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 Habiter le moment présent

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le chapelier toqué

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MessageSujet: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMar 14 Juin 2022, 20:03

Dans son dernier ouvrage "Habiter le moment présent" Sandy Hinzelin se réfère dans l'introduction à Saint-Augustin à propos de la définition du temps. [Habiter le moment présent édition Le Prunier SULLY]

extrait de Les Confessions L'être du temps. Le Temps p.1040 Livre XI Pléiade Gallimard

Citation :
Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu'un pose la question et que je veuille l'expliquer, je ne sais plus.
Toutefois, j'affirme avec force ceci: si rien ne passait, il n'y aurait pas de passé; si rien n'advenait, il n'y aurait pas de futur; si rien n'était, il n'y aurait pas de présent. Mais ces deux temps -le passé et le futur-, comment peut-on dire qu'ils "sont", puisque le passé n'est plus et que le futur n'est pas encore? Quan au présent, s'il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d'être "temps" pour être "éternité". Si donc le présent, pour être "temps", doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu'il "est", puisque son unique raison d'être, c'est de ne plus être - si bien que, en fait, nous ne pouvons parler de l'être du temps que parce qu'il s'achemine vers le non-être?

C'est, pour moi, une découverte que de lire une définition ou plutôt une non définition si habilement présentée par St-Augustin. Presque du bouddhisme....
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMer 15 Juin 2022, 00:48

Pour le contexte (livre XI), voir par exemple ici (la citation correspond à 14[17]) et là le texte latin (14). Mais les Confessions tout entières méritent d'être lues et relues, ça reste ou ça redevient passionnant, de génération en génération et de lecture en lecture, un peu différemment à chaque fois.

Qu'est-ce que le temps, consciemment ou non la question voudrait définir ou expliquer le "temps" par l'"être", ou plutôt par l'"essence" (qu'est-ce que c'est; soit aussi la "quiddité" selon qu'on fait porter l'accent sur l'interrogatif, quid = qu[e] = quoi ou sur le verbe "copule", "est"). Et elle retombe invariablement sur l'impossibilité de distinguer l'"être" du "temps", ne fût-ce que pour les rapprocher ou les confronter. Symptomatiquement, à l'autre bout de la pensée occidentale, Heidegger intitule son ouvrage majeur Être et temps (Sein und Zeit), mais le livre qui s'annonçait comme un traitement en deux parties n'en aura finalement qu'une, tant le "temps" aura été impliqué à chaque pas dans la discussion de l'"être". Et ce n'est pas la conférence plus tardive intitulée inversement Temps et être, Zeit und sein, qui changera la donne, ou la donation abysso-fondamentale: où il y a (es gibt) "temps" il y a "être", et aussi "espace" ou "espacement", autrement dit différance, mais rien en cela de détachable, comme dans l'illusion analytique des "dimensions" qui s'ajouteraient les unes aux autres.

Cf. aussi ici.
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMer 15 Juin 2022, 14:40

J'ai hésité à proposer ce texte long et complexe (je n'ai pas tout compris) :



Être et Temps

Selon Heidegger, le Dasein humain est essentiellement (non pas de manière simplement fortuite) « à chaque fois mien » ou « tien ». L’« essence » de l’homme n’est pas distincte de sa « réalisation ». Elle consiste précisément dans l’essence de l’« existence », c’est-à-dire dans le fait que chaque individu se trouve « jeté en son là », en quelque sorte « remis » à lui-même sans l’avoir demandé, et contraint par son être à être cet être d’une manière compréhensive en tant qu’il est le sien. Dans cet « être-jeté » ou cette « facticité » qui est la sienne, l’existence est essentiellement caractérisée par ceci que sa fin[Ende] – la mort – l’attend toujours déjà. À un moment [temporellement] indéterminé, mais dont l’arrivée n’en est pas moins certaine, la mort frappera et isolera chaque individu. Alors, toutes les autres possibilités de l’existence seront purement et simplement anéanties par cette possibilité ultime qui est également la plus propre à chaque individu. Ainsi, l’exister devient essentiellement le souci pour l’existence – un concept que Heidegger tire de son interprétation d’Augustin. Certes, que le Dasein humain « soit » fondamentalement de cette manière, même lorsqu’il est d’une humeur insouciante, ne tombe pas sous le sens. De prime abord et le plus souvent, l’individu n’existe pas du tout dans l’angoissante étrangèreté [Unheimlichkeit] de son « être-pour-la-mort », de son être « authentique ». Habituellement, il existe de manière « inauthentique », d’une façon fantastiquement indéterminée et opaque, à savoir non pas comme lui-même, mais comme « on » existe. De même qu’il est un être pour lui-même, le Dasein est un « être-avec » avec d’autres : en tout premier lieu, il existe de manière telle qu’il se laisse emporter [mitnehmen] par la manière dont « on » existe, devenant du même coup étranger à son Soi [Selbst] le plus propre. À cette occasion, l’existence en commun [Miteinander] prend subrepticement la forme d’une confrontation [Gegeneinander]. De son côté, cette confrontation survient dans la « préoccupation [Besorgen] » commune [miteinander] pour le monde commun [gemeinsam] (soit pour l’« étant intramondain »). On cherchera en vain ici le « sujet » de la psychologie moderne et de la théorie de la connaissance. La réduction des problèmes philosophiques au « sujet » et à l’« objet » comme à deux choses sous-la-main (ou même à un sujet idéalisé et démondanisé) est qualifiée par Heidegger de ?????? ????? de la philosophie moderne. Interprétation erronée du phénomène qui se trouve devant nous, cette réduction débouche sur de faux problèmes. Tout comme il est un être pour lui-même et un être-avec avec autrui, le Dasein est par essence un être-dans-le-monde. On ne peut évoquer le Dasein sans évoquer en même temps son monde, c’est-à-dire le monde ambiant [Umwelt] « dans » lequel il est toujours déjà. Réciproquement, le monde et ce qui « fait encontre » en son sein peuvent seulement être compris ontologiquement en les rapportant au Dasein. Dans l’être préoccupé avec autrui dans un monde, le Dasein a l’habitude de fuir son étrangèreté. Happé par le « bavardage », diverti par la « curiosité » et étourdi par l’« équivoque » du « On » qui ternit l’éclat de l’authentique, le Dasein « déchoit » dans le monde. Plus précisément, il déchoit dans « l’étant-intramondain » auprès duquel il séjourne dans la préoccupation. Nul Dasein ne peut faire faux bond à cette déchéance : elle appartient à l’être du Dasein. Mais cet être est en même temps tel qu’il se précède toujours déjà lui-même dans le souci : il est un « pouvoir-être ». Au Dasein appartient donc également la possibilité insigne de se libérer dans la résolution prête à l’angoisse qui court vers sa propre possibilité la plus extrême. Le Dasein a la possibilité d’être son Dasein « authentiquement », dans l’« avoir-en-propre [Zueigenhaben] » lucide de son existence finie, et en s’appropriant d’authentiques possibilités héritées. C’est en tout cas sur cette possibilité [d’être authentique du Dasein] que repose celle d’un philosopher authentique. Dans le Dasein lui-même se trouve une voix qui, en l’y « advoquant [anruft] », atteste cette possibilité. Heidegger interprète le phénomène originaire de la conscience comme étant sans rapport aux bonnes et aux mauvaises actions ou résolutions (à la fréquentation « préoccupée » du monde ou à l’être « préoccupé » par autrui). Selon lui, la conscience se rapporte uniquement à la décision en faveur d’un pouvoir-être qui se détermine à partir du Soi propre, une décision qui confère pour la toute première fois à tous les autres rapports d’être – l’être auprès du monde et l’être-avec-autrui – la possibilité d’être ce qu’ils sont vraiment. La conscience est l’« appel du souci » par le biais duquel le Dasein qui « se trouve au fond de son » s’ad-voque lui-même de manière telle que, en faisant taire le bruit de la publicité, il se « rappelle à la quiétude du pouvoir-être existant ». « L’étrangèreté traque le Dasein et menace sa perte oublieuse d’elle-même  ». Encore une fois, la déchéance n’est pas ici qualifiée de « mal », pas plus d’ailleurs que Heidegger n’associe le choix résolu de l’existence factice au « bien ». L’appel de la conscience est la « con-vocation à son être-en-dette le plus propre ». La déchéance n’est elle-même possible et toujours déjà factice qu’en raison du fait que le Dasein en tant que tel est en dette, une dette qu’il n’a pas contractée suite à un manque de réalisations « sous-la-main », ou conformément à des normes qui réclameraient de lui quelque réalisation de ce genre. Ce serait là concevoir la dette uniquement du point de vue de l’étant sous-la-main intramondain. Or, le Dasein est ontologiquement en dette. Du simple fait qu’il existe, il est un Dasein « jeté », abandonné à lui-même. La dette morale que le Dasein a contractée envers l’existence d’autrui présuppose son être-en-dette originaire. Celui-ci n’a donc rien d’un simple « fait [Tatsache] ». Il s’agit plutôt d’une facticité que l’existence elle-même prend en charge (ou plutôt « doit prendre en charge ») en vertu de sa propre essence. Par conséquent, il n’est pas possible au Dasein d’éviter cet endettement, en se gardant par exemple de poser un acte [Tat] particulier. Son être-en-dette désigne une situation existentielle dont le Dasein, dès lors qu’il est, est toujours déjà responsable. Dans le devancement vers sa propre mort à venir, le Dasein parvient toutefois à être en dette d’une manière authentique. « Le souci abrite co-originairement en soi la mort et la dette ». Dans la « résolution », c’est-à-dire dans le « se-projeter réticent et prêt à l’angoisse vers l’être-en-dette le plus propre » tel qu’il est compris « authentiquement » dans le devancement, Heidegger trouve une totalité originaire du Dasein. Du coup, son interprétation ontologique se voit elle-même dotée d’un sol suffisant. Le Tout du Dasein dans son unité, le souci, permet une interprétation unitaire de son être comme temps. Le souci est « être-déjà-en-avant-de-soi-dans- (le-monde) » en tant qu’« être-auprès (de l’étant faisant encontre de manière intramondaine) » . Intrinsèquement divisé, ce phénomène fondamental peut être compris de manière unitaire en considérant les moments « en-avant-de », « déjà », et « auprès ».  Compris comme ils doivent l’être, à savoir « dans le devancement », ces mots désignent la temporalité particulière du Dasein. Cette temporalité n’est pas celle du « temps mondain » commun que mesurent les horloges. Il n’est pas question ici d’une succession de « maintenants » homogènes. Le véritable futur du Dasein, un futur qui est à chaque fois le mien, ne sera pas « vraiment » seulement « plus tard ». Lui correspond une possibilité permanente dans laquelle j’existe toujours déjà : « le se laisser-advenir-à-soi dans la possibilité ultime » du Dasein lui-même, un laisser-advenir « qui soutient » cette même possibilité. Le Dasein n’est réellement ce qu’il est que dans cette « venue [Kunft] ». De façon identique, le « déjà » du Dasein dans le monde signifie son « être-jeté » dont il doit se charger. Il n’a pas le sens d’un « autrefois » passé, disparu, et donc séparable de son futur. En tant que Dasein à prendre en charge « tel qu’il était à chaque fois déjà », ce « déjà » est l’être-été du Dasein auquel je dois perpétuellement revenir et que je « suis » encore « été ». « Le devancement vers la possibilité extrême et la plus propre est le re-venir compréhensif vers l’“été” le plus propre». Dans ce re-venir [compréhensif], l’existence authentique ouvre « en [la] présentifiant » la situation de l’être qui est auprès de ce dont il se préoccupe. « L’être-été jaillit de l’avenir, de telle manière que l’avenir “été” (mieux encore : “étant-été”) dé-laisse de soi le présent ». Le présent se fait ici spontanément dans l’« instant ». En revanche, dans la déchéance, le futur et l’être-été du Dasein sont recouverts, et l’« instant » est ultimement ravalé au rang de « maintenant » mondain. Nécessairement, le futur et le passé deviennent alors eux aussi de simples maintenants indéterminés, futurs ou passés. C’est ainsi que Heidegger interprète la temporalité unitaire et intrinsèquement divisée du Dasein qui est à chaque fois le mien. Dans cette temporalité qui se « temporalise » (et qui n’a rien d’une temporalité sous-la-main), il voit le temps originaire. À l’inverse, Heidegger confère au « temps du monde » public le statut de dérivé de ce temps originaire, de mode déchéant de sa temporalisation dans le « On ». L’élaboration phénoménologique concrète du phénomène de la temporalité devient une ontologie détaillée du Dasein humain, une ontologie fondamentale à partir de laquelle la question de l’Être en général peut être posée sans diminuer sa portée philosophique universelle.


https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2011-1-page-7.htm
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMer 15 Juin 2022, 16:02

C'est (la traduction d')un texte de 1929 (rien ne l'indique clairement ici, mais on en trouve confirmation dans le même numéro, p. ex. ici note 8) -- soit deux ans seulement après la parution (du premier volume dont personne ne savait encore qu'il resterait le seul) de Sein und Zeit (1927). Chose amusante, le jeune Krüger dit déjà l'essentiel de ce qui va occuper explicitement ou implicitement la théologie occidentale pendant plus de cinquante ans, à savoir: que faire de Heidegger, comment l'intégrer ou ne pas l'intégrer à une théologie, dès lors qu'il paraît aussi impossible de le récupérer que de le réfuter ou de l'ignorer ? En tout cas, malgré l'âge vénérable de ce texte "de jeunesse", ça reste une présentation tout à fait honnête de Sein und Zeit, avec l'avantage d'une certaine fraîcheur par rapport à ce qui a été rabâché des milliers de fois depuis. Cependant Heidegger ne s'est pas arrêté là, même si la majeure partie de son travail subséquent a été publiée après sa mort et n'a toujours pas fini d'être publiée (et encore moins traduite) -- le nazisme et son opprobre étant passés par là entre-temps.

N.B.: La note de la p. 119 de Sein und Zeit (cf. p. ex. ici) ne comporte pas de référence précise aux textes d'Augustin, mais il retrace la notion de "souci" (Sorge) au stoïcisme (merimna en grec, traduit en latin par sollicitudo -- d'où "sollicitude" et "souci" en français).

Sur ce point, la tradition chrétienne est profondément ambiguë, car d'une part elle fait mine de rejeter le "souci" (mè merimnate, ne sollicitis sitis, Matthieu 6,25ss etc.) dans un sens plutôt épicurien, d'autre part elle le démultiplie en le surdéterminant d'enjeux exorbitants (péché, jugement, repentance-conversion, salut ou perdition, géhenne ou royaume, etc.), ce qui aboutit à des énoncés paradoxaux qui peuvent se retourner indéfiniment (qui veut sauver sa vie / son âme la perdra, les premiers derniers, etc.).
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeJeu 16 Juin 2022, 11:07

La philosophie du temps chez Augustin

Tandis qu’il adhérait au manichéisme, Augustin avait professé un matérialisme radical qui s’appliquait à sa vision du divin et de temps. C’est en réaction contre cette première vision des choses qu’Augustin enseignera la création ex nihilo. À ses yeux, le monde ne peut avoir que deux origines : ou bien Dieu le crée à partir du néant, ou il le tire de sa propre substance. Admettre cette dernière hypothèse, c’est admettre qu’une partie de la substance divine puisse devenir finie, muable, soumise aux altérations de toutes sortes et même aux destructions que les parties de l’univers subissent. Ainsi entre le divin et le muable, l’opposition est irréductible ; comment l’éternel et l’immuable peuvent-ils avoir produit le temporel et le changeant ?

Pour Augustin, la difficulté ne tient pas seulement à ce que l’éternité nous échappe, le temps même, qui nous emporte, reste une réalité mystérieuse : toute sa substance tient dans l’instant indivisible qu’est le présent. Augustin mesure, comme les stoïciens et les néoplatoniciens, le temps. Mais la grande question pour lui concerne la mesure : la longueur d’un passé qui n’est plus, d’un avenir qui n’est pas encore ou d’un présent instantané.

« Qu’est-ce donc le temps ? Qui en saurait donner facilement une brève explication ? Qui pourrait le saisir, ne serait-ce qu’en pensée, pour en dire un mot ? Et pourtant quelle évocation plus familière et plus classique dans la conversation que celle du temps ? Nous le comprenons bien quand nous en parlons ; nous le comprenons aussi, en entendant autrui en parler. Qu’est-ce que donc le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus. Toutefois, j’affirme avec force ceci : si rien ne passait, il n’y aurait pas de passé ; si rien n’advenait, il n’y aurait pas de futur ; si rien n’était, il n’y aurait pas de présent. Mais ces deux temps, le passé et le futur, comment peut-on dire qu’ils “sont”, puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore ? Quant au présent, s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être “temps” pour être “éternité”. Si donc le présent, pour être “temps”, doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il “est”, puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être, si bien que, en fait, nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être. » (Augustin, « Les Confessions », XI, XIV, 17)

Pour sortir de cette redoutable difficulté, Augustin a proposé d’identifier le temps au mouvement ; en admettant cette solution, qui semble une simplification de celle d’Aristote, le problème disparaît, car si le temps n’est que le mouvement, il est clair que le mouvement peut être à soi-même sa propre mesure et, par conséquent aussi, qu’on pourra toujours mesurer du temps avec du temps, du mouvement avec du mouvement.

Les Temps augustiniens

Dès le début du christianisme, même si l’enseignement de l’histoire n’a jamais fait partie des sept arts libéraux hérités de l’Antiquité classique, la réflexion sur la production historique est constitutive de la formation de la culture chrétienne. Augustin est, en cette matière comme en bien d’autres, l’auteur décisif, dont les œuvres ont été immensément diffusées et dont l’influence s’est exercée sur une foule d’autres auteurs tardo-antiques. Il lui revient d’avoir, en se fondant sur le récit biblique Genèse, fixé à six le nombre des âges du monde, depuis la Création jusqu’au Jugement dernier.

Plusieurs ouvrages d’Augustin, écrits entre 387 et 430, dont La Genèse contre les manichéens et La Cité de Dieu, mettent les six âges du monde, et les six âges de l’homme en rapport avec les six jours de la Création. Le premier âge augustinien va d’Adam au déluge, le deuxième de Noé à Abraham, le troisième d’Abraham à l’installation du royaume davidique, le quatrième de l’époque du roi Salomon à l’invasion de Nabuchodonosor II, le cinquième de l’exil babylonien au début du règne d’Hérode Antipas, le sixième du Christ au jugement dernier. Par-delà s’ouvre le septième âge sans fin de la Jérusalem céleste.

Le temps présent, dans lequel les chrétiens de l’époque d’Augustin ont conscience de vivre, appartient donc, selon le découpage augustinien, au sixième âge ; celui-ci a un début bien identifié avec l’Incarnation et il aura une fin avec l’Apocalypse : mais de ce terme, l’échéance est inconnue. La division de l’histoire en six âges, plutôt qu’en quatre comme le suggérait le Livre de Daniel, a été reprise plus tard par les auteurs chrétiens de la fin de l’Antiquité ; comme c’est le cas avec Isidore de Séville (560-636). Et contrairement à bien des auteurs chrétiens antérieurs, tel que Origène (185-254) et Eusèbe de Césarée (265-339), Augustin se refuse à attribuer un nombre précis d’années à chaque âge du monde et à compter le nombre des années écoulées depuis la création du monde. Il entend dénier ainsi la validité des attentes millénaristes. Seule est légitime à ses yeux l’interprétation symbolique des nombres, mise au service d’une conception spirituelle de l’histoire et du temps.

https://theconversation.com/la-philosophie-du-temps-selon-saint-augustin-146424#:~:text=Pour%20Augustin%2C%20la%20difficult%C3%A9%20ne,et%20les%20n%C3%A9oplatoniciens%2C%20le%20temps.
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeJeu 16 Juin 2022, 11:57

La citation d'Augustin est toujours la même (celle que nous a proposée le chapelier toqué dans le post initial; ce qui me rappelle que le personnage du Mad Hatter est celui qui disserte le mieux sur "le temps" dans Alice, notamment autour du thé, chap. 7).

Pour comprendre le rapport du temps au mouvement (puisque c'est ce que tu soulignes) il faut lire au moins l'ensemble du livre (XI, cf. les liens dans ma première réponse) et notamment les chapitres 6, 11, 23ss (ça paraît long mais les "chapitres" sont très courts et les "livres" aussi): Augustin comprend bien que le temps n'est pas dissociable du mouvement, mais que si la notion de mouvement (et de changement, d'action ou d'événement quelconque) dépend logiquement de celle de temps, ce rapport n'est pas réversible: le temps nécessaire à tout mouvement ne dépend d'aucun mouvement particulier, que ce soit celui des astres ou d'aucun "corps". A partir de là la tentative de "définition" augustinienne s'écarte du "mouvement" au profit d'un concept plus large, celui de "distension" (distentio qui joue avec l'intentio divine, comme le temps avec l'éternité).
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeJeu 16 Juin 2022, 15:59

La question résolue par l’âme

L’unité d’être du temps, ainsi que sa mesure, se réalise en l’âme humaine, ou en son esprit, du fait de son intentionnalité : « C’est en toi, mon âme, que je mesure le temps. » (p. 332)

Se déclinant en trois actes distincts, l’intentionnalité de l’esprit porte à la présence et à la durée les trois modes du temps, passé, présent et futur. L’esprit est attentif au présent (adtendit), attend le futur (expectat) et se remémore les choses passées (meminit) (p. 332). L’attention portée par l’esprit au temps lui donne l’être dans la durée, c’est-à-dire l’être qui lui manquait pour exister simplement, ainsi que pour être mesuré.

Les deux principales apories de la question du temps, celle de son être et celle de sa mesure, semblent ainsi résolues. Or, la solution reste incomplète si l’on s’en tient au plan strictement philosophique, ou humain.

L’intentionnalité de l’âme humaine suffit et ne suffit pas pour inscrire le temps de façon durable dans l’être. Elle réalise d’une manière cette extension, mais seulement au prix d’une distension, d’un dispersement d’elle-même.

La bonne heure

Immédiatement après avoir énoncé sa solution, qui a pour principe l’intentionnalité du sujet, Augustin s’exclame : « voici que ma vie est une distension » (p. 338). L’intentio animi est corrélative d’une distentio animi.

C’est pourquoi l’homme aura besoin d’un Médiateur, le Christ, entre lui et l’Éternel, afin que, « non selon la distension, mais selon l’intention » (p. 338), il puisse saisir sa temporalité propre au sein d’une visée eschatologique portant sur la vie béatifique et atemporelle :

« Maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tu es ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi, au contraire, je me suis éparpillé dans les temps (in tempora dissilui) dont j’ignore l’ordonnance et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour. » (p. 338)

Double question

Pour s’assurer d’être à l’heure juste, l’homme doit rétablir sa propre expérience de la temporalité dans le cadre d’une visée eschatologique, visée qui ne s’accomplit qu’au moyen du Christ, Médiateur par excellence entre le temporel et l’atemporel, Dieu fait homme, qui reviendra accomplir son œuvre en apportant avec Lui la fin du temps.

La solution d’Augustin au problème du temps est double. Il y a d’un côté la solution philosophique, qui relève de l’intentionnalité de l’âme, et de l’autre l’enjeu théologique et existentiel de la distension de l’homme en l’état présent de sa vie.

https://le-verbe.com/idees/le-probleme-du-temps-la-solution-daugustin/
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeJeu 16 Juin 2022, 17:33

Dommage que cet article confonde animus et anima (ce qui mesure les temps en 27,36, c'est animus, plutôt "esprit" qu'"âme"...). En outre l'évolution du français, jusque dans l'orthographe (t/s), rend difficile l'appréciation des jeux du latin entre des mots comme intentio, adtentio, distentio, extentio: le rapport entre "intention", "tension" ou "intensif", "attente" et "attention", etc., paraît moins naturel ou plus forcé en français; il n'est donc pas évident pour nous que ce qui tend à se distendre ou à se disperser dans l'anima et dans le "temps", soit au contraire rassemblé et réuni par l'in-tention de l'animus, qui tend vers l'"éternité". Mais notre principal obstacle, c'est que nous avons perdu la notion d'"éternité" opposable au "temps", "éternité" où resterait un ce qui dans le "temps" se présente comme dispersé ou distendu. Sans cette polarité fondamentale, clairement nourrie de néo-platonisme dans le cas d'Augustin, l'opposition "intention / distension" tourne à vide, comme un mauvais jeu de mots qui ne donne plus rien à penser. Il en reste quand même quelque chose chez Descartes avec l'opposition de la res cogitans et de la res extensa, mais l'extension ou l'étendue n'est quasiment plus que spatiale: dès lors que le temps n'a plus d'autre, l'"esprit" ou l'"âme", si intellectualisés soient-ils, sont aussi de part en part temporels: éventuellement coextensifs au temps dans le cas de "Dieu", mais non plus radicalement transcendants au temps comme l'éternité augustinienne.

Pour revenir de ces considérations un peu techniques au titre de ce fil, qu'est-ce que ça veut dire "habiter le moment présent", "être présent au présent" ? Ça ne signifierait absolument rien s'il n'y avait jamais que du présent, si tout "présent" n'était tissé de toute sorte de différe/ances, de tensions, de distensions et d'extensions non seulement temporelles, du passé ou du futur, mais aussi spatiales, présent / absent, ici / ailleurs. Même le caillou qui est le plus bêtement là, "présent", y est avec sa forme et sa couleur qui lui viennent, ici maintenant, de millions d'années de devenir, et ouvert à un avenir incertain, que je l'ignore, que je le ramasse ou que je le lance un peu plus loin. Quant à "moi" qui ai moins de "passé" et moins d'"avenir" (encore que le temps de la poussière et du souffle qui "me" constituent soit à peu près celui du caillou), mais qui ai en revanche un langage, une mémoire, des désirs et des craintes, mon rapport au "présent" est aussi et autrement problématique: je ne peux pas être présent au présent sans être en même temps passé et futur, et absent, et ailleurs, ma "présence" même est "venue en présence" de quelqu'un ou de quelque chose qui ne se réduit pas au présent. Le verbe "habiter" le dit très bien (wohnen est aussi un mot clé de Hölderlin, dichterisch wohnet der Mensch, "l'homme habite en poète"; et de Heidegger), je ne serai jamais le lieu que j'habite, je n'y suis qu'à condition d'en différer, un rien étranger jusque chez moi (Unheimlichkeit); habiter le présent, ce ne serait justement pas s'y fondre.
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeLun 20 Juin 2022, 14:49

Dans l'idée de l'enseignement bouddhique (je n'ose pas dire de Bouddha, car je sais bien que de nombreuses années sont passées depuis son passage sur terre et qu'il n'existait pas d'enseignement écrit peu après sa mort; de nombreuses mises par écrit ont certainement apporté des précisions mais aussi des interprétations) le moment présent peut revêtir la signification suivante : être pleinement conscient de son activité quel qu'elle soit.
Se détacher du temps qui passe pour n'être attentif qu'à une seule chose, ce que l'on fait. Certes le temps passera mais il est évident que le présent ne dure pas et qu'il est déjà le passé avant que l'on en prenne conscience, celui qui n'est pas encore, le futur, sera bientôt le présent avant de devenir à son tour le passé.
En fait habiter le moment présent c'est s'accorder un instant dans la course vertigineuse du temps pour revenir à soi, prendre soin de soi afin de pouvoir manifester ensuite une telle attention une telle  présence à autrui en lui faisant preuve de bienveillance voire de compassion s'il s'avère nécessaire de le faire.
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeLun 20 Juin 2022, 16:08

L'"instant" est un mot fascinant: de l'instare latin il cumule l'apparence de stabilité statique d'un "état", stade ou station, fût-elle aussi artificielle que l'"instantané" photographique (soit le contraire du "moment" qui est un doublet du "mouvement"), l'imminence de ce qui arrive, est sur le point d'entrer en présence (en instance), l'intensité de l'insistance (instamment)... Je repensais à sa version kierkegaardienne, mais en danois c'est Øjeblikket, comme l'Augenblick allemand, "coup d'œil" aussi furtif que le "clin d'œil" sauf que c'en est le contretemps.

(Cf. ce qu'il m'est arrivé d'appeler le temps juste.)
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMar 21 Juin 2022, 10:37

Le présent ne se réduit pas à l’immédiat

11Le programme phénoménologique des variations imaginatives et de la réduction eidétique de Husserl accorde aussi à l’événement une épaisseur temporelle qui relie les trois dimensions du passé et du futur par le présent. Husserl distingue trois types de phénomènes que le temps met en jeu : les objets transcendants qui occupent une place dans le temps objectif, les modes d’apparition de ces objets dans les phases de la conscience temporelle, et enfin le flux du temps en tant qu’écoulement continu par lequel Husserl perçoit son fil conducteur qui n’est autre que le sujet. C’est le flux absolu de la conscience qui est considéré comme constitutif du temps, échappant ainsi à la temporalisation puisque la fondant.

12L’événement, dans cette acception, excède aussi sa factualité. Husserl recommande à ses auditeurs, dès le début de ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps9, de mettre hors circuit « le temps objectif », tout en le conservant en réserve. Suspendant toute position transcendantale, Husserl cherche ainsi une attention à la pure immanence du phénomène temporel. La phénoménologie husserlienne innove en soulignant un phénomène qualifié de « rétention », souvenir primaire, sorte d’impression « associée à une modification immédiate qui la constitue en tout juste passé10 ». À cette impression première s’ajoute tout aussi spontanément, selon Husserl, une « mise en attente », un « creux futur », qu’il qualifie de « protention ». Ainsi, Husserl ne limite pas le « maintenant » à un simple instant fugitif, mais l’inscrit à l’intérieur d’une intentionnalité longitudinale selon laquelle il est à la fois la rétention de ce qui vient de se produire et la protention de la phase à venir. À ce titre, comme l’indique Desanti, il redonne à l’expression « maintenant », qui désigne le présent, sa double signification d’un maintien et d’une ouverture :

C’est cette intentionnalité longitudinale et non objectivante qui assure la continuité même de la durée et préserve le même dans l’autre.

https://journals.openedition.org/elh/333
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MessageSujet: Re: Habiter le moment présent   Habiter le moment présent Icon_minitimeMar 21 Juin 2022, 12:01

Présentation très utile de quelques pensées contemporaines du temps (si l'on ose dire) parmi les principales -- aussi sur saint Augustin, même si l'auteur semble quelque peu fâché avec le latin. La dernière citation de ton extrait n'est pas de Desanti, comme on pourrait le croire, mais de Ricœur (sur Husserl; voir la note).

Par-delà les différences de terminologie, de méthode et d'analyse d'un penseur à l'autre, ce qui ressort c'est que "le présent" est toujours moins simple qu'il en a l'air: c'est un "sac de nœuds" de provenances et de tendances multiples, qui vient de loin et de partout et va dans tous les sens, qu'on peut sans doute "trancher" dans un sens ou dans l'autre (comme le nœud gordien) mais sans rien retrancher à sa complexité qui se reconstitue aussitôt, en pire (comme les têtes de la gorgone ou de l'hydre)... Complexité qu'envisagent rarement les "spiritualités" populaires du "présent" (je repense à un "gourou" américain qui faisait un tabac dans les années 2000, Eckhart Tolle, The Power of Now,: il avait réussi à rendre aussi séduisant qu'abrutissant -- à mon goût -- un "simplisme radical" du "présent").

Cf. p. ex. ici 2.6.2022, ou encore .
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