Le pardon ou/et la justification

En rapport avec l'échange précédent, on peut relire les intercessions de Moïse en Exode 32--34 (malgré, là encore, une rédaction compliquée), où le "pardon" divin est accordé laborieusement mais sans aucune justification, explication ni médiation rituelle (dans l'économie générale du récit, le système sacerdotal et sacrificiel est annoncé mais pas encore établi): si et quand Yahvé pardonne il pardonne pour rien, c'est ce que dit au beau milieu de ce passage (chap. 33) l'extension de l'interprétation tautologique du nom Yahvé (chap. 3): je suis-serai qui-que-quoi je suis serai --> j'ai-j'aurai compassion de qui j'ai-j'aurai compassion, je fais-ferai grâce à qui je fais-ferai grâce. Dans ce mystère on n'entre pas, mais avec lui on peut quand même discuter (au moins quand on s'appelle Moïse, ou Abraham)...

Le sermon "évangélique" (et suisse) que tu cites a naturellement tendance à négliger l'aspect "myst(ér)ique", à la fois mythique et rituel, de l'épître aux Romains: l'exhortation "morale" (parénèse, etc.) ne vaut que pour autant qu'il y a, qu'on croit ou qu'on joue à croire qu'il y a, participation effective et collective (communion) à un "mystère divin", le Christ mort et ressuscité, en particulier par le baptême (relire le début du chap. 6), ce qui donne aussi à la notion d'esclavage (doulos etc., où le sens de la "propriété" l'emporte sur celui du "service" ou du "travail") un sens très "fort" ou "réaliste": on est effectivement passé d'une appartenance (à Adam, au péché, à la chair, à la loi, à la mort) à une autre (au Christ, à la grâce, à l'esprit, à la vie), il n'y a plus qu'à en tirer les conséquences... Mais contrairement à une conception moderne de l'autonomie du "sujet" (libre arbitre etc.) on n'a jamais été à soi (cf. chap. 14), on n'a rien décidé et on n'a rien à décider, la "liberté" (encore plus paradoxale à nos yeux) consistant précisément à se placer dans cette perspective "essentielle" ou "ontologique", correspondant à ce qui, au regard de la "foi", est. C'est dans cette perspective seule que le présumé esclave se révèle fils ou fille, "libre" toujours dans un sens essentiel et originaire, homme libre parce que fils du maître, libre par définition.

Il faut d'ailleurs remarquer sous ce rapport le verbe par-istèmi, généralement traduit par "(se) présenter" (présenter son corps, ses membres, etc.: 6,13.16.19; 12,1; cf. 14,10; 16,2; 1 Corinthiens 8,8; 2 Corinthiens 4,14; 11,2; Ephésiens 5,27; Colossiens 1,22.28; 2 Timothée 2,15; 4,17.22): proprement se tenir debout à côté, à sa place, là où il faut -- on n'est pas loin de l'"être-là", Dasein au sens banal de l'"existence" ou au sens heideggerien, ni "actif" ni "passif" mais ek-statique.

Quant à vous, vous étiez morts du fait de vos fautes, des péchés auxquels vous vous adonniez autrefois sous l'empire de ce monde, le prince de l'autorité de l'air, cet esprit qui est maintenant à l'œuvre chez les rebelles. Nous tous aussi, nous étions de leur nombre et nous nous conduisions autrefois selon les désirs de notre chair, nous faisions les volontés de notre chair et de nos pensées, et nous étions par nature voués à la colère, comme les autres. Mais Dieu est riche de compassion et, à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions morts du fait de nos fautes, il nous a rendus vivants avec le Christ — c'est par grâce que vous êtes sauvés. Il nous a réveillés ensemble et fait asseoir ensemble dans les lieux célestes, en Jésus-Christ, 7pour montrer dans les temps à venir la richesse surabondante de sa grâce par sa bonté envers nous en Jésus-Christ.
C'est par la grâce, en effet, que vous êtes sauvés au moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu. Ce n'est pas en vertu des œuvres, pour que personne ne puisse faire le fier. Car nous sommes son ouvrage, nous avons été créés en Jésus-Christ pour des œuvres bonnes que Dieu a préparées d'avance, afin que nous nous y adonnions. (Ep 2,1-10).

Dieu par sa grâce, fait revivre les croyants qui étaient morts en raison de leurs fautes, sans conditions préalables.

Sur ce point l'épître aux Ephésiens (habituellement classée "deutéro-paulinienne", en tout cas clairement postérieure à Romains) conserve l'essentiel de la doctrine de l'épître aux Romains, tout en la déplaçant par simple décadrage et recadrage "ecclésiastique": la notion d'ekklèsia qui ne jouait aucun rôle dans l'épître au Romains, sinon dans le chapitre 16, probablement secondaire, où elle ne désignait encore que des assemblées locales, plusieurs à Rome même dans différentes "maisons" (v. 1,4,5,16,23), devient en Ephésiens (1,22s; 3,10.21; 5,23-32) unique (cf. l'importance du "un", "un seul" en 2,14-18; 4,4-6) et universelle (autrement dit "catholique"), ce qui survalorise ses médiations ministérielles, hiérarchiques et sacramentelles (cf. chap. 3--4). Le Christ est désormais la tête (kephalè) du corps-Eglise (ce qu'il n'était ni dans 1 Corinthiens ni dans Romains où il était le corps même), dans un rapport similaire à celui de l'empereur à l'empire (kurios, Seigneur, vaut pour les deux). Le "mystère" (1,9; 3,3ss) devient essentiellement ecclésiastique, institutionnel, il se confond même avec "l'Eglise" -- trait d'ailleurs commun au marcionisme du IIe siècle, qui combine des éléments gnostiques à une structure ecclésiastique, et à son adversaire "orthodoxe" qui déterminera le catholicisme futur...

1 – « Gratuitement justifiés par sa grâce » (3,24)

22Paul n’hésite pas à employer cette formule redondante pour exprimer l’entière gratuité de la grâce, qui est le maître mot de la lettre aux Romains. Elle y apparaît sous trois formes différentes.

23Elle est tout d’abord la grâce du pardon. Au départ, nous l’avons vu, l’homme s’est attiré par sa faute la colère de Dieu qui, dans un premier temps, a laissé l’homme s’enliser dans le mal et se livrer à des pratiques de plus en plus perverses. Mais la logique de l’amour prend le dessus et Dieu dans sa miséricorde offre gratuitement son pardon à l’homme. Ce que Paul exprime avec un étonnement admiratif : « C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepterait on de mourir. Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs » (5,7-9).

https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-theologique-2009-2-page-196.htm#:~:text=Ce%20que%20Paul%20exprime%20avec,5%2C7%2D9).

J'ai toujours été très sensible à cette partie du texte (en bleue) que je trouve très belle, très évocatrice et honnête ("peut-être pour un homme de bien accepterait on de mourir.)

Limites de la traduction: le rapport entre "gratuitement" et "grâce" en 3,24 est moins formellement "redondant" en grec qu'il ne paraît en français, puisque les termes correspondants ne sont pas apparentés: c'est respectivement dôrean (qui renvoie plutôt au "don", didômi, dosis) et kharis (plutôt du côté de la "joie", khara).

Il faut par ailleurs rappeler que 5,7 est (probablement) l'un des principaux lieux de discorde entre les lectures "marcionite" et "catholique": à la lettre il n'y a pas d'"homme" (anthrôpos) dans le texte, de sorte qu'on pourrait aussi bien y lire l'opposition entre les deux "dieux" de Marcion, le "juste" (dikaios, celui de la création et de la loi) et le "bon" (agathos, celui de la rédemption et de Jésus-Christ). En tout cas la supériorité du "bon" sur le "juste" fonctionne dans les deux lectures, elle peut même les combiner à l'infini (on ne mourrait que pour un dieu assez bon pour mourir pour l'injuste, etc.; l'excès même de la bonté sur la justice met celle-ci en abyme, l'entraîne dans un abîme dont elle ne ressortirait jamais intacte, identique ou égale à elle-même -- un comble pour la "justice").

"Un court instant, je t'avais abandonnée, mais avec une grande compassion je te recueillerai ; dans un débordement d'irritation, un instant je m'étais détourné de toi ; mais avec fidélité, pour toujours, j'aurai compassion de toi, dit ton rédempteur, le SEIGNEUR. Il en sera pour moi comme aux jours de Noé : j'avais juré que les eaux de Noé ne se répandraient plus sur la terre ; je jure de même de ne plus m'irriter contre toi et de ne plus te rabrouer. Quand les montagnes s'en iraient, quand les collines vacilleraient, ma fidélité envers toi ne s'en ira pas, et mon alliance de paix ne vacillera pas, dit le SEIGNEUR, qui a compassion de toi" (Es 54,7-10).

Ce texte me donne le sentiment d'un Dieu qui s'excuse de ne pas avoir été (Un court instant) ce qu'il aurait toujours être, à savoir une divinité avec une grande compassion et qui manifeste une constance et une fidélité, pour toujours dans la manifestation de sa compassion, face à ce "raté", Dieu s'engage :  je jure de même de ne plus m'irriter contre toi.

C'est peut-être beaucoup dire qu'il s'excuse: il me semble plutôt que le "Dieu" (Yahvé) du deutéro-Isaïe, sans doute le plus absolument et explicitement "monothéiste" de toute "la Bible" (même chrétienne), assume (dès le chapitre 40) le châtiment de Jérusalem (Juda, Israël, Jacob, etc.) comme l'ensemble de l'histoire. Il reste toutefois un problème logique à attribuer à un tel "Dieu" des affects, des sentiments et des émotions, aussi bien une "compassion" ou un "amour" qu'une colère, mais ce problème n'apparaîtra vraiment qu'à l'époque hellénistique, qui éprouve (comme en Grèce depuis l'époque classique) le même embarras avec les textes grecs (Homère, Hésiode, etc.) et s'en sort par l'allégorie: colère, jalousie, ne sont plus que des façons de parler d'autre chose (all-ègorein), des anthropomorphismes qui ne sauraient convenir proprement, littéralement, à un "Dieu" digne de ce nom, éternel, impassible; mais si ces affections "négatives" ne lui conviennent pas, les "positives", amour etc., ne lui conviennent pas davantage, et pour les mêmes raisons...