Exorcisme et Démons

Article instructif, quoique l'auteur ne soit spécialiste ni de l'exégèse biblique ni de l'histoire du christianisme ancien -- il le reconnaît lui-même très honnêtement, mais il ne faut pas l'oublier quand il passe aux affirmations péremptoires dans ces domaines (notamment en matière de datation, là où il ne fait que répéter ce qu'il prend pour un consensus et où il se montre bien moins prudent que pour ses propres hypothèses).

Il y a toutefois beaucoup de choses à en retenir, en particulier le parallèle (qu'il puise chez Marguerat, lequel ne l'a sûrement pas trouvé tout seul) entre la libération de Pierre (Actes 12) et celle de Dionysos dans les Bacchantes d'Euripide. Naturellement (ou culturellement) tout communique, y compris les récits évangéliques de la Passion-résurrection (la mort est une prison et la prison une mort, depuis les "liens" du she'ol-hadès, le passage des ténèbres à la lumière, etc.; l'élément sismique d'Euripide se retrouve d'ailleurs aussi bien dans les Synoptiques que dans les Actes, à propos de la prison de Paul, 16,26). Guère de rapport a priori avec l'exorcisme et les démons, sinon que celui-là se présente quelquefois comme "déliement", qui peut impliquer symétriquement que les démons ou leur prince soient "liés" comme "l'homme fort" des Synoptiques -- où la même "métaphore" (lier-délier) joue du reste tout autant pour la maladie ou l'infirmité et la guérison sans "démons" explicites. Soit dit en passant, il me semble que le "lier-délier" ne se limite pas dans la littérature rabbinique à l'inclusion ou à l'exclusion, il signifie aussi "interdire" et "autoriser" dans un sens casuistique, distinguer ce qui est permis ou interdit par tel ou tel "commandement" ou dans les conflits entre plusieurs "commandements".

Jésus a-t-il partie liée avec les démons ?

"Alors on lui amena un démoniaque aveugle et muet, et il le guérit, de sorte que le muet parlait et voyait. Toutes les foules, stupéfaites, disaient : N'est-ce pas là le Fils de David ? L'ayant appris, les pharisiens dirent : Il ne chasse les démons que par Béelzéboul, prince des démons !
Connaissant leurs pensées, il leur dit : Tout royaume divisé contre lui-même va à sa ruine, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne peut tenir. Si le Satan chasse le Satan, il est divisé contre lui-même : comment donc son royaume tiendra-t-il ? Et si, moi, je chasse les démons par Béelzéboul, vos fils, par qui les chassent-ils ? C'est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. Mais si c'est par l'Esprit de Dieu que, moi, je chasse les démons, c'est donc que le règne de Dieu est parvenu jusqu'à vous. Comment quelqu'un pourrait-il entrer dans la maison d'un homme fort et s'emparer de ses biens sans avoir d'abord lié cet homme fort ? Alors seulement il pillera sa maison. Celui qui n'est pas avec moi est contre moi, et celui qui ne rassemble pas avec moi disperse" (Mt 12,22-30).


L’apologue synoptique du « Fort ligoté » (Mt 12,29 et par.) dans la théologie d’Irénée et la première littérature chrétienne

2. La pointe d’un développement

7. Les logia de l’Évangile selon Thomas se présentent comme des unités isolées et discrètes. En revanche, on l’a dit, la sentence s’insère chez les évangélistes canoniques dans l’ensemble d’un développement plus important. Chez Marc, le miracle à l’origine de la polémique des Scribes ne précède pas immédiatement, mais l’évangéliste note au passage, de manière générale, l’intense activité thaumaturgique de Jésus et son obsession par la foule (Mc 3,10 et 20). Pour Matthieu et Luc, le développement est introduit par la guérison d’un sourd-muet, qui provoque la stupeur (Mt) et l’admiration (Lc) des foules se demandant si elles n’ont pas affaire au « fils de David » (Mt). Le récit mentionne alors une accusation, attribuée par Marc aux « Scribes venus de Jérusalem », par Matthieu aux « Pharisiens », par Luc à « certains d’entre eux » dans la foule, suggérant que Jésus expulse les démons dans [la puissance] de « Beelzebul, le chef des démons », selon l’expression commune aux trois versions. Les évangélistes rapportent ensuite une assez longue — pour les Synoptiques — argumentation de Jésus se défendant explicitement d’user d’une autorité démoniaque sur les démons et suggérant au contraire qu’il accomplit ces guérisons par l’autorité de l’Esprit-Saint[15]. Cette apologie, dont nous avons vu qu’elle commençait chez Marc par l’interrogation « Comment Satan pourrait-il expulser Satan ? » qui en exprime la thèse, se répartit en deux phases :

- une démonstration par l’absurde, exposée par les trois synoptiques : à partir d’une sentence générale déclarant en substance que « tout ensemble politique intérieurement divisé ne peut se maintenir », Jésus applique ce schéma général au cas particulier de la « cité des démons » censée se combattre elle-même, et montre l’absurdité de la supposition de ses calomniateurs ;
- un raisonnement a fortiori, ajouté par Matthieu et Luc : « Si moi je chasse les démons en Beelzebul, vos fils en qui les chassent-ils ? », raisonnement tenant implicitement pour acquise la supériorité de Jésus (dont les actions thaumaturgiques sont éclatantes) sur les thaumaturges juifs. La conséquence que tire Jésus lui-même de cette partie de l’argumentation est que « si c’est par l’Esprit-Saint (Mt)/ par le doigt de Dieu (Lc) que j’expulse les démons, alors [il faut comprendre que] le royaume de Dieu est arrivé pour vous » (Mt 12,28/ Lc 11,20)[16]. On n’oubliera pas en outre que, pour Israël, seul Dieu est véritablement « fort » : il est « le fort, le vaillant » (Ps 23,8 LXX) et que l’enfant messianique annoncé par Isaïe porte le nom de « Dieu-Fort » (Is 9,5)

8. L’apologue du « Fort » vaincu qui suit immédiatement reçoit de ce contexte, comme le suggèrent Irénée, Tertullien et d’autres encore, une application implicite évidente, susceptible d’être formulée ainsi : Jésus est à Beelzebul ce que le vainqueur est au « fort », quant aux biens ou « ustensiles » de celui-ci, ils représentent les hommes soumis à divers démons, c’est-àdire retenus par la puissance démoniaque, ce que montre le tableau suivant[17] :

(Voir le tableau)

9. De cette application, implicitement indiquée par le contexte apologétique des évangiles canoniques, dépendra toute l’interprétation attestée dans l’Église ancienne. Les commentateurs ajouteront seulement, en complément, l’identification entre la « maison du fort » et le monde, et s’intéresseront aux divers temps de l’économie historique représentés par les différents moments de l’action sommairement racontée dans l’apologue.

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2014-v70-n2-ltp01766/1029153ar/

Article très important: cette "parabole-controverse" évangélique qui paraît aujourd'hui plutôt obscure, voire embarrassante, à la plupart des lecteurs a en effet été, dans le christianisme primitif toutes tendances ("orthodoxes" et "hétérodoxes") confondues, centrale à son auto-compréhension et à l'interprétation de son "salut", comme le sont devenus plus tard de tout autres schémas-images-métaphores (p. ex. le sacrifice expiatoire, le châtiment substitutif, vicaire, ou encore la "rançon-rédemption").

En l'occurrence c'est un "rapport de force(s)", relatif par définition (plus ou moins fort), qui est subverti et renversé par la "force du faible", autrement dit la ruse, l'intelligence, la sagesse -- par quoi le moins fort devient paradoxalement le plus fort, à moins que ce ne soit le plus fort qui se soit déguisé en plus faible, ce qui suppose encore de la ruse et une certaine faiblesse: il ne pouvait pas faire autrement, il n'était pas simplement le plus fort... Ce qui apparaissait dès 1 Corinthiens 2, étonnamment absent de cette étude...

Bien entendu, cette image-là convient tout particulièrement à une interprétation sapientiale, ou gnostique, du christianisme et de son "salut" (la "gnose" n'étant elle-même qu'une des nombreuses ramifications tardives d'une "sagesse" immémoriale): c'est l'intelligence qui fait la différence de force, entre un fort et un plus fort qui ne le devient qu'en se faisant passer pour faible et/ou pour fou-sot. Et le tout sans prétention de légitimité: c'est un pillage, un propriétaire spolié, comme le ou les princes du monde dont le titre de propriété n'est pas contesté a priori, mais chez qui le Père, le Fils, l'Esprit, le logos ou la Sagesse reprend tout de même son bien, ce qui dans le monde n'est pas du monde.