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| La croivance | |
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Auteur | Message |
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VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: La croivance Mer 13 Déc 2023, 14:24 | |
| Bonjour, bonjour, chers amis ! Voilà belle lurette que je n'ai rien proposé à notre réflexion commune ! Parmi les sujets qui me "travaillent" depuis un bon moment déjà, il y a celui des (de la) croyance(s) : ce que ça veut dire exactement que "croire". Un sujet au croisement de tout-plein de disciplines savantes (philosophie, psychologie, sociologie, neuro-sciences, et même linguistique) qui fait l'objet d'une littérature abondante et de tentatives de théorisations en tout genre. Du reste, la "discipline" (qui n'en est pas vraiment une, donc) est fatalement concernée par le problème d'auto-référence : ce que je crois au sujet des croyances, ce sont aussi des croyances. J'ai récemment lu une proposition qui m'a beaucoup parlé : un bon paquet de ce que nous appelons " croyances" (et pour tout dire, c'est le paquet qui nous intéresse systématiquement le plus, quand nous employons ce mot au quotidien) ne sont pas vraiment des croyances. C'est dit volontairement de façon provocatrice, et je trouve d'ailleurs que le choix du titre (sur un ton assez nettement ironique) prend le risque inutile d'être rédhibitoire pour toute une partie du public, mais l'hypothèse de travail de l'auteur est tout à fait intéressante : on ne croit pas ce qu'on dit croire. C'est "autre chose" que de la "croyance" au sens strict du terme (que l'auteur essaie évidemment de circonscrire au mieux: "ce que l'on tient pour vrai"). Je trouve son approche très stimulante, quoique sans doute un peu trop radicale. Si je le résume dans mes propres termes et à travers mes propres marottes : il serait salutaire de distinguer ce que l'on croit et que l'on croit réellement, et ce qui n'est que de l'ordre des récits auxquels on adhère, aussi fort qu'on puisse y adhérer. Et refermant le livre, je me dis que ces "récits" (qui ne seraient donc pas "vraiment" des croyances, quoi qu'elles en adoptent tous les atours) sont en fait bien plus importants pour l'homo sapiens que ce qu'il croit vraiment (au sens où l'auteur définit ce verbe, dans son acception la plus terre-à-terre) Je dois déjà filer, mais je reviens bientôt comme disaient Jésus et Terminator (je crois que j'ai déjà fait cette blague ici, mais ça fait longtemps). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Mer 13 Déc 2023, 16:33 | |
| Bonjour, bonjour ! Et merci pour cette suggestion de lecture. La "croyance", entendue comme l'aspect "cognitif" ou "épistémique" de la "foi" (foi dite "objective", fides quae creditur équivalente à la "doctrine" ou à l'"enseignement", qu'il s'agisse de catéchisme ou de mathématique, à la lettre ce qui s'apprend; subjectivement aussi, pistis entre doxa et gnôsis ou epistemè dans la tradition platonicienne), n'est certes pas ce qui m'intéresse le plus dans la "foi" ( 'mn, pistis, entendue dans un sens plus affectif de "confiance", même dans son tour "objectif": ce qui se donne -- à tort ou à raison -- comme digne de foi, de confiance, d'assentiment, fidélité, fiabilité, probité). Mais de ce sens plus large nous avons souvent et abondamment parlé, par exemple ici ou là. Reste que si la "foi" ne se réduit pas à la "croivance", elle n'en est pas dissociable: il n'y a pas de "croyance" sans "foi" (ne fût-ce que le minimum de confiance "implicite" qu'il faut pour jouer le jeu d'une langue et "apprendre" quelque chose, si indiscutable que paraisse la chose dès lors qu'on joue le jeu), il n'y a probablement pas non plus de "foi" sans un reste de "croyance" (reste au sens de la "précompréhension" mythique, traditionnelle, collective qu'il faut pour "croire" même le plus inouï, reste aussi au sens du sillage de croyance que toute foi génère et laisse derrière elle; mais qu'on peut précisément laisser derrière soi au nom d'une "foi" qui suit son chemin). Le détour par le "récit" (je ne sais pas s'il est de l'auteur ou de toi) est intéressant, parce qu'évidemment tout récit, fût-il fictif ou fantastique comme une fable de La Fontaine ou Le Seigneur des anneaux, requiert qu'on joue le jeu d'une certaine "foi" nécessaire à l'intelligence (là aussi on peut dire credo ut intelligam), même si le jeu s'arrête dès qu'on referme le livre (ou qu'on sort du théâtre ou du cinéma)... Donc là aussi il y a un certain jeu de la foi et de la croyance, mi-conscient mi-inconscient, mi-honnête mi-hypocrite, dont il n'y a pourtant aucune raison de se priver (sinon par un "idéal ascétique" qui dépendrait lui-même d'une certaine foi, et d'un certain jeu de la foi; ce sur quoi même Nietzsche retombe au bout de la Généalogie de la morale); mais c'est encore un aspect de la question dont il me semble que nous avons souvent parlé, autrefois... |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: La croivance Mer 13 Déc 2023, 21:09 | |
| Pour le coup, lorsque S. Dieguez évoque les cro(y)(v)ances, c’est vraiment spécifiquement sous l’aspect de leur contenu.
Sa question, c’est : est-ce que je parle du même phénomène mental quand je dis « Je crois qu’il me reste une bière dans le frigo » et quand je dis « Je crois en l’historicité des récits de la Genèse » ou encore « Je crois que la Terre est plate » (pas seulement ces croyances qui sortent de l'ordinaire, mais c'est en partant d'elles qu'il propose sa ligne de démarcation)? (J’ai découvert à l’occasion de cette lecture que la bière dans le frigo –et autres exemples qui en dérivent– c’est vraiment un grand classique dans les discussions académiques sur les croyances)
Et si ça m’intéresse, c’est parce que (je crois l’avoir effectivement déjà pas mal évoqué) je suis toujours frappé, encore aujourd’hui, de la vitesse où se sont écroulées mes croyances, littéralement en quelques minutes, le jour où il m’a suffi de m’avouer (enfin) à moi-même que je n’y croyais tout simplement pas. L’histoire que je voulais auparavant me raconter à leur sujet, c’est que ces croyances aux récits fondamentalistes étaient du même ordre que celles du type «Louis XVI a été guillotiné» ou «La Terre est ronde» (sans même parler de celles concernant mon frigo et son contenu) : je croyais les unes et les autres, je croyais aux unes COMME je croyais aux autres. Or, ce n’était manifestement pas le cas.
Depuis, d’ailleurs, il m’est aussi apparu que « Le Soleil se lève à l’Est », « Le ciel est bleu », « Ce visage que je regarde dans la glace est le mien » et le genre de croyances évoquées ci-dessus concernant la décollation de Louis XVI ou la sphéricité de la Terre , ce ne sont sans doute pas non plus un seul et même phénomène mental : chacun de ces énoncés a sans doute chacun sa modalité à lui pour s’affirmer à moi comme « vrai ». Néanmoins, je peux tout de même les tenir tous pour «incontestablement» vrais ("l'indiscutable" que tu évoquais, si je t'ai bien lu). Je n’ai jamais eu peur de lire la prose d’un platiste par crainte qu’il parvienne à me faire changer d’avis, par exemple. Il faudrait vraiment des raisons absolument extraordinaires pour que j’en vienne à réviser ces croyances-là. Et donc, même si je sais bien qu'elles ne fonctionnent pas toutes en suivant le même schéma mental, je peux me les mettre dans une catégorie "c'est-vrai-j'y-crois".
J’avais par contre intériorisé la peur des apostats et de leurs discours : l'idée de perdre mes croyances était l'occasion.de lourdes angoisse. Et quand je retombe à l'occasion sur des propos "anti-apostats", haineux ou s'appuyant sur des comparaisons foireuses (du type "maladie contagieuse"), je crois(!) reconnaître cette angoisse, à un degré ou un autre... Sinon comment expliquer un rejet si violent par ces gens de croyances qui se contentent finalement d'être différentes des leurs ?
Et c'est à partir de ces considérations que le livre de Dieguez m'a interpelé : et si le plus simple, c'était de se dire que ce genre de croyances ne sont en fait PAS des croyances, mais "autre chose".
C'est moi qui fait le détour par les "récits", en effet (c'est pourquoi je parlais de mes marottes). Et il ne s'agit pas de "dévaloriser" ainsi ces croyances-qui-n'en-sont-pas : c'est d'ailleurs ce que je reprocherais au terme "croivance", qui a une connotation un tantinet méprisante. Or, de mon point de vue, l'adhérence à un récit peut être extrêmement forte, être ce qui donne un sens à une vie, donner une raison de vivre (dont on sait à la suite de Camus qu'elle se transforme bien facilement en une raison de mourir). On peut préférer littéralement mourir que de dés-adhérer à ce type de récits. (J'ai déjà dit ici à que je n'en finissais pas de m'étonner que l'histoire qu'on peut raconter sur ce qu'on vit est quasiment plus importante pour nous que le fait de le vivre. C'est encore plus vrai pour des narratifs du genre "ma religion dit que..." ou "mes valeurs fondamentales sont...".)
Mais sur le fond, je crois rejoindre Dieguez : personne parmi les gens de ma famille, par exemple, ne croit VRAIMENT que des "magiciens" aient le pouvoir de transformer des bâtons en serpents, ou qu'un bateau en bois de 120 mètres de long puisse permettre la survie de l'intégralité des espèces vivant sur Terre en embarquant un couple de chaque, ou qu'un soldat de 3 mètres de haut ait pu terroriser l'armée de Saül. Ils croient qu'ils y croient, mais c'est différent des croyances du quotidien, et même des croivances qui ne confèrent pas à nos vies leur sens (celles qui concernent Louis XVI, par exemple. Dieguez n'a aucune peine à classer notre adhésion à une connaissance scientifique parmi les croivances : je ne la tiens pas pour "vraie" de la même façon que je crois que ma maison est toujours à l'endroit où je l'ai laissé ce matin.) |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Jeu 14 Déc 2023, 11:06 | |
| "Je crois qu'il y a de la bière dans le frigo" peut déjà indiquer des niveaux de "croyance" très différents, selon que je l'ai moi-même mise il y a une heure, que je crois me souvenir qu'il en reste de l'été dernier, que quelqu'un d'autre a pu ou non la prendre, etc. (Je repense à un de mes professeurs, réputé pour sa prudence, qui, selon ses proches, disait devant la pluie battante: "Je crois qu'il pleut." Et ça ne l'a pas empêché de rester "évangélique" toute sa vie.) Comme tu le remarques, toutes les croyances diffèrent, autant par le "sujet" que par l'"objet" du croire, et pourtant la "polysémie" du croire ne se laisse pas ranger dans des boîtes sémantiques (sens, acceptions, définitions) qu'on pourrait clairement séparer les unes des autres et relier ou ordonner les unes aux autres. On peut en dire autant de l'"amour", on n'"aime" pas son père ou sa mère comme sa femme ou son mari, son fils ou sa fille, Mozart ou le chocolat, et pourtant c'est par le jeu de tous ces "amours" qu'"aimer" signifie quelque chose et qu' on se comprend, autant au sens réfléchi que réciproque du pronominal -- même si la configuration du jeu varie d'une langue à l'autre selon son lexique, il y a toujours du jeu et c'est ainsi que le langage et la communication fonctionnent. La langue de la singularité absolue, qui différencierait toutes les différences, qui n'aurait qu'une seule expression pour chaque événement unique, n'aurait ni nom commun, ni adjectif, ni adverbe, ni verbe, ce ne serait plus du tout une langue, Borges a assez médité là-dessus. Il y a aussi un aspect historique et conjoncturel à la chose: la séquence moderne du rationalisme et du scientisme, avec les réactions défensives qu'ils ont engendrées, ont réduit le croire (au sens cognitif proche de l'opinion) à son acception la plus indigente, celle du tenir pour historiquement et littéralement vrai, telle qu'elle s'illustre (surtout en anglais) dans le dialogue de sourds entre "apologistes" "fondamentalistes" ou "sectaires" et "critiques" ou "détracteurs". Devant un récit comme celui de Jonas, on se demande avant tout si ça s'est vraiment passé ou pas, alors que d'autres auditoires d'autres époques, lieux ou milieux, ne se seraient même pas posé la question, ce qui ne les aurait nullement empêchés (au contraire !) de comprendre et d'apprécier l'"histoire" ( story). La plupart des croyances-opinions, vraies ou fausses, nous affectent peu, "objectivement"... L'usage d'un téléphone portable qui dépend d'un réseau de satellites devrait "objectivement" suffire à réfuter une théorie de la Terre plate, mais le téléphone de celui qui croit (à) la Terre plate (si ça existe "vraiment": cf. cette autre discussion en partie parallèle) fonctionne aussi bien que celui d'un autre... Toi-même, du point de vue d'une cosmologie moderne, que ce soit celle de Copernic, de Newton ou d'Einstein, tu ne retrouverais jamais ta maison où tu l'as laissée, et ça ne t'empêche pas de la retrouver... L'attachement "subjectif", "affectif" à des croyances-opinions, surtout mais pas seulement religieuses, est paradoxalement déterminé par la survalorisation de la "foi" en tout genre dans le christianisme, qui est au départ plutôt une exception qu'une règle dans le monde et l'histoire des "religions", mais qui a fini par surdéterminer l'importance de n'importe quelle croyance dans le monde chrétien et post-chrétien -- comme si la "bonne croyance", la "croyance juste", religieuse, scientifique, philosophique, politique, si peu qu'elle nous concerne en réalité, était toujours une affaire "vitale"; en d'autres termes, comme s'il fallait toujours "avoir raison", que ce soit en s'en tenant envers et contre tout à une opinion acquise ou en changeant d'avis.
Dernière édition par Narkissos le Jeu 14 Déc 2023, 11:45, édité 1 fois |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Jeu 14 Déc 2023, 11:33 | |
| La croyance n'est pas toujours ce que l'on croit: entre croire et savoir
Pour rendre ma définition généralisable⎸, il est nécessaire⎸ d’y ajouter une précision. Revenons un instant à mes deux exemples : je crois que mon épouse est en train de se reposer à la maison, de même que je crois que les races humaines n’existent pas, mais suis incapable de⎸ démontrer moi-même l’une et l’autre certitude. Pourtant, je pourrais à la rigueur me doter de moyens de validation : je pourrais faire⎸ suivre⎸ ma femme lors de⎸ mon absence⎸; je pourrais entreprendre⎸ des études de génétique pour acquérir des connaissances égales à celles des spécialistes. Mais je ne le fais pas. Pourquoi? Parce que⎸ la certitude que je tire de ma croyance me satisfait. Je⎸ n’éprouve⎸ pas le⎸ besoin de⎸ vérifier. Que je sache croire ou que⎸ je⎸ croie savoir, le doute⎸ ne⎸ m’effleure⎸ pas. Mon scepticisme et mon sans critique⎸ restent inactifs. Pour décrire cette attitude, Samuel Coleridge parlait de “willing suspension of disbeliefe"
Loin d’être une particularité du fonctionnement de l’imagination poétique, comme le voulait Coleridge, cette “suspension volontaire d’incrédulité” est en fait un mécanisme très général. Sa présence nous permet de distinguer, à partir de signes extérieurs, liés à des comportements observables, une catégorie particulière d’énoncés portant sur le réel: ces énoncés ne sont jamais controversés, jamais mis en doute, donc jamais exposés à la nécessité d’être validés.
https://www.researchgate.net/publication/307715950_La_croyance_n'est_pas_toujours_ce_que_l'on_croit_Entre_croire_et_savoir |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Jeu 14 Déc 2023, 13:45 | |
| On pourrait discuter pas mal de choses dans cet énième découpage entre "croire" et "savoir" (cf. déjà Hegel, p. ex.), à commencer par le fait que le "savoir" (scientifique, scientia, Wissenschaft) serait, du coup, le contraire d'un "savoir" au sens ordinaire, puisqu'il serait précisément défini par le doute; c'est classique au moins depuis Popper -- sans compter Descartes -- mais là le principe de réfutabilité (falsifiable en anglais) qui baliserait le discours scientifique se (sur)traduit en paradoxe quasi socratique: mon savoir, ce serait justement (ce) que je sais ne pas savoir. Ou encore, se demander ce qui distingue une croyance "peu" consciente d'elle-même d'une "semi-consciente", comme si l'on pouvait tracer des frontières autres qu'arbitraires dans le dégradé continu de la "conscience" (p. 5-6). N'empêche que la conclusion est intéressante qui met en quelque sorte le "savant" et le "croyant" modernes du même côté, contraints qu'ils sont symétriquement de savoir qu'ils croient sans savoir -- contrairement à la masse, religieuse ou non, qui croirait savoir sans savoir qu'elle ne fait que croire... ce qui serait aussi le cas des savants et des croyants en dehors du domaine (discipline, exercice, fonction, office ?) qui les définit comme tels. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: La croivance Jeu 14 Déc 2023, 20:26 | |
| Quel plaisir Vanvda de te lire et merci de partager avec nous une de tes lectures. |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: La croivance Dim 17 Déc 2023, 12:05 | |
| Hello Chapelier, plaisir partagé !
Pour en revenir à la discussion, c’est précisément à cause de la grande polysémie du verbe «croire» que l’auteur essaie de circonscrire un peu mieux quel phénomène il propose de penser, au milieu du fatras qu’il recouvre (même si le terme phénomène peut lui-même être interrogé dans un cas comme celui-là). Toute la première partie du livre est d’ailleurs consacré à ça, noter la fluidité des mots, et essayer de rappeler comment ça marche, notamment pour ce verbe-là : un long passage introductif avec un parfum subtil de philosophie analytique.
(Je pense que c’est clair pour tout le monde, mais je précise quand même : Dieguez ne propose pas une partition entre croire et savoir. D’ailleurs "savoir" n’est jamais qu’une modalité particulière du "croire" : toute connaissance est aussi une croyance, et si ma mémoire est bonne l'auteur n'aborde ce sujet que très rapidement. Ce qu'il essaie tant bien que mal de formuler, en ne cachant pas la difficulté de la chose, c'est bien une espèce de partition entre "croire" et "croire".)
Malgré toute la complexité du terme, la définition de "croire" implique plus ou moins, intuitivement (au moins pour moi), qu’on tienne pour vrai –ou au moins qu’on suppose vrai, même sous l’aspect d’une probabilité – ce que l’on dit croire. A chaque fois que je dis «je crois...», j’affirme penser vrai (même si je souligne que je ne le pense que probablement vrai) ce que je dis croire. Même un « je crois qu’il va pleuvoir » –qui prend largement en compte et exprime mon ignorance, mon incapacité de savoir, porte même en elle la différence entre ce dont je suis en train de parler et le vrai monde et l’éventualité que, finalement, il ne pleuve pas dans ce vrai monde– je suis en train de dire mon rapport à la réalité de cette éventuelle pluie.
Ce qui intéresse Dieguez au moment où il commence à structurer ses idées sur le sujet, c’est ce moment où le verbe n’évoque plus ce que l’on tient pour vrai (qu’on le tienne pour parfaitement ou juste probable, ou même une opinion que je sais subjective et sans aucun moyen d’être vérifié). Il se dit que ce verbe sert aussi à désigner des choses qu’à l’évidence on sait fausses. Celles dont je dis (moi, donc, pas Dieguez) que l’on dira qu’on y croit parce qu’on est capable de raconter une histoire, un narratif, à la place de ce que l’on tient tout au fond de soi pour vrai. Et ce narratif peut-être certes très puissant, prendre la place d'une croyance, il n'en est pas pour autant une vraie croyance, en ceci que ce qui intéresse celui qui le porte, c'est uniquement le narratif en lui-même, pour lui-même : son rapport à la réalité du monde n'est pas vraiment l'enjeu principal pour celui qui y adhère, même s'il prétend le contraire.
Je ne parle pas ici de croire en Dieu, ni même de croire en l’âme et en son immortalité, des croaynces qui, finalement, n'iront pas si facilement se heurter au réel. Je parle de croyances qu’on affirme (et qu’on s’affirme en premier lieu à soi-même) alors qu’on sait bien qu’elles ne peuvent pas être vraies. Et comme on est pas à une digression près: à vrai dire, si elles étaient vraies, on aurait un sacré problème : affirmer que de telles histoires soient possiblement vraies, avec les arguments par lesquelles on les affirme vraies (du type : « on ne peut pas tout savoir », « Ce n’est impossible que du point de vue humain, mais si c’est Dieu qui s’y met, alors c’est possible », etc.), ça implique assez directement qu’il ne reste plus rien dont on puisse dire que c’est impossible. Si n’importe quoi devient potentiellement vrai, alors il ne reste plus rien dont je puisse dire que c’est faux : je n’ai plus aucune raison de croire un truc en particulier, plus aucune raison de ne pas croire autre chose, tout devient également plausible. Au nom de quoi pourrait-on douter de l’alibi de son enfant quand il nous explique la main sur le coeur que c’est le monstre poilu du placard qui a vidé le pot de Nutella, et qui lui a en plus tartiné la bouche et les doigts pour le faire accuser, lui, l’innocence incarnée, à sa place ?
Se priver au nom de la Vérité de tous les outils "normaux" qu’on utilise quotidiennement pour jauger du vrai ou du faux, ou même du probable ou de l’improbable, dont la conséquence est l’exact opposé de ce que l’on prêche (un "relativisme absolu" invivable), c’est évidemment tellement paradoxal que même en ne le formalisant pas comme je sais le faire aujourd’hui, on ne peut qu’éprouver un malaise cognitif qui va impliquer beaucoup de mauvaise foi pour réussir à le fuir.
Et c’est sans aucun doute le même malaise qui explique la violence des échanges avec celui qui veut affirmer croire ce qu’il sait, au fond de lui-même, ne pas croire.
C’est cette modalité du croire qui m’intéresse, où l’on veut croire que l’on y croit quand tout est là pour indiquer le contraire, qui me semble très particulière au milieu du paysage varié des "croire". C’était d’ailleurs le point de départ de Dieguez (l’idée notamment que « personne ne croit que la Terre est plate » parmi les platistes modernes, et que donc leur affirmation farouche de partager cette croyance est autre chose que croire, une croyance qui n’implique étonnamment pas d’y croire), même s’il a largement élargi le propos par la suite.
C'est une relecture intéressante du phénomène de "dissonnance cognitive" (que je manipule avec beaucoup plus de pincettes qu'à une poque, parce qu'utilisé à tort et à travers) : pour Dieguez, il ne s'agit pas deux croyances qui se heurent l'une l'autre parce qu'elles sont incompatibles entre elles. LA dissonnance cognitive arrive parce que ce que l'on croit (notre rapport le plus direct au réel) heurte nos croivances (ce que l'on raconte et auquel on tient, et dont on à la fois on se fiche dans le fond que ce soit "vrai" et dont il est impensable qu'on puisse dire, "en surface", que ce n'est pasd "vrai"). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Dim 17 Déc 2023, 13:31 | |
| Merci d'avoir pris le temps de ces explications. J'ai souvent employé moi-même l'argument "si tout est possible, rien n'est probable ni improbable" -- encore récemment à propos des débats sur la datation de Daniel, ou plutôt comme une façon d'y couper court: si quelqu'un est prêt à (dire) croire que des événements précis sont prédits plusieurs siècles à l'avance, il est parfaitement inutile de faire l'inventaire des indices textuels, narratifs ou philologiques d'une rédaction tardive, dans une enquête à la Bougret qui contourne obstinément l'évidence majeure... Mais à vrai dire celui qui affirme que "tout est possible" en refuse aussitôt les conséquences, pourtant logiquement imparables. Je me souviens de "fondamentalistes" prêts à tout pour défendre l'historicité de Jonas, en reprochant (non sans raison) au rationalisme sa circularité, et qui retrouvaient instantanément leur esprit critique, intact, à propos des "deutérocanoniques", les mêmes arguments de vraisemblance étant désactivés dans un cas, réactivés dans l'autre. Que dit-on quand on dit "je crois", je crois (à) quelque chose dans un sens quasi cognitif, je le tiens pour vrai ? Quand je pense aux "platistes", ou aux "complotistes", du moins à ceux qui ne sont ni complètement idiots ni complètement ignorants (ce n'est pas la même chose, mais c'est compatible), à ceux qui construisent et étayent les théories "alternatives" sans se contenter de les répéter, j'entends surtout un "je vous emmerde" adressé au (reste du) "monde"... La tonalité peut être très différente chez d'autres, religieux par exemple, mais il y a toujours dans une profession de foi une dimension "performative", qui vaut par ce qu'elle fait plutôt que par ce qu'elle dit. Plutôt défensive ("fichez-moi/nous la paix") ou affirmative d'une "identité", d'un soi individuel ou collectif, jusque dans l'expression modeste d'un désir de différence (comme dans la litote anglaise, I beg to differ). Il n'empêche qu'un tel speech act, comme dirait Austin, doit bien s'arranger en principe avec ce que chacun sait croire en son "for intérieur"; mais rien n'est plus facile que de faire taire la voix de ce savoir-croire-là, surtout quand la "conscience" est occupée à argumenter, agressivement ou défensivement, à l'extérieur. La croyance devient là inséparable de la mauvaise foi, mais celle-ci n'est pas nécessairement consciente, elle n'affleure même qu'exceptionnellement à la conscience. Sur ce point l'expérience du jéhovisme est très précieuse (du moins pour ceux qui en sortent) car, comme souvent, caricaturale... Comme je l'ai maintes fois raconté, je ne crois pas (!) avoir douté de quoi que ce soit entre ma "conversion" (en lisant un livre en une nuit, après ma première réunion) et mon baptême (à 13 ans), mais un an plus tard je doutais de tout... et ma "décision" (consciente, quoique compulsive) de noyer le doute dans l'engagement et l'activité a été globalement couronnée de succès pendant des années, le doute n'émergeant que par instants (cette "vérité" pourrait après tout être une erreur complète), vite refoulé sans même le moindre effort, simplement par la poursuite des relations et des activités dans un petit monde où tout le monde y "croyait" ou faisait semblant d'y croire; par rapport à cette "réalité" diurne et quotidienne, c'est le doute même qui se présentait comme un (mauvais) rêve, ou comme un jeu -- auquel j'ai cependant fini par me laisser prendre... Il me semble néanmoins que la "foi" non seulement garde un sens, mais trouve son meilleur sens quand elle se comprend comme rapport à l'" impossible", qui ne le rend pas simplement "possible" sinon justement comme "impossible". Autrement dit, quand elle se rapporte à la limite de la "raison" et qu'elle marque cette limite, sans prétendre se tenir au-dehors ni au-dedans. Mais cela n'intéresse guère une philosophie analytique. Cela rejoindrait peut-être une discussion que nous avons eue il y a très longtemps, si je ne confonds pas, autour du fameux petit livre de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Les Grecs ne s'attendaient sans doute pas à voir Zeus ou Héra "en vrai", mais il me semble que beaucoup de chrétiens, de juifs ou de musulmans seraient franchement déçus de voir Dieu, Jésus, Yahvé ou Allah "en vrai", parce que ce qui indiquait à leur foi une ouverture ou une déclosion de leur "monde" en signerait aussitôt la clôture absolue. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Lun 18 Déc 2023, 11:53 | |
| - Citation :
- J'ai souvent employé moi-même l'argument "si tout est possible, rien n'est probable ni improbable" -- encore récemment à propos des débats sur la datation de Daniel, ou plutôt comme une façon d'y couper court: si quelqu'un est prêt à (dire) croire que des événements précis sont prédits plusieurs siècles à l'avance, il est parfaitement inutile de faire l'inventaire des indices textuels, narratifs ou philologiques d'une rédaction tardive, dans une enquête à la Bougret qui contourne obstinément l'évidence majeure... Mais à vrai dire celui qui affirme que "tout est possible" en refuse aussitôt les conséquences, pourtant logiquement imparables. Je me souviens de "fondamentalistes" prêts à tout pour défendre l'historicité de Jonas, en reprochant (non sans raison) au rationalisme sa circularité, et qui retrouvaient instantanément leur esprit critique, intact, à propos des "deutérocanoniques", les mêmes arguments de vraisemblance étant désactivés dans un cas, réactivés dans l'autre.
Une réflexion encore plus générale pour finir: je me demande si les fondamentalistes n'ont pas, au fond, raison quand ils reprochent aux exégètes critiques de dépendre d'un présupposé rationaliste qui exclut le "miracle" (en l'occurrence la "prophétie" annonçant dans le détail des événements plusieurs siècles à l'avance). Mais peut-être ne poussent-ils pas le raisonnement assez loin. Car si l'on présuppose la possibilité du "miracle" alors TOUT devient possible, donc également plausible: il n'y a plus aucun critère valable pour juger de la probabilité ou de l'improbabilité relatives d'une thèse. En l'espèce: tout le monde est d'accord pour dire que l'essentiel de Daniel 11 suit le cours de l'histoire jusque vers 164 av. J.-C., après quoi il perd le fil des événements de cette époque. Avec le "présupposé rationaliste", c'est une raison amplement suffisante pour dater le texte, que les autres éléments (linguistiques, p. ex.) peuvent corroborer mais en aucun cas infirmer. Sans ce présupposé, absolument tout est possible, et quel que soit le nombre d'indices qu'on pourra présenter en faveur d'une rédaction au IIe siècle ils ne seront jamais probants. Si Dieu peut raconter l'histoire politique à l'avance, il peut aussi le faire dans un état futur de la langue, et ainsi de suite: d'ailleurs Daniel ne comprend pas ce qu'il écrit, n'est-ce pas? Alors pourquoi faire semblant de discuter "rationnellement" de la probabilité de tel ou tel hellénisme au VIe siècle quand on a d'avance renoncé à toute mesure de probabilité ?https://etrechretien.1fr1.net/t345p25-le-livre-de-daniel-est-il-authentiqueFABLERécit non historique, fiction, mythe, invention, mensonge. On rencontre le terme muthos en I Timothée 1:4; 4:7; II Timothée 4:4; Tite 1:14; II Pierre 1:16.Muthos s’oppose à alêtheia, la “vérité”, qui désigne un fait avéré, l’essence même d’une question. En Galates 2:5, l’expression “la vérité de la bonne nouvelle” s’applique à l’enseignement véridique de l’évangile, par opposition aux déformations qui en sont faites. Les apôtres mirent les chrétiens en garde contre les histoires fallacieuses humaine et qui risquaient de les détourner de la vérité. Le judaïsme foisonnait de ce genre de fables, des traditions des anciens qui composaient la prétendue “loi orale”, laquelle vint à faire partie du Talmud. Le judaïsme, qui était l’ennemi principal du christianisme au premier siècle, avait été grandement influencé par les philosophies et les enseignements païens. L’un de ses mythes s’appuyait sur la doctrine païenne de la transmigration de l’âme. Selon lui, l’âme d’Adam aurait revêtu les corps de Noé et de David, et devait également s’incarner en la personne du Messie. En fait, les Juifs avaient emprunté cette fable à la mythologie égyptienne. D’après eux, elle aurait d’abord été révélée à Abraham, qui aurait aussi enseigné que les âmes des hommes pouvaient se réincarner dans des femmes, des bêtes, des oiseaux, voire dans des reptiles, des rochers ou des plantes. Pour châtier l’esprit d’un homme, on le ferait entrer dans le corps d’une femme. Si l’homme avait eu une conduite particulièrement odieuse, son esprit prenait la forme d’un reptile ou d’un objet inanimé. En revanche, si une femme était juste, elle pourrait dans une autre vie devenir un homme. L’ânesse de Balaam, les corbeaux qui ravitaillèrent Élie et le poisson qui engloutit Jonas étaient tous tenus pour posséder une âme intelligente réincarnée.Les écrits apocryphes abondent en légendes non moins imaginaires, tel celui qui raconte que Daniel tua un grand dragon avec une mixture de poix, de graisse et de poils (Addition au livre de Daniel, 14:23-27, TOB), et celui qui dit que Tobie utilisa le cœur, le fiel et le foie d’un énorme poisson pour guérir et pour exorciser. — Tobie 6:2-9, 17, 18, Jé.Parmi les propagateurs de fables, il y eut aussi plusieurs sectes gnostiques. Certaines essayaient d’associer le christianisme avec le judaïsme et le paganisme, tandis que d’autres rejetaient le judaïsme. Quoi qu’il en fût, toutes se fondaient sur des croyances païennes, y compris sur la philosophie grecques. Selon l’une de leurs croyances, il y avait un dieu, le Démiurge, qui occupait une position intermédiaire entre le Dieu suprême et l’univers matériel. Puisque la plupart des gnostiques voyaient en la matière la source du mal opposé à Dieu, ce Démiurge n’était qu’un être imparfait et limité. Il avait créé les planètes et dirigeait le cours des événements, étant lui-même l’instrument inconscient de puissances supérieures. Au dire d’Irénée, il y avait au soir de la vie de l’apôtre Jean un certain Juif nommé Cérinthe, qui se targuait d’être enseignant. Cérinthe disait que le monde n’avait pas été fait par le Dieu suprême, mais par un Démiurge distinct du Dieu suprême, qui lui était inférieur et qui ne le connaissait pas. Il prétendait que Jésus n’était pas né d’une vierge, mais qu’il était vraiment le fils de Joseph et de Marie, bien qu’il surpassât tous les hommes en vertu, en connaissance et en sagesse. Lors de son baptême, le Christ, venant de Dieu (qui est au-dessus de tout), serait descendu sur lui sous la forme d’une colombe. Plus tard, le Christ aurait abandonné Jésus, sans quoi ce dernier n’aurait pu mourir. Cérinthe enseignait également que les souffrances de Jésus ne pouvaient permettre la rédemption de l’homme. Il pensait encore que les chrétiens étaient tenus d’observer la Loi.https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200011438?q=apocryphes+l%C3%A9gendes&p=parL'auteur de l'article semble être choqué par le fait que l’ânesse de Balaam puisse être tenue de posséder une âme intelligente réincarnée mais doit trouver tout à fait normal qu'une animal puisse parler ... |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La croivance Lun 18 Déc 2023, 14:00 | |
| J'avais conscience de me répéter, mais c'est depuis plus longtemps encore que je ne le craignais (17.12.2010 !).
Les "fondamentalistes" auxquels je faisais allusion dans le post précédent n'étaient pas spécialement TdJ, j'avais en mémoire des cours de Vaux-sur-Seine et des discussions au Comité de rédaction de la NBS... mais le mécanisme est exactement le même, la "raison critique" est simplement interrompue (au sens de l'interrupteur électrique, switching off and on) quand il s'agit de la Bible ou du dogme, et elle fonctionne parfaitement sur tout le reste. La "croivance" est sélective. |
| | | free
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| Sujet: Re: La croivance Lun 18 Déc 2023, 14:23 | |
| - Citation :
- J'avais conscience de me répéter, mais c'est depuis plus longtemps encore que je ne le craignais (17.12.2010 !).
Une réflexion aussi perspicace mérite d'être répétée et d'être relue ... Il me semble que la croyance religieuse, implique un certain d’apprentissage (ça s'apprend de croire), un engagement volontaires de la part du fidèle, rendant d’autant plus difficile pour lui d’y renoncer, quels que soient les arguments qu’on lui expose. Certains fidèles croient par CHOIX, par loyauté à un groupe, par attachement affectif (on ne ne veut pas décevoir ceux que nous aimons et être rejeter par le groupe), par réflexe généré par ce fameux apprentissage ... ce qui peut expliquer pourquoi un homme comme Raymond FRANZ a pu écrire des articles entiers sur des sujets que lui-même ne trouvait pas fondé : Il fallut des mois de recherches pour ce seul sujet “ Chronologie” et il en résulta le plus long des articles du livre Auxiliaire. Nous avons consacré la plus grande partie du temps à trouver des preuves ou un soutien historique pour 607 avant notre ère, date pivot dans nos calculs pour 1914. Charles Ploeger, membre du siège mondial, me servait de secrétaire à cette époque et il cherchait dans toutes les bibliothèques de la ville de New York tout ce qui pourrait justifier l’historicité de cette date.Nous n’avons absolument rien trouvé en faveur de 607 avant notre ère. Tous les historiens indiquaient une date vingt ans plus tôt. Avant de commencer à préparer le sujet sur “Archéologie” pour l’Auxiliaire, je n’avais jamais réalisé que le nombre de tablettes d’argile cunéiformes retrouvées en Mésopotamie et remontant au temps de l’ancienne Babylone se comptait par dizaines de milliers. Rien dans toutes ces tablettes ne permet de dire que l’empire Néo-Babylonien (où l’on retrouve Nabuchodonosor) eut une durée qui convienne à nos calculs pour arriver à 607 avant notre ère, date présumée de la destruction de Jérusalem. Tout indiquait une période plus courte de vingt ans que ce qu’affirmait notre chronologie officielle.Même si cela me semblait inquiétant, je voulais croire que notre chronologie était juste en dépit de la preuve du contraire, qu’il y avait une erreur quelque part dans cette preuve. C’est pourquoi, dans la préparation du sujet du livre Auxiliaire, temps et espace étaient consacrés à tenter d’affaiblir la crédibilité de l’évidence archéologique et historique qui concourait à démolir notre date de 607 avant notre ère et donner un point de départ différent à nos calculs, ce qui nous aurait amenés à une date autre que 1914.Avec Charles Ploeger nous avons fait le voyage jusqu’à l’université Brown à Providence, Rhode Island, pour interviewer le professeur Abraham Sachs, spécialiste des textes cunéiformes anciens, et particulièrement ceux comportant des dates astronomiques. Nous voulions voir si nous pouvions obtenir des informations qui mettraient en évidence un point faible ou une lacune quelconque dans la date astronomique présentée dans nombre de ces textes, date démontrant que notre 607 avant notre ère était une erreur. Finalement, il était évident qu’il aurait fallu une conspiration de la part des anciens scribes—sans pouvoir imaginer leur raison de le faire—si en fait notre date était la bonne. Encore une fois, comme un avocat face à une preuve qu’il veut dénier, je me suis efforcé de discréditer ou d’affaiblir la confiance dans les témoins des temps anciens qui attestaient de ces faits, à savoir les textes historiques concernant l’Empire Néo-Babylonien. Les arguments que je présentais étaient honnêtes, mais je savais qu’ils n’avaient qu’un seul but: défendre une date qui n’avait aucun support historique.Ainsi, malgré notre profond attachement à certains principes, le livre Auxiliaire contenait néanmoins de nombreux exemples des efforts que nous avions faits pour rester loyaux aux enseignements de la Société. Sous bien des aspects, ce que nous avons appris au cours de cette expérience a fait bien plus pour nous que pour la publication. Mais le livre Auxiliaire pour une meilleure intelligence a aussi servi à susciter l’intérêt pour la Bible chez nombre de Témoins. Il est possible que son ton, son approche, les efforts des rédacteurs pour rejeter tout dogmatisme, admettre qu’il n’y a pas une seule façon de voir les choses, ne pas voir dans les faits plus que ce que les preuves permettaient honnêtement —tout cela a été profitable, même si nous avons parfois failli, laissant des idées préconçues prendre le dessus, manquant de nous en tenir aussi fermement aux Ecritures que nous l’aurions dû. Cela fut vrai, dans mon cas, dans la préparation de sujets tels que “Temps fixé des Nations”, “Esclave fidèle et avisé”, et “Grande Foule”: tous contiennent des arguments dont le but était de soutenir des enseignements des publications de la Watch Tower. Simplement parce qu’à cette époque, dans mon esprit, ces choses étaient des “faits”, j’ai moi-même agi différemment de l’intention donnée dans la “Préface” que je rédigeais plus tard. A la page 6, sous le titre “Son but”, on peut lire “l’Auxiliaire pour une meilleure Intelligence n’a pas été conçu comme un commentaire doctrinal ou un ouvrage interprétatif”. On y lisait aussi que lorsqu’il y avait une interprétation d’une expression symbolique ou figurée, ce n’était en aucun cas fait dans le but de “se conformer arbitrairement à une croyance”. Dans l’ensemble, c’était vrai. Mais des croyances profondément enracinées ont parfois eu raison de nos efforts pour nous en tenir à ce principe.https://friendsofraymondfranz.com/wp-content/uploads/2020/04/CC2003-Fre.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La croivance Lun 18 Déc 2023, 15:08 | |
| En tout cas ce genre d'expérience montre que ce qu'on oppose tranquillement comme honnêteté ou malhonnêteté, sincérité ou hypocrisie, est beaucoup plus complexe et trouble qu'on le croit ou qu'on fait semblant de le croire. Mais cette expérience ne sert à personne d'autre que celui qui la vit, et encore, car elle est essentiellement celle du traître, du renégat, de l'hérétique ou de l'apostat suspect même à ses propres yeux -- car d'une part sa "prise de conscience" n'est pas sans honte, parce qu'elle arrive toujours trop tard, d'autre part elle se double d'un réel sentiment de déloyauté: on ne peut pas être fidèle à des idées sans trahir des gens, et inversement. |
| | | VANVDA
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| Sujet: Re: La croivance Mar 19 Déc 2023, 15:25 | |
| - Narkissos a écrit:
- En tout cas ce genre d'expérience montre que ce qu'on oppose tranquillement comme honnêteté ou malhonnêteté, sincérité ou hypocrisie, est beaucoup plus complexe et trouble qu'on le croit ou qu'on fait semblant de le croire.
C'est un point que j'ai essayé d'expliquer lorsque la créatrice du podcast Méta de Choc m'avait interviewé, à propos de la "duplicité" dont sont souvent accusés les membres du CC, souvent vus comme d'affreux cyniques dont tous les autres seraient de pauvres victimes innocentes, naïves. Bon, je m'étais un peu dispersé dans ma réponse, et elle n'a gardé finalement (avec mon accord) que quelques phrases rapides sur le sujet. Mais s'il est vrai qu'on perd sans le moindre doute en "naïveté" à chaque fois qu'on bricole un "compromis" comme celui évoqué par R.Franz, et sûrement encore un peu plus quand la fidélité à l'organisation est directement corrélé au maintien d'avantages matériels (un train de vie somme toute très confortable) et une position de prestige, en ce qui concerne les membres du CC (et d'autant plus qu'ils repartiront une main devant, une main derrière, s'ils devaient quitter l'organisation...), je ne crois pas que ça fasse sombrer du coup, comme mécaniquement, du côté du cynisme froid, calculateur, et conscient de lui-même. C'est autrement plus complexe que ça, et la première victime de ce genre de malhonnêtetés, c'est souvent aussi son coupable... Dommage que je n'ai pas eu cet extrait de "Crise de conscience" à l'esprit à ce moment -là, c'en eût été l'illustration parfaite. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La croivance Mar 19 Déc 2023, 16:58 | |
| J'ai le souvenir, excellent mais vague, de plusieurs vidéos de toi, je ne sais pas si c'est ça ou autre chose: si c'est encore en ligne quelque part j'aimerais bien avoir un lien...
Sous ce rapport aussi, l'expérience du Béthel (de France) a été pour moi révélatrice -- j'en ai déjà (trop) souvent parlé: ce qui pouvait se dire sur le ton de la plaisanterie, de l'ironie ou du sarcasme, aussi bien parmi des jeunes "nés-dedans" que chez les "anciens" dès lors qu'on entrait dans leur confidence montrait qu'ils ne croyaient pas grand-chose de ce qu'ils étaient censés croire, alors même que dans un contexte "sérieux" ils auraient juré le contraire... Pour moi qui débarquais de ma campagne bourguignonne où j'avais joué avec le sérieux de la vingtaine un rôle de "pionnier spécial" et d'"ancien" (par intérim), c'était une énorme surprise, à vrai dire moins choquante que libératrice parce que ça correspondait à des choses qui m'étaient maintes fois passées par la tête et que je m'étais efforcé de refouler...
Il y a une "fidélité globale", à un "Dieu" qui fait corps non seulement avec une "organisation" mais un "peuple", des gens, des noms et des visages, et cette fidélité-là ne se laisse pas aisément ébranler par des doutes intellectuels, fussent-ils nombreux et très proches, au moins par effet cumulatif, d'une certitude d'erreur... sans même y mêler des questions d'intérêt et de crainte de l'inconnu. |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: La croivance Mer 20 Déc 2023, 09:02 | |
| L'éternel et douloureux conflit entre la loyauté et l'intégrité... Qu'on ne résoudra même pas vraiment en ne se faisant plus beaucoup (même si sans doute toujours trop) d'illusions sur l'une ET sur l'autre. |
| | | free
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| Sujet: Re: La croivance Mer 20 Déc 2023, 11:27 | |
| « Credere non potest nisi volens ». saint Augustin : « on ne peut croire sans le vouloir ».St Augustin lit et commente St Jean Dans le prologue de l'ouvrage, Augustin, qui souligne l'importance de la foi, esquisse un thème qui lui est cher et que nous avons déjà rencontré : il repart en fait d'un passage tiré d'Isaïe : "Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas" (Is 7, 9). On se rappellera un texte d'Augustin (Homélies sur l'Evangile de Jean, Tract. XXIX, 6, p. 707) : "La compréhension est la récompense de la foi. Ne cherche donc pas à comprendre pour croire, mais crois afin de comprendre, parce que si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas." La foi est donc première : elle est première parce qu'elle est grâce. La première grâce qui nous a été accordée est le don de la foi. La grâce nouvelle, qui en est la conséquence et le couronnement, c'est la vie éternelle. On citera : "Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car cette révélation t'est venue, non de la chair et du sang mais de mon Père qui est dans les cieux" (Mt 16, 17), après la réponse de Pierre : "Tu es le Christ le Fils du Dieu vivant". http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/foi.htm |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: La croivance Mer 20 Déc 2023, 13:11 | |
| C'est le grand truc qu'il m'est impossible de comprendre chez Augustin : autant je peux le suivre sans problème sur une première partie de sa proposition (oui, il y a bien une espèce de "séduction" qui nous emmène ici plutôt que là et qui repose sur d'autres critères que sur la "vérité" des propositions qui vont nous intéresser et auxquelles on va consacrer du temps, un peu comme on choisit toujours une école avant d'en avoir reçu l'enseignement), autant l'idée qu'on "choisisse" de croire en prenant une acception aussi formelle du verbe "choisir", ça me semble inimaginable. Je n'arrive pas à imaginer comment on peut être aussi conscient que ça de la totale subjectivité de son "choix" ET être capable de croire derrière qu'il nous aura emmené à une vérité objective. Comment peut-on ne pas voir que cette technique ("je choisis de croire x, puis APRÈS je comprendrais") peut nous amener à adopter absolument n'importe quel x, quel qu'il soit...(et l'humanité dans son ensemble est là pour nous le rappeler : c'est de fait ce qui arrive tout le temps et depuis toujours, les humains croient littéralement n'importe quoi, pourvu que l'histoire racontée soit partageable).
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Mer 20 Déc 2023, 13:15 | |
| Merci free pour ce texte, qui mérite d'être lu attentivement; l'ensemble du site me semble très bien conçu et présenté. La "foi", surtout quand on ne la limite pas à son aspect (quasi ou pseudo-)cognitif (= tenir une chose, un événement, une proposition pour "vrais", chacun d'ailleurs selon des modalités différentes: chose réelle, événement advenu, proposition exacte), se noue à beaucoup de notions qu'on peut en distinguer jusqu'à un certain point, comme le vouloir (qui se laisse lui-même difficilement distinguer du désir, de l'amour, etc.) ou du pouvoir (puissance, potentialité, virtualité, y compris sous l'aspect du "possible" et de l'"impossible"; pour rappel, dans les Synoptiques et surtout chez Marc, c'est aussi bien à "celui qui croit / a foi" qu'au "dieu" que "tout est possible", d'où la "foi de dieu"). Mais toutes les définitions et distinctions portées à leur limite s'effondrent, et dans ce cas la limite n'est pas seulement conceptuelle mais existentielle et temporelle: sous l'aspect de l'"accompli", il n'y a plus de "vouloir" ni de "pouvoir" qui tienne, aussi sûrement qu'une fois l'événement arrivé, la loterie tirée ou le match joué il n'y a plus de probabilité, de chance ou de risque; au passé composé comme au futur antérieur, on a(ura) fait indistinctement ce qu'on a(ura) pu et ce qu'on a(ura) voulu. Par contre, tant que ce n'est pas joué, il y a bien une différence, une tension, un dilemme, une épreuve et des enjeux. C'est la grande originalité de Kierkegaard (dès Enten-eller, l'Alternative, Ou bien... ou bien; cf. p. ex. ici) d'en avoir fait le critère principal de sa pensée. Cela s'appliquerait aussi à la "loyauté" et à l'"intégrité" que distingue VANVDA... Différence cruciale et déchirante dans l'instant d'une décision à prendre, mais qui s'annule sitôt le pas franchi, plus ou moins consciemment ou accidentellement; angoisse de devenir ce qu'on est, selon la formule de Pindare dont le jeune Nietzsche avait fait sa devise, puis indifférence de la tautologie: à la fin chacun aura été ce qu'il était et aura fait ce qu'il a fait, ce qu'indistinctement il pouvait et voulait, le sachant ou non, et il n'y aura pas de quoi en faire un fromage. La "foi", comme le "pouvoir" et le "vouloir", l'"amour" ou le "désir", n'ont de sens qu'à l'inaccompli, tant qu'ils se distinguent assez les uns des autres pour pouvoir jouer ensemble, les uns avec et contre les autres, si illusoire que ce jeu paraisse après coup. --- P.S.: Je n'avais pas lu le dernier post de VANVDA, qui nous ramène justement à l'aspect cognitif du "croire". Mais à mon sens cet aspect n'est pas vraiment séparable d'une "foi" qui est aussi "affective", autant que ce qu'on en distingue provisoirement comme "volonté", "désir", "amour", etc. Même Nietzsche au bout de la Généalogie de la morale reconnaît la nécessité d'une "foi" de ce type derrière une "volonté de vérité", fût-ce dans l'"idéal ascétique" du savant qui a pris la relève du prêtre. |
| | | free
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| Sujet: Re: La croivance Jeu 21 Déc 2023, 16:08 | |
| Paul Clavier La méthode Coué et l’effet placebo Deux modèles impossibles de la croyance religieuse L’étude
L’étude des croyances religieuses est en butte à une sérieuse difficulté. Il paraît difficile en effet de s’en tenir, en la matière, à une stricte neutralité axiologique. La manière même dont on va décrire les croyances supposées être en vigueur dans tel segment de telle population à telle époque dépendra en effet de l’état des croyances de l’observateur, de son ontologie, des paradigmes théoriques auxquels il se réfère explicitement ou implicitement. Bourdieu l’avait souligné à sa façon dans le célèbre article « Sociologues de la croyance et croyances de sociologues 1 » : « l’investissement dans l’objet » et le « rapport à l’objet scientifique » sont particulièrement sensibles dans le cas des croyances religieuses. La croyance que le Dalaï-lama est un dieu vivant peut-elle être vraiment décrite de la même façon : 1o) par un observateur qui considère que de toute façon, elle est non pertinente (soit que dieu n’existe pas, soit qu’il ne puisse se présenter sous une forme humaine, etc.) ; 2o) par quelqu’un qui estimerait qu’après tout, cette croyance pourrait décrire un état de choses plausible (dieu existe et pourrait se présenter sous une forme humaine) ; 3o) ou alors par quelqu’un qui la considérerait comme très probable voire certaine ? Pour contourner le problème, on peut bien sûr abandonner l’approche substantialiste ou substantive (dirigée sur l’examen du contenu, de la substance, du fait ou de l’attitude religieuse) pour lui préférer une approche fonctionnelle ou fonctionnaliste 2. Par ailleurs, s’autorisant d’une lecture de Paul Veyne 3, beaucoup d’approches privilégient un certain « fictionnalisme » : on présuppose que la croyance est de toute façon une fiction (plus ou moins consciente, plus ou moins délibérée, mais en tous cas consentie). Mais il est prudent ici de distinguer deux choses : le degré d’assentiment qu’une personne donne à ce qu’elle dit quand elle participe à un culte, répète une formule rituelle, etc. et ce que cette personne croit ou ne croit pas au sujet des entités et des opérations impliquées par le culte ou la pratique rituelle. Certes, par conformisme social, par intérêt, ou par peur, on peut simuler qu’on partage une croyance. Mais alors on ne croit pas, on fait semblant de croire. On ne fait que donner le change. Dès lors qu’on partage vraiment cette croyance, on ne feint plus : on croit. Or, le modèle fictionnaliste prétend que croire n’est justement rien d’autre que faire semblant, simuler, faire comme si...
Effet placebo
Et il ne sert de rien de dire : vous savez, les croyants ne sont pas à une contradiction près ! Car la question n’est pas de savoir si les croyants (en particulier en matière religieuse) croient des propositions qui s’avèrent être contradictoires, mais s’ils assument des contradictions comme telles. Psychologiquement, il est impossible de croire que p une substance ou un traitement thérapeutiquement neutre et de croire, en même temps et sous le même rapport, que prendre p me fait guérir. Coire que la prise de p me fait guérir, c’est croire à l’efficacité thérapeutique de p.
Au contraire, affirmer qu’on peut croire que p est thérapeutiquement neutre tout en croyant que p peut me guérir, cela reviendrait à assumer le genre de contradiction performative qu’illustre la malicieuse formule de Woody Allen : « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple élu ». Certes, on peut regretter que p soit thérapeutiquement neutre comme on peut regretter que Dieu n’existe pas, et souhaiter néanmoins guérir ou être consolé. Et il se peut qu’on soit guéri ou consolé. Mais on ne peut se mettre à croire qu’on est guéri par un médicament dont on sait qu’il ne guérit pas ou consolé par un dieu dont on sait qu’il n’existe pas.
Le même argument permet de défaire la représentation populaire du « saut de la foi », telle que mise en scène dans Indiana Jones et la dernière croisade (S. Spielberg, 1989). Avant d’accéder à la grotte abritant, entre autres, le Saint-Graal, Indi (Harrison Ford) doit franchir un ravin. Il aperçoit sur l’autre rive du ravin l’ouverture de la grotte, mais aucun pont, aucune passerelle, aucun appui d’aucune sorte permettant de franchir le ravin et de parvenir à la grotte. Il est encouragé par son père agonisant à faire le « saut de la foi (leap of faith) ». Or, c’est apparemment un saut dans le vide. Comment concevoir ce saut de manière psychologiquement... crédible ? En troisième personne, on pourra certes dire : Indi a fait confiance, il s’est élancé et a pu se rendre compte qu’en fait il pouvait passer le ravin, une passerelle furtive, rendue invisible par un savant effet de perspective, assurant la liaison avec la grotte.
Mais en aucun cas, Indi ne peut se dire : « Je crois qu’il n’y a pas de passerelle, mais je crois aussi que, si je crois qu’il y a une passerelle, il y a une passerelle même s’il n’y a pas de passerelle ». Il y a ou il n’y a pas de passerelle. Peut-être y a-t-il un moyen de passer le ravin sans passerelle (suspension des effets gravitationnels, effet de la méditation transcendantale, intervention divine, etc.).
En clair : je ne peux pas croire qu’il y a un moyen de passer le ravin si je crois qu’il n’y a pas de moyen de passer le ravin. Je ne peux pas croire qu’il suffit que je croie qu’il y a un moyen de passer pour qu’il y ait un moyen de passer alors que je crois qu’il n’y a pas de moyen de le passer. En dépit des acrobaties dont elle est coutumière, une croyance ne peut se retourner ainsi contre elle-même sans s’annuler. On peut croire beaucoup de choses (folles, étranges, erronées..) mais on ne croit qu’une chose à la fois. Même dans le domaine (un peu trop facilement suspecté) des croyances religieuses, nul ne peut croire, en même temps et sous le même rapport, p et non-p. A fortiori, le cas de figure : je crois que non-p, mais je crois que si je crois que p, alors que je crois que non-p, alors je crois que p. Ce prétendu saut de la foi n’est même pas la foi du sot. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Jeu 21 Déc 2023, 17:15 | |
| Lien de cet excellent article, qui devrait plaire à VANVDA, si j'ai bien compris l'un et l'autre... La comparaison m'amuse aussi à titre personnel et anecdotique, car mon père, avant de se convertir au jéhovisme, était un grand adepte de la méthode Coué, dont il avait lu le(s) livre(s) et qu'il prenait très au sérieux... ma mère aussi, d'ailleurs, qui malgré une enfance basque et très catholique n'est plus du tout religieuse, et que j'ai encore entendue récemment, dans un moment de perturbation mentale, réciter des formules de Coué, "je vais bien, je vais de mieux en mieux", qui m'ont soudain ramené 60 ans en arrière... Quant à la lecture de Pascal, réductrice mais amusante aussi, je ne résiste pas à rappeler ceci. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Ven 22 Déc 2023, 13:01 | |
| Michel de Certeau : l'anthropologie du croire et la théologie de la faiblesse de croire Patrick Royannais
Partie de la nécessité pour l’institution de faire croire comme expression de son autorité qui veut faire faire, l’analyse politique du croire se termine par une contestation de l’institution dans sa prétention à manier ce qui est à croire. Nous pouvons synthétiser l’analyse de la façon suivante :
– Premièrement, la réflexion sur le croire à partir de sa situation politique ou institutionnelle montre qu’il est possible de comprendre le croire comme pratique et non d’abord comme savoir, comme acte, et non d’abord comme contenu noématique.
– Deuxièmement, s’il est vrai que l’institution n’est pas réductible à un face à face avec l’individu, mais est aussi une des dimensions de la personne humaine, alors l’analyse souligne qu’il n’est pas concevable de croire tout seul, parce que le croire articule un rapport à l’autre et aux autres par la médiation de l’institution.
– Troisièmement et partant, on aura développé une anthropologie du croire sur le versant sociologique. Le croire n’est pas alors une activité de l’homme parmi d’autres, une activité dont il pourrait se passer. Croire est une manière d’être pour l’homme.
– Quatrièmement, le rapport du croire à la vérité demeure, même lorsque le croire est pratique, résultat d’un faire faire, parce qu’il faut que l’institution soit crédible. La crise du croyable semble être crise des institutions . La vérité n’est pas d’abord affaire d’énoncés, elle est un faire qui garantit la possibilité d’un vivre ensemble et celle des institutions. Le croyable bouge mais demeure ; il faut parler des « révolutions du croyable ».
– Cinquièmement, pour maintenir ce qu’il faut croire, l’institution risque de le définir de façon de plus en plus technique. « Le traitement institutionnel du croire épuise peu à peu ce qu’il prétendait gérer. En abusant de sa technicité, il perd sa crédibilité. Il s’isole de ce qui le soutient — une fonction qui fonde des liens sociaux sur l’énoncé d’opérations possibles. C’est la maladie qui menace tous les ‘magistères’. »
– Sixièmement, le croire a rapport à l’altérité sous différentes formes, une altérité irréductible qui convoque à la dépossession. « L’acte de croire apparaît comme une pratique de l’autre »
– Septièmement, alors que la modernité s’identifie à l’hégémonie de l’ordre de l’esprit, ne retenant comme vrai que ce qui est certain et démontré, il lui importe de se battre pour une bonne formulation afin de parvenir à des « vérités définitives ». Or le croire relève d’un autre type de discours. La fable est sa langue. La mystique apparaît comme ce qui réintroduit le contenu du croire mais pour mieux le soustraire, pour que jamais l’on ne s’imagine pouvoir l’énoncer adéquatement
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2003-4-page-499.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Ven 22 Déc 2023, 15:58 | |
| Michel de Certeau me semble avoir été l'un des penseurs catholiques les plus intéressants du XXe siècle: je ne l'ai pas assez lu pour en parler, mais le peu que j'en ai lu m'a fortement impressionné (Derrida, que j'ai beaucoup plus lu ces dernières années, l'a souvent cité). Sous cette réserve, j'ai l'impression que la présentation qu'en fait Royannais (encore un prêtre, celui-ci dominicain, celui-là jésuite) le "catholicise" plus que nécessaire -- mais quoi qu'un religieux dise du dogme et de l'institution, celle-ci tend toujours à le "récupérer" dans un sens apologétique -- en langage populaire, de "passer à la caisse" (comme dit Arletty de Blier donneur de sang dans Hôtel du Nord: "çui-là, faut toujours qu'y passe à la caisse").
Quoi qu'il en soit, on a là une réflexion de grande qualité sur ce qui dans la "foi" précède et excède le "croire" au sens (quasi ou pseudo-)cognitif, croyance ou croivance... ce n'est pas seulement l'excès ou le défaut du "subjectif" par rapport à l'"objectif", ni du "personnel" par rapport à l'"impersonnel", ni de l'"affectif" par rapport au "cognitif", bien que cela joue de toutes ces différences. Cela peut aider à comprendre dans une certaine mesure le paradoxe d'un "vouloir croire", y compris dans ses conséquences cognitives abusives: tenir pour vrai ce qu'on tient pour faux, vouloir croire ce qu'on sait ne pas croire, ce peut être un effet "collatéral" ou "secondaire", si regrettable soit-il, d'une "expérience" qui n'en est pas moins irrécusable pour son sujet (au sens précis de celui qui l'a "vécue").
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Le "croire vraiment" est (au moins) à double tranchant -- le vrai ment, comme la plupart des adverbes, mais il a bien des façons de mentir: quand je repense à ma première "conversion" à 12-13 ans, il me semble, rétrospectivement (avec les avantages et les inconvénients de la rétrospection), que c'est justement le fait de voir à ma première réunion jéhoviste des adultes, a priori normaux, "croire vraiment" des choses incroyables qui m'a, sinon convaincu, du moins prédisposé favorablement à l'auto-conviction. Mon rapport à la religion (catholique) avait été jusque-là principalement liturgique et subi (messes obligatoires du pensionnat), chanté, psalmodié, récité, souvent en latin, ce qui situait son "contenu" sur un tout autre plan que le "vrai" ou le "faux" -- lui-même variable selon les disciplines: la vérité de l'histoire ou de la géographie n'était pas celle des "leçons de choses", des mathématiques ou de la grammaire, mais personne ne nous avait jamais expliqué cette différence, d'autant plus confuse que tout était noté pareil, y compris le catéchisme. Quant au catéchisme, qui se voulait intelligent à l'époque de Vatican II, il nous invitait plutôt à ne rien prendre au pied de la lettre, de sorte que "Dieu" en fin de compte était pour moi plus proche du Père Noël, de Superman ou des dieux antiques que de De Gaulle, de Napoléon, de l'accord des participes passés ou du théorème de Pythagore (différents types de "vérités"). Par rapport à ça c'est la littéralité ou le "réalisme" de la croyance jéhoviste qui m'a frappé par son effet de sérieux, parce qu'elle prétendait à la "vérité" dans un sens absolu et univoque, sans la moindre distance: elle ne semblait pas faire semblant de croire, de jouer à croire, autrement dit elle jouait bien, sérieusement... Ce qui amenait -- au moins dans l'esprit d'un préadolescent, mais mon père qui avait la quarantaine s'y est aussi laissé prendre -- la question "pourquoi pas ?" ("et si c'était vrai"...). |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: La croivance Sam 23 Déc 2023, 17:09 | |
| (Je n'ai plus accès sur mon PC aux outils de rédaction habituels, je ne sais pas si c'est un plantage de mon navigateur ou si c'est le site hébergeant le forum qui est en maintenance...) Toujours est-il que je me rends compte que j'ai raté ta demande, Narkissos, que je copie/colle ici à défaut de pouvoir la citer comme d'hab : "J'ai le souvenir, excellent mais vague, de plusieurs vidéos de toi, je ne sais pas si c'est ça ou autre chose: si c'est encore en ligne quelque part j'aimerais bien avoir un lien..."
C'était ici : https://www.youtube.com/watch?v=3sxfEjiRLwk (évidemment, j'ai pas non plus la possibilité de créer un lien, faudra copier/coller l'adresse). [Edit : Ah ben si, le lien s'est créé tout seul]
La question de la "bonne foi" des membres du CC a été évoquée dans le fil de la discussion, la séquence commence vers 4'45". Il y a eu pas mal de digressions, selon mes mauvaises habitudes, et l'animatrice du podcast a fait pas mal de coupes/montages pour essayer de rendre la séquence plus digeste. On avait évoqué le fait que le "croire" regroupe sous un même verbe beaucoup de choses différentes, et que ça peut facilement tourner plus au "jeu de rôle" qu'à une conviction intime et profonde à propos du réel.
Le texte de Paul Clavier est effectivement fort intéressant. Je lui reprocherais de simplifier à outrance ET de prendre trop au sérieux cette simplification. Dieguez simplifie lui aussi beaucoup (dans "l'autre sens", si je puis dire) quand il dit que "croiver" ce n'est pas "croire", mais il a le mérite d'admettre sans problème que ce qu'il propose est une modélisation simpliste d'un phénomène complexe, qui n'a pas prétention à en dire la vérité, mais simplement d'y effectuer une espèce de "tri" pour y distinguer différents phénomènes, que ce tri n'épuiseront pas. Il me semble d'ailleurs qu'il rate certains faits qui mettent à mal sa critique : des études ont montré qu'aussi surprenant que ça puisse paraitre, l'effet placebo continue de marcher (même si moins efficacement) quand le sujet SAIT qu'il a affaire à un placebo. Il semble donc que même sur ce point, la croyance est bien plus ouverte que "j'y crois/j'y crois pas", et qu'on ne peut pas évacuer aussi rapidement l'idée que les deux états puissent se superposer. La manière dont ça peut se superposer, voilà ce qui m'intrigue ! Et puis, il fait de longs développement sur le fait qu'on ne peut pas réellement croire quelque chose quand on s'est "forcé" à le croire, qu'on ne peut pas être à ce point dupe de soi-même quand on est parvenu à une croyance par des moyens trop artificiels, quand on sait de cette croyance qu'elle n'existe qu'à cause de ce qu'on a pas voulu voir, etc. Ça me semble très éloigné non seulement de ce que j'ai vécu, mais aussi de ce que j'ai lu chez d'autres : je me souviens notamment d'Emmanuel Carrière (dans son best-seller "Le Royaume") expliquant qu'il n'a pas voulu évoquer sa foi avec son psy, après qu'il s'est converti à un catholicisme fervent, parce qu'il craignait que celui-ci, avec son discours rationnalisant, ne la lui brise en mille morceaux. Tout comme moi, Carrière savait parfaitement faire cohabiter (dans la douleur pour lui comme pour moi, certes) la croi(v)(y)ance et la mise en place de ce qu'on savait bien être des "artifices" pour la maintenir. Je trouve que Clavier balaye ça beaucoup trop vite du revers de la main. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La croivance Sam 23 Déc 2023, 18:52 | |
| Merci, merci ! C'est bien, je pense, l'entretien dont je croyais me souvenir, mais je l'ai réécouté intégralement avec grand plaisir tant c'est limpide -- grâce à la rare coïncidence, dirais-je, de deux intelligences peu communes... Tout à fait d'accord avec tes remarques sur Clavier -- je signalais simplement la convergence thématique avec Dieguez (que je n'ai pas lu). Au passage, je pense qu'il s'agit d'Emmanuel Carrère et non Carrière (quoique j'aie aussi beaucoup apprécié Jean-Claude Carrière). A tout hasard, j'ai ajouté (avant de te lire, et de t'écouter) un petit paragraphe, anecdotique et autobiographique, à mon post précédent, sur la crédibilité paradoxale de la croyance en l'incroyable -- témoignage d'un autre point de vue que le tien, de celui qui, non "né-dedans" mais "converti" très jeune, a au contraire été convaincu par le "sérieux" apparent de la croyance, si feinte, surfaite ou contrefaite fût-elle au fond des "consciences" particulières... |
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| Sujet: Re: La croivance | |
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