Je vais me contenter d'exprimer ici quelques idées très générales sans chercher à les démontrer (mais que ça ne vous empêche pas de les réfuter si le coeur vous en dit).
Je perçois derrière les formes les plus extrêmes de la critique du religieux une rage, un ressentiment, une frustration, d'avoir subi et quelquefois souffert le religieux du fait d'une culture collective et/ou d'une histoire personnelle, sans avoir jamais eu le sentiment d'y trouver quoi que ce soit. Et à cela je ne peux que compatir, même si je pense qu'elle se trompe de cible.
Je perçois derrière les formes les plus extrêmes de l'apologétique religieuse (la soi-disant "défense" de la foi, celle-là même que Kierkegaard appelait le baiser de Judas de la sottise) une peur panique d'ouvrir la boîte noire étiquetée "foi", d'atteindre ou d'attenter à l'intégrité d'une somme ou d'un système de croyances où tout se tient, liée au pressentiment que si on commence on ne pourra pas s'arrêter et qu'il n'en restera rien, en tout cas rien de vrai, d'authentique ou de "valable". Paradoxalement, cette attitude peut être lue comme l'opposé de la foi, et suggère en tout cas que contrairement à ce que l'on proclame on n'a rien trouvé de vrai, d'éternel, de transcendant, d'inaltérable dans ce qu'on vénère de loin et globalement, de crainte de ne plus pouvoir le faire si l'on venait à s'en approcher trop pour y distinguer quelque chose.
L'ironie, c'est que ces deux attitudes symétriques, en Occident du moins, plongent également leurs racines dans la "tradition judéo-chrétienne", comme on dit -- d'une part dans la critique impitoyable de "l'idolâtrie" et des "faux dieux" qui est congénitale au monothéisme, d'autre part dans le sens du sacré dont le judaïsme et le christianisme ont vécu autant qu'ils l'ont combattu chez les autres. Sens du sacré qui est celui du respect, de la retenue, de la distance, de l'abstention: il y a des choses (en l'espèce une, et qui n'est justement pas une chose) qu'on ne doit en aucun cas toucher.
Deux avatars antagonistes de la même négativité si l'on y regarde bien, mais qui se conjuguent en l'occurrence de façon paradoxale: il y a à la fois devoir de nier le sacré en toute chose, obligation de blasphème et de sacrilège à la limite, d'athéisme au sens ancien du terme (ne pas croire aux dieux), et devoir de religion sans objet.
On pourrait dire que la critique du christianisme, dans la mesure où elle est reçue intelligemment et non combattue systématiquement, lui est salutaire parce qu'elle l'empêche de se complaire dans une idolâtrie qui serait contraire à son essence. Mais elle ne peut être reçue par et dans la foi que pour autant que celle-ci se sait "quelque part" inébranlable -- dans un sens par "expérience" (si c'est un pécheur, je ne sais pas; je sais une chose: j'étais aveugle et maintenant je vois), dans un autre par compréhension de sa propre négativité foncière, comme foi qui repose non sur l'existence de quoi que ce soit mais sur la mort (qui est aussi l'absence) de "Dieu".
Une théologie négative est aussi inaccessible à la critique qu'inexploitable pour l'apologétique. L'un et l'autre "camp" n'y verront sans doute qu'une pirouette pour échapper à leur sempiternel débat qui est à leurs yeux le seul valable. Elle ne les a pourtant pas attendus.