Les textes bibliques de référence n'évoquent -- prudemment -- qu'un seul miroir à la fois, Calvin en rapproche dangereusement plusieurs (miroirs de la création, de l'Ecriture, du Christ, etc.), mais il ne semble jamais envisager, du moins dans les passages cités ici, l'affolement ou le vertige optique qui se joue
entre des miroirs se faisant face, symétriquement, parallèlement ou diversement inclinés (démultiplication infinie et mise en abyme d'images alternativement inversées et redressées, variation et combinaison contre nature d'angles et de perspectives, etc.). C'est qu'il se veut, lui, "rationnel", et ne considère l'"image", l'image
dans le miroir et l'image
du miroir (métaphore, comparaison, trope, figure de style ou de rhétorique), comme le miroir lui-même, qu'en tant que moyen, accessoire ou instrument utile et docile, serviteur censément maîtrisé par son maître, son sujet et son objet, œil voyant ou esprit comprenant et chose vue ou pensée, sans que jamais le rapport du maître au serviteur ne soit subverti par ses médiations. Réduction "rationnelle" de l'image à l'idée, du voir au savoir et de la langue au "sens", qui ne soupçonne pas un instant que l'œil, l'intellect ou l'étant perçu et compris, "l'homme" ou "Dieu" en l'occurrence, y deviennent aussi des effets de miroir, ou des illusions (comme le labyrinthe alors, d'autant que celui-ci peut aussi être couvert de miroirs, ce qui n'arrange rien; cf. p. ex. ici). A cet égard Augustin et surtout Eckhart auront été plus profonds.
Alors que le polythéisme ne sortait jamais de son jeu de rôles et de personnages, les dieux s'expliquant à perte de vue par leur relation les uns aux autres (amour, haine, rivalité, conflits, théogonies et théomachies), en une société et une histoire interpersonnelles analogues et articulables à celles des mortels, le monothéisme (ou plus généralement le monisme) a inventé, c'est-à-dire trouvé autant que créé, un problème logique insoluble et irréductible, fondamental et abyssal à la fois: comment de l'
un sortirait-il de l'
autre, ne serait-ce que ce qu'il faut d'altérité ou d'itération pour une connaissance ou une conscience de
soi ? Même en-deçà de toute "création", "engendrement", "procession" ou "émanation", un "être" ou un "étant" comme "Dieu" impliquerait un processus
réflexif qui ferait déjà intervenir l'image, l'artifice, la technique, l'instrument ou la prothèse du miroir et ses semblables sensibles (écho renvoyé par l'obstacle, etc.): tout ce par quoi se forme la réflexivité, pronominale en français, d'un
se voir,
s'entendre,
se sentir,
se savoir ou
se connaître. C'est à cette question que s'attellera, comme nulle autre auparavant, la dialectique "spéculative" (de
speculum = miroir) de Hegel, aussi théologique que philosophique, par les entames successives de la "phénoménologie de l'esprit", de la "science de la logique" ou de l'"encyclopédie des sciences" (l'esprit qui serait "en soi" ne serait pas encore "pour soi", il doit produire la médiation qui le renverse de "thèse" en "antithèse" ou de "sujet" en "objet" pour se rétablir en "synthèse" du "sujet
se connaissant", esprit et savoir absolus, et ainsi de suite). Mais toute pensée de l'un (depuis Anaximandre, Parménide ou Héraclite) a été essentiellement confrontée au même problème, l'entame nécessaire et impossible de son "cercle". Calvin, déjà trop "moderne" pour penser l'"éternité" de façon classique (antique ou médiévale), refoulait le problème dans le mystère des "décrets éternels" (oxymore ou
contradictio in terminis) de Dieu avant la fondation du monde, mais il ne le résolvait pas: pour "décider" quoi que ce soit "Dieu" devait (d'abord ou en même temps, fût-ce sans temps !)
se décider lui-même: à "être", "Dieu", "Père" ou quoi que ce soit, ceci plutôt que cela, bon, juste ou n'importe quoi n'ayant de sens que par rapport à d'autres qui n'étaient pas encore là; ne fût-ce qu'à être "libre", "souverain" ou "tout-puissant", quitte à aliéner sa liberté, sa souveraineté, sa toute-puissance sitôt qu'il l'exercerait... Bref, *il* avait avant tout besoin d'un miroir, et au fond le premier récit de la Genèse ne raconte peut-être rien d'autre que la fabrication du monde et de l'homme comme miroir (image de...). Que la trinité réplique le même processus en-deçà de toute "création", elle n'en change pas le principe et n'échappe pas à l'inversion infinie de la réplique (qui réplique qui, quoi réplique quoi), de la copie au modèle, de l'après à l'avant ou du temps à l'éternité.
Outre
ce fil que nous avons repris et poursuivi récemment sur un sujet similaire, je rappelle à toutes fins utiles
celui-ci, sur l'épître de Jacques, où il était aussi beaucoup question de miroir(s).