Devenir un enfant pour être sauvé

"A cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux et dit : « En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux. Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m’accueille moi-même. « Mais quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. Malheureux le monde qui cause tant de chutes ! Certes il est nécessaire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive ! Si ta main ou ton pied entraînent ta chute, coupe-les et jette-les loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou estropié que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel ! Et si ton œil entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu !" - Mt 18, 1 ss


La primauté et la grandeur dans le royaume des cieux se traduisent par le fait de s'abaisser pour devenir un enfant. Jésus introduit l'idée que recevoir un enfant c'est le recevoir lui-même. Les disciples doivent accepter et reconnaitre qu'ils sont comme des enfants, non suffisants et non autonomes, dépendants de leur père céleste. Pour être le plus grand, il faut s'abaisser. Le v 5 ("Qui accueille en mon nom un enfant ..." ) fait penser à Mt 10,42 : "Quiconque donnera à boire ne serait-ce qu'une coupe d'eau fraîche à l'un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis, il ne perdra jamais sa récompense". Ensuite le texte adresse une exhortation particulière, celle de ne pas faire "chuter" "un seul de ces petits qui croient en moi". Cela signifie peut-être qu'il ne faut pas placer ses "petits" ou "enfants" dans cette compétition qui vise a déterminer qui est le plus grand, le plus performant mais à faire en sorte qu'ils demeurent des "enfants". Malheur à celui qui cause la chute d'un croyant, vaut mieux être "incomplet" plutôt que de faire chuter un disciple.

(Re)voir ici.

L'enchaînement évangélique est souvent du genre "marabout, bout de ficelle" (ce qui nous ramène autrement à l'enfance): on glisse d'une idée à l'autre à la faveur d'un terme commun ("mot-crochet"). Ainsi, devenir petit -> accueillir les petits -> ne pas "scandaliser" les petits -> ne pas se laisser "scandaliser": il n'y a aucun rapport entre la première idée et la dernière, mais il y en a toujours un entre une idée et la précédente, ou la suivante -- ça tient du "téléphone arabe" ou du "cadavre exquis"...

Bien avant Jung (cf. lien ci-dessus), Kierkegaard remarquait déjà que les enfants sont les seuls à ne pas pouvoir devenir des enfants, ni être comme des enfants...

"Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir. Amen,  je vous le dis, en effet, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota ou un seul trait de lettre de la Loi ne passera, jusqu'à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui violera l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera aux gens à faire de même sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez jamais dans le royaume des cieux." Mt 5, 17 ss 

 L'observance de loi n'est plus le critère d'accès au royaume, le plus petit dans le royaume est celui qui viole un de ces plus petits commandements, même ayant transgressé la loi on peut entrer dans le royaume (mais on est un petit). A 'inverse de Mt 18, être le plus grand revient à entrer dans le royaume. Enseigner la loi et la pratiquer c'est être "grand" dans le royaume, alors qu'en Mt 18, il faut s'abaisser comme un enfant pour être " le plus grand", donc d'être dans une situation intellectuelle (celle d'un enfant) qui ne permet pas  d'étudier et de comprendre la loi.


 

Citation :

Bien avant Jung (cf. lien ci-dessus), Kierkegaard remarquait déjà que les enfants sont les seuls à ne pas pouvoir devenir des enfants, ni être comme des enfants...

C’est essentiellement dans son Journal que Søren parle de son enfance et ce qui revient sans arrêt sous sa plume, c’est qu’elle fût pour lui terrible, une « folie », qu’il n’a jamais connu les joies de l’enfance, car selon lui, il n’en a pas eu. «  J’avais réellement sauté par-dessus l’enfance et la jeunesse ; et telle était sans doute l’intention de la Providence. »

Tout d’abord, il voit une partie de son malheur dans le fossé générationnel qui l’oppose à son père puisque  56 ans les séparent. Søren se définit comme étant « un enfant de vieux », ce qui occasionne chez lui une grande souffrance. «  Enfant, j’ai reçu une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues humaines, une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance en la vie s’était brisée aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique vieillard qui me les avait imposées : enfant Ô folie ! je reçus le costume d’un mélancolique vieillard. »

Les préoccupations intellectuelles et religieuses des adultes sont donc partagées par les enfants de bonne heure. Le père tient à ce que ses garçons aient des occupations sérieuses et ne se divertisse pas, ce qui constitue un péché. Le jeu n’existe pas dans la famille ou tout ce qui peut paraître ludique est aussitôt transformé en occasion pour développer son intellect. Pas de jeux d’enfants et  pas de jouets d’enfants non plus. Le seul objet avec lequel il jouait mais qui n’était pas un jouet  était une bobine, avec laquelle sa mère travaillait. Voilà ce qu’il en dit : « Un enfant sans un jouet n’est pas si démuni qu’on croit, car l’imagination se charge alors de lui. Je pense encore avec admiration à une bobine de mon enfance, le seul jouet que l’eusse – ai-je rien connu d’aussi intéressant ! Et cependant elle ne m’appartenait pas entièrement. Elle avait pour ainsi dire ses obligations professionnelles, ses heures de bobine réelle, et ce n’est que dans ses loisirs qu’elle devenait mon passe-temps. » Et Søren, pragmatique, se dit que finalement, il n’eut pas besoin de jeter ses vieux jouets puisqu’il n’en avait pas «  En grandissant, Johannes n’eut aucun jouet à mettre au rebus »

Søren ne sort pas. Il reste prisonnier de sa maison Sans jouet, sans distraction, tout est prétexte à faire de Søren un singe savant, d’autant qu’après la mort du fils ainé, son père a décidé que ce serait lui, Søren Aabye l’intellectuel de la famille. « J’ai tout de suite commencé par la réflexion ; je n’en ai pas acquis un avec l’âge ; je suis réflexion du commencement à la fin». A la place des promenades, des camarades, des sorties, son père lui propose des sorties virtuelles, où, arpentant tous les deux la chambre, ils s’imaginent se promener dans Copenhague, rencontrer telle ou telle personne. «  Une maison paternelle, guère riche en distractions, et, comme il ne sortait en somme jamais, l’habitude précoce de s’occuper de soi-même et de ses propres pensées. Pour père, un homme respirant la sévérité, d’air sec et prosaïque, mais sous ce vêtement de bure cachant une imagination de feu que même son grand âge ne parvint pas à ralentir. Quand Johannes quelquefois lui demandant la permission de sortir, il essuyait le plus souvent un refus ; par contre quelquefois le père en compensation lui proposait d’arpenter avec lui les pièces de l’appartement. » https://sites.google.com/site/philonewton/les-philosophes-et-la-violence-educative/kierkegaard-et-la-violence-educative

1. Malgré leur analogie de forme, les énoncés évangéliques du genre "(plus) petit / grand -- premier / dernier dans le royaume" ne se laissent pas ramener à un sens unique, ils diffèrent en fonction de leur contexte et de leur trajectoire d'un contexte à l'autre. Ainsi Matthieu 18,1ss vient de Marc 9,33ss, mais la formulation matthéenne (qui est le plus grand dans le royaume ?) s'assimile formellement à celles de 5,17ss et de 11,11ss qui signifient pourtant des choses très différentes: en 5,17ss, exclusivité matthéenne, une attaque claire du paulinisme (avec ou sans jeu de mot conscient sur le nom latin de Paul, "petit"), en 11,11ss (// Luc 7,24ss, donc "Q" le cas échéant), une démarcation (déférence et différence) à l'égard du Baptiste (Jean est le plus grand de ceux qui sont "nés de femmes", mais le plus petit dans le royaume est plus grand que lui). En ce qui concerne 5,17ss, il n'est pas du tout évident que "être le dernier dans le royaume des cieux" signifie "en faire partie quand même"; cf. a contrario 7,21ss et 18,3 (où "être le plus grand dans le royaume des cieux", v. 1, s'oppose, non à y être le plus petit, mais à "ne pas y entrer du tout"); cf. aussi 19,14// Marc 10 etc.

2. Les citations de Kierkegaard sont, comme toujours, extrêmement intéressantes (j'en avais moi-même jadis rassemblé quelques-unes, notamment sur le caractère destructeur d'une éducation chrétienne cohérente, ici), quoiqu'une analyse "psychopédagogique" incapable de questionner et de relativiser son propre point de vue ne leur apporte pas grand-chose -- à moins qu'elle ne leur apporte malgré elle cet éclairage ironique a contrario que n'eût peut-être pas dédaigné Søren: la "bonne éducation", à la limite, serait celle qui rendrait impossible toute "exception" douloureuse et/ou géniale, tout malheur et tout destin, celle qui élèverait par milliards des troupeaux d'heureuse médiocrité dont aucun cœur ne souffre et aucune tête ne dépasse. (Plus généralement on peut se demander si les "sciences humaines", tout au moins "appliquées", ne visent pas inconsciemment à dépouiller l'"humanité" de tout ce qui lui a donné par le passé un certain "intérêt".)

Merci Narkissos pour ces précisions.

"Alors des gens lui amenèrent des enfants, afin qu'il leur impose les mains et prie pour eux. Mais les disciples les rabrouèrent. Alors Jésus dit : Laissez faire les enfants, ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui sont comme eux. Il leur imposa les mains et partit de là." Mt 19,13-15

Comment interpréter dans l'évangile de Matthieu (ou l'observance de la loi est incontournable), l'idée que le royaume des cieux appartient à ceux qui sont comme des enfants ? 
 L'expression "être comme enfant" suppose une certaine innocence, une certaine pureté mais aussi une absence  de connaissance particulière ou de capacités intellectuelles et spirituelles propre aux enfants. Ainsi le royaume des cieux est accessible à ceux qui acceptent l'impossibilité de comprendre par eux-mêmes les choses qui concernant Dieu, qui se reconnaissent enfants, c'est à dire incompétents, incapables et qui manifestent une confiance totale en Dieu comme à un père.

D'abord, comme indiqué précédemment, Matthieu "hérite" ce texte de Marc (10,13ss) et ne fait que l'adapter (p. ex. "royaume-règne de Dieu" -> "des cieux", ou le transfert de Marc 10,15 et sa fusion avec 9,33ss dans Matthieu 18,3). En règle générale, l'intention éventuelle d'un "auteur" se signe plus clairement dans les passages qui lui sont propres (p. ex. 5,17ss; peut-être 11,11ss s'il n'y a pas de "source Q"), il faut en revanche la deviner dans les modifications qu'il apporte à ses "sources".

Cela dit, ce n'est pas parce que Matthieu reste attaché en principe, contre "Paul" (à partir de Romains), à l'observance de la "loi" (nomos = Torah) qu'il s'en fait une idée "légaliste", et a fortiori "intellectuelle", "livresque" ou "studieuse": comme on l'a souvent noté, son rapport au pharisaïsme et en particulier à la science des "scribes" ou "spécialistes de la loi" est ambivalent (il leur concède presque toute la "théorie pratique", la halakha, et leur dénie la "pratique de la théorie", cf. 5,17ss; 7,29; 13,52; 22,35ss; 23,1ss), mais surtout il valorise de multiples façons la "foi", la "pratique", et même la "connaissance" paradoxale des "ignorants", cf. notamment 5,3ss; 8,10ss; 9,22; 10,40ss; 11,25ss; 15,28; 18,6ss. A tout prendre, l'idéalisation de l'enfance (surtout pensée comme "humble", "docile" et "obéissante") gêne beaucoup moins Matthieu que Paul qui au contraire s'efforce de s'en démarquer sur un autre front (face aux "charismatiques" et peut-être "proto-gnostiques", cf. 1 Corinthiens 13,11; 14,20).

"Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient constamment le visage de mon Père qui est dans les cieux" Mt 18, 10

Je trouve ce texte très beau et évocateur. Il y aurait en chaque enfant un face à face avec Dieu à travers leurs anges (gardiens ?), ainsi chaque enfant pourrait nous dire quelque chose du divin.

Si l'"ange gardien" est celui qui accompagne chacun sur terre pour le protéger, ici ce serait plutôt le contraire, celui qui représente au ciel les "petits" qui sont sur terre, comme un "double" céleste dans une scène apocalyptique (à comparer avec l'usage inversé de la même expression en Actes 12: l'"ange" de Pierre, comme un fantôme, le représenterait sur terre s'il était mort). Dans Matthieu, il s'agit surtout d'exprimer la dignité insoupçonnée des "petits", et par conséquent la gravité de ce qu'on leur fait, dans un sens analogue à celui des "moutons et chèvres" du chap. 25: les "petits" auxquels on a ou non porté secours se révèlent être les "frères" du roi-Christ, ce qu'on leur a fait (ou non), c'est à lui qu'on l'a fait (ou non).

Noter toutefois que dans l'enchaînement "lâche" des logia de Matthieu 18 (cf. supra 5.8.2019 14h54), il n'est déjà plus question d'"enfants" au sens propre depuis le v. 5, même si la figure de l'enfant continue de surplomber l'ensemble: dès le v. 6 les "petits" ce sont ceux qui "croient" (cf. déjà 10,42), bien que par ailleurs ils puissent se "scandaliser" (i.e. trébucher et tomber) ou s'égarer (cf. v. 12ss, où le petit devient mouton).

"En ce temps-là, Jésus dit : Je te célèbre, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux gens intelligents, et que tu les as révélées aux tout-petits. Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir." Mt 11,25-26

A qui fait allusion la formule "ces petits", à figure privilégiée du disciple qui englobe tous les croyants ou à un groupe particulier parmi eux ?

Cf. à nouveau ici (6.11.2015) et là.

"Figure privilégiée du disciple qui englobe tous les croyants ou (...) un groupe particulier parmi eux", à mon sens ce n'est pas vraiment une alternative. Il y a d'une part un constat "sociologique" sans surprise, à savoir que les différents proto-christianismes (c'est aussi vrai pour le paulinisme, 1 Corinthiens 1) attirent majoritairement des gens peu instruits, malgré des exceptions relatives et aussi décisives (e.g. Apollos ou "Paul", mais aussi "Matthieu" si l'on reconnaît une sorte de "signature" dans ses mentions positives des "scribes", p. ex. 13,52). D'autre part une certaine posture "anti-intellectuelle", y compris des "intellectuels" dans ce contexte (cf. la polémique paulinienne contre la "sagesse", toujours 1 Corinthiens 1--2, et la priorité donnée à l'"amour" sur la "connaissance", chap.  8, 10, 13; chez Matthieu, c'est évident aussi dès les béatitudes, bien que les "pauvres en esprit" ne soient pas nécessairement des imbéciles). L'"enfance" est à cet égard un modèle qui peut être tiré dans tous les sens, ici clairement dans un sens anti-intellectualiste (vs. "sages" et "intelligents"), ailleurs dans le sens de l'humilité (chap. 18--19) ou de l'obéissance. Enfin on ne définit pas un "type" du "bon" chrétien (disciple, etc.), qui vaut en principe pour tous, sans distinguer aussi, de fait, ceux qui s'y conforment mieux que les autres -- chez Matthieu et dans différents textes dits "judéo-chrétiens", p. ex. la Didachè ou les pseudo-Clémentines, ce sera notamment la notion de "perfection", teleios etc., qui distingue ceux qui observent pleinement la "loi" selon l'interprétation du milieu concerné; mais en contexte paulinien ou gnostique le même concept de "perfection" caractérise les "pneumatiques" ou "spirituels", sans aucun rapport avec la "loi"; de fait, le logion de Matthieu 11,25ss//Luc 10 peut parfaitement (!) s'appliquer à n'importe quelle catégorie de chrétiens "modèles", selon les critères du milieu qui le cite.