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 monomathie

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Narkissos

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MessageSujet: monomathie   monomathie Icon_minitimeLun 26 Jan 2015, 02:03

A ce moment-là Jésus dit (ou répondit): Je te reconnais, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché cela aux sages et aux intelligents, et que tu l'as révélé aux tout-petits. Oui, Père, car cela t'a été agréable. Tout m'a été livré (ou remis) par mon Père: nul ne connaît le Fils sinon le Père, et nul ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils décide de le révéler.
Venez à moi, vous tous qui peinez et êtes lourdement chargés, et je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est bon
(chrèstos) et ma charge légère.
(Matthieu 11,25ss.)

C'est sans doute un des passages les plus remarqués de l'Evangile, pour des tas de raisons. On y a très tôt reconnu un morceau d'inspiration et de tonalité "johanniques" (v. 27, le jeu divin de révélation-dévoilement dans le "cercle de connaissance" réciproque du "Père" et du "Fils" sans complément, cercle dont, strictement, rien ne sort mais qui se laisse éventuellement pénétrer, repris en Luc 10,21s dans un tout autre contexte; cf. Jean 1,18; 3,11.35; 6,46; 10,15 etc.), comme égaré dans les Synoptiques à la faveur de la thématique générale du renversement de situation (les premiers derniers). Et, en amont, toute la tradition de la Sagesse parlante (Proverbes 8--9 etc.), qui semble avoir nourri l'Evangile selon Jean plus abondamment et plus profondément que les autres (cf. https://etrechretien.1fr1.net/t303p15-ce-que-je-retiens-de-jean, 7.11.14). Particulièrement sensible dans la "version longue" de Matthieu, l'influence du dernier chapitre (51) du Siracide: "Je te reconnaîtrai, Seigneur roi" (v. 1); "j'invoquais le Seigneur, Père de mon Seigneur" (v. 10, selon le grec; "je dis: Yahvé, tu es mon Père", selon l'hébreu); "approchez-vous de moi, gens sans instruction, et mettez-vous à mon école; pourquoi vous plaindre d'en manquer encore, et vos âmes rester assoiffées ?" (v. 23s); "mettez votre nuque sous le joug, et que votre âme reçoive l'instruction. C'est tout près qu'on la trouve. Voyez de vos yeux combien peu j'ai peiné pour trouver tant de repos" (v. 26s). Mais les réminiscences et résonances "bibliques" (au sens large) dans ce texte sont nombreuses.

Reste l'idée que la seule "connaissance" qui vaille, celle qui s'ouvre aux humbles et écarte les "sages" et les "intelligents" qui n'en finissent pas de chercher midi à quatorze heures, se puise à une source unique: qu'on l'appelle "Dieu", "Père" ou "Fils", "Sagesse", Logos, "Loi" ou "Esprit", peu importe, elle est une. Ce qui, contrairement à ce qu'on pourrait croire, n'était pas de nature à déplaire à toute une longue et profonde tradition de la philosophie grecque, socratique et anté-socratique (Héraclite, Parménide, Anaximandre), qui méprisait souverainement la "polymathie", le "savoir-somme" complexe (qu'on dirait livresque ou encyclopédique, façon Trivial Pursuit ou "Questions pour un champion"), celui du spermologos qui trouve partout des "choses à apprendre", à digérer tant bien que mal et à régurgiter à tort et à travers, se nourrissant du "débat d'opinions" et le nourrissant en retour à l'infini. Pour cette philosophie-là aussi l'"objet" de la connaissance était foncièrement simple, et connaissable de l'intérieur, en tant qu'il s'ouvrait de lui-même à une participation intime et immédiate de son "sujet" qui était tout sauf un "autre". Si complexe qu'y soit l'économie de la connaissance ou de la révélation, elle lui était pour ainsi dire interne.

Je sais une seule chose, dit -- non loin de Socrate -- l'aveugle-né du quatrième évangile, se tenant pour sa part à ce qu'il sait de première main, d'expérience (j'étais aveugle et maintenant je vois). Le seul personnage outre "Jésus" (mais non sans lui) qui assume dans le texte le je suis divin ou christique.
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeMar 27 Jan 2015, 18:51

Citation :
C'est sans doute un des passages les plus remarqués de l'Evangile, pour des tas de raisons. On y a très tôt reconnu un morceau d'inspiration et de tonalité "johanniques" (v. 27, le jeu divin de révélation-dévoilement dans le "cercle de connaissance" réciproque du "Père" et du "Fils" sans complément, cercle dont, strictement, rien ne sort mais qui se laisse éventuellement pénétrer, repris en Luc 10,21s dans un tout autre contexte; cf. Jean 1,18; 3,11.35; 6,46; 10,15 etc.), comme égaré dans les Synoptiques à la faveur de la thématique générale du renversement de situation (les premiers derniers).

Vu la tonalité johannique remarquable de ce texte ... Je pense à un texte extrèmement connu mais souvent très mal compris :

« La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. »

Ce texte sert souvent a justifier l'élaboration d'une littérature abondante et la nécéssité d'absorber la connaissance issue de cette littérature, qui veut expliquer "Dieu". Or comme tu l'indiques, l'"objet" de la connaissance était foncièrement simple, et connaissable de l'intérieur, en tant qu'il s'ouvrait de lui-même à une participation intime et immédiate de son "sujet" qui était tout sauf un "autre". Si complexe qu'y soit l'économie de la connaissance ou de la révélation, elle lui était pour ainsi dire interne.

Cette connaissance est-elle de l'ordre de l'intuition, de l'évidence pour celui à qui on a ouvert les yeux ... Un Dieu caché qui peut apparaitre comme par magie par le révélateur qui est son fils ?

"Mais nous savons aussi que le Fils de Dieu est venu, et qu'il nous a donné l'intelligence pour que nous connaissions celui qui est le Vrai ; et nous sommes dans le Vrai, en son Fils Jésus-Christ. C'est lui le vrai Dieu et la vie éternelle." 1 Jn 5,20
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeMar 27 Jan 2015, 20:05

Mis à part le petit raté rédactionnel de Jean 17,3 (le rédacteur ou plutôt glossateur a manifestement perdu de vue le locuteur = "Jésus", et le contexte: il est tout de même plutôt bizarre -- et en tout cas unique -- de voir "Jésus" se nommer lui-même "Jésus-Christ", à la troisième personne -- et en priant, en plus !), ce qui est assez constant dans les textes johanniques et tous ceux qui s'y apparentent, c'est qu'ils désignent avant tout le lieu, la place, le point de vue unique du "sujet" de la connaissance divine comme étant celui du Fils -- unique, précisément. Il n'y a que de là qu'on "voit", qu'on "entend" et qu'on "connaît" ce qui de "Dieu" se donne à voir, à entendre et à connaître. D'où l'importance du "en lui" (si mal traduit par la TMN "en union avec lui"), métaphore "locale" ou "spatiale" (désignant au sens propre un lieu) paradoxalement réversible (lui en nous et nous en lui), et de toutes ses variations (p. ex. "en/contre son sein", la place qu'occupe le disciple bien-aimé par rapport à Jésus au chapitre 13, et le logos par rapport à "Dieu" au chapitre 1).
De sorte que la révélation n'est jamais une médiation (le disciple de énième génération se retrouve, en Christ, au tout premier rang -- il n'y en a pas d'autre --, sa "connaissance" n'est pas "de seconde main", ou elle n'est pas du tout connaissance), et que la connaissance elle-même ne fait jamais nombre: il n'y a qu'un seul à connaître, un seul "connu" et un seul "connaissant"; la "connaissance" à son tour se confond avec le "voir", le "croire", ou l'"aimer" -- elle n'est pas autre chose.
La différence est discrète, mais immense, avec tous les systèmes de doctrine où il y aurait des choses à apprendre, à savoir et à croire (et, naturellement, à discuter).
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeLun 16 Mar 2015, 01:47

Je suis en train de relire les sermons et traités de Maître Eckhart -- que j'avais lus une première fois, avec passion, au temps de ma sortie des TdJ; et comme à l'époque j'annotais beaucoup mes lectures, ce que je ne fais plus guère, je retrouve en même temps, avec émotion ou amusement selon le cas, mes propres (?) réactions à près de trente ans d'intervalle.

Eckhart, c'est quelqu'un qui ne dit que ça, qu'une seule chose donc et de mille manières, qu'il n'y a qu'une seule chose à apprendre, à savoir et à connaître, qui ne s'apprend que d'elle-même, qui cependant ne s'apprend jamais puisqu'elle s'apprend toujours et qu'elle est toujours à apprendre; il le dit avec les mots, les concepts, les formules et les systèmes philosophiques et théologiques, les procédés herméneutiques de la fin du moyen-âge, où "raison" et "mystique" ne sont pas perçues comme incompatibles, bien au contraire.

Par pure coïncidence, je (re-)lis aussi, en alternance et à petites doses, les œuvres d'Antonin Artaud, qui à première vue n'aurait guère de commun avec le précédent qu'une certaine monomanie, et d'un tout autre genre -- aussi "blasphématoire" que l'autre se veut "pieuse", par exemple -- dans un tout autre monde. Et cette intertextualité de fortune me fait tout naturellement repenser (jamais deux sans trois) à l'Undr de J.L. Borges. Qui cherche une seule chose, peu importe peut-être laquelle, où et comment il la cherche et quel nom il lui donne, au départ, en chemin et même à la fin -- et qu'il sache ou non, qu'il se souvienne ou non qu'il la cherche.
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeDim 18 Oct 2015, 12:58

La discussion d'hier me ramène à ce fil-ci, qui me paraît mieux convenir à ce que j'ai envie d'y répondre.

A savoir qu'une "religion", quelle qu'elle soit, a aussi, au moins par un certain côté, une obligation de simplicité. Elle peut être à bien des égards compliquée du fait de son histoire, mais si elle ne préserve pas un accès ouvert, facile, quasiment immédiat à ce qu'elle a de plus "essentiel", elle cesse d'être une "religion vivante" au sens où on parle de langue vivante, qui se "comprend" dans la mesure même où elle se "pratique", par une participation "subjective" et "intersubjective", pour ne plus être qu'un objet d'étude "objective" -- ce qu'elle peut être aussi, bien entendu, mais de façon secondaire et accessoire (comme l'est la grammaire descriptive par rapport à l'usage effectif d'une langue vivante; d'ailleurs les langues les plus complexes du monde, du point de vue de l'analyse grammaticale, des enfants les ont apprises en jouant sur les genoux de leur mère ou sur la place de leur village).

En raison de sa longue histoire, de ses textes de référence écrits dans des langues aujourd'hui "mortes" ou du moins "étrangères" et dans des contextes culturels très éloignés des nôtres, l'étude "objective" du christianisme est forcément une affaire "savante", quel que soit le niveau de "science" réelle de ceux qui en parlent. Le "croyant" moyen est toujours déjà abreuvé d'un discours (catéchétique ou doctrinal) trop complexe par rapport à ce qui fait l'"essence" de sa "foi", il le sent souvent mais intellectuellement il n'a pas d'autre voie pour "déconstruire" cette complexité qui l'embarrasse (et quelquefois l'étouffe) que de s'engager dans une complexité supplémentaire (historique, linguistique, etc.). La réticence qu'il éprouve à cet égard paraît non seulement compréhensible, mais "saine" d'une certaine façon. A "approfondir" les choses il a le sentiment de s'éloigner davantage encore du "cœur" de sa foi.

Cette réticence n'arrêtera évidemment pas ceux qui sont, "naturellement" ou par les aléas de leur histoire personnelle, portés sur l'étude et la réflexion. Ceux-là voudraient ne pas "approfondir" qu'ils n'y parviendraient pas. Ils n'en sont pas plus "méritants" que "coupables". Mais vouloir en faire une obligation pour tout le monde, culpabiliser ceux qui n'aiment pas "réfléchir" ni "discuter" en les taxant à demi-mot de paresse intellectuelle (ce qui revient toujours à se donner de l'importance parce qu'on s'imagine alors y échapper soi-même), c'est grotesque. Et tout autant de vouloir contraindre à la "simplicité" ceux qui n'y sont pas enclins.

Qu'on juge ce propos "élitiste", je le crois pour ma part plus respectueux des différences que ceux qui prônent "le savoir pour tous" ou "l'ignorance pour tous" -- à condition bien sûr de ne pas l'inscrire, ce propos, dans une "hiérarchie" ou une "échelle de valeurs". On en revient à la théologie paulinienne du "corps" et de la diversité de ses parties. Il n'y a pas de plus ou moins important quand tout est nécessaire (ni d'ailleurs quand rien n'est nécessaire). Si je peux encore une fois détourner (pas tant que ça, du reste) les formules de Romains 14, il ne s'agit pas de trancher entre "intellectualisme" et "anti-intellectualisme", mais plutôt pour les uns de ne pas mépriser les autres et pour les autres de ne pas juger les uns. C'est à cette condition qu'ils peuvent être parfois, un peu, marginalement, utiles les uns aux autres (et pas que dans un sens).
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeDim 18 Oct 2015, 22:36

... simple, oui. Différente d'hypocrite ... différente de manipulatrice ...
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeDim 18 Oct 2015, 23:02

Un autre logion me paraît ici fort à propos, dans ses variations canoniques et extra-canoniques:

"Quel malheur pour vous, scribes et pharisiens, hypocrites! Vous fermez aux gens le royaume des cieux; vous n'y entrez pas vous-mêmes, et vous n'y laissez pas entrer ceux qui le voudraient." (Matthieu 23,13)
"Quel malheur pour vous, les spécialistes de la loi! Vous avez enlevé la clef de la connaissance; vous-mêmes n'êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés." (Luc 11,52)
"Les pharisiens et les scribes ont reçu les clefs de la connaissance et ils les ont cachées. Eux, ils ne sont pas entrés, et à ceux qui voulaient entrer ils ne l'ont pas permis. Quant à vous, soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes." (Thomas 39)
"Quel malheur pour les pharisiens! Ils ressemblent à un chien couché sur la mangeoire des bœufs: il ne mange ni ne laisse les bœufs manger." (Thomas 102)

-------

A propos de "manipulation", je trouve aussi le récit de Jean 9 (l'aveugle-né, déjà évoqué plus haut) remarquable, et notamment par son humour: en voilà un qui paraît facilement manipulable (il ne sait rien, il n'a jamais rien vu, pas même celui qui lui a "ouvert les yeux"), que tout le monde essaie de manipuler (ses parents, les "pharisiens") et qui ne se laisse absolument pas manipuler, précisément parce qu'il ne prétend rien savoir d'autre que ce qu'il sait de lui-même et que personne ne peut lui enlever (j'étais aveugle et maintenant je vois).

--------

Un autre texte de Jean (6,44ss) mérite d'être cité sur le thème de la "monomathie" (apprendre d'une seule source, qui n'est pas un livre mais "le Père"):
"Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire; [et moi, je le relèverai au dernier jour.] Il est écrit dans les Prophètes: Ils seront tous instruits de Dieu. Quiconque a entendu le (ou du) Père et a appris (mathôn) vient à moi. Non pas que quelqu'un ait vu le Père, sinon celui qui est (issu) de Dieu; lui a vu le Père."
Dont je rapprocherai encore, pendant que j'y suis, trois logia de Thomas:
"Reconnais ce qui est devant ta face, et ce qui t'est caché te sera dévoilé. Car il n'y a rien de caché qui ne sera manifesté." (5)
"Ses disciples lui dirent: 'Qui es-tu pour nous dire ces choses ?' Jésus leur répondit: 'Vous n'avez pas compris qui je suis à partir de ce que je vous dis, mais vous êtes devenus comme les Juifs: en effet, ils aiment l'arbre et ils haïssent sont fruit, ou bien ils aiment le fruit et ils haïssent l'arbre.'" (43)
"Heureux les solitaires (monakhos), les élus ! Car vous trouverez le royaume: vous en êtes issus et vous y retournerez." (49)
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeLun 19 Oct 2015, 16:14

Pascal n'a t'il pas dit : "C'est le coeur qui sent Dieu, non la raison" ?

Lui ne non plus ne semble pas avoir tranché entre "intellectualisme" et "anti-intellectualisme"...
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeLun 19 Oct 2015, 17:39

tournesol a écrit:
Pascal n'a t'il pas dit : "C'est le coeur qui sent Dieu, non la raison" ?

Et aussi "Dieu parle bien de Dieu".

https://etrechretien.1fr1.net/t485-le-dieu-des-philosophes
https://etrechretien.1fr1.net/t1017-deus-absconditus
https://etrechretien.1fr1.net/t339-aporie-de-la-revelation
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeMar 20 Oct 2015, 22:05

Narkissos a écrit:
Un autre logion me paraît ici fort à propos, dans ses variations canoniques et extra-canoniques:

"Quel malheur pour vous, scribes (...)

(...) Car vous trouverez le royaume: vous en êtes issus et vous y retournerez." (49)
Je te lisais et te relisais, 'épatée' de tes commentaires ...............
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeVen 08 Juil 2016, 16:36

Je reviens à ce fil au terme d'une promenade dans les textes "gnostiques" et assimilés qui me l'a plusieurs fois rappelé: le (double ou triple) logion cité dans le premier post est assurément de ce "genre" et, on l'a vu, des œuvres indubitablement "gnostiques" comme "l'Evangile de la vérité" de Nag Hammadi s'y réfèrent, au même titre qu'à l'Evangile selon Jean ou à d'autres passages néotestamentaires de semblable tonalité. (Je m'étonne d'ailleurs qu'on n'ait pas encore cité, dans la discussion qui précède, l'entretien avec Nicodème selon Jean 3, et Thomas 4: "L’homme vieux de jours n’hésitera pas à interroger un petit enfant de sept jours sur le lieu de la vie, et il vivra, car beaucoup de premiers seront derniers, et ils deviendront un seul être." Mais on l'a fait ailleurs.)

Plus largement, je souhaiterais reprendre une réflexion amorcée ici sur la théologie, dont le programme même (discours/pensée, logos, sur "Dieu" ou le "divin") peut sembler absolument contraire à l'esprit et à la lettre de ce logion -- à son exigence de simplicité.

On peut regarder la théologie comme un mal inévitable: de "Dieu" il est peut-être impossible de bien parler, mais il l'est tout autant (du moins à un croyant) de ne pas parler; il est fatal que les discours sur lui diffèrent, divergent, réagissent les uns aux autres, s'influencent, s'opposent, se combattent, se corrigent, se nuancent, dans une complexité toujours croissante que la diversité des temps, des lieux et des milieux, des langues, des écritures et des cultures ne fera que démultiplier. Elle ne peut pas ne pas devenir à la longue une affaire "savante", une "science" qui requiert le concours de nombreuses "disciplines" et que personne ne saurait maîtriser tout seul, à laquelle chacun peut tout au plus espérer apporter une modeste contribution (et par la même occasion un supplément de complexité) en se risquant à l'étude et au débat contradictoire.

Qui dit inévitable cependant ne dit pas nécessaire, et encore moins utile. De fait, l'immense majorité des "croyants" se passe aussi bien de théologie ("savante") que les "non-croyants". La plupart des ecclésiastiques mêmes ne s'y frottent guère que pendant les années d'études que leur impose leur "vocation", rares sont ceux chez qui elle devient une "passion". Mais pour quelques-uns aux moins c'est un "besoin": notamment pour ceux qui, déjà engagés dans une certaine "théologie" (ne serait-ce que par un catéchisme quelconque, pour peu qu'il leur ait fait de l'effet), se sentent "coincés" dans un certain niveau ou un certain genre de complexité qui ne leur convient pas, ou ne leur convient plus. Ceux-là rêvent peut-être de simplicité -- de "désapprendre" plutôt que d'apprendre. Or -- sauf cas d'amnésie pathologique, c'est la nature ou la structure même de la "connaissance" qui veut ça -- on ne "désapprend" qu'en apprenant davantage.

Une théologie "chrétienne" en tout cas (j'allais dire "évangélique" au sens où elle accorde tant soit peu de crédit à cette parole de "l'Evangile") ne peut qu'être pénétrée de son inutilité générale (ce à quoi devrait l'aider, au fond, l'indifférence non moins générale du public "croyant" ou non à son égard) si elle entend garder un quelconque rapport à cette "révélation aux tout-petits" qui n'est ni discours ni texte (autrement dit, savoir de quoi elle parle). Elle n'en remplira que mieux son utilité relative et particulière: de renvoyer de la complexité, fût-ce par le détour d'un surcroît de complexité, vers cette simplicité-là.
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeVen 08 Juil 2016, 20:09

Dieu, le Père, l'Eternel, tous ces titres/noms ne sont-ils pas justement la preuve que l'on se trouve devant un phénomène que l'on ne comprend pas même si l'on est croyant? Il m'arrive de penser que Dieu puisse se trouver, symboliquement parlant, dans le regard que lance l'émigré perdu, dans les mains tordues que me tend un vieillard, dans le sourire de l'enfant que je croise. Mais c'est sans doute une impression...
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeVen 08 Juil 2016, 22:46

On ne choisit pas les occasions de ses épiphanies (ni de ses théophanies) ! Smile

Humaines, animales, végétales, minérales, naturelles ou artificielles, religieuses ou profanes, heureuses ou malheureuses, esthétiques, éthiques ou intellectuelles, livresques même...

"Dieu" peut surprendre le théologien le plus chevronné où celui-ci ne l'attend pas; mais, quelle que soit l'expérience ou l'émotion, personne n'y mettrait le nom de "Dieu" (ou n'importe quel autre nom, du reste) sans une langue et une culture, même diffuse, qui l'y préparent. (Dans le cas de "Dieu", toute la "théologie" passée, oubliée, enfouie, décomposée, invisible mais latente dans la langue et la culture qu'elle a nourries, et toujours prête à resurgir.)

"Sans l'espérance, tu ne trouveras pas l'inespéré, qui est introuvable et inaccessible." (Héraclite, fragment 18, d'après Clément d'Alexandrie, Stromates, II, 24,5: un "philosophe" sauvé par un "théologien").


---

De la "monomathie" à la "monomanie", il n'y a qu'un pas. Cette obsession (fascination, hantise) numérique de l'un qui n'affecte pas que le monothéisme (religieux: Yhwh 'hd, Yahvé est Un !), mais aussi bien la philosophie ancienne (de l'unité du logos chez Héraclite ou de l'être chez Parménide, jusqu'au chant du cygne néo-platonicien de Plotin où tout procède de l'Un au-delà de l'essence, epekeina tès ousias), pour être insistante, n'en est pas moins plurivoque ou polysémique: l'Un en effet qui seul compterait et dont il faudrait tout apprendre, est-il 1) un parmi d'autres, qu'il faudrait choisir à l'exclusion de tout le reste (comme telle doctrine opposée aux autres, à préserver et à purifier de toute autre), ou bien 2) l'unité d'un tout qui devrait au contraire accueillir toutes les divergences et les oppositions sans jamais rien exclure, ou encore 3) un autre qui ne serait jamais celui qu'on a et qui manquerait à toute totalité ? Entre les trois (au moins) l'Un même balance, vacille, oscille, vibre, résonne, rayonne (je découvre après coup chez Heidegger, GA 68, l'Erzitterung des Seyns, le "frémissement de l'E(s)tre").
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeLun 17 Juil 2017, 13:43

Pourquoi me dis-tu bon ? Nul n'est bon sinon un seul, le dieu. (Marc 10,18 // Luc 18,19)
Pourquoi m'interroges-tu sur le bon/bien ? Un seul est le bon. (Matthieu 19,17).

Ce logion, dans sa variation synoptique qui affecte aussi la question du "jeune homme riche" (Bon enseignant, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle, avec une syntaxe légèrement différente chez Marc et Luc; Enseignant, que dois-je faire de bon/bien pour avoir la vie éternelle, chez Matthieu) à laquelle "Jésus" répondrait, d'abord par une autre question, soulève bien d'autres questions encore chez les lecteurs (ou auditeurs).

D'abord, pour les chrétiens ou post-chrétiens marqués plus ou moins consciemment par une certaine théo-christologie, sans doute dès les toutes premières lectures de ces textes, il s'agit, surtout chez Marc et Luc, de savoir si "Jésus" nie OU revendique son identification à "Dieu". Le texte peut s'entendre des deux manières, un peu plus "naturellement" sans doute de la première que de la seconde, mais absolument dans les deux cas: la (dé-)négation, si (dé-)négation il y a, est aussi catégorique que l'affirmation. La contradiction même des deux interprétations peut être assumée, et en plus d'un sens: par une sorte de "secret christologique" à l'image du "secret messianique" (cf. la fameuse parodie de la Vie de Brian: seul le vrai Messie nie sa divinité), qui joue indéniablement dans les évangiles synoptiques où "Jésus" révèle son "identité" en la dissimulant ostensiblement, si j'ose dire; ou, à la façon johannique, par le paradoxe d'un "Fils" qui s'identifie d'autant mieux au "Père" qu'il se refuse à toute autonomie par rapport à lui. Reste que "un seul est (le) bon" sous-entend, potentiellement, autant "ce n'est pas moi" que "si je le suis, c'est que lui seul l'est en moi", voire "c'est moi seul" (avec, bien sûr, une tout autre position du "moi" en question d'une lecture à l'autre).

Au-delà ou en-deçà du christianisme, on retrouve la sempiternelle question de la doxologie (au double sens de la doxa grecque, dire de "gloire", d'où "louange", OU expression d'une "opinion" fondée sur l'apparence), autrement dit du jugement de valeur, telle qu'elle se pose singulièrement en contexte monothéiste. Que signifie l'affirmation "Dieu est bon" ? Ou bien la valeur morale ("bien, bonté") est définie indépendamment de "Dieu" et la proposition a un sens, mais aussi une implication blasphématoire ("Dieu" pourrait ne pas être "bon"; et de toute manière la définition du "bien" est indépendante de lui); ou bien "Dieu" est forcément "bon" parce que c'est lui qui définit le "bien" ou la "bonté", et elle n'est plus qu'une simple tautologie dépourvue de signification ("Dieu est bon" <=> "Dieu est Dieu").

Ces deux "apories" -- l'une spécifiquement "chrétienne", l'autre un peu plus largement "monothéiste" -- n'ont, comme leur nom l'indique, pas d'issue ni de solution "logique". Elles ne se résolvent, si l'on peut dire, qu'à même la confession de l'Un -- sans autre et sans contraire, c'est-à-dire aussi sans prédicat, d'"identité", de "nature" ou de "qualité", fût-elle divine. Et alors la négation se déplace: ἕν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα ("ce qui est seul sage, l'un, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus"; Héraclite, 32).
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeMer 02 Aoû 2017, 10:33

En Mt 5,48 nous retrouvons cet impératif : "Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait."

L’évangile de Matthieu établit un lien entre la perfection requise et l'accomplissement de la loi (Mt 5,17). Ce texte souligne le fait, qu'il est possible être comme Dieu ("parfait"). Or l'expression "Un seul est bon", exclut cette possibilité. De plus Mt 19, place l'homme qui questionne Jésus, devant une surenchère, puisque après que Jésus lui ai indiqué, la nécessité d'observer les commandements de la loi, pour "entrer dans la vie" ("Le jeune homme lui dit : J'ai observé tout cela, que me manque-t-il encore ?"), il lui demande : "Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens et suis-moi."

J'ai le sentiment qu'il y a une volonté de mettre en échec le jeune homme, de lui montrer l'impossibilité d'être "parfait" (ou bon) comme Dieu, en contradiction avec l'impératif de Mt 5,48.


La "perfection", c'est à la fois un minimum exigé, mais aussi le maximum inatteignable.
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MessageSujet: Re: monomathie   monomathie Icon_minitimeMar 08 Aoû 2017, 14:56

L'idée d'une "mise en échec" calculée -- comme si "Jésus" demandait à ce jeune homme l'impossible, dans le seul but de lui en faire éprouver l'impossibilité -- me semble relever d'une lecture (post-)paulinienne, qui tient pour acquis que personne ne peut accomplir la Loi, où la Loi n'est finalement donnée que pour montrer l'impossibilité de son observance et la nécessité d'un changement de régime (de la loi à la foi). Comme tu le soulignes, tout l'évangile de Matthieu prêche le contraire, à savoir que la "perfection" est à la fois requise et possible dans l'observance de la Loi, du moins selon l'interprétation que le Jésus matthéen donne de celle-ci. D'ailleurs c'est encore ce qui est affirmé au v. 26 (pour les hommes c'est impossible, pour Dieu tout est possible; la formule est reprise de Marc, mais chez Matthieu elle a une tout autre fonction: avec Dieu on peut observer parfaitement la Loi). A la limite la "perfection" serait encore plus accessible que la "bonté", puisque c'est précisément d'hommes "mauvais" qu'elle est requise -- mais en fait ni "perfection" ni "bonté" ne sont pensables sans "Dieu".

Même dans la version de Marc qui ne parlait pas de "perfection", et où l'on ne trouvait rien de semblable à Matthieu 5,48, la suggestion faite au jeune homme riche n'apparaissait pas comme une mise en échec volontaire: Jésus le regarde, l'aime (précision qui disparaîtra chez Matthieu et chez Luc), et constate qu'il lui manque quelque chose (10,21), qui est justement de se défaire de tout ce qu'il a (paradoxe lacanien avant la lettre: c'est le manque qui lui manque). C'est aussi, à peu de choses près, la leçon retenue par Luc (18), qui par ailleurs oriente (et dans un sens affaiblit) l'exigence de Matthieu 5,48, de la "perfection" (teleios) à la "miséricorde-générosité" (oiktirmos, Luc 6,36).
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