoit, en y puisant la seule force à opposer au mal quand il survient « au jour mauvais » (Ep 6, 13) : « largeur, longueur, hauteur, profondeur… » ouverts par le travail du désir « jusqu’à recevoir toute la plénitude de Dieu » (Ep 3, 17-19). Certes, on peut ici introduire, avec l’Épître aux Hébreux et à la suite de la tradition sapientielle (Pr 3, 11-12), le paradigme de l’éducation divine : « C’est pour votre éducation que vous souffrez. Quel est, en effet, le fils que son père ne corrige pas ? » (He 12, 7). Mais l’argument n’est aujourd’hui que de peu de poids, face à l’espérance que la charité parvienne à brûler l’injustifiable.
L’autre manière de penser l’unité de la souffrance et de la joie, c’est de s’appuyer sur ce que seule l’Apocalypse de Jean ose dire de Dieu, à savoir qu’il a son propre accomplissement devant lui : « … alors sera l’accomplissement du mystère de Dieu comme il en fit l’annonce à ses serviteurs les prophètes » (Ap 10, 7). Peut-on nier que, selon ce dernier livre de la Bible chrétienne, Dieu en venant vers l’homme s’approche de son propre accomplissement dans l’histoire de l’humanité, faite de violences et de souffrances innommables ? Celui qui est sur le trône – l’Incomparable (désigné par Michaël) – suspend l’accomplissement de son mystère au destin – autonome – de l’histoire, à l’implosion de la violence collective (le « c’en est fait » en Ap 16, 17) et à la victoire absolument singulière des saints, de l’Agneau et de chacun de ses innombrables compagnons (le « c’en est fait » en Ap 21, 6sv). L’ultime recours du croyant contre la souffrance, même contre celle qui est injustifiable, est donc ici de maintenir en Dieu lui-même un « bientôt » humainement indépassable et de suspendre le mystère de sa propre existence et de celle du monde à la fidélité de Celui qui est censé tenir parole, l’Être qui est Verbe.
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2002-1-page-87.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: De profundis Mer 17 Avr 2024, 13:23 | |
| Je suis toujours ravi de lire Theobald, qui est décidément à mes yeux l'un des plus... profonds parmi les théologiens catholiques contemporains. Cet article intéresserait en effet beaucoup de nos conversations récentes et anciennes, sur la compassion ou l' abandon par exemple -- mais sous tous ces "thèmes" formellement distincts nous en revenons toujours à parler de la même chose, celle précisément que nous sommes incapables de dire simplement et une fois pour toutes... Je m'étonne seulement que sur un tel thème Theobald ait pu éviter l'injonction formellement contraire de Matthieu, moi je vous dis de ne pas résister au mal (mauvais, malin, méchant, avec ou sans majuscule), et la lecture extraordinairement perspicace de Nietzsche qui la rapproche de l'épicurisme et du bouddhisme. Elle aurait sans doute compliqué la teneur unilatérale de la première partie de son exposé (il faut résister au mal, comment ? En face de Kant on aurait pu aussi mettre Sade...), mais elle en aurait facilement rejoint la conclusion: ne pas ou ne plus résister au mal (l'"abandon" aussi au sens de l' Ergebung de Bonhoeffer), c'est encore un "passage secret" de la passion à l'impassibilité, voire de la souffrance à la joie. Reste, en ce qui concerne plus directement ce fil-ci, qu'avec la "profondeur" comme avec la hauteur, la longueur ou la largeur (et là on retrouverait l'horizontal, le latéral, la durée du temps spatialisé en ligne et le pas de côté, donc aussi les "surfaces" de Deleuze et les "épaisseurs" de Marie Bardet) on en revient bien à une ouverture ou à une déclosion du "sujet" souffrant, patient, et même souffrant comme coupable de son propre "mal moral", vers ce qui le dépasse et le résorbe, lui et son propre "mal" en tout genre (physique, moral, actif, passif, réflexif). C'est bien ainsi qu'on peut lire, entre autres, la conclusion de Job, qui d'un seul coup décadre non seulement l'individu, mais "l'homme" et sa "justice" ou sa "morale" vers l'immensité de l'univers -- au cinéma ce serait un zoom arrière ou un soudain mouvement de grue ou d'hélicoptère, selon les moyens de la production... Je repense à Giono dans Un roi sans divertissement, sur le suicide final du protagoniste qui fume un bâton de dynamite au lieu de son habituel cigare: "Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers. Qui a dit : Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ?" |
| | | free
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| Sujet: Re: De profundis Mar 23 Avr 2024, 16:24 | |
| Jonas et la « baleine » : la peur du changement ? 3 Chapitre 2 – L’abîme Au début du chapitre 2, le narrateur fait la transition entre l’histoire précédente et la prière de Jonas. YHWH assigne un « grand poisson » pour avaler Jonas, à l’intérieur duquel il passe « trois jours et trois nuits ». Mais voilà qu’au verset 3 Jonas n’est plus dans le ventre d’un poisson, mais dans le « ventre du Shéol », expression qui est un hapax. Jonas s’adresse donc à YHWH depuis le séjour des morts. Selon da Silva (2000, 49), dans « le giron maternel (le monstre marin), Jonas vit la terreur de l’anti-création et du non-être […] ». Ce serait parce qu’il a « peur d’être détruit et de se retrouver sans identité » (2000, 49) que Jonas adresse une prière d’action de grâces[40]. Mais peut-on vraiment parler de peur ici ? Il parle certes de sa « détresse » au verset 3 : « dans ma détresse, j’ai appelé vers YHWH et il m’a répondu. Du ventre de la Shéol, j’ai appelé à l’aide et tu as entendu ma voix ». On retrouve cette formule ailleurs pour introduire une prière d’action de grâce[41]. Malgré ce qui l’entoure, Jonas ne semble pas avoir peur. En effet, bien que Dieu l’ait fait jeter dans « la profondeur », « au cœur des mers », Jonas ne semble pas craindre la situation. Au verset 5, son discours est au contraire rempli d’espoir. Et lorsqu’il est au fond de l’abîme, du gouffre, YHWH, que Jonas appelle « mon Dieu » pour la première et seule fois, fait monter sa vie de la « fosse » ou de la « tombe », une expression parfois utilisée pour faire référence au Shéol[42]. C’est alors que Jonas se serait souvenu de YHWH et sa prière se serait alors rendue jusqu’à Lui, dans son temple. À partir de ce moment, il sait qu’il sera sauvé. Au verset 10, Jonas affirme qu’il offrira des sacrifices à YHWH – comme les « hommes » à la fin du chapitre 1 – pour le remercier et termine en proclamant que le salut appartient à YHWH. Le salut vient de YHWH. Jonas semble se repentir, admettre ses torts, mais sans donner trop de détails. Ce Jonas est sage si on le compare à l’autre Jonas. Mais cette sagesse ne vient pas nécessairement de la crainte de Dieu. Elle vient plutôt de l’espoir de salut, dont seul YHWH dispose. La « peur » n’est donc pas présente au chapitre 2. Le verset 11 a évidemment été ajouté par le narrateur qui affirme que « YHWH s’adressa au poisson et il le fit vomir Jonas vers la terre ferme ». On note que le poisson masculin est de retour et qu’il n’est plus question du Shéol. Il fait donc le lien avec la fin du chapitre 1 et le début du chapitre 3. Une brève analyse de ce chapitre servira de conclusion à cet article. En reprenant au passage certaines idées avancées par da Silva, nous verrons que le narrateur transpose ici des idées qu’il a développées au chapitre 1 et qui nous permettent de mieux définir et de mieux comprendre ses intentions. https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2021-v29-n2-theologi07445/1093587ar/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: De profundis Mar 23 Avr 2024, 17:15 | |
| Sur cet article, voir ici 16.1.2023.On a vu les limites du croisement ou de l'intersection d'un texte (Jonas) et d'un thème (peur, crainte), on les éprouverait tout autant avec un autre thème (fond, profondeur). D'autant que d'une langue à l'autre les associations lexicales diffèrent: passe encore pour meço(u)la 2,4 ( LXX eis bathè) ou tehom 2,6 ( LXX abussos = "abîme", comme en Genèse 1); mais le "fond" (de cale) du bateau, 1,5, ce sont en hébreu ses "côtés" ou ses "extrémités" ( yrkh -> yrkety- au pluriel construit, comme celles du Nord pour Gog de Magog, éloignement plus horizontal que vertical; en grec son ventre ou ses entrailles, y compris au sens de la "matrice" maternelle, koilè); quant au sommeil, il n'est guère "profond" qu'en français (cf. Guitry, le sommeil était ce qu'elle avait de plus profond), pas en hébreu où c'est un simple verbe ( rdm), distinct du plus ordinaire pour "dormir" (cf. la "torpeur", trdmh, de l'homme pour la création de la femme en Genèse 2 ou d'Abraham au chap. 15), mais sans adjectif ni adverbe, ni métaphore de "profondeur"; voir aussi ici. |
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