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 alliances avec la mort

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Narkissos

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MessageSujet: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 22 Juin 2015, 00:58

Ecoutez donc la parole de Yahvé, insolents,
vous qui dominez sur ce peuple de Jérusalem!
Vous dites: Nous avons conclu une alliance avec la Mort,
nous avons fait un pacte avec le Séjour des morts;
quand le déferlement destructeur passera,
il ne nous atteindra pas,
car nous avons le mensonge pour abri
et la fausseté pour cachette.
A cause de cela, ainsi parle le Seigneur Yahvé:
J'ai mis pour fondement en Sion une pierre,
une pierre éprouvée, une pierre angulaire de prix, solidement fondée;
celui qui la prendra pour appui n'aura pas à se hâter.
J'ai placé l'équité comme règle,
et la justice comme niveau;
la grêle emportera l'abri du mensonge,
les eaux déferleront sur toute cachette.
Votre alliance avec la Mort sera annulée,
votre pacte avec le Séjour des morts ne tiendra pas;
quand le déferlement destructeur passera,
il vous écrasera.


Je repensais aujourd'hui, Dieu sait pourquoi, à ce texte d'Isaïe (28,14ss), et à cette mystérieuse formule [très "titre de polar de série B"], "alliance avec la Mort", dont personne ne sait au juste à quoi elle faisait allusion. Si le contexte général du recueil suggère qu'il est question de l'alliance de Juda avec l'Egypte contre l'Assyrie (cf. chap. 30), les raisons de désigner ce traité de vassalité politico-militaire comme une alliance avec la Mort demeurent obscures: évocation de l'abondant rituel des morts égyptien, avec ses représentations du monde souterrain comme royaume d'Osiris (cf. la pointe d'ironie d'Exode 14,11, n'y avait-il pas assez de tombeaux en Egypte ?), associée à la situation géographique de l'Egypte (où l'on "descend", depuis Canaan, Genèse 12,10 etc. comme on "descend" aussi au Séjour des morts), et/ou de l'opposition entre Mot, divinité cananéenne de la Mort (déjà probablement évoquée en 25,7, comme l'engloutisseur englouti), et Baal-Hadad, le dieu de l'orage (voir le lexique de ce morceau, déferlement, grêle, inondation) créateur et victorieux, vénéré aussi en Assyrie ? On se rappellera encore l'identification de l'Egypte à Rahab, monstre de l'océan primordial (toujours relié au monde souterrain) à l'instar de Léviathan (cf. 27,1, quasi-citation du Cycle de Baal retrouvé à Ougarit, qui décrivait la victoire de Baal-Hadad sur Lôtan = Léviathan; 51,9; Psaume 87,4), Rahab réduit au "repos" en 30,7.

On sait au surplus que deux motifs, distincts, de ce passage, le "Séjour des morts" (she'ol devenu Hadès en passant de l'hébreu au grec) et la "pierre de fondation" (v. 16, référence "culte" du NT, cf. Matthieu 21,42; Luc 20,17; Romains 9,33; 10,11; Ephésiens 2,20; 2 Timothée 2,19; 1 Pierre 2,4.6), se retrouveront côte à côte dans une fameuse péricope évangélique (Matthieu 16,16ss), sans que d'ailleurs le texte proprement dit d'Isaïe semble y être pour grand-chose.

Entre-temps, l'auteur hellénistique (et vraisemblablement judéo-égyptien !) de la Sagesse de Salomon a visiblement été marqué par la formule; mais il en a fait un tout autre usage, dans ce très beau passage (1,16--2,9) que, si je me souviens bien, le facétieux Luis Buñuel citait, dans ses mémoires (Mon dernier soupir), comme son texte biblique (deutérocanonique en l'occurrence) favori:

Mais les impies ont invité l'Hadès du geste et de la voix,
s'éprenant d'amitié pour lui, ils se sont pâmés,
puis ils ont conclu un pacte avec lui.
Aussi bien méritent-ils d'être de son parti.
Car ils disent entre eux, avec de faux raisonnements:
"Elle est courte et triste notre vie;
il n'y a pas de remède quand l'homme touche à sa fin
et personne, à notre connaissance, n'est revenu de l'Hadès.
Nous sommes nés à l'improviste
et après, ce sera comme si nous n'avions pas existé.
Le souffle dans nos narines n'est qu'une fumée,
la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœur.
Qu'elle s'éteigne, le corps se résoudra en cendre
et le souffle se dissipera comme l'air fluide.
Notre nom sera oublié avec le temps
et personne ne se rappellera nos actions.
Notre vie aura passé comme un nuage, sans plus de traces,
elle se dissipera telle la brume
chassée par les rayons du soleil
et abattue par sa chaleur.
Notre temps de vie ressemble au trajet de l'ombre
et notre fin ne peut être ajournée,
car elle est scellée et nul ne revient sur ses pas.
Eh bien, allons! Jouissons des biens présents
et profitons de la création comme du temps de la jeunesse, avec ardeur.
Du meilleur vin et de parfum enivrons-nous,
ne laissons pas échapper les premières fleurs du printemps.
Couronnons-nous de boutons de roses avant qu'elles ne se fanent.
Qu'aucun de nous ne manque à notre fête provocante,
laissons partout des signes de notre liesse,
car c'est là notre part, c'est là notre lot.


Buñuel devait s'arrêter à peu près là, à ce carpe diem souriant sur fond de désespoir, qui rappelle la "morale" de Qohéleth (et encore du Siracide), déjà prêtée aux "impies" dans les dialogues de Job ou certains psaumes, et le célèbre "mangeons et buvons, car demain nous mourrons" (autre citation d'Isaïe, 22,13, en 1 Corinthiens 15,32) dont nous parlions il y a peu -- car la suite (2,10-20, qui semble avoir beaucoup inspiré en revanche les récits évangéliques de la Passion) est nettement moins sympathique:

Opprimons le pauvre, qui pourtant est juste,
n'épargnons pas la veuve
et n'ayons pas égard aux cheveux blancs du vieillard.
Mais que pour nous la force soit la norme du droit,
car la faiblesse s'avère inutile.
Traquons le juste: il nous gêne,
s'oppose à nos actions,
nous reproche nos manquements à la Loi
et nous accuse d'être infidèles à notre éducation.
Il déclare posséder la connaissance de Dieu
et il se nomme enfant du Seigneur.
Il est devenu un reproche vivant pour nos pensées
et sa seule vue nous est à charge.
Car sa vie ne ressemble pas à celle des autres
et sa conduite est étrange.
Il nous considère comme une chose frelatée
et il s'écarte de nos voies comme de souillures.
Il proclame heureux le sort final des justes
et se vante d'avoir Dieu pour père.
Voyons si ses paroles sont vraies
et vérifions comment il finira.
Si le juste est fils de Dieu, alors celui-ci viendra à son secours
et l'arrachera aux mains de ses adversaires.
Mettons-le à l'épreuve par l'outrage et la torture
pour juger de sa sérénité
et apprécier son endurance.
Condamnons-le à une mort honteuse,
puisque, selon ses dires, une intervention divine aura lieu en sa faveur.


Dans le contexte de la Sagesse, l'"alliance" (ou le pacte) des impies avec la mort, simple pensée, prise en compte ou escompte de la mort, qui dans un premier temps leur permettrait de jouir de la vie sans arrière-pensées, et dans un deuxième temps les engagerait dans des actions plus sombres, s'oppose à un couple de notions typiquement hellénistiques, sans doute particulièrement vivaces à Alexandrie, et assez nouvelles dans le judaïsme (quoiqu'elles rejoignent par un chemin détourné la très vieille association sacerdotale de la mort à l'impur): l'"immortalité" et "l'incorruptibilité" (au sens d'impérissabilité, d'imputrescibilité, etc.). Dieu n'a rien à voir avec la mort ni avec la corruption-pourriture, telle est la leçon qui encadre le texte précité (1,12ss; 2,21ss):

Ne recherchez pas la mort en fourvoyant votre vie,
n'attirez pas à vous la ruine par les oeuvres de vos mains.
Dieu, lui, n'a pas fait la mort
et il ne prend pas plaisir à la perte des vivants.
Car il a créé tous les êtres pour qu'ils subsistent
et, dans le monde, les générations sont salutaires;
en elles il n'y a pas de poison funeste
et la domination de l'Hadès ne s'exerce pas sur la terre,
car la justice est immortelle.
Mais les impies ont invité l'Hadès...
(...)
Ainsi raisonnent-ils, mais ils se trompent;
leur perversité les aveugle
et ils ne connaissent pas les secrets desseins de Dieu,
ils n'espèrent pas de récompense pour la piété,
ils n'apprécient pas l'honneur réservé aux âmes pures.
Or Dieu a créé l'homme pour qu'il soit incorruptible
et il l'a fait image de ce qu'il possède en propre.
Mais par la jalousie du diable la mort est entrée dans le monde:
ils la subissent ceux qui se rangent dans son parti.


On aura remarqué, dans ce texte du tournant de l'ère chrétienne, en quelque sorte à la charnière des deux "Testaments" ("alliances" également, où la mort, dans la seconde surtout, joue un rôle central), l'apparition du diable comme cause de la mort, avec la formule même qui sera reprise dans l'épître aux Romains (5,12: la mort est entrée dans le monde). Et, déjà, une certaine ambiguïté (ou duplicité) du rapport à la mort: celui des "impies" est stigmatisé, mais celui du "juste", qui consent à une mort prématurée et honteuse pour un gain éternel, est valorisé (et avec lui nombre d'exceptions à la "vie" ordinaire: éloges de la virginité, de la condition de l'eunuque et du "sans-enfant" en général, comme situations rapportées à l'immortalité et à l'incorruptibilité divines; voir la suite).

Ce livre, qui mérite en tout cas d'être lu dans son intégralité, pose ici une question "existentielle" que je trouve importante, et délicate: (comment) compter ou ne pas compter, jouer ou ne pas jouer, avec la mort ? Tenter de la mettre dans son jeu, sinon de son côté, ou au contraire la traiter en ennemie irréductible (le "dernier ennemi", 1 Corinthiens 15), à défaut de pouvoir tout à fait l'ignorer ?

[Ceci me rappelle, soudain, le dernier sujet que j'avais ouvert sur JWD/N, et qui faisait d'ailleurs écho à l'un des tout premiers.
Mais peut-être plus précisément que la question d'un amour de la mort -- mort aimable ou non, aimée ou non, ce qui est encore autre chose -- la notion d'alliance ou de testament (sunthèkè, diathèkè) convoque ici celles de l'utilité, de la stratégie, du calcul, et d'une complicité toujours un peu suspecte, sinon coupable, dans le rapport conscient de tout "individu" ou de toute "société" à la mort.
Les cinéphiles penseront à la partie d'échecs avec la Mort, dans Le septième sceau de Bergman; les mélomanes n'auront que l'embarras du choix, rien que chez Bach:
https://www.youtube.com/watch?v=z_yY7w8VA7Y
https://www.youtube.com/watch?v=vdD9i7XgNrQ
https://www.youtube.com/watch?v=LISUJlO822I
https://www.youtube.com/watch?v=mZa7z0MvmXA
https://www.youtube.com/watch?v=VSTDibqXuGo.]
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMer 24 Juin 2015, 16:35

À bientôt 8 milliards de gugusses sur un petit sattelite du Soleil, allons-nous (re)découvrir que si la mort est peut-être l'ennemie de l'homme (et encore, je repense ici aux immortels de Borgès qui ne "vivent" plus vraiment... La mort ne donne peut-être que l'illusion d'être pour l'homme son ennemie), rien n'est moins sûr qu'elle soit l'ennemie de l'Humanité ? Les conséquences en sont peut-être insupportables ( comment peut-on seulement envisager que "Viva la Muerte", ce n'était pas sans sa part de "vérité" ? Je repense aussi au "méchant" de l'Armée des 12 singes, et ma petite gêne à si bien le comprendre, à me dire qu'il est le "fou" le moins fou qu'on puisse imaginer), mais je ne vois pas comment penser autrement.
Je me dis que l'espérance (c.à.d. le désir) d'une AUTRE vie, dans l'AUTRE monde, une vie qui ne serait pas la vie (en son sens le plus prosaïque, "biologique" dirais-je en dépit du pléonasme), ça a le mérite d'une certaine lucidité quant à la vie et la mort.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMer 24 Juin 2015, 23:11

(Hé hé...)
Ce qui me semble certain (disais-je), c'est qu'une pensée de la mort, assez répandue malgré tout au plan de la "théorie pure", s'affole et se liquéfie dès qu'elle approche d'un "débouché pratique", de la question concrète de la mort donnée et surtout à donner (suicide, euthanasie, avortement, etc.; mais aussi assassinat, peine de mort, guerre, attentat, abattage "animal" même). Et il me semble que ce qui la saisit ou la transit à ce point est moins un scrupule "moral", en tout cas au sens d'une morale rationnelle qui pourrait tranquillement peser le pour et le contre, les avantages et les inconvénients, qu'un interdit "sacré" ou "sacral" (ce qui se nomme aussi tabou): devant ça toute pensée reste interdite. Ça se fait, assurément, mais sans pouvoir en même temps se penser, sinon sur un mode technique, mécanique, utilitaire, instrumental, opératoire, protocolaire, qui précisément diffère et dissocie l'acte de la pensée. Et, dans un sens, une pensée (ou une morale) "laïque" est particulièrement mal placée pour négocier (ses "alliances" ou ses petits arrangements avec la mort) sur ce terrain "sacré".

Tout a été dit cent fois, etc., etc.

Un thème un peu plus précis et un peu moins ressassé peut-être: cette idée de "vie éternelle" presque aussi (voire beaucoup plus) opposée à la "vie" ordinaire qu'à la mort, et qui se traduit négativement par les concepts d'"immortalité" et d'"incorruptibilité" (plus exactement de non-mort et de non-corruption, la "corruption", phtheirô, phthora etc., étant à entendre spécialement au sens de pourriture ou de décomposition), telle qu'elle apparaît à la confluence des cultures égyptienne et hellénistique (lieu de la "Septante" et du livre de la Sagesse), avec son horreur particulière de la décomposition, du devenir-pourriture (cf. la longue pratique égyptienne des embaumements et momifications, qui a par là marqué indirectement les évangiles: de la myrrhe des mages aux aromates du tombeau, en passant par les "onctions" de Béthanie, tout cela ne vient pas de l'AT hébreu). Ses traces dans le NT sont innombrables (p. ex. 1 Corinthiens 15; Actes 2,24ss; 13,34ss; 1 Pierre 1,4 etc; 2 Pierre 1,4 etc.).
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 29 Juin 2015, 20:10

Et pourtant rien ne grouille plus de vie (littéralement) qu'un cadavre en décomposition. Cette vie-là, celle de la vermine, nous est absolument répugnante, et pourtant elle est la vie, au même titre que n’importe quelle autre de ses formes.
Que la "biologie" puisse à ce point nous dégouter, c'est un grand mystère pour moi, mais je crois l'avoir déjà dit (moi aussi), même si ma répugnance face à ces manifestations-là (les vers, les poux, mais aussi des manifestations bien plus miennes : la merde, la morve...) n'en est pas moindre.

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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 29 Juin 2015, 22:45

J'avais repensé aussi à Kundera et à son "problème théologique fondamental de la merde", que nous avions évoqué jadis: celui-ci me semble justement avoir été approché, différemment, avec l'immémoriale notion sacerdotale de l'"impur" et avec le concept hellénistique relativement récent de la phthora.
Entre les deux, la pensée grecque de l'être comme distinct du couple antithétique genesis / phthora -- n'est vraiment que ce qui ne naît ni ne devient, ni ne périt ni ne pourrit -- marque évidemment une différence profonde, sinon insurmontable.
Ce qui m'amène à préciser, contrairement à ce que j'ai suggéré un peu trop vite plus haut, que la phthora n'est pas exactement la dé-composition, au sens du moins où on l'entend quand on dé-compose ainsi le mot, c.-à-d. la disparition d'un composé dans la ré-apparition de ses (ex-)composants prêts à rentrer dans la composition de nouveaux composés -- en ce sens-là il n'y a pas seulement antithèse mais complicité entre genesis et phthora, par voie de (ré-)génération, "spontanée" par exemple. Nietzsche avait d'ailleurs très bien vu la continuité paradoxale entre la pensée parménidienne de l'être immuable et l'atomisme: dans les particules élémentaires le dernier refuge de l'être immuable, de quelque chose qui ne changerait pas lorsque tout change.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeDim 20 Déc 2020, 18:55

Une nouvelle lecture à la lumière de l’oracle contre l’Égypte

Une donnée lexicographique et contextuelle fort simple a cependant été négligée, jusqu’ici, par les exégètes. En effet, le mot hnp (»pierre angulaire«) revêt parfois le sens métaphorique de »chef«, connu des dictionnaires et clairement attesté en Jdc 20,2; I Sam 14,38; Sach 10,4 voire Zeph 3,6. Un tel usage trouve une analogie en français dans l’image du »pilier« d’une organisation humaine (de même en anglais avec pillar). Le fait que les textes précités aient recours à ce sens comme en passant suggère qu’il s’agissait d’un usage hébraïque qui se passait d’explication.

Bien plus, cette image est convoquée par le livre d’Ésaïe lui-même dans un passage (19,1–25) qui présente plusieurs similarités frappantes avec notre texte :

– Tandis qu’ Es 19 est un oracle contre l’Égypte, le chapitre 28 critique, précisément, ceux qui font alliance avec cette nation. Ce dernier point est d’autant plus clair que nos connaissances permettent à présent de déceler derrière l’»alliance avec la mort« (28,16) une allusion à la déesse égyptienne Mut27 (de préférence au dieu cananéen Môt); au demeurant, dans l’expression ]xb ]bX du même verset, l’adjectif ]xb est souvent considéré comme un emprunt à la langue égyptienne.

– En Es 19,14, l’élite égyptienne est comparée à un homme ivre qui erre dans son vomi; la même métaphore est appliquée au chapitre 28 au sujet des responsables politiques de Juda.

– Avec Es 28, le chapitre 19 est le seul autre passage du livre utilisant le mot »pierre angulaire «: »les princes de Tsoan déraisonnent, les princes de Memphis s’illusionnent, la pierre angulaire de ses tribus égare l’Égypte«.

Or en 19,13, le sens du mot hnp est clair: il s’agit d’une désignation de l’élite de l’Égypte, en parallèle aux »princes de Tanis« et aux »princes de Memphis«. Ainsi, dans sa critique des décideurs égyptiens, qui forment la ou les »pierres angulaires« (si le sens est collectif) du pays, le verset affirme que Dieu les fait délirer comme s’ils avaient bu. Il paraît donc recommandé de comprendre que dans sa condamnation des responsables judéens qui vont faire alliance avec les Égyptiens (ch. 28), le texte les décrit également comme des ivrognes (v. 7) et annonce que Dieu va donner une »pierre angulaire« sûre à la nation (v. 16), c’est-à-dire un dirigeant apte. Dans cette optique, la pertinence du v. 16 dans son contexte apparaît dans toute sa clarté: le chef idéal promis est la solution de remplacement aux dirigeants inaptes fustigés par l’oracle, ou du moins une figure à venir en contraste avec eux.
 http://www.digitorient.com/wp/wp-content/uploads/2016/02/ZAW_123_20111.pdf
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeDim 20 Déc 2020, 20:59

Cf. ici 24.1.2020.

Je n'avais pas remarqué à l'époque, parce que nous étions dans 1 Pierre et ses histoires de pierre(s), le détail sur "la mort" qui concernait plutôt le présent fil: si en effet la référence était à la Mout égyptienne plutôt qu'au Môt cananéen ou levantin (attesté notamment à Ougarit), on n'aurait plus affaire à un dieu de la mort mais à une déesse mère primordiale -- qui aurait quand même été comprise (à tort, du point de vue de la mythologie égyptienne) comme une figure de la mort (cf. le parallélisme avec le she'ol), par une confusion tout à fait naturelle dans un texte hébreu et judéen. Au-delà des différences culturelles et linguistiques, bien entendu, l'association de la mère et de la mort (et de la mer, et de la terre-mère, etc.) est à peu près universelle, comme en témoigne le fameux "lapsus" du prologue de Job: "nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j'y retournerai"; ou encore, dans le récit de l'Eden le jeu des "couples" 'adam/'adama (humain/terre-sol) ou 'ish-'isha (homme-femme), autour d'"Eve" rattachée par le texte à la "vie", mais aussi rattachable étymologiquement au "serpent", qui donne la vie et la mort comme la connaissance du bon et du mauvais.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 21 Déc 2020, 11:26

La place biblique du corps mort

Pour évoquer la place biblique du corps mort, de nombreuses portes d’entrée peuvent être empruntées. Quelques-unes ont été privilégiées ici, sans souci d’exhaustivité. On peut, dans un premier temps, se laisser étonner du fait que l’étudiant qui pratique la dissection rejoigne le geste de transgression de Jésus par rapport à la frontière stricte que la tradition hébraïque a définie entre le pur et l’impur. En effet, même si les règles de pureté détaillées dans le livre du Lévitique (Lv 11-16) ne mentionnent pas le contact d’un mort, on peut lire dans le livre des Nombres : « celui qui touche un mort, de tout être (en hébreu, nèfèsh ; voir § 3.2) humain, sera impur sept jours. […] Qui a touché un mort, l’être (nèfèsh) humain qui est mort, et ne s’est pas purifié, rend impure la demeure du Seigneur » (Nb 19, 11.13a). L’enjeu se situe donc dans l’acte de purification, c’est-àdire ce qui permet au croyant de retrouver l’état d’aptitude à la relation à Dieu. En d’autres termes, l’acte de toucher un mort est accepté dans la mesure où il maintient une relation vive avec l’autre, ici Dieu.

 Plusieurs récits évangéliques évoquent la proximité de Jésus avec des corps morts. L’un des plus marquants est celui racontant le réveil d’un jeune homme mort, fils d’une veuve habitant une ville appelée Naïm (Luc 7, 11-17). Jésus y est confronté à la mort en étant éminemment soucieux qu’un processus de deuil soit vécu par la mère, afin qu’elle puisse demeurer vivante au-delà du déchirement qui pourrait l’engloutir dans le désespoir. Si cette rencontre entre deux vivants – Jésus et cette veuve – est la pointe du récit, le personnage du fils mort et réveillé intrigue le lecteur. En effet, Jésus, touchant la civière où est déposé le corps et prenant la parole, modifie le rapport entre le mort et les vivants, tout en n’annulant pas la mort elle-même : « “Jeune homme, je te l’ordonne, réveille-toi”. Alors le mort s’assit et se mit à parler » (v. 14b-15a). Pour le narrateur, il s’agit toujours bien d’un mort – en cela, rien ne change –, mais celui-ci se met à parler, comme si, au-delà de la mort reconnue, une parole de vie pouvait jaillir. Celle-ci empêche désormais le vivant de se laisser envahir par la mort.

La foi de « Jésus est cette confiance inébranlable qu’il y a un après la mort de l’autre ». Cet après est basé sur le consentement à laisser le mort et le vivant suivre chacun son chemin, séparément. La difficulté pour l’étudiant qui dissèque vient du fait que le mort et le vivant habitent temporairement un même lieu, un même espace : il s’agira donc de bien poser la limite, de bien reconnaître les différences symboliques fondamentales entre un corps vivant (jeune de surcroît) et un corps mort (exclusivement âgé). C’est là que l’anthropologie biblique peut épauler la réflexion. https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2006-4-page-107.htm
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 21 Déc 2020, 13:02

Je réagis pour l'instant à ce seul extrait parce que le site (cairn) est (provisoirement ?) inaccessible -- tout au moins chez moi: il faut éviter, à mon sens, d'extrapoler les règles du Lévitique (ou de la Torah en général) à l'ensemble de "la Bible" (hébraïque du moins, soit notre "Ancien Testament"). Ponctuellement elles peuvent être très anciennes, mais circonscrites à un contexte déterminé (en l'espèce, pureté et impureté des prêtres et des participants à un rituel); ce qui est à coup sûr tardif, c'est l'extension d'abord fictive (et par ailleurs inégale) de ces règles à "tout Israël", supposé unifié autour d'un culte central (idée associée par les textes eux-mêmes à Josias, à la faveur de la chute de Samarie, et qui ne se réalise vraiment qu'après l'exil, autour du second temple dont le rayonnement effectif est très limité -- déjà par la concurrence de la Samarie autonome sous l'administration perse au Nord, sans parler des diasporas égyptienne ou mésopotamienne). Dans de nombreux récits bibliques "profanes" ou plus éloignés du rituel (p. ex. les Juges, David, Elie ou Elisée), le contact des morts n'implique aucune "impureté", et on irait vraiment chercher midi à quatorze heures si en la présupposant on se mettait à imaginer des "transgressions" ou des "conditions dérogatoires" parfaitement étrangères au fonctionnement des textes.

La situation est naturellement différente dans le NT, parce qu'entre-temps le pharisaïsme, puis la destruction du temple, ont prolongé, étendu et accentué le processus de "laïcisation" (au sens strict du terme cette fois) qui était déjà esquissé dans certains passages et rédactions "deutéronomistes" de la Torah. Tout ce qui concernait au premier chef les prêtres et le temple, en particulier les notions de "pureté" et d'"impureté" rituelles, se trouve transféré et adapté à la vie de chaque "communauté" locale (synagogue), de chaque famille et de chaque individu -- d'où le développement considérable des codes alimentaires et vestimentaires. Cela est sans doute présupposé par la plupart des textes du NT, mais différemment selon l'attitude de chacun envers la Torah et son interprétation pharisienne: les questions de pureté et d'impureté rituelles peuvent être traitées de façon ironique ou sarcastique dans le paulinisme, le johannisme et d'autres courants hellénistiques (par exemple l'évangile selon Marc, le discours d'Etienne dans les Actes ou l'épître aux Hébreux), et de façon beaucoup plus nuancée chez Matthieu qui non seulement tient à la "loi" (chap. 5--7) mais valide dans une certaine mesure son interprétation pratique (halakha) pharisienne -- tout en vitupérant les "pharisiens" non pour ce qu'ils disent (ça arrive aussi, cf. chap. 15 d'après Marc 7), mais pour ce qu'ils censés faire ou plutôt ne pas faire (chap. 23).

P.S.: J'ai finalement réussi à lire le texte, très bien écrit et tout à fait original ne serait-ce que par sa situation (l'aumônier dans la salle de dissection d'une faculté de médecine catholique; ça m'a d'ailleurs rappelé quelques scènes marquantes de la série L'hôpital et ses fantômes ou Riget, petit chef-d'oeuvre d'humour noir du jeune Lars von Trier, notamment cette étudiante accro aux films d'épouvante hyper-gore mais qui s'évanouit à l'approche d'une dissection, ou le professeur qui met sur l'angoisse de la dissection du cadavre le nom de "communauté" ou de "communion", je n'ai pas retenu le mot danois -- communion de la "chair" entre les vivants et les morts en tout cas; la passion mystico-scientifique dudit professeur vire d'ailleurs à la folie quand il se fait greffer le foie cancéreux d'un mourant pour pouvoir étudier la plus grosse tumeur du monde, et à la consternation quand il se la fait subtiliser et dévorer par un "guérisseur philippin"... bref. Smile ). Une seule petite remarque grammaticale: en hébreu le genre de nephesh est variable, comme souvent, mais plutôt féminin (comme psukhè, anima, âme...; et donc aussi comme rouah, "esprit").
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 28 Déc 2020, 17:40

A l'Alliance si bienfaisante de Dieu les dirigeants du pays, auxquels le prophète s'adresse maintenant, ont préféré un pacte avec la Diable, une alliance avec la mort. Ils ont entendu le message de jugement prononcé par le prophète : ils sont condamnés à être renversés, ils tomberont à la renverse, ils seront brisés, pris au piège et capturés. Mais ils s'en moquent. Ils ont quelque chose de plus fort que Dieu. Ils ont apprivoisé la mort. Ils ont fait une alliance avec le séjour des morts, avec l'enfer ; ils ont pris le mensonge pour refuge et la fausseté pour abri. A l'esprit de vaillance et de droiture que donne l'Alliance de Dieu ils ont préféré le pacte avec le mensonge et la mort. Au lieu de faire leur paix avec Celui qui viendrait un jour vaincre la mort, ils embrassent la mort elle-même. Les chefs, ceux qui dominent sur le peuple de Jérusalem ont choisi de mettre leur confiance dans le diable, meurtrier et menteur et aussi dans leurs propres ruses et stratagèmes politiques et diplomatiques. Ils se croient assez malins pour s'en sortir par eux-mêmes. Ils n'ont manifestement aucun besoin du Saint d'Israël. N'avons-nous pas ici une image saisissante de l'attitude des dirigeants de l'Israël d'aujourd'hui qui ne comptent que sur leur ruse et sur leur force ? Et cette attitude n'est-elle pas celle des chefs de toutes les nations anciennement chrétiennes de l'Occident qui n'ont pas la moindre pensée pour le Dieu devant lequel ils devront rendre compte de l'exercice de leur mandat politique ?
Toute cette odeur de mort, cet engouement pour la mort, nous est bien connue en ce XXe siècle qui, par sa folie et par la cruauté de ses régimes totalitaires, est si semblable au grand siècle de l'Empire Assyrien. Mais, plus encore, ce climat de mort, cette volonté d'autodestruction, ce nihilisme est caractéristique de toute notre civilisation présente qui n'hésite pas à sacrifier sur l'autel d'une sexualité débridé des millions de petits enfants. La mort des deux enfants du roi impie, Achaz, sacrifiés à Moloch dans la vallée de Hinnom, en comparaison de nos millions d'avortés, peut paraître une bagatelle. Si pour Dieu le crime d'Achaz était d'une gravité immense, que faut-il penser de la manière dont il jugera notre civilisation qui, elle aussi, a fait son pacte avec la mort. On comprend alors que Jean-Paul II puisse parler justement de notre culture de la mort, que le philosophe Genevois Jan Marejko ait intitulé l'un de ses derniers livres La cité des morts et que Francis Schaeffer ait appelé un de ses ouvrages les plus percutants, Mort dans la cité. Nous devons reconnaître que la mortalité est devenue la maîtresse de ce temps. http://calvinisme.ch/index.php?title=BERTHOUD_Jean-Marc_-_L%27%C3%89glise_au_pied_du_mur_-_Esa%C3%AFe_28#Une_alliance_avec_la_mort
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 28 Déc 2020, 23:08

L'avantage des "ultra-conservateurs" ou des "réactionnaires" comme le calviniste Berthoud, qu'on voit ici rallier Jean-Paul II et toute la "droite (ou l'extrême-droite) de Dieu" sur la question de l'avortement, c'est qu'ils sont assez clairs sur les enjeux. On est sans doute très loin d'Isaïe, mais pas tellement de la méditation que j'en avais proposée à une distance comparable du texte, tout en l'abordant pour ma part de façon diamétralement opposée: de la nécessité de penser et de compter avec la mort au lieu de la traiter (systématiquement et bêtement) en "ennemie"... Cela ne me réconciliera certainement pas avec Berthoud et ses congénères, mais au moins j'ai l'impression que nous parlons bien de la même chose, fût-ce pour en dire à peu près le contraire.

L'analyse politique me semble toutefois très partielle, voire franchement malhonnête (si l'on peut dire): hormis l'avortement (et plus marginalement l'euthanasie pour les rares pays qui commencent à lui faire droit avec une infinie prudence, pour ne pas dire à reculons), l'Europe occidentale, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, me paraît traiter la mort avec moins de légèreté qu'elle ne l'a jamais fait auparavant, et le christianisme institutionnel n'y est pas pour grand-chose: l'abolition de la peine capitale, la retenue dans les conflits armés, les scrupules relatifs aux violences policières, tout cela est le résultat d'une évolution des sensibilités que les décisions politiques, profanes ou laïques, ont souvent précédée et favorisée -- sans rien devoir à des Eglises qui jusque-là avaient toujours approuvé sans réserve la "guerre juste", la peine de mort et le maintien de l'"ordre", et qui n'ont fait ensuite que suivre le mouvement en y gagnant une certaine cohérence "pro-vie" qu'elles n'avaient jamais eue par le passé. Toujours est-il qu'au terme de ces évolutions "la mort" paraît plus difficile à envisager sereinement que jamais, aussi bien d'un point de vue "religieux" que "politique": la paralysie sanitaire en cours en est un symptôme remarquable à mon sens. Depuis que la mort est ritualisée, c'est-à-dire aussi loin qu'on peut retracer "l'homme", une "culture de (la) mort" est sans doute un pléonasme; mais à mon sens la nôtre se caractérise avant tout comme une culture de lâcheté et d'hypocrisie devant la mort; ce n'était guère le cas des premiers christianismes autour de la "croix" et du "martyre", qui peuvent aussi être lus comme des formes d'"alliance avec la mort".
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMar 29 Déc 2020, 15:03

Ne craignant pas de mourir, se distinguant par sa bravoure, le héros pousse à leur limite le courage et la générosité qui le caractérisent, acceptant de se sacrifier quand il le faut. Ainsi Achille, sachant que s’il tue Hector, il perdra lui aussi la vie, l’accepte et, en exposant sa vie sans réserve, accède à l’héroïsme qui se présente comme l’acceptation d’une mort qui n’est pas pour autant souhaitée. Car si le héros est sans cesse menacé, s’il s’expose au danger, il a peur de mourir. L’héroïsme ne réside donc pas dans la témérité de celui qui ne craint pas pour sa vie mais bien plutôt dans la faculté de surmonter noblement cette peur. En cela, il se présente comme une ascèse, comme une transformation de soi, un perfectionnement qui se pratique dans l’expérience du danger et de la mort menaçante. On notera à ce propos que l’épisode au cours duquel Ulysse, au chant XI de l’Odyssée, se révèle capable de descendre dans l’Hadès et d’en remonter n’est pas sans intérêt. Car en descendant là où séjournent les morts et en revenant, Ulysse manifeste l’extraordinaire faculté de côtoyer la mort et pour ainsi dire d’en réchapper, comme si la   force du héros était celle d’une fréquentation, d’une expérience de la mort à laquelle chacun rêve de pouvoir échapper. Le personnage du héros reflète ici parfaitement le propre de la vie humaine. Comme tous les êtres vivants, l’homme est mortel. Mais à la différence des autres animaux, il le sait. Conscient de sa finitude, craignant de mourir, comment s’étonner que l’homme ait élaboré la représentation d’un idéal de courage et de bravoure face à la mort ? http://iphilo.fr/2017/05/31/savoir-vivre-savoir-mourir-claude-obadia/
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMar 29 Déc 2020, 15:36

Excellent article, qui mérite d'être lu complètement (d'ailleurs il n'est pas très long ni difficile).

Soit dit en passant, si l'on peut reconnaître dans la culture japonaise la parenté profonde de la voie pacifique du moine bouddhiste et de la voie guerrière du samouraï (et même du kamikaze de la Seconde Guerre mondiale), précisément dans l'acceptation et/ou le choix de la mort, il est remarquable qu'on ne le fasse pas dans la culture islamique qui se partage semblablement entre "mystique" soufie et "djihad" guerrier: question d'"actualité" bien sûr, mais qui témoigne de la perplexité croissante de l'Occident face à quiconque a consenti d'avance à sa mort et jouit par là même d'un avantage stratégique, décuplé par l'effet de "terreur" médiatisée. Alors que l'Occident dispose des mêmes ressources dans sa propre culture, chrétienne ou juive (de Samson aux martyrs guerriers ou pacifiques, des Maccabées aux chrétiens...), mais profondément enfoui sous le discours contemporain et très peu pensé de la préservation de la vie (humaine, individuelle) à tout prix.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMar 29 Déc 2020, 15:53

J'ai toujours nourri passion et admiration pour les samouraïs (du moins depuis ma petite adolescence, lors de  ma découverte du film "les sept samouraïs") :

 Aussi n’est-il pas étonnant que l’éthique Samouraï, comme l’explique l’écrivain japonais Yukio Mishima, constitue une authentique philosophie de la mort et définisse, de fait, un genre de vie dans lequel bien vivre n’est au fond que savoir mourir, ce dont témoigne le Hagakuré. Cet ouvrage, qui contient les enseignements du Samouraï devenu prêtre Jocho Yamamoto, réunis et mis en ordre par son disciple Tsuramoto Tashiro, est à cet égard éloquent. Dès le livre I, on peut y lire: « je découvris que la voie du Samouraï, c’est la mort. Si tu es tenu de choisir entre la mort et la vie, choisis sans hésiter la mort ». Plus loin, au livre III, Yamamoto ajoute: « il faut commencer chaque journée par une méditation recueillie dans laquelle on se représentera sa dernière heure et les diverses façons possibles de mourir ».

À la même époque (aux environs de 1700 donc), on trouvera aussi dans le Budo sho shin shu (Pensée fondamentale de la voie du guerrier) de Daïdoji Yuzan, ouvrage dont l’influence a perduré au Japon jusqu’à la fin de la Deuxième guerre mondiale, l’exhortation suivante: « La pensée de la mort est la première chose que le bushi doit avoir en tête, jour et nuit, de la fête du 1° janvier jusqu’au 31 décembre ». On voit donc que l’éthique samouraï, fondant l’invincibilité du guerrier, préconise l’intégration de la notion de mort, de telle sorte que  « chez les Bushis,  le temps de la mort, comme le souligne judicieusement Kenji Tokitsu, « est en avance sur lui-même ». Parce qu’il vit le temps de sa mort avant de mourir « réellement », le guerrier au combat, détaché de sa vie, ayant accepté de mourir, se rend invincible par cette détermination elle-même. Aussi sa force est-elle   éminemment psychique, non qu’il puisse se dispenser d’un entraînement physique intense, mais parce que l’acceptation de la mort ne peut s’expliquer que par l’exercice de la volonté de renoncer à la vie. C’est donc le détachement, comme nous l’avons déjà indiqué, détachement de soi, qui constitue l’exercice et l’objet de la sagesse du Samouraï. http://iphilo.fr/2017/05/31/savoir-vivre-savoir-mourir-claude-obadia/
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeMar 29 Déc 2020, 16:17

Kurosawa était lui-même issu d'une famille de samouraïs (une des anecdotes qu'il a souvent racontée, c'est que tout petit son grand frère l'avait obligé à sortir dans les rues de Tokyo après le tremblement de terre et à regarder les morts sans détourner les yeux), et ça ne l'a pas empêché d'être profondément pacifiste (même un peu lourdement sur la fin): le bon samouraï sort rarement son sabre; déjà l'épilogue des Sept samouraïs célébrait la victoire de la vie des paysans sur les samouraïs morts au combat pour eux, y compris dans le jeune homme qui choisit finalement son amour pour une paysanne plutôt que la voie de son maître défunt. N'empêche que pour être capable de vie, et a fortiori de liberté, il faudrait être capable de mort, capable de la donner comme de la recevoir, et c'est avec cela que l'immense majorité des populations modernes a perdu tout contact.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 04 Jan 2021, 16:35

Lytta Basset: «Le suicide fait peur aux humains, pas à Dieu»

Dans son nouveau livre, la théologienne protestante Lytta Basset partage l'expérience de son deuil après le suicide de son fils. Elle y aborde ses rapports avec l'Invisible.

Dans votre livre, vous n'avez pas voulu discuter de la légitimité ou de l'illégitimité du suicide. Mais n'avez-vous jamais été en colère contre votre fils? Un tel acte peut apparaître comme un choix très égoïste…

- Il y a des gens qui sont des écorchés vifs, pour lesquels la vie est une torture. Parler du suicide comme d'un acte égoïste, fou ou mortifère, c'est donner trop de place aux étiquettes. Dans l'Eglise primitive, beaucoup de chrétiens rêvaient de mourir en martyrs et faisaient tout pour cela. N'était-ce pas une forme de suicide? Le Christ aussi savait qu'il allait à la mort. Qui sommes-nous pour dire: ceci est légitime, cela ne l'est pas? Non, je n'ai jamais éprouvé de colère contre Samuel.

Sa maladie ne lui laissait pas de répit, ses crises de délire se manifestaient avec une violence croissante. Il vivait l'enfer. Je n'en pouvais plus de le voir souffrir. Il savait qu'il ne pourrait plus étudier. Il avait parlé du suicide avec mon mari et moi. Nous lui avions répondu que c'était sa liberté, que nous n'avions aucun moyen de le forcer à vivre. Evidemment, nous souhaitions ardemment qu'il reprenne pied. Samuel a vraiment essayé de vivre, il a fait tout ce qu'il a pu. C'est pourquoi je n'ai pas éprouvé de révolte ni de colère après sa mort. Et sa psychiatre nous a fait comprendre que son suicide était un geste altruiste.

- C'est-à-dire?

- Ses médecins disaient qu'il devenait de plus en plus violent. Samuel craignait de ne plus réussir à répondre de ses actes et de mettre la vie d'autrui en danger. Il a préféré se supprimer. Mais je suis convaincue qu'en faisant cela il a choisi la vie avec un grand V. En traversant la mort, je pense qu'il a accompli ce qu'il portait en lui de plus généreux. Mourir, pour lui, c'était vivre en vérité. Il avait une relation très forte avec le Christ. Le suicide fait peur aux humains, pas à Dieu. https://www.letemps.ch/opinions/lytta-basset-suicide-peur-aux-humains-dieu
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 04 Jan 2021, 18:17

Il est des cas où le mot de témoignage retrouve toute sa force et ne supporte aucun adjectif: ça m'a rappelé une autre théologienne (plutôt bibliste) protestante, qui avait aussi perdu son fils, il y a peut-être une trentaine d'années, dans des circonstances similaires (s'il y a jamais rien de comparable entre des événements aussi singuliers), et dont la réaction, semblable aussi sous la même réserve, m'avait d'abord étonné, puis beaucoup fait réfléchir.

Consentir à la mort de ceux qu'on aime, au choix de la mort chez ceux qu'on aime, c'est peut-être l'épreuve suprême de l'amour, qui le dépasse ou par quoi il se dépasse lui-même, en plus d'un sens -- à cet égard bien des énoncés christologiques, entre autres, trouveraient une profondeur insoupçonnée: Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné, non pas lui-même, mais son fils unique, on pourrait se dire que c'est peu avant de se rendre compte que c'est beaucoup plus que "lui-même"...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 04 Jan 2021, 18:59

Citation :
Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné, non pas lui-même, mais son fils unique, on pourrait se dire que c'est peu avant de se rendre compte que c'est beaucoup plus que "lui-même"...

 Ton analyse est très belle, au delà de sa pertinence.


LE SAMOURAÏ, LA MORT ET LA BEAUTÉ

La lecture du livre de Mishima, étrangement publié en français sous le titre le Japon moderne et l’éthique samouraï, impressionne par la hauteur des préoccupations morales, où l’on ne saurait déceler la trace d’une faiblesse. L’exigence atteint le degré le plus élevé de l’héroïsme. Si la voie du samouraï est la mort, les chemins qui y mènent supposent une force d’âme rompue à toutes les épreuves.
« Si l’on veut devenir un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. Le samouraï qui est
constamment préparé à la mort, celui-là a maîtrisé la Voie du samouraï et saura, sans jamais faillir, vouer sa vie au service de son seigneur. (2) »
Quelles que soient les circonstances où elle se produit, la mort inspire la dignité et le respect. N’importe quelle mort. « La mort ne peut jamais être qualifiée de futile », écrit Mishima (3).
Éloignée des conceptions occidentales, cette vision ne manque pas de fasciner. Selon le Hagakure adapté par Mishima, la mort a « l’éclat étrange, vif et frais du ciel bleu entre les nuages » (4). Et l’auteur du Pavillon d’or de citer l’exemple des pilotes kamikaze lors de la Seconde Guerre mondiale, qui faisaient leurs les principes du Hagakure. Les autorités encourageaient la lecture de ce traité auprès des jeunes combattants. C’est à cette époque que Mishima le découvrit, avant que ce livre ne disparaisse du Japon au lendemain d’Hiroshima. Imprégné de cet enseignement, son propos se fond dans les citations du traité au point que l’on ne discerne plus toujours le commentaire du texte même.
Le Hagakure offre des conseils de rupture avec la monotonie du présent. Tant au début du XVIIIe siècle, quand il fut rédigé, qu’en 1970 lorsque Mishima se fi t seppuku, – à une époque où les samouraïs avaient disparu depuis un siècle –, les règles énoncées trouvent un écho et conduisent le lecteur à une altitude insoupçonnée. Ainsi ces recommandations : « Comment réprimer un bâillement » (car bâiller ou éternuer en public est irrespectueux, il faut donc se passer la main sur le front de bas en haut) ; « Plutôt qu’à vaincre, pense à mourir » ; « Quand on est incapable de décider si l’on doit vivre ou mourir, mieux vaut mourir » ; « Ne jamais se laisser abattre », car un samouraï ne doit jamais montrer qu’il faiblit ou se décourage ; « Agis en toutes circonstances comme si la mort était l’enjeu » ; « Le samouraï n’abaisse jamais sa garde » ; « Trébuche et tombe sept fois, mais remets-toi sur tes pieds huit fois » ; « S’il te faut tomber, tombe en beauté » ; « Commence ta journée par la mort »… https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/b9a5b5e96774902601fba5de7ccea636.pdf
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 04 Jan 2021, 20:56

[Mizoguchi aussi avait fait une très belle adaptation poétique de la légende des "47 rônin" (cf. la suite de l'article), qui avait fortement déplu à ses commanditaires militaires, juste avant l'attaque de Pearl Harbor...]

Ce terrain, hélas ! est complètement miné pour nous, tant les fascismes en tout genre ont capté, capitalisé et caricaturé la "mystique héroïque de la mort" il y a bientôt un siècle (si l'on compte les "pré-fascistes", D'Annunzio avant Mussolini ou Millan Astray et le ¡Viva la muerte! de la Légion espagnole avant Franco p. ex.). Occultant ses précédents chrétiens ou romantiques, qui non seulement n'étaient pas condamnés à un devenir-fasciste mais ont aussi bien nourri les anti-fascismes. Après la Seconde Guerre mondiale en tout cas c'est tout un pan de la civilisation qui est devenu tabou avec l'éloge de la mort: c'est à peine si nous pouvons encore constater quels troupeaux dociles, et vulnérables à force de protection, cet interdit tacite a fait des peuples et des individus...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeSam 09 Jan 2021, 11:41

La mort heureuse

Comment défendre en tant que catholique l’aide à mourir, alors que l’Église n’a de cesse depuis des décennies de soutenir, à l’instar encore du pape François le 15 novembre dernier, que « l’euthanasie est un non à Dieu » ? En se fondant sur « le respect profond de la vie ». C’est donc au nom d’un « art de vivre et de la foi dans une vie éternelle » que le grand théologien suisse Hans Küng, connu pour ses positions réformistes au Vatican, plaide ici pour une « mort heureuse » – l’euthanasie dans son sens originel grec de mort bonne, juste et légère. Face aux performances contradictoires de notre médecine, tout autant « capable de faire mourir quasiment sans souffrances » que « de différer considérablement le moment de la mort », Küng, loin de prôner un « suicide lugubre » pour « défier les autorités de l’Église », propose une éthique chrétienne de la responsabilité laissant chacun décider du moment et de la manière de mourir, comme l’on choisit sa manière de vivre. Le plaidoyer de Küng tire toute sa force de sa propre expérience et de sa conviction intime que le bonheur tient à ce consentement total avec soi jusque dans la mort. https://www.philomag.com/livres/la-mort-heureuse
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeSam 09 Jan 2021, 17:00

Nous avons souvent évoqué cette question sous pas mal d'angles différents.

Si l'opposition chrétienne au suicide remonte à saint Augustin (ce qui est tout de même bien tard dans le christianisme ancien, et conditionné à la querelle donatiste), l'obsession vitaliste d'une Eglise catholique qui condamne avec une cohérence apparente l'avortement, la contraception et l'euthanasie comme la guerre, la torture ou la peine de mort est très récente -- ce qui n'empêche pas la plupart des catholiques conservateurs de s'imaginer qu'en se disant inconditionnellement "pour la vie" ils défendent une tradition chrétienne millénaire contre une modernité mortifère. En réalité ce catholicisme contemporain diffère peu, sur l'essentiel, d'autres "éthiques" modernes, protestantes ou laïques par exemple, qui se montrent très frileuses dès qu'il s'agit de la mort.

Le problème, bien sûr, ne concerne guère ceux qui sont en état d'assumer pleinement leur suicide et n'ont besoin pour cela d'aucun "droit" -- sinon qu'il leur complique la vie, si j'ose dire, en les obligeant à ruser, à tricher ou à mentir au moment où ils en ont le moins envie, et souvent à recourir à une mort moins paisible et plus solitaire que celle qu'ils souhaiteraient (tout le monde ne veut sans doute pas d'une mort paisible, indolore ou inconsciente, mais cela devrait interroger les "pasteurs" autant que les médecins ou les politiques, de savoir qu'en empêchant des gens de mourir comme ils l'entendent -- et ceux qui seraient disposés à les assister de les accompagner -- ils les font mourir plus mal). Il concerne surtout la masse de ceux qui sont physiquement ou moralement incapables d'y arriver tout seuls, masse d'autant plus grande que depuis 75 ans au moins en Europe elle n'a quasiment connu qu'une culture de la paix, de la sécurité, de la santé et de la lâcheté.

Les religions disposent pourtant d'une ressource rare et précieuse dans le monde moderne, celle de savoir bénir: elles ne seraient sans doute pas les seules, mais souvent les mieux placées, pour accompagner s'ils le souhaitent ceux qui décident de mourir -- au lieu d'attendre qu'ils se soient débrouillés tout seuls pour leur concéder éventuellement, du bout des lèvres, un service post mortem. Ce qui les en retient dépend moins de leurs traditions particulières que de leur participation à la lâcheté générale de l'époque: l'idée positive d'"aider à mourir", l'amour et la générosité qu'il peut y avoir dans l'acte de "donner la mort", tout cela est omniprésent dans la littérature ancienne et moderne (je pense, au hasard, à Of Mice and Men de Steinbeck, "Des souris et des hommes"), mais pèse finalement très peu face à la hantise de la culpabilité ou de la souillure individuelles ou collectives (là encore le rituel continue à hanter le spi-rituel, ou la "morale", religieuse ou non). Plutôt charger les autres de "responsabilité(s)" écrasantes que d'y risquer soi-même le petit doigt, comme dirait à peu près Matthieu.

Cette "morale" fort discutable en soi devient franchement grotesque dans un contexte de surpopulation catastrophique, qui la prive de tout argument rationnel. Il ne s'agit pas de l'inverser pour faire du suicide ou de l'euthanasie un acte utile ou méritoire, comme s'ils devaient servir à quelque chose -- il y a peu de chances qu'un "droit de mourir", même transformé en "devoir", réussisse à inverser une tendance démographique que les massacres de masse du XXe siècle, qui n'ont pas demandé l'avis de leurs victimes, n'ont pratiquement pas infléchie. Mais l'absurdité de l'interdit dans de telles circonstances, qui sauterait aux yeux de n'importe quelle "intelligence" extra-terrestre ou extra-humaine ne peut pas manquer d'effleurer la nôtre de temps en temps -- et la vieille ficelle chrétienne du quia absurdum, sur laquelle l'existentialisme religieux ou athée a encore beaucoup tiré au XXe siècle (l'exaltation paradoxale de vivre et de souffrir pour rien) a aussi ses limites.

A côté de la mort ennemie, honteuse, terrifiée, stupide, tragique ou héroïque, il y aurait place pour une mort sinon heureuse, du moins légère...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeDim 10 Jan 2021, 21:32

La mort heureuse d’Albert camus

Cette noce que célèbre l’homme avec le monde prend des accents poétiques, voire lyriques, d’une immense beauté :
Citation :« Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, l’eau du ciel battue par son bras et Alger à ses pieds, autour d’eux comme un manteau étincelant et sombre de pierreries et de coquillages ».
L’homme, jeté dans un monde « plus dense et plus noir » où «  une secrète palpitation d’eau annonçait la mer »
C’est pourquoi la mort peut être douce car elle est le retour ultime au monde, un éparpillement de molécules qui se mêlent à d’autres dans une suprême inconscience, un retour au chant de la terre.
L’homme doit devenir ce qu’il est dans un long cheminement, en revenant à l’expérience originelle dans cette communion avec la nature. Et pour être en accord avec le monde, telle Lucienne, il doit se libérer des contraintes physiques, morales et culturelles. https://femmes-de-lettres.com/2010/04/27/la-mort-heureuse-dalbert-camus/
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeDim 10 Jan 2021, 23:11

C'est justement à Camus que je pensais en évoquant l'"absurde" -- une des notions-clés, si l'on peut parler de notion, qui le distinguait de l'existentialisme sartrien et le rapprochait, malgré son agnosticisme, de la théologie chrétienne de la "grâce" (le théologien Karl Barth, interrogé sur Camus, aurait répondu un jour qu'il aurait bien aimé l'avoir parmi ses paroissiens: c'est une anecdote que je n'ai entendue qu'oralement, mais si ce n'est pas vrai c'est bien trouvé).

L'idée de la mort comme retour (à la terre, à la poussière, au ciel, à la mère ou à la mer, à la matière ou à l'esprit, à l'indifférencié, à l'univers, cf. la Genèse, Job ou Qohéleth, Anaximandre ou le Bouddha, le Freud d'Au-delà du principe de plaisir ou le Giono d'Un roi sans divertissement, au hasard) est à peu près universelle, en-deçà et au-delà des complications religieuses (réincarnation, résurrection, jugement, paradis, enfer). Et si cela n'est pas forcément "heureux", c'est au moins "logique" et "naturel", et ça peut être bienvenu...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 11 Jan 2021, 14:18

« Vivre », au sens biblique, est donc une forme de qualité de vie – à savoir la manière de vivre tenant au fait que l’on se sait porté par Dieu et mis au bénéfice de sa grâce, mais aussi orienté par sa volonté. Dans le Nouveau Testament, la qualité de vie est aussi qualifiée de « vie éternelle ». Par contre le terme « mort » ne désigne pas seulement la limite psychico-physique de la vie humaine, mais aussi un pouvoir qui limite, paralyse et laisse inaccomplie la « vie » entendue dans son sens spirituel. Jüngel distingue à cet égard entre la « mort naturelle » et la « mort maudite ». Cette dernière est seule à pouvoir être révoquée, en ce sens que la fin biologique de la vie humaine ne signifie pas en même temps l’anéantissement de l’existence et de sa raison d’être, mais qu’une mort pleine de sens reste possible. La « mort » n’est l’« ennemie de l’homme » qu’au gré de cette transposition de sens. C’est dans la mesure où nous sommes conscients de l’ambiguïté des concepts de « vie » et de « mort », que nous pouvons envisager dans toute son étendue la menace existentielle qui plane sur la vie et la réalisation existentielle de la vie prise au sens spirituel : peut « vivre » un humain voué à la mort et rivé à son lit d’agonie, et peut être « mort » un humain sans doute en pleine santé et en possession de toutes ses forces, mais dont l’existence est absurde et vide. La « mort » spirituelle menace les humains qui ne vivent plus que pour leur situation matérielle, qui ont gaspillé leur vie, qui ont accumulé des fautes, etc. (voir Luc 15, 24).


Tillich est en accord avec cette manière de voir quand il parle des « maux de l’autodestruction existentielle » dont triomphe le symbole que sont les miracles de Jésus, et qu’il entend par là « les maladies mentales et corporelles, les catastrophes et l’indigence, le désespoir et la mort absurde ». On peut toutefois se demander si la mort, ne pouvant plus être qualifiée autrement que d’absurde, doit vraiment être considérée que comme ennemie de la vie. La mort due à une maladie physique serait-elle une « ennemie de la vie », ou encore devrait-elle être traitée d’« absurde » ? Ces deux possibilités paraissent insatisfaisantes (je ne tiens pas compte ici des cas de maladies graves à propos desquels l’habitude veut qu’on parle de la mort comme d’une « délivrance » – ils ne constituent pas une objection à mon interprétation de la mort et ne sont pas du même ordre, mais posent des problèmes théologiques d’une autre nature que je n’entends pas aborder ici). En relation avec la maladie, il y a bel et bien une réplique (digne d’être vécue) à la mort : la guérison. On peut faire une réflexion du même ordre à propos d’un accident mortel « prématuré » ou d’autres faits semblables. Rapportée à l’alternative ci-dessus, la mort apparaît réellement dans ce cas comme une ennemie de la vie. Mais si l’on considère les conditions naturelles de la vie en général, cette réplique ne tient pas le coup, car sur cet horizon le fait de comprendre la mort comme une ennemie de la vie n’a plus de sens, à moins que l’on pense à la simple prolongation quantitative d’un processus vital de caractère biologique. https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2009-4-page-497.htm
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   alliances avec la mort Icon_minitimeLun 11 Jan 2021, 15:55

Excellent article (il est vrai qu'avec Tillich et Jüngel, qui sont à mon avis ce que le XXe siècle a fait de mieux en matière de "théologie fondamentale", il est difficile d'être mauvais; mais certains y arrivent) et facilement lisible (donc à cet égard bien traduit, sans préjudice de l'original), ce qui ne gâche rien.

La mort kairos (cf. ici 5.1.2021), sans doute, si l'on ne perd pas de vue l'ambiguïté du terme: temps qualifié, temps de quelque chose et forcément du point de vue de quelqu'un, mais de ce point de vue bon OU mauvais, heureux OU malheureux, propice OU fatidique, et ainsi de suite. Que de ce point de vue le jour de ma mort (comme écrivit Blanchot) garde un certain privilège sur tous mes autres jours, comme mon dernier "aujourd'hui" qui aura été ou non anticipé, pensé, médité, calculé, escompté, ignoré, oublié, refoulé, retardé, différé pendant tous ces autres jours qui n'étaient pas celui-là tout en étant le même "aujourd'hui" -- et ce, que ce jour-là doive être "vécu" jusqu'au bout de ce qu'on appelle "vivre" ou totalement inconscient -- c'est à la fois une lapalissade et le noeud même de toute "existence" et de toute "pensée" (humaines). Au lecteur de la Bible cela rappellera de surcroît l'"aujourd'hui" de l'épître aux Hébreux ou l'"heure" johannique...
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