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| fidélité, loyauté, etc. | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: fidélité, loyauté, etc. Lun 28 Nov 2016, 19:39 | |
| C'est en lisant des "actualités politiques" (je vous laisse deviner lesquelles) que je me suis fait la réflexion suivante, qui n'a rien de bien original mais dont la portée est beaucoup plus générale: on invoque surtout la "fidélité" ou la "loyauté", comme des "vertus", quand elles ne vont pas de soi; autrement dit, "quand le cœur n'y est plus" (à supposer qu'il y ait jamais été), et que la "vertu" coïncide en conséquence avec un certain "vice", disons "l'hypocrisie". Ou, ce qui revient au même, quand la "vertu" de "fidélité" ou de "loyauté" se heurte à d'autres "vertus", comme la "vérité", la "franchise" ou la "sincérité" -- qui de leur côté auraient plutôt partie liée avec d'autres "vices", "infidélité", "déloyauté", "traîtrise".
Bref, la morale est toujours moins simple qu'elle en a l'air, et la notion de "fidélité" ou de "loyauté" (entre lesquelles je ne distingue pas a priori) en est peut-être l'illustration suprême, parce qu'elle en est aussi la notion maîtresse. Nietzsche évoque souvent, selon les modalités mi-"scientifiques" mi-"littéraires" de la reconstruction historique et pré-historique propres à son époque, la torture que la "civilisation" a dû imposer à "l'animal humain" sur des générations pour le rendre peu à peu fiable, capable d'engagement et de promesse, c'est-à-dire aussi d'hypocrisie et de servilité; pour lui faire en somme intérioriser la contradiction et le conflit au lieu de les extérioriser, pour lui faire calculer et réserver son intérêt au long terme d'un ordre social et imaginaire (la carotte et le bâton de l'au-delà prolongeant éventuellement le régime des récompenses et des châtiments tangibles) plutôt que de tout jouer instantanément dans la "spontanéité" de ses affections et de ses "pulsions" immédiates (le "refoulement" freudien n'est pas loin).
La même tension traverse les textes bibliques: "fidélité", "loyauté", "constance" y sont généralement louées, "trahison" ou "apostasie" souvent stigmatisées, à moins que celles-ci ne soient érigées en exemple héroïque, comme "conversion" fondatrice (ainsi de chaque nouvel avatar du "judaïsme" par rapport à ses antécédents, ou du christianisme par rapport au judaïsme, chacun ayant soin de justifier son abandon ou sa désertion de la "tradition" qui le précède par un surcroît de fidélité à celle-ci). Fidèle jusqu'à la trahison (incluse), tel pourrait être le mot d'ordre ambigu, surtout vers la fin. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 29 Nov 2016, 14:18 | |
| On oppose souvent la fidélité à l'autre et l'infidélité à soi. La fidélité à l'autre suppose souvent de renier ses désirs, ses rêves et la personne que nous sommes devenus. Les engagements que prenons correspondent souvent à une vérité de l'instant, qui occulte la possibilité que nous puissions changer, évoluer et se métamorphoser. On nous encourage souvent à être fidèle à ses idées, en les gardant vivantes et présentes, cette fidélité là, peut rapidement s'assimiler au dogmatisme si elle refuse de soumettre ses idées à l’épreuve de la discussion. La fidélité peut très vite devenir une prison.
« La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ceux qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité » La Rochefoucault, |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 29 Nov 2016, 16:27 | |
| Exactement -- et je note au passage que la notion de "fidélité à soi" rassemble à elle seule tout le problème, essentiellement temporel, de la "fidélité": fidélité à celui ou celle qu'on a été, qu'on est devenu(e), ou qu'on voudrait devenir ?
(La Rochefoucauld ne pouvait pas rater ça...) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 29 Nov 2016, 17:53 | |
| - Narkissos a écrit:
- Exactement -- et je note au passage que la notion de "fidélité à soi" rassemble à elle seule tout le problème, essentiellement temporel, de la "fidélité": fidélité à celui ou celle qu'on a été, qu'on est devenu(e), ou qu'on voudrait devenir ?
(La Rochefoucauld ne pouvait pas rater ça...) Comme je le disais, tout engagement est lié à ce que nous étions ou aurions aimés être à un moment donné. Nous changeons, mais les autres aussi changent."Je m’engage, aujourd’hui, avec ce que je suis, envers toi, avec ce que tu es. Et j’engage aussi dans cette aventure relationnelle une partie de moi en devenir, et que j’ignore encore, envers une partie de toi en devenir et que tu ignores toi aussi. Je m’engage dans la durée avec une part d’inconnu de moi et une part d’inconnu de toi, c’est-à-dire sans connaître encore l’homme ou la femme que je serai, ni celui ou celle que tu deviendras toi-même." (Jacques Salomé - De la fidélité à l’autre à la fidélité à soi )Une personne a-t-elle le droit de changer de religion ?Oui, la Bible montre que les gens ont le droit de changer de religion. Elle parle de nombreuses personnes qui ont choisi de ne pas suivre la religion de leur famille, et qui ont décidé par elles-mêmes d’adorer le vrai Dieu. Abraham,Ruth, des Athéniens et l’apôtre Paul en sont quelques exemples (Josué 24:2 ; Ruth 1:14-16 ; Actes 17:22, 30-34 ; Galates 1:14, 23). La Bible reconnaît même qu’une personne a le droit de faire le choix malheureux d’abandonner le culte que Dieu approuve (1 Jean 2:19). L’ONU qualifie le droit de changer de religion de « fondement du droit international relatif aux droits de l’homme ». La Déclaration universelle des droits de l’homme atteste ce droit et affirme que toute personne a « la liberté de changer de religion ou de conviction » et « de chercher, de recevoir et de répandre [...] les informations et les idées », notamment religieuses . Bien sûr, ces droits s’accompagnent de l’obligation de respecter les droits d’une personne à garder ses croyances et à refuser d’accepter les idées qu’elle ne partage pas.https://www.jw.org/fr/temoins-de-jehovah/faq/changer-de-religion/
Dernière édition par free le Mer 30 Nov 2016, 18:15, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 29 Nov 2016, 19:21 | |
| S'engager: verbe pronominal insuffisamment réfléchi ? |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mer 30 Nov 2016, 22:41 | |
| Notre fidélité actuelle est-elle à l'image de celle que nous professions par le passé? Hérodote (je crois) et Bouddha ont fait remarquer que rien n'est permanent et par conséquent notre loyauté, notre fidélité doit être réinterprétée au fur et à mesure que le temps passe.
Les difficultés rencontrées par les 2 personnages les plus importants de la République Française, sans prendre position pour ou contre, démontre bien combien il est difficile de demeurer fidèle à un homme exerçant un pouvoir dès lors que l'on peut imaginer que ce dernier se fourvoyant risque d'emporter dans sa chute celui que lui doit fidélité.
Nous sommes parfois pris de vertige lorsque nous nous retournons sur notre parcours de vie et revoyons certains pans de notre histoire personnelle. Avons-nous toujours été fidèle à nos convictions, à nos amis? Pourquoi nous sommes-nous écartés du chemin que nous avions tracé, heureux d'avoir ainsi une ligne de conduite? En nous en éloignant n'avons-nous pas été plus fidèle envers notre personnalité? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mer 30 Nov 2016, 23:24 | |
| Héraclite, peut-être ?
Sinon, bien deviné: ce sont en effet les derniers pas de "Valls hésitation" qui m'ont inspiré cette réflexion.
J'avais déjà évoqué ici, je crois, la petite "épiphanie" que fut pour moi une lecture du théologien catholique contestataire Eugen Drewermann, qui retournait l'interdiction évangélique des serments (ne jurez pas du tout) contre les vœux sacerdotaux ou monastiques.
Pouvoir réinterpréter ses engagements est parfois utile, mais ce n'est pas toujours possible. Quand la Watchtower a révisé ses "questions du baptême", dans les années 1980, y incluant "l'organisation", la chose m'a choqué, comme je l'ai déjà raconté, mais elle a aussi attiré mon attention sur la formulation antérieure, celle à laquelle j'avais effectivement souscrit dix ans plus tôt: il s'agissait, si je me souviens bien, de s'engager à "faire la volonté de Dieu, telle qu'il la révèle dans les pages de la Bible éclairée par l'esprit saint". Si dérisoire que ça puisse paraître, cette formule m'a aidé dans mon temps de "dérive" ou de "remise en question": à cette promesse-là je ne me sentais pas "infidèle", bien au contraire...
Mais les réinterprétations ont des limites, et tôt ou tard il faut bien assumer (aussi) son "infidélité".
(J'ai retrouvé hier cette proposition de Derrida dans Circonfession: "je parjure comme je respire".)
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En tout cas la question ou le problème de l'in-fidélité (dé-loyauté, in-constance, etc.) nous concerne de la façon la plus fondamentale (radicale, etc.), parce qu'il y va de ce qui nous constitue, aussi bien en "soi" qu'en "relation". Une "cohérence", une "continuité" pleine de trous mais que nous n'en finirons jamais de rapiécer en nous racontant des histoires, parce que c'est "nous-mêmes", le "nous" même, individuel et collectif, notre "nom", notre prénom et tous nos pronoms qui en dépendent. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 01 Déc 2016, 12:32 | |
| - Citation :
- Sinon, bien deviné: c'est en effet la dernière "Valls hésitation" qui m'a inspiré cette réflexion.
Le demande de fidélité est souvent associée à la reconnaissance. Par exemple, F. Hollande a dit concernant E.Macron et de ses désirs d'émancipations (présidentielles), "il sait ce qu'il me doit" (sa promotion comme ministre). La Watchtower insiste aussi beaucou sur le manque de reconnaissance des apostats qui ont oublié qui les a éclairé et transmit la connaissance biblique, ces apostats mordent la main qui les a nourri. Se sentir redevable, oblige à une certaine fidélité. - Citation :
- J'avais déjà évoqué ici, je crois, la petite "épiphanie" que fut pour moi une lecture du théologien catholique contestataire Eugen Drewermann, qui retournait l'interdiction évangélique des serments (ne jurez pas du tout) contre les vœux sacerdotaux ou monastiques.
J'observe que le renoncement à ses vœux sacerdotaux ou de baptême est souvent assimilé à une trahison (apostat), à une forme de lacheté (on préfére la fuite, plutôt que d'assumer ses responsabilités) et à une façon d'exprimer un certain égoisme (on pense plus à soi au détriment de Dieu, de sa communauté et de son engagement). La WT explique ainsi la defection des apostats : 1) manque de foi 2) manque d’endurance 3) l’abandon des justes principes moraux http://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200000309 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 01 Déc 2016, 13:08 | |
| En effet.
Pourtant, la trahison même n'annule pas la reconnaissance. (Phrase péremptoire d'abord parce que ressentie.)
Il y a un traître reconnaissant (au moins au sens où il se sait objectivement redevable) en chaque fondateur (refondateur, réformateur, révolutionnaire, etc.): on en retrouve dans tous les récits de fondation (dans la Bible, p. ex., Moïse par rapport au pharaon, David par rapport à Saül, Jéhu par rapport à Achab, Josias par rapport à Amon et Manassé, Jésus ou Paul par rapport au judaïsme, notamment pharisien); l'histoire (avec ou sans majuscule) ne les distingue des traîtres tout court (de Caïn à Judas) que par le succès qu'elle attribue à leur entreprise.
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Je pense (depuis le début de ce fil, à vrai dire) au mot hébreu hesed, réputé à la fois intraduisible et l'un des mots-clés de l'AT, dont la traduction oscille entre "fidélité" ou "loyauté" d'une part, "bonté", "bienveillance" ou "grâce" d'autre part (ce qui est a priori tout autre chose). Cette hésitation sémantique, qui ne se laisse pas vraiment analyser en polysémie (même si le mot peut être traduit différemment en fonction des contextes, il ne s'ensuit pas que l'hébreu le "comprenne" ou le "pense" différemment), tient au fait qu'il est surtout rapporté à "Dieu" et insuffisamment caractérisé par ses usages "humains" dans les textes bibliques qui constituent l'essentiel du corpus de l'hébreu "classique". Or en "Dieu" toutes les "vertus" et tous les "attributs" se confondent, toutes les "contradictions" se résolvent et tous les "opposés" coïncident, du fait même d'être (rap)portés à "l'absolu", surchargés de "sens" au point de perdre tout "sens" particulier. (Dans le refrain des Psaumes, "sa hesed est pour toujours", on peut substituer à hesed n'importe quel mot "positif" et la phrase aura toujours un sens, différent en surface, le même -- ou aucun -- en profondeur.) En "Dieu" la "fidélité" et la "liberté" (associée par exemple au concept de grâce) ne sont plus en tension, mais la "justice" et l'"amour" (bien que leur vocabulaire, contrairement à hesed, soit amplement caractérisé par ailleurs) non plus. La contradiction externe et relative entre les concepts (attributs, prédicats, etc.) se reporte à l'intérieur de chaque concept (etc.): "Dieu" est "fidèle" sans être "fidèle", "juste" sans être "juste", "aime" sans "aimer", et ainsi de suite (sujet de méditation infinie, d'Héraclite à Spinoza en passant par Maître Eckhart ou Nicolas de Cues).
On se rappellera peut-être le psaume 85 (v. 10s) où la réunion des vertus l'emporte sur leur définition et leur traduction respectives, plus ou moins tremblantes selon le cas: "La bonté-fidélité (hesed) et la vérité-fidélité ('emeth) se sont rencontrées, la justice-piété (çedeq) et la paix-prospérité (šalom) se sont embrassées, la vérité-fidélité germera de la terre, et la justice-piété regardera du ciel." |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 06 Déc 2016, 17:11 | |
| La fidélité et la promesse
Il ressort de tout ce qui précède que la fidélité n’est pas « en soi » une vertu, et que sa valeur dépend beaucoup des contenus de pensée ou d’action sur lesquels elle porte. L’idée d’une répétition ou d’une persévération ne suffit pas à la caractériser ; la mémoire ne suffit pas ; la permanence du Même, malgré ce qu’en dit Jankélévitch, ne suffit pas à en faire une vertu. Je peux en effet changer, évoluer, faire mon autocritique, changer de compagne ou de compagnon, changer de religion ou devenir athée, dira-t-on que je suis infidèle ? Peut-être, mais pas au sens où cette infidélité serait un vice (et son contraire une vertu). En revanche, il semble que la fidélité vertueuse, celle qui est précieuse, est intimement liée à la promesse. Qu’est-ce qui en effet, à travers le changement que j’effectue, est susceptible d’impacter mon identité même, et de porter dommage à autrui ? Assurément le manquement à ma parole. La permanence ou le maintien de soi, au-delà de changements susceptibles de porter sur le caractère, ou des idées, des désirs, des intérêts – ce que Ricoeur nomme la « mêmeté » ou « idem »-, est le fait de l’ « ipse », c’est-à-dire du sujet cette fois-ci tourné vers l’avenir (et non vers la mémoire du passé) et qui engage sa parole vis-à-vis d’autrui.
http://www.cafephilosophia.fr/sujets/la-fidelite-est-elle-toujours-souhaitable-/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 06 Déc 2016, 19:55 | |
| D'un autre côté (celui de l'avocat du diable, par exemple), on peut aussi voir dans la "fidélité" comme rapport a posteriori à la promesse la marque d'une aliénation, ou d'une servitude, multiple et spéculaire (jeu de miroirs): l'autre me tient parce qu'avec ma "parole" il détient en otage mon "identité" ou mon "intégrité", c.-à-d. l'image-que-je-voudrais-avoir-de-moi-même-tenant-parole; mais il me tient ainsi pour autant que je suis déjà captif de cette image, et que je le resterais même sans le moindre égard pour lui et même sans qu'il le veuille, à telle enseigne que lui-même ne pourrait pas me "rendre ma parole", me délier de ma promesse s'il le voulait -- est-ce encore lui qui me tient ? Y a-t-il "fidélité", si d'une part c'est un esclave qui tient la promesse de l'homme libre, sous prétexte d'identité ou d'ipséité; et si d'autre part la "fidélité" est à la promesse et non plus à qui on a promis ? Cercle vicieux de la vertu que seul l'événement improbable d'une co(m)présence pourrait briser, présence libre de l'autre et de moi comme au jour de la promesse (à supposer qu'il y ait eu, un jour, vraie promesse), comme si nous ne nous étions jamais rien promis; événement qui ne se produira pas sans que s'annulent du même coup toutes les promesses, toutes les dettes et toutes les images. Le principe même d'un renouvellement de la promesse (de l'alliance, etc.) suppose la possibilité et même la nécessité de sa rupture. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 08 Déc 2016, 16:30 | |
| - Narkissos a écrit:
- D'un autre côté (celui de l'avocat du diable, par exemple), on peut aussi voir dans la "fidélité" comme rapport a posteriori à la promesse la marque d'une aliénation, ou d'une servitude, multiple et spéculaire (jeu de miroirs): l'autre me tient parce qu'avec ma "parole" il détient en otage mon "identité" ou mon "intégrité", c.-à-d. l'image-que-je-voudrais-avoir-de-moi-même-tenant-parole; mais il me tient ainsi pour autant que je suis déjà captif de cette image, et que je le resterais même sans le moindre égard pour lui et même sans qu'il le veuille, à telle enseigne que lui-même ne pourrait pas me "rendre ma parole", me délier de ma promesse s'il le voulait -- est-ce encore lui qui me tient ? Y a-t-il "fidélité", si d'une part c'est un esclave qui tient la promesse de l'homme libre, sous prétexte d'identité ou d'ipséité; et si d'autre part la "fidélité" est à la promesse et non plus à qui on a promis ? Cercle vicieux de la vertu que seul l'événement improbable d'une co(m)présence pourrait briser, présence libre de l'autre et de moi comme au jour de la promesse (à supposer qu'il y ait eu, un jour, vraie promesse), comme si nous ne nous étions jamais rien promis; événement qui ne se produira pas sans que s'annulent du même coup toutes les promesses, toutes les dettes et toutes les images. Le principe même d'un renouvellement de la promesse (de l'alliance, etc.) suppose la possibilité et même la nécessité de sa rupture.
Merci narkissos pour cette analyse toute en nuance et profonde. "L'homme, disait Nietzsche, est un « animal dressé à promettre ». Mais que veut dire promettre ? La promesse au sens propre est un acte de parole par lequel je m'engage pour l'avenir depuis mon présent. Ainsi, quand je promets à quelqu'un de l'épouser l'année prochaine, j'engage par la parole celui que je ne suis pas encore : quand je « pro-mets », je me mets à l'avance, je me projette dans le futur et pour tout dire j'y suis déjà ; et que puis-je donner de celui que je ne suis pas encore, sinon ma parole ? La promesse, c'est donc ce qui est dû une fois dit : promettre, c'est donner sa parole et ne pas pouvoir la reprendre de soi-même. Seul celui à qui j'ai donné ma parole a le pouvoir de me la rendre, et il me la rend lorsque j'ai rempli mes engagements, quand je me suis acquitté de mes obligations envers lui. La promesse inaugure donc ce que Nietzsche nommait « l'implacable logique de la dette » : tant que je n'ai pas tenu parole, tant que je n'ai pas fait ce que j'avais promis à autrui, je suis son débiteur ou son obligé, c'est-à-dire que je suis lié à lui par des liens que je n'ai pas le pouvoir de trancher. Promettre, c'est se sentir obligé, c'est-à-dire accepter de déterminer l'avenir par avance, autrement dit accepter par avance de déterminer le possible : promettre sa main à quelqu'un, c'est du même coup renoncer à épouser toutes les autres personnes, restreindre ses choix et ainsi renoncer à sa liberté."http://www.lemonde.fr/revision-du-bac/annales-bac/philosophie-terminale/peut-on-rester-libre-et-se-sentir-oblige_t-irde82.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Ven 09 Déc 2016, 03:41 | |
| Un autre aspect du problème est que nous sommes toujours déjà engagés et par là même incapables de nous engager selon le modèle idéal de la promesse, qui requiert précisément la liberté de l'engagement -- autant dire l'impossible. Notre rapport à notre famille, à notre patrie, à notre langue et à notre culture, autrement dit à tout ce qui nous constitue et à l'égard de quoi nous naissons d'emblée "redevables", comme si nous avions promis sans avoir jamais rien promis, tout cela n'est nullement choisi et ne peut passer pour "choix", "promesse" ou "contrat" que par un simulacre de choix, de promesse ou de contrat qui sanctionne après coup un état de fait par un abus de langage. De sorte que même l'accès au pouvoir de la promesse et de la fidélité passe par une forme d'infidélité ou de trahison (tuer le père, etc.), qui tient autant de l'imposture que du coup de force.
La thématique des "changements de nom", dans la Bible entre autres (des patriarches de la Genèse aux noms nouveaux de l'Apocalypse), souvent associée à l'alliance, est à cet égard symptomatique: c'est toujours un autre qui promet, et un autre (pas forcément le même) qui est engagé. (Cf. aussi le nom, prénom, associé à un acte social, circoncision, baptême ou inscription au registre d'état-civil, plutôt qu'à la naissance, même lorsque très peu de temps les sépare.)
Tout cela, bien sûr, n'empêche pas qu'il y ait au monde de la promesse, de la fidélité et de l'infidélité relatives, du "plus" et du "moins" qui s'opposent l'un à l'autre dans la mesure où ils dépendent l'un de l'autre. Et des "idées pures", peut-être, mais solubles dans l'analyse autant que dans la "réalité".
[Soit dit en passant, il est ironique que l'article cité par free se présente sous le titre ou la catégorie autoritaire du corrigé: il s'agit bien en effet de neutraliser ou de désamorcer une logique socialement explosive et (auto-)destructrice de la liberté, ce qui ne se peut sans l'infléchir et la détourner sournoisement de ses conséquences inéluctables -- en quoi la "correction" est aussi, à la lettre, perversion (détournement, distorsion). Les ficelles de cette philosophie pour enfants sages sont assez grosses: distinction purement verbale entre "obligation" envers soi-même et "contrainte" par l'autre, qui se dissout dès que la frontière entre "soi-même" et "l'autre" se complique et apparaît pour la passoire qu'elle est -- mon obligation envers moi-même n'est précisément pas envers moi-même, elle est en revanche le meilleur instrument de contrainte de l'autre, etc. Le ressort fondamental du système reste la peur de l'épouvantail -- l'enfer subjectif et fantasmé de Don Juan et consorts qui rend, par contraste, la bonne conscience de la fidélité rassurante.
L'usage, pour ne pas dire l'abus, de Kierkegaard mériterait aussi commentaire: Kierkegaard est précisément celui qui a rompu son engagement (promesse de mariage) et qui n'a cessé de méditer cet acte, pour montrer en somme qu'il y avait plus d'une manière et plus d'une raison d'être "infidèle". Les philosophes moralisateurs (qui méritent rarement le qualificatif de moralistes) ne retiennent de Kierkegaard que l'opposition entre "esthétique" et "éthique", alors que celle-ci ne fait sens que dans un système dialectique à trois niveaux ou "stades", symétrique de celui de Hegel, où le dernier, le "religieux", ressemble à s'y méprendre au premier (l'"esthétique"; d'où le "doute religieux" qui se demande toujours si par hasard sa "religion" ne serait pas qu'"esthétique"), et s'oppose au moins autant que lui au deuxième (l'"éthique", sphère de la "promesse" et de la "fidélité").] |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Ven 16 Déc 2016, 15:19 | |
| - Citation :
- Un autre aspect du problème est que nous sommes toujours déjà engagés et par là même incapables de nous engager selon le modèle idéal de la promesse, qui requiert précisément la liberté de l'engagement -- autant dire l'impossible. Notre rapport à notre famille, à notre patrie, à notre langue et à notre culture, autrement dit à tout ce qui nous constitue et à l'égard de quoi nous naissons d'emblée "redevables", comme si nous avions promis sans avoir jamais rien promis, tout cela n'est nullement choisi et ne peut passer pour "choix", "promesse" ou "contrat" que par un simulacre de choix, de promesse ou de contrat qui sanctionne après coup un état de fait par un abus de langage. De sorte que même l'accès au pouvoir de la promesse et de la fidélité passe par une forme d'infidélité ou de trahison (tuer le père, etc.), qui tient autant de l'imposture que du coup de force.
Nous sommes tous des JudasNotre identité se structure autour de multiples appartenances, participant quelque fois à des systèmes de valeurs antagonistes, et qui ne peuvent éviter les conflits de loyautés.La réflexion sur la trahison nous amène à prendre en compte l’hétérogénéité de l’être humain, à le situer dans sa globalité. C’est-à-dire à considérer l’homme comme sujet psychique,inscrit dans un corps , dans une sexualité, impliqué dans une famille,en tant que fils, petit fils, frère, mari, père, grand père, oncle, parrain…mais aussi participant à une société, une culture, une religion, une idéologie, une sphère amicale, un milieu professionnel, comme citoyen du monde,sujet écologique inscrit dans les sphères du vivant…Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent; Nous existons dans une mosaïque de vécus. De chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Le sujet n’est pas un, il est pluriel ; et cette pluralité entraîne inévitablement des déchirements.Car toutes ces positions vécues en même temps génèrent inévitablement des conflits de valeurs, conflits de loyauté.Cette mosaïque porte en soi les stigmates de la trahison. Etre mère, suppose que l’on soit un peu moins fille. Etre femme, demande que l’on soit un peu moins mère. Il y a sans cesse des négociations intérieures, des renoncements inévitables. Notre équilibre intérieur nous amène sans cesse à des compromis avec nous-mêmes, voire des compromissions entre la tyrannie des idéaux, nos forces pulsionnelles, les contraintes de la réalité.Il y a donc toujours une partie de soi qui se sent trahie par une autre. Cela constitue une blessure pour le sujet à la recherche de son unité constituante. Unité difficile voire impossible, brèche intime, sentiment troublant de non coïncidence à soi-même. Heidegger parlait de dis jointure du sujet.Douloureux, bien entendu, mais pour E. Levinas « Exister, c’est briser l’unité » La trahison à soi-même, ou plus exactement en soi-même, permet de mettre du jeu à ses différents « je », et de vivre sur plusieurs registres.https://www.parolesdepsy.com/concept-trahison-en-clinique-individuelle-et-familiale/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Ven 16 Déc 2016, 16:26 | |
| Très intéressant article dont je recommande une lecture complète et attentive -- non que je sois d'accord sur tout, en particulier sur les références et interprétations bibliques, mais celles-ci restent très accessoires par rapport au propos général. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 03 Jan 2017, 14:21 | |
| - Citation :
- Bref, la morale est toujours moins simple qu'elle en a l'air, et la notion de "fidélité" ou de "loyauté" (entre lesquelles je ne distingue pas a priori) en est peut-être l'illustration suprême, parce qu'elle en est aussi la notion maîtresse. Nietzsche évoque souvent, selon les modalités mi-"scientifiques" mi-"littéraires" de la reconstruction historique et pré-historique propres à son époque, la torture que la "civilisation" a dû imposer à "l'animal humain" sur des générations pour le rendre peu à peu fiable, capable d'engagement et de promesse, c'est-à-dire aussi d'hypocrisie et de servilité; pour lui faire en somme intérioriser la contradiction et le conflit au lieu de les extérioriser, pour lui faire calculer et réserver son intérêt au long terme d'un ordre social et imaginaire (la carotte et le bâton de l'au-delà prolongeant éventuellement le régime des récompenses et des châtiments tangibles) plutôt que de tout jouer instantanément dans la "spontanéité" de ses affections et de ses "pulsions" immédiates (le "refoulement" freudien n'est pas loin).
"On peut promettre des actes, mais non des sentiments ; car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à l'autre de l'aimer toujours ou de le haïr toujours ou de lui être toujours fidèle promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir ; ce qu'il peut pourtant promettre, ce sont des actes qui sont d'ordinaire, sans doute, des suites de l'amour, de la haine, de la fidélité, mais peuvent aussi bien découler d'autres motifs : car les motifs et les voies sont multiples qui mènent à un acte. La promesse de toujours aimer quelqu'un signifie donc : aussi longtemps que je t'aimerai, je te le témoignerai par des actes d'amour ; si je ne t'aime plus, tu n'en continueras pas moins à être de ma part l'objet des mêmes actes, quoique pour d'autres motifs : de sorte qu'il persistera dans la tête de nos semblables l'illusion que l'amour demeure inchangé et pareil à lui-même. – On promet dont la continuité des apparences de l'amour lorsque, sans s'aveugler soi-même, on jure à quelqu'un un éternel amour".Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), art. 58
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 03 Jan 2017, 15:25 | |
| Le problème, bien sûr, c'est que ce genre de réflexion morale ne peut pas déboucher sur une morale prescriptive ou normative (qui dise ce qu'il faut faire): il faut être fidèle et il faut être sincère, c'est idéalement et quelquefois pratiquement compatible (l'Earnest d'Oscar Wilde dit les deux en un seul mot, nom propre et adjectif), mais quelquefois contradictoire en fait; et quand c'est contradictoire il faut choisir, mais d'un tout autre "il faut", qui n'est plus moral, mais vital: il n'y a plus de loi ni de principe qui puisse dire comment il faut choisir, sauf à revenir sur ses pas pour neutraliser l'un ou l'autre des "il faut" précédents. A ce point-là on fait ce qu'on fait, on décide ce qu'on décide, on choisit ce qu'on choisit, on tranche arbitrairement, gratuitement, hors-loi et hors-raison, sans commandement, sans transcendance et sans garantie morale, quitte à le justifier ou à le renier après coup au regard d'une "morale" nouvelle ou ancienne. Qu'on choisisse la "fidélité" contre la "sincérité" ou le contraire, on ne sait jamais d'avance si c'est "bien" ni comment ça pourrait l'être.
Situation proprement terrifiante pour un "sujet moral", à laquelle celui-ci ne peut se soustraire que faussement, "en se racontant des histoires", en faisant comme si la contradiction et le dilemme n'existaient pas, en se persuadant lui-même qu'il est toujours fidèle dans l'infidélité et/ou sincère dans l'hypocrisie -- mais dans cet art-là, dans cette forme de théâtralité où l'acteur et le spectateur coïncident sans coïncider, nous sommes depuis longtemps passés maîtres, et esclaves par la même occasion (à la grande joie des "moralistes" comme La Rochefoucauld qui ont tant inspiré le jeune Nietzsche).
D'où la tentation constante de la casuistique, c.-à-d. d'une sorte d'extension ou de prothèse typologique de la morale qui étendrait le règne de celle-ci à tous les types de situations réelles et imaginables, en nous suggérant ou en nous dictant au cas par cas comment décider, arbitrer ou trancher les conflits moraux (ce qui revient à ne rien décider du tout, si la casuistique prescrit comme la morale; il n'y a plus de conflit moral si le conflit moral est prévu et résolu d'avance, autrement dit prévenu et circonvenu). Notion (la casuistique) qui a fait la caricature des pharisiens et des jésuites, mais qui s'épanouit peut-être encore plus naïvement aujourd'hui dans la psychologie populaire qui te dit quand (dans quels cas) ce serait "bien" de trahir ou de mentir (p. ex.), et même de suivre ou de ne pas suivre ton "instinct", en sorte que jamais personne n'éprouve la solitude ni la liberté vertigineuses de l'acte sans prescription, sans programmation et sans protocole. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mer 04 Jan 2017, 19:01 | |
| - Citation :
- Le problème, bien sûr, c'est que ce genre de réflexion morale ne peut pas déboucher sur une morale prescriptive ou normative (qui dise ce qu'il faut faire): il faut être fidèle et il faut être sincère, c'est idéalement et quelquefois pratiquement compatible (l'Earnest d'Oscar Wilde dit les deux en un seul mot, nom propre et adjectif), mais quelquefois contradictoire en fait; et quand c'est contradictoire il faut choisir, mais d'un tout autre "il faut", qui n'est plus moral, mais vital: il n'y a plus de loi ni de principe qui puisse dire comment il faut choisir, sauf à revenir sur ses pas pour neutraliser l'un ou l'autre des "il faut" précédents. A ce point-là on fait ce qu'on fait, on décide ce qu'on décide, on choisit ce qu'on choisit, on tranche arbitrairement, gratuitement, hors-loi et hors-raison, sans commandement, sans transcendance et sans garantie morale, quitte à le justifier ou à le renier après coup au regard d'une "morale" nouvelle ou ancienne. Qu'on choisisse la "fidélité" contre la "sincérité" ou le contraire, on ne sait jamais d'avance si c'est "bien" ni comment ça pourrait l'être.
L'évangile de Matthieu affirme, « quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle ». La fidélité s'immiscie dans nos pensées les plus intimes et exige (selon ce texte), une sincérité extrème. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 05 Jan 2017, 01:15 | |
| En ce qui concerne l'"adultère", l'enjeu "moral" de la fidélité (ou de l'infidélité) est aujourd'hui notre unique clé de lecture et critère de jugement conscient et rationnel -- à telle enseigne que, réciproquement, l'adultère est l'exemple par excellence de l'infidélité; quand on parle d'un homme ou d'une femme infidèle, sans autre précision, c'est à ça qu'on pense. Ce concept de fidélité ou d'infidélité s'étend d'ailleurs tout naturellement à des relations "durables" hors mariage, y compris homosexuelles, et ouvre logiquement la voie au concept de mariage homosexuel, pour autant que celui-ci repose sur la même "fidélité".
Dans la Bible (et dans l'Antiquité en général) c'est plus compliqué: le thème de la fidélité (notamment avec la racine hébraïque 'mn, qui a donné "amen" et un riche vocabulaire de la foi, fiance, confiance "subjective", surtout employé sur son revers "objectif", la qualité du fidèle, fiable, digne de foi ou de confiance, tout cela nous parvenant via le grec pistis et le latin fides) est certes associé au mariage et à l'amour, en particulier dans certains textes prophétiques et plutôt d'ailleurs dans un usage figuré, comparatif ou métaphorique (à propos de la relation Yahvé/Israël-Juda-Jérusalem p. ex.). Mais d'autres clés de lecture (ou critères de jugement) comptent davantage, surtout dans la Torah, qui n'ont pas grand-chose à voir avec la "morale" au sens où nous l'entendons: 1) D'un point de vue "sacerdotal" (surtout dans le Lévitique), tout ce qui a rapport au sexe (comme à la naissance et à la mort, ou à la "lèpre"), même parfaitement légitime par ailleurs, constitue un "péché", une "impureté" ou une "souillure" -- dans un sens "rituel" de ces mots qui n'a aucune connotation "morale", et qui n'implique qu'une incapacité temporaire de contact avec le "sacré" (laquelle est toutefois prise très au sérieux: ne pas respecter le délai et les règles de purification est puni de mort). Mais ce sens rituel va se mêler dans les textes prophétiques (surtout quand les prophètes sont aussi des prêtres, comme Ezéchiel) à des condamnations morales, en les surchargeant d'un sens "sacral". L'adultère n'est donc pas seulement ni principalement une "infidélité" envers un conjoint sur le simple plan "horizontal" de relations interpersonnelles (une offense faite à quelqu'un, prochain, semblable, autrui), c'est aussi et surtout un péché, une impureté, une souillure, une sorte de brèche ouverte dans un ordre cosmique et divin, à la fois naturel et surnaturel, qui implique automatiquement une menace, transcendante ou abyssale, bref quelque chose de beaucoup plus "irrationnel" à nos yeux. 2) Du point de vue du droit civil, la définition de l'adultère dans la Bible hébraïque (AT) est passablement différente de la nôtre: c'est avant tout une atteinte au droit de propriété d'un mari ou d'un fiancé (voir le 10e commandement). Un homme marié qui "trompe sa femme", dirait-on aujourd'hui, avec une femme non mariée et non fiancée n'est pas "adultère" au sens de la Torah, son "infidélité" à l'égard de sa femme n'est pas sanctionnée, ni réprouvée, ni même remarquée. Il y a bien une dimension "interpersonnelle" de la faute, mais à sens unique, référée au seul mari (ou fiancé) "trompé": envers lui la femme "infidèle" et l'amant sont coupables, mais l'"infidélité" de l'amant par rapport à sa femme, le cas échéant, est hors champ juridique et moral.
Il est tout à fait juste de dire que la condamnation du désir approfondit jusqu'au vertige toute perspective "légale" sur ces questions, mais il faut noter aussi qu'avant Matthieu cette condamnation était déjà dans la Torah (cf. encore le 10e commandement, qui fait le désespoir de Paul en Romains 7) -- en quoi la "Loi" est plus qu'une "loi" ordinaire, et Matthieu est cohérent qui entend l'observer absolument et non la dépasser. Maintenant, je ne suis pas sûr que ce texte soit si pertinent qu'il paraît à première vue au thème de la "fidélité" et à son éventuelle contradiction avec la "sincérité", car ce n'est justement pas une vision "morale" et "interpersonnelle" de la fidélité envers un conjoint (susceptible d'entrer en conflit avec un changement de "sentiment" à son égard) qui domine le traitement "biblique" de l'adultère en général. Y compris dans ce passage où, d'ailleurs, l'éventuel conjoint de l'homme qui regarde une (autre) femme n'entre à aucun moment en ligne de compte (l'homme qui regarde peut être marié ou non, mais la femme qu'il regarde est une femme mariée, gunè, la femme d'un autre, tout le problème est là). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 05 Jan 2017, 15:56 | |
| - Citation :
- La même tension traverse les textes bibliques: "fidélité", "loyauté", "constance" y sont généralement louées, "trahison" ou "apostasie" souvent stigmatisées, à moins que celles-ci ne soient érigées en exemple héroïque, comme "conversion" fondatrice (ainsi de chaque nouvel avatar du "judaïsme" par rapport à ses antécédents, ou du christianisme par rapport au judaïsme, chacun ayant soin de justifier son abandon ou sa désertion de la "tradition" qui le précède par un surcroît de fidélité à celle-ci). Fidèle jusqu'à la trahison (incluse), tel pourrait être le mot d'ordre ambigu, surtout vers la fin.
L'infidélité volontaire vis-à-vis de Dieu est inconcevable pour un croyant et correspond au péché le plus grave, l'apostasie. L'apostasie peut être perçue comme une audace et un courage remarquables, une façon de ne pas se renier et de oser réinventer sa vie. Il faut beaucoup de force pour briser une allégeance passée et afficher sa singularité.
Eloge de l’apostasie
L’apostat n’est pas un faible qui déserte et s’évanouit dans la nature par faiblesse et lassitude. L’apostasie assumée est au contraire un acte revendicatif, un acte positif, un sursaut politique, une démarche citoyenne. Car avant même que le christianisme ne récupère le terme et ne le colore de la manière la plus négative qui soit, l’apostasie emporte l’idée d’un contre-pied politique, selon le livre « Etude perspicace des Ecritures » (1997), « En grec, ce nom (apostasia) dérive du verbe aphistemi qui signifie littéralement »s’éloigner de« ; il a le sens de »désertion, abandon ou rebellion« . En grec classique, on l’employait pour parler des défections politiques. » Affirmer ses désaccords sur le plan politique, c’est faire vivre la cité grecque ou moderne. C’est s’affirmer en démocratie et ne pas reconnaître les pleins pouvoirs d’une dictature, ou d’une théocratie, qui écrase la contestation et la diversité sous le poids des dogmes pensés et arrêtés par une poignée d’humains tout aussi faillibles que les autres. L’apostat antique devait aimer l’agora, la place publique, car il ne craignait pas la contestation et la confrontation. Le dictateur, lui, devait faire tout son possible pour museler la contestation.
http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:bsTMFqRLw-0J:http://www.tj-revelation.org/Eloge-de-l-apostasie%2Beloge+de+l'apostasie&hl=fr&gbv=2&ct=clnk |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Jeu 05 Jan 2017, 20:02 | |
| Le double intérêt de rapprocher deux couples antithétiques comme "fidélité/infidélité" et " courage/lâcheté", c'est de constater d'une part que chacun d'eux se co(-i)mplique comme l'autre (on peut être infidèle dans la fidélité et fidèle dans l'infidélité, comme le courage implique une certaine lâcheté et réciproquement), et d'autre part qu'ils se combinent, indifféremment et différemment, dans tous les sens: il faut un certain courage pour être fidèle et pour être infidèle, et une certaine lâcheté aussi, dans les deux cas... Au passage et de façon similaire, le monothéisme rend l'apostasie inconcevable de plus d'une façon. Car si dans un sens l'abandon du Dieu unique constitue le crime absolu, c'est aussi un crime impossible: comment se défaire de (ou faire défection à) celui en qui nous vivons, nous mouvons et sommes (selon l'expression stoïcisante du Paul des Actes), à qui la mort même ne permet pas d'échapper (selon le psaume 139) ? Plus la pensée de l'unique s'approfondit, plus l'"apostasie" à son égard devient effectivement impensable: sa gravité extrême se retourne en légèreté d'illusion dissipée, comme un cauchemar au réveil (image d'ailleurs biblique, Psaume 73). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Lun 09 Jan 2017, 18:28 | |
| - Citation :
- Au passage et de façon similaire, le monothéisme rend l'apostasie inconcevable de plus d'une façon. Car si dans un sens l'abandon du Dieu unique constitue le crime absolu, c'est aussi un crime impossible: comment se défaire de (ou faire défection à) celui en qui nous vivons, nous mouvons et sommes (selon l'expression stoïcisante du Paul des Actes), à qui la mort même ne permet pas d'échapper (selon le psaume 139) ? Plus la pensée de l'unique s'approfondit, plus l'"apostasie" à son égard devient effectivement impensable: sa gravité extrême se retourne en légèreté d'illusion dissipée, comme un cauchemar au réveil (image d'ailleurs biblique, Psaume 73).
Asaph ne s'égare pas trop longtemps et se réveille vite de son cauchemar, ou il supposait la possibilité de se séparer de Dieu :"Si j’avais dit : « Je vais calculer comme eux », j’aurais trahi la race de tes fils.J’ai réfléchi pour comprendre ce qui m’était pénible à voir,jusqu’à ce que j’entre dans le sanctuaire de Dieu, et discerne quel serait leur avenir :Alors que j’avais le cœur aigri, les reins transpercés, moi, stupide, ne comprenant rien, j’étais comme une bête, mais j’étais avec toi" (ps 73). Asaph a en quelque sorte une "révélation" en entrant dans le sanctuaire, qui indique l'avenir de ceux qui sont loin de Dieu. Hébreux 10, 26 ss ; assimile le rejet volontaire de Dieu à un péché impardonnable : " En effet, si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés, mais une attente terrifiante du jugement, l'ardeur du feu qui va dévorer les rebelles. Si quelqu'un a violé la loi de Moïse, il est mis à mort sans pitié, sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien pire, ne le pensez-vous pas, sera le châtiment mérité par celui qui aura piétiné le Fils de Dieu, qui aura tenu pour profane le sang de l'alliance par lequel il a été consacré, qui aura outragé l'Esprit de la grâce ! Car nous connaissons celui qui a dit : C'est moi qui fais justice ! C'est moi qui paierai de retour ! Et encore : Le Seigneur jugera son peuple. Il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant." |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Lun 09 Jan 2017, 23:57 | |
| Je pensais surtout au v. 20 (du psaume 73): la gravité est illusoire, mais l'illusion est grave, mais la gravité est illusoire, etc. Les notions de distance, de présence ou d'absence, sont tout aussi aporétiques (ou réfractaires à la logique) avec un Dieu omniprésent -- ce qui fera la joie et les larmes de saint Augustin: comment être loin (ou près, d'ailleurs) de celui qui est partout ? On ne s'en sort pas en décrétant que la distance est métaphorique, car à ce compte-là l'omniprésence l'est aussi... Je ne suis pas sûr qu'Hébreux 10 vise particulièrement une "apostasie", un rejet explicite de Dieu ou du Christ ("pécher", même "volontairement", est bien plus vague), mais de toute façon ce texte est à lire dans le cadre de sa conception très particulière d'une réalité "à deux étages" ( je n'y reviens pas): et là encore cela produit un effet d'oscillation similaire à celui que je décrivais ci-dessus: c'est grave, gravissime, impardonnable, mais c'est toujours au niveau des ombres (des illusions) que c'est grave, et il n'y a jamais eu de "salut" qu'à en sortir... Tout le problème logique est dans le rapport du temps à l'éternité; l'accès à la réalité céleste-éternelle est logiquement à sens unique, sans retour (une fois pour toutes): il y a bien un avant qui coïncide avec l'en-bas, le monde des "ombres", mais il n'y a pas vraiment d'après si c'est bien à l'éternel qu'on accède; toute "rechute" est proprement impensable. Or ce schéma idéal inspiré de l'épistémologie platonicienne (on ne déchoit pas de la connaissance) s'accorde mal avec une expérience religieuse et morale vécue dans sa durée, où après toute conversion, révélation, épiphanie, illumination, si profonde, sincère et bouleversante soit-elle, la vie continue aussi sur le même "plan" qu'avant. La stratégie de l'épître aux Hébreux consiste ici, comme au chapitre 6, à dramatiser l'enjeu théorique (6,4-8; 10,25-31), puis à dédramatiser la situation pratique (6,9ss; 10,32ss). La dramatisation s'opère en 10,26 à partir du concept de péché volontaire ( ekousiôs), qui renvoie à la Torah rituelle: les sacrifices pour le péché s'appliquent (généralement) aux péchés "involontaires" ( akousiôs, LXX Lévitique 4,2.13.22.27; 5,15; Nombres 15,27ss; 35,11), le péché délibéré en étant (parfois) expressément exclu (Nombres 15,30s); or l'accès à la "connaissance de la vérité" éternelle dans le cadre de la révélation chrétienne rendrait logiquement tout péché "volontaire" en un sens superlatif, donc hors de toute possibilité de repentance (chapitre 6) et d'expiation sacrificielle (parce que les sacrifices ne concernent pas les péchés volontaires, parce qu'ils sont inefficaces, parce qu'ils sont abolis, parce que le seul vrai sacrifice est accompli une fois pour toutes: accumulation d'arguments incompatibles entre eux, de type "chaudron": non seulement tu ne m'as jamais prêté de chaudron, mais il était déjà percé...). On entre dans une surenchère infinie de la menace et de la terreur ( combien plus, la question reste en effet ouverte), mais on en sort comme on y est entré... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mar 10 Jan 2017, 16:58 | |
| Merci Narkissos pour cette explication toute en nuance.
La fidélité de Dieu est proclamée dans la Bible, son infidélité est inconcevable. Les auteurs des évangiles qui rapportent le cri de déréliction, présentent un Dieu qui se tait et qui laisse son fils s'enfoncer dans la mort. Est-ce une tentative de nous présenter un Dieu "infidèle" qui abandonne son Fils ? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: fidélité, loyauté, etc. Mer 11 Jan 2017, 00:11 | |
| Il ne faut pas oublier que ce "cri" est tiré d'un psaume (22). Or les Psaumes n'arrêtent pas d'interpeller ou d'interroger Dieu, en particulier sur sa "fidélité" (notamment hesed qui est aussi "bonté", voire "grâce", cf. supra): souviens-toi de / as-tu oublié / où est ta fidélité, etc. (cf. p. ex. 25,6; 77,9; 88,12; 89,50; 143,8). Sur le mode du "cri" si l'on veut, mais en même temps dans un style littéraire (poétique) très élaboré, destiné à la récitation dans un cadre rituel (le temple, d'abord). Donc moins "spontané" et plus "réfléchi" qu'on pourrait le croire.
La prière (qui est le "genre" des psaumes) et la logique, ça fait (au moins) deux. Pure coïncidence, je lisais aujourd'hui (toujours dans le même séminaire de Derrida, vers la fin) qu'Aristote rangeait déjà la prière (eukhè, demande, souhait, religieux ou non) parmi les types de parole (logos) qui ne sont ni vrais ni faux; logos "sémantique", qui a un sens ou une signification, qui "veut dire" quelque chose, mais non "apophantique" au sens où il affirmerait quelque chose dont on pourrait juger que c'est vrai OU faux (le tiers étant alors exclu selon la logique aristotélicienne: c'est l'un OU l'autre, il n'y a pas de tierce possibilité) -- les linguistes et sémioticiens modernes parleraient de discours "performatif" et non "constatif" pour dire à peu près la même chose.
Ce que je répète (par contre) depuis longtemps, c'est que la prière échappe aussi à la logique en ce sens qu'un croyant cohérent (qui croit ou croit savoir que Dieu sait parfaitement ce dont il a besoin, et qu'il agira de toute façon au mieux de ses intérêts) a aussi peu de "raison" (rationnelle) de prier qu'un athée. Et pourtant il prie, contre toute logique, et pourtant des athées avouent aussi qu'il leur arrive de prier, contre toute logique.
Le Dieu ou le dieu à qui l'on parle, à la deuxième personne, ce n'est jamais le Dieu ou le dieu dont on parle, à la troisième, que ce soit en théologien ou en philosophe, professionnel ou amateur. Ce qui n'empêche pas que la prière (ce que l'on dit à Dieu, ou à "son dieu") donne aussi à réfléchir et à penser (la meilleure théologie découle à mon sens d'une phénoménologie de la prière, même si elle ne s'arrête pas là).
En tout cas la question de la "fidélité" de Dieu, telle qu'elle se pose dans la prière (du cri d'angoisse à la récitation liturgique) tout autrement que dans la théologie, me rappelle aussi cet énoncé remarquable (tout à fait apophantique ou constatif, celui-là) des Pastorales (que je n'aime pas beaucoup en général, mais qui ont conservé quelques passages poétiques ou hymniques sublimes): Si nous souffrons ensemble [avec lui], nous vivrons ensemble [avec lui]; si nous endurons (ou persévérons), nous régnerons aussi ensemble [avec lui]; si nous [le] renions, lui aussi nous reniera; si nous sommes infidèles (ou: si nous ne croyons pas, apisteuô), lui demeure fidèle (pistos), car il ne peut se renier lui-même. 2 Timothée 2,11-13. La dernière partie de l'hymne, qui rompt ostensiblement la symétrie des précédentes est certes des plus ambiguës: fidèle à lui-même en nous reniant, fidèle à nous malgré notre infidélité ou notre incrédulité, fidèle à nous quand même parce que fidèle à lui-même ? Comme je le suggérais au début de ce fil, en Dieu seul les "vertus" ne sont jamais contradictoires (que dans ce passage "lui" désigne le Christ n'est pas non plus contradictoire avec cette proposition). |
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