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| aspects -- du temps | |
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Auteur | Message |
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free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 09 Déc 2021, 16:41 | |
| Il y a chez Kierkegaard une authentique pensée de la kénose qui s’exprime dans le motif de « l’abaissement de Dieu ». Cet abaissement de Dieu, Kierkegaard le formule essentiellement (c’est là l’originalité de sa démarche) dans les catégories de la temporalité. Si l’on peut parler d’une « kénose kierkegaardienne », celle-ci se joue dans une manière étonnante d’articuler deux concepts fondamentaux : le temps et l’éternel. On trouve en effet chez Kierkegaard l’idée d’une « chute de l’éternel dans le temps » : le Dieu éternel s’est abaissé au point de devenir un homme particulier, venant rencontrer l’humain dans l’épaisseur du temps historique. En d’autres termes, rencontrer l’éternel, c’est le rencontrer dans l’existence historique d’un homme chez qui — c’est important — rien ne fait signe de l’éternel (Kierkegaard développe là tout le thème de l’incognito, sur lequel on reviendra vers la fin de cette contribution). On comprendra aisément que la kénose est fondamentalement chez Kierkegaard liée à une pensée de l’incarnation. L’abaissement de Dieu, la chute de l’éternel dans le temps, c’est l’incarnation de Dieu dans le Christ, que Kierkegaard appelle tour à tour « le dieu venu sous la forme d’un serviteur » ou « l’Homme-Dieu ». Cette manière d’articuler kénose et temporalité est susceptible d’intéresser notre époque, car elle permet de penser le devenir de l’humain en réhabilitant une catégorie malmenée dans la postmodernité : l’histoire1. « Penser la kénose aujourd’hui », pour reprendre l’intitulé du colloque, signifie alors nous donner les moyens de penser le devenir historique de l’humain, son historicité, c’est-à-dire réinscrire l’humain dans sa condition historique et, par conséquent, dans sa finitude propre. Une pensée de la kénose est une pensée de la finitude mais, notons-le dès à présent, une pensée de la finitude qui doit d’une manière ou d’une autre s’articuler à une pensée de l’infini. Pour être lui-même, le temps a besoin d’être référé à son « autre », il est nécessaire d’articuler le temps à ce qui n’est pas lui. Ainsi, le temps doit rencontrer l’éternel, temps et éternel doivent être tenus ensemble, tout en étant maintenus chacun dans son hétérogénéité, sa différence qualitative infinie par rapport à l’autre.
La chute de l’éternel dans le temps traduit chez Kierkegaard une manière singulière de penser la rencontre entre le temps et l’éternel. En effet, si l’éternité est l’autre du temps, elle ne peut néanmoins être rencontrée qu’au sein du temps lui-même. C’est, en d’autres termes, dans une kénose de l’éternel, c’est-à-dire une éternité qui se vide d’elle-même en s’incarnant dans le temps, que le chrétien est invité à expérimenter la possibilité de son propre devenir. En un mot, c’est la rencontre de l’éternel dans le temps qui permet au chrétien de s’assumer comme un être historique, c’est à-dire d’exister dans le temps en assumant la finitude inhérente à sa condition. Je tâcherai de développer ces quelques éléments autour de l’articulation entre kénose et temporalité chez Kierkegaard en puisant dans trois ouvrages pseudonymes : les Miettes philosophiques, le Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques et, enfin, L’école du christianisme. Les deux premiers ouvrages sont signés Johannes Climacus, le troisième est, quant à lui, signé Anti-Climacus. Cela signifie que, dans l’intention de Kierkegaard, ils se répondent et invitent le lecteur à les lire ensemble, dans un va-et-vient dialectique. Ce que j’essaierai ici en cherchant, au terme de ma lecture, à déployer quelques éléments de ce que je propose d’appeler une éthique de la chute.
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2011-v67-n1-ltp5003005/1005488ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 09 Déc 2021, 17:58 | |
| C'est une présentation intéressante, mais elle me semble passer à côté de l'essentiel -- qui serait, dans ce cas précis, l'"existentiel", et en relation directe avec notre sujet, les "aspects" du "temps". Parler d'"histoire" et de "finitude", fût-ce pour les opposer ou les articuler à l'"éternité" ou à l'"infini", c'est presque toujours considérer le temps sous l'angle rétrospectif de l'"accompli", comme "achevé" ou "fini" justement, y compris par anticipation, au futur antérieur (ce qui aura eu lieu, comme si cela avait déjà eu lieu). Or ce qui est original, subtil et en plus d'un sens décisif chez Kierkegaard, ce qui le distingue radicalement de tous les discours classiques et modernes (jusque-là) sur le "temps" et l'"éternité", de saint Augustin à Hegel en passant par la scolastique, c'est qu'il saisit le "temps" dans son "aspect" inaccompli, le temps dans son cours, non (encore) fini, strictement corollaire du point de vue "subjectif": c'est parce que nous n'en avons pas fini avec "le temps" ( khronos) qu'il est pour nous le temps de quelque chose ( kairos), temps de l'examen, de l'épreuve, de la souffrance, du choix, de la décision, de l'engagement ou du "saut", du jeu et de la mise, de la "foi" ou de l'"amour". Le véritable paradoxe kierkegaardien, ce serait que "Dieu" (ou l'"éternité") se joue dans ce temps-là, celui de l'individu vivant pour qui le temps n'est pas encore "fini" et, stricto sensu, ne le sera jamais; ce serait en même temps (!) la révélation même de l'"éternité" véritable, non pas totalité du "temps" ni autre chose que le "temps" (ce qui n'a de toute façon aucun "sens", du moins pour la modernité), mais éternité à même le temps en cours, qui seul conserve au temps son caractère temporel, de changement ou de mouvement toujours perçu à partir d'une situation elle-même mouvante (contrairement à toutes les théories du temps qui le totalisent et le spatialisent, à vouloir l'"embrasser" comme un tout ou en "sortir", ce qui pour un "sujet" quelconque relève à la fois de l'ek-stase et de l'im-posture). Voir éventuellement ceci. Au plan "théologique" ou "christologique", on ne comprend rien à Kierkegaard quand on rapporte son discours à un Christ "historique", c'est-à-dire passé, qu'on le dise "humain", "divin" ou les deux à la fois, qu'on considère l'"incarnation" comme un "événement" (historique et passé) ou comme un "mythe" porteur d'une vérité "éternelle" (au sens d'"intemporelle", d'"atemporelle", de "méta-" ou de "trans-temporelle", etc.). Le Christ kierkegaardien, si l'on peut dire, c'est l'Homme-Dieu vivant, mourant aussi, mais non pas mort ni ressuscité (à moins que la résurrection ne soit précisément comprise comme révélation de ce sens-là), avec lequel il n'y a de relation qu' existentielle et contemporaine (Kierkegaard y insiste assez), dans le même (aspect du) temps non fini (qui n'a rien à voir avec un temps "infini" ou "indéfini" au sens habituel de ces expressions). Au fond c'est aussi et surtout un Christ littéraire et dramatique, au sens "théâtral" du terme (le Jésus des évangiles), que Kierkegaard lui-même n'a guère pu penser comme tel parce qu'il était trop impliqué dans la "littérature" (en ce sens le jugement de Heidegger sur Kierkegaard, "écrivain religieux" plutôt que "penseur", garde une part de vérité qui n'a rien de dégradant, bien au contraire). Par rapport à la discussion précédente, il faut noter d'abord que le point de vue kierkegaardien sur le temps est un "point de vue de jeune" (cet "aspect"-là m'a frappé quand j'ai relu Kierkegaard ces dernières années, alors que je l'avais surtout lu vingt-cinq ans plus tôt): point de vue plutôt rare (jusque-là) en philosophie comme en théologie, et qui dans son cas n'a pas eu le temps de vieillir, puisque Kierkegaard a à peine dépassé 40 ans -- d'où son attrait initial pour d'autres penseurs jeunes, comme Heidegger en philosophie ou Barth en théologie (qui, eux, ont eu le temps de vieillir et de s'en écarter). Kierkegaard lui-même s'en montrait très conscient, notamment par référence au Christ qu'il croyait (comme tout le monde) mort à la trentaine, en notant dans son journal qu'une "existence chrétienne" authentique ou "sérieuse" ne saurait guère dépasser cet âge (elle serait d'ailleurs d'autant plus courte qu'elle devrait aussi épargner l'enfance, cf. ici). Un regard vieilli ne pourra s'empêcher de rapporter ce "point de vue" à l'autre, celui du temps fini ou accompli, définitivement passé ou révolu, et de perdre plus ou moins le premier "point de vue" dans ce déplacement, pour ne le retrouver que sous l'espèce du souvenir ou de l'autre (l'enfant, le jeune qu'on a été mais qu'on n'est plus, mais que d'autres sont à notre place). On remarquera encore que le "point de vue de d/Dieu" envisagé dans le psaume 90 coïncide précisément avec ce "point de vue de vieux" qui regarde essentiellement le temps comme passé (comme le jour d'hier, comme la veille -- ou le rêve -- de la nuit). -- Puisque Noël approche, c'est l'occasion de rappeler toute l'importance que le face-à-face de l'enfant et du vieillard, autrement dit des deux "points de vue" extrêmes (cf. supra 2.12.2021), prend dans la Nativité selon Luc (1--2: Zacharie, Elisabeth, Siméon et Anne face à l'enfant Jean ou Jésus), et la " joie" qu'il génère; mais c'est encore le "point de vue" du vieillard qui l'emporte, du moins dans l'expression, sur celui de l'enfant, infans, nouveau-né et sans-parole (du moins dans les évangiles canoniques). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 17 Déc 2021, 13:26 | |
| Comme je revois ces jours-ci les films de Tarkovski (dont j'ai déjà beaucoup parlé, ou écrit), c'est l'occasion de rappeler que son œuvre offre une perspective et un regard exceptionnels, peut-être uniques, sur ce dont nous parlons ici, le "temps" et ses "aspects": où les temps, le passé, le présent, l'avenir, les saisons, les âges, les générations, les histoires grandes et petites, les événements, les gestes et les signes, la réalité et le rêve, mais aussi les espaces, les lieux, les paysages, les personnages et les visages se superposent, se décomposent et se recomposent dans des enchaînements insolites par rapport à tout récit "linéaire", efficaces toutefois par la "vision" mouvante (cinétique, cinématique, cinématographique) qui en résulte. Grand art et artifice du "montage" (Tarkovski lui-même parle de "sculpture du temps") qui peut donner une idée (c.-à-d. une image) d'une "éternité" à la fois "classique" et "moderne", voire "postmoderne": rien d'autre que du "temps" dans sa différance virtuellement infinie, qui met tous les "temps" et les "aspects du temps", non à égale distance, mais à distance sans distance*. Le miroir (Зеркало, 1974) est sans doute à cet égard le film le plus audacieux, le plus "autobiographique" aussi, non le plus facile pour un regard habitué à la narration du cinéma ordinaire. Ça ne sert sans doute pas à grand-chose d'en parler, sinon pour le faire voir: il faut voir et entendre, regarder et écouter en renonçant à "comprendre" tout de suite; si l'on supporte cette expérience, ou cette épreuve (certains ne la supportent pas), la vision poursuivra son chemin en mémoire et en pensée, et appellera à revoir...
Cela suppose en tout cas un point de vue vieilli, même s'il peut l'être précocement (Tarkovski est mort à la cinquantaine) du fait des événements spectaculaires ou intimes (guerres, exils, pertes, ruptures, abandons ou démissions en tout genre) qui donnent le sens de l'irréversible (L'irréversible et la nostalgie, c'était un beau titre de Jankélévitch) et de sa réversibilité paradoxale (mort : immortel, écrivait Blanchot, ce qui est perdu à jamais est par là même sauf, intact, hors d'atteinte, accessible pourtant à la mémoire, à l'imagination et à l'écriture -- spécialement cinématographique -- qui ne le touchent pas sans le transformer, le déformer ou le transfigurer, tout en le laissant foncièrement intact). Le poids de l'absence contrebalance et allège en quelque sorte celui de la présence et du présent, mais il les approfondit d'autant: c'est peut-être ainsi que le "point de vue de vieux" s'approche d'un "point de vue de dieu", du moins d'un "dieu vieux" qui garderait par-devers lui toute la jeunesse du monde.
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* La notion de "distance" appliquée au "temps" (passé ou futur "proches" ou "lointains") est encore, bien entendu, une "spatialisation" abusive du temps: ce qui me "sépare" de l'instant tout juste passé, d'un souvenir d'enfance ou de la construction des pyramides n'est mesurable et comparable que projeté sur une ligne imaginaire qui n'a plus rien de "temporel", qui "signifie" du temps mais n'en est pas, qui n'a en fait plus rien à voir avec le "temps" de l'expérience, pas plus avec un temps "humain", individuel ou collectif, qu'avec une temporalité animale, végétale, minérale, géologique ou astronomique: la "distance" est instantanément infinie et nulle du côté du "passé" -- le vase qui vient de se briser n'est plus et n'en aura pas moins été, maintenant comme dans cent millions d'années -- a fortiori du côté de l'"avenir" qui ne ressemblera jamais à l'idée que je m'en fais, ne serait-ce que parce que, "présent", il ne sera plus de l'"avenir". Dans un sens le "temps" n'est jamais que "présent" et "présence", mais complexes, stratifiés et spectralisés par leur différance, leur provenance, leur histoire, les traces qu'ils portent et celles qu'ils laissent: dans un visage, dans un arbre, dans une constellation comme dans un livre, ce sont toujours des temps (et des espaces) différenciés qui nous sont "présents", "en même temps", et tout autant "absents". L'expérience fondamentale, "existentielle" ou "extatique", "mystique" ou "amoureuse", porte précisément sur notre concept a priori de l'"espace" et du "temps", qu'elle bouleverse en nous faisant éprouver que toutes les distances sont à la fois infinies et nulles, "immenses" au sens propre, sans mesure (ce qu'exprime fort bien, à sa façon, le psaume 90). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Sam 19 Nov 2022, 15:49 | |
| La discussion sur la " grâce" et plus particulièrement sur son rapport au "temps" (rapport nécessaire au "temps" et à l'"espace" de tout ce qui "est" ou "devient", rapport spécifique de la "grâce" en tant qu'événement, mouvement, manifestation, rayonnement, effet, phénomène qui arrive ou se produit dans un temps déterminé plutôt que "chose" qui "est" de façon apparemment plus durable) m'a ramené au psaume 90 et à ce fil-ci, en me rappelant soudain une sorte de jeu de mots, peut-être accidentel, à la limite du palindrome et de la contrepèterie, entre le début et la fin du psaume: "Seigneur, tu es / as été ( hyh accompli) une demeure ( m`wn/ma`on) pour nous de génération en génération" (v. 1) et "que la grâce-beauté ( n`m/no`am, aussi 27,4; cf. Zacharie 11,7.10; Proverbes 3,17; 15,17; 16,24) du Seigneur soit sur nous..." (v. 17). Il y aurait ainsi coïncidence paradoxale entre le plus "permanent" (la demeure, l'abri, le refuge * dans* le temps contre le passage du temps qui détruit tout ce qu'il crée ou rend possible) et le plus "impermanent" (la grâce-beauté, éphémère même si elle est renouvelée: toute chose belle [ yp', quasi-synonyme de n`m] en son temps, dit Qohéleth 3,11), également rapportés au "Seigneur" ( 'adonay). On peut noter aussi que dans ce même v. 17 la grâce-beauté est invoquée ( hyh jussif) "sur nous" ou "au-dessus de nous" ( `lynw), comme est demandé ( kwn impératif de prière) "sur / au-dessus de nous" ( idem) l'établissement ou l'affermissement de l'"oeuvre de nos mains": la forme la plus élémentaire, "horizontale", de sur-vie (ce qui reste de "soi", de ce que l'on a été et/ou de ce que l'on a fait, chez les sur-vivants, la postérité, etc.: devant ou derrière "soi" selon la représentation générale du temps, cf. supra) coïncide ainsi avec la verticalité d'une certaine "esthétique divine" (grâce-beauté comme rayonnant d'au-dessus: la Septante traduit d'ailleurs ici d'un terme lumineux, lamprotès, "éclat, brillance, splendeur", comme en Actes 26,13). L'autre mot que j'ai spontanément traduit par "grâce" dans le psaume 90 (cf. post initial), au v. 14, c'est hsd/hesed dont nous avons aussi parlé ici (à partir du 1.12.2016), et qui a au contraire une forte connotation de durée (d'où ses traductions par "fidélité" ou "loyauté" qui complètent dans ce sens ses aspects affectifs et effectifs constants ou ponctuels, bonté, amour, tendresse, faveur, compassion: soit l'antithèse de la colère ou du jugement qui sont aussi très présents dans ce psaume); cf. le refrain qui ponctue notamment tous les versets du psaume 136, l-`wlm hsdw, " pour toujours sa hsd". Cela n'empêche d'ailleurs pas que hsd ait aussi des connotations esthétiques ou lumineuses, peut-être par attraction d'autres termes: cf. notamment Isaïe 40,6. --- Par coïncidence, la lecture du Politique m'a fait découvrir une sorte d'exception à la fameuse sentence d'Agathon (d'après Aristote, voir supra), selon laquelle même les dieux ne peuvent pas faire que ce qui a eu lieu n'ait pas eu lieu -- dans une variante platonicienne du mythe de Kronos (lequel n'a sans doute étymologiquement rien à voir avec khronos,, le temps, mais en a toujours été rapproché par les Grecs eux-mêmes, y compris Platon): il y aurait eu, "entre" le règne de Kronos et des Titans et celui de Zeus et des Olympiens, un temps catastrophique où le temps aurait marché à l'envers -- le temps ayant pour représentation fondamentale le mouvement apparent de la voûte céleste, indépendamment des "exceptions" (soleil, lune, "planètes" = "errantes", en grec). Le moment d'inversion (qui s'inscrit quand même dans une séquence continue, avant-après, paradoxe auquel n'échappe pas non plus la science-fiction moderne, cf. Douglas Adams) est celui de l'abandon du monde par le dieu, qui permet de passer d'une sorte d'immersion totale dans le temps (l'âge d'or de pur présent, sans travail, sans projet et sans mémoire, sans technique et sans politique) au temps réel, où l'ordre du kosmos passe désormais par la médiation des hommes (technique, civilisation, culture, politique). Evidemment tout cela aurait beaucoup d'échos "bibliques", non seulement le soleil qui s'arrête ou l'ombre qui remonte, mais plus profondément tout ce qui se noue dans la Genèse et la littérature (p. ex. hénochienne) qui en dépend autour de l'Eden, de Caïn, des fils de dieu et du déluge. Même dans un monothéisme, surtout dans un monothéisme, il faut bien penser dans le divin aussi une sorte de contre-temps, une retraite dans une éternité absolue où rien n'aurait jamais eu lieu, comme dans les "regrets" de Yahvé d'avoir fait ce qu'il a fait (création puis destruction qui n'est pas une "solution", encore moins une "absolution"). Cf., a contrario, la fin de l' Orphée de Cocteau qui fait l'impossible, le sacrifice de la mort qui défait le devenir mytho-poétique pour laisser les vivants vivre leur vie prosaïque, sans même le soupçon d'avoir oublié quelque chose. |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 23 Nov 2022, 13:56 | |
| « L’écoulement du temps est une illusion »
Vous expliquez que notre conception du temps est totalement dépassée. Pourtant, lorsque Einstein met au point sa théorie de la relativité restreinte, en 1905, puis celle de la relativité générale, en 1915, ce qui nous semblait évident s’écroule d’un coup…
Thibault Damour : Le changement fondamental, c’est que la relativité restreinte nous dit que l’écoulement du temps est une illusion. La réalité existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas. Une bonne façon que j’ai d’expliquer ça, c’est la dernière phrase du Temps retrouvé de Proust, qui représente les hommes comme des géants plongés dans les années. L’essence de Proust consiste à dire que l’idée habituelle de temps qui passe (c’est le temps perdu) est une illusion. Ce que sentait Proust intuitivement et ce que Einstein suggère, c’est que la vraie réalité est hors du temps. Il faut imaginer comme des paquets de cartes les uns sur les autres. Les cartes sont comme des photographies du passé, du présent et du futur, qui coexistent. Il n’y a pas quelque chose qui s’écoule.
Mais pourtant j’ai bien une mémoire, des souvenirs qui s’accumulent. Tout m’indique que le temps passe…
On a l’illusion de n’avoir d’informations que sur les cartes d’en dessous, celles du passé, et du coup tout se passe comme si on vieillissait. C’est à cause de la deuxième loi de la thermodynamique : l’état de l’univers dans le passé était probablement ordonné et il tend à se désordonner. C’est ce passage de l’ordre au désordre qui donne, à travers les fonctions cérébrales et neurologiques, la mémoire, et cette impression que le temps s’écoule. En réalité, la rivière du temps est gelée. Le temps n’est que la quatrième dimension de l’espace-temps. Et la science-fiction l’a découvert avant la physique ! Le livre de H. G. Wells, La machine à voyager dans le temps, commence par une très belle description du temps au sens d’Einstein, comme une dimension verticale. Le château de cartes dont je vous parlais…
https://usbeketrica.com/fr/article/l-ecoulement-du-temps-est-une-illusion |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 23 Nov 2022, 15:29 | |
| Par malheur et par définition, la vulgarisation scientifique s'exprime dans une langue ordinaire ("vulgaire"), et cette "traduction" lui fait perdre tout l'apparent bénéfice de rigueur, d'univocité et d'exactitude de l'écriture de type mathématique, surtout quand le vulgarisateur n'a pas le moindre soupçon de réflexion philosophique, philologique, linguistique, littéraire ou simplement grammaticale sur le langage qu'il emploie.
Exemple: que veut dire "déjà" dans "l'avenir est déjà écrit" ? "Déjà" ne s'entend que d'un "maintenant" qui est aussi, pour celui qui le dit, un "ici"; autrement dit, dans une représentation relativiste, d'un "point de l'espace-temps" où aucun "avenir" n'est "écrit", puisqu'il n'est précisément pas là (cette façon de parler concède déjà beaucoup trop à la spatialisation générale du temps). La métaphore de l'écriture (c'est écrit) représente dans ce cas un point de vue extérieur, surplombant et littéralement impossible, l'im-posture par excellence de l'observateur universel à la place de "Dieu", qui de nulle part et d'aucun temps totaliserait le réel comme écrit et "accompli": de ce point de vue théorique, littéralement ek-statique, d'une vision (theoria) sans aucun oeil pour voir, objective sans subjecti(vi)té, tout est "présent", rien ne bouge (comme chez Parménide !), tout "est" mais rien n'arrive, autrement dit rien n'est présent ni passé ni futur pour personne. Et au bout du compte on peut se demander (pas très longtemps d'ailleurs) ce qui est le plus illusoire, de cette "vérité" scientifique qui n'est vraie pour personne ou de l'illusion ordinaire, avec laquelle tout un chacun vit et meurt.
Néanmoins je pense aussi que la philosophie et la théologie auraient beaucoup à gagner à investir davantage les discours des sciences contemporaines, moins pour les substituer aux mythes de l'Antiquité qui leur restent indispensables que pour établir entre ceux-ci et ceux-là une certaine communication. Après tout, même l'"aléatoire" de la physique moderne ne se comprend comme tel que par rapport à une notion d'"ordre", de "lois" et de "sens" indissociables du kosmos antique, lequel en son temps n'était d'ailleurs pas privé de contradiction philosophique (p. ex. "atomiste") -- indissociables aussi de notre façon de parler et de penser a priori, en-deçà de toute information scientifique ou de toute réflexion philosophique. Il ne s'agirait pas de dévaluer les modèles passés mais de montrer comment ils peuvent garder une certaine pertinence, et peut-être d'autant plus qu'on se fait moins d'illusion à leur sujet (dans l'Antiquité déjà il y avait beaucoup de façons d'entendre les mythes).
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Les éléments temporels du Psaume 90 rappellent notamment ceux du Psaume 73, à ceci près que celui-ci opère une distinction décisive et paradoxale entre les "bons" (justes, pieux, etc.) inquiets et tourmentés (ce sont eux qui éprouvent la colère et le châtiment divins, v. 13s) et les "méchants" (orgueilleux, etc.) tranquilles: ce sont ces derniers qui seraient menacés sans le savoir par le temps commun, sur un terrain glissant, prêts à être balayés d'un coup, et oubliés comme un rêve (v. 17b-20.27), tandis que la relation du fidèle à son dieu, si difficile qu'elle soit, semble rester ouverte au-delà de toute fin (v. 23ss). Ce n'est pas encore l'opposition d'une "vie pour la mort" et d'une rétribution dans l'"au-delà", telle qu'elle s'exprimera clairement dans le livre de la Sagesse (1--5), mais c'est certainement un pas important dans cette direction, et en tout cas un développement possible de la piété fondamentale déjà exprimée dans le Psaume 90: comment le dieu peut être un refuge contre le temps qui emporte tout ce qu'il crée, ce qui suppose qu'il soit autre chose que "créateur". |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 29 Déc 2023, 13:22 | |
| En relisant ce fil à partir de celui-là, je voudrais souligner davantage que les "aspects" du temps se démultiplient à mesure que les "points de vue", individuels ou collectifs, les "je" et les "nous", se conjuguent et s'entrelacent, se combinent ou se séparent. Ce n'est pas la même chose que d'être enfant, adolescent, adulte, vieux ou mourant dans une société, une classe, une culture, une civilisation plus ou moins jeune ou vieille, avec la conscience d'une histoire ou une mémoire plus ou moins longue, et l'imagination de tel ou tel avenir, suite ou postérité, si factice et illusoire soit-elle (cette conscience, cette histoire, cette mémoire, cette imagination, cette suite, cette postérité, au choix, sans que personne n'ait pour autant rien à choisir). Un passionné de littérature ancienne n'est que peu contemporain de son voisin nourri aux médias et aux réseaux sociaux "en temps réel", eût-il le même âge et fût-il issu du même milieu. Et les âges de la vie (dite) individuelle eux-mêmes se compliquent: il y a de moins en moins d'inaccompli, de présent et d'avenir (toujours imaginaire) à mesure qu'on vieillit -- il y en a cependant toujours jusqu'au dernier souffle inclus -- et de plus en plus d'accompli pour le meilleur et pour le pire, et de souvenir d'inaccompli, désir ou crainte, accompli ou non, tout cela variant au gré des rencontres, de plus jeunes et de plus vieux, de vivants et de morts sous différents rapports, et de la durée des relations (cf. Mr. Arkadin)... Impossible totalisation du temps (voir supra), sinon par un "dieu" ou une "éternité" qui ne lui serai(en)t pas (seulement) extérieur(e/s) ou transcendant(e/s) mais (aussi) intérieur(e/s) et immanent(e/s) dans toutes ses ramifications et intrications; in-fini(e/s) dans un sens archi-simple et archi-complexe, si ce qui constitue un "point de vue", une "perspective" ou une "expérience" c'est aussi ce qui en est exclu, ce qu'il ne faut ni voir ni entendre, ni savoir ni comprendre pour voir, entendre, savoir et comprendre précisément ce qu'on voit, entend, sait et comprend dans une situation donnée (cf. aussi ici: toute connaissance est partielle par définition)... Cela était somme toute fort bien exprimé par Qohéleth (3,11): "Le tout ( ha-kol) il (le dieu) a fait beau en son temps (temps différencié, cf. ce qui précède); même l'éternité-monde ( `olam, avec la connotation de secret, de caché, ou de lointain dans le sens d'un passé ou d'un avenir spatialisés) il l'a mise (litt. donnée, ntn) dans leur coeur, pour que l'homme ne trouve pas l'oeuvre que le dieu a faite du début à la fin." L'impensable "tout", c'est ce qu'on ne peut pas ne pas essayer de penser, ni échouer à penser, quel que soit son angle d'approche ou d'abordage. Mais c'est aussi ce qu'exprime, apparemment à l'opposé du scepticisme ou de l'agnosticisme de Qohéleth, la foi positive en un Christ paradoxal qui unirait toute sorte de contraires, non seulement dieu et homme mais temps et éternité, passion et impassibilité, inaccompli et accompli -- contre quoi ni "présent" ni "avenir" ne pourraient rien, selon l'étonnante formule de Romains 8,38s que nous rappelions dernièrement (cf. le premier lien de ce post)... Le rapport au temps peut évoquer la "vertu chrétienne" (mais aussi stoïcienne, entre autres) nommée en grec hupo-monè (de hupo-menô etc., proprement "demeurer dessous", du même "demeurer" que le johannique), qui correspond grosso modo à ce que nous appelons aujourd'hui "patience", si l'on fait abstraction de l'étymologie "souffrante" de ce terme (passion, pâtir, pathos, pathologie, d'où aussi le patient au sens médical); qu'on traduit encore "endurance" ou "persévérance" avec d'autres inconvénients (dureté commune à l'endurer et à l'endurcir, sévérité ou sérieux avec une connotation trop dynamique, active et volontaire). En grec il est plus près, par le préfixe ( hupo-, hypo-, sous, dessous), de l'"obéissance" ( hup-akouô avec nuance acoustique, entendre ou écouter [d']au-dessous) ou de la "soumission" ( hupo-tassô avec nuance d'ordre comme dans "taxonomie", [s']ordonner ou [se] ranger au-dessous) -- l'allemand Geduld en serait plus proche s'il est parent du latin tollere, lever, porter, supporter, d'où aussi tolerare, comme pour l'agneau qui porte ( tollit) le péché du monde. Au temps, même un dieu serait soumis, incapable de faire que ce qui a eu lieu n'ait pas eu lieu (cf. Agathon supra et ailleurs), si le temps lui-même ne recelait sa propre subversion, son retournement d'aspect perpétuel où l'on peut aussi entrevoir, par instants, un miroitement d'éternité. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: aspects -- du temps Dim 31 Déc 2023, 12:48 | |
| - Narkissos a écrit:
- Au temps, même un dieu serait soumis, incapable de faire que ce qui a eu lieu n'ait pas eu lieu (cf. Agathon supra et ailleurs), si le temps lui-même ne recelait sa propre subversion, son retournement d'aspect perpétuel où l'on peut aussi entrevoir, par instants, un miroitement d'éternité.
Je trouve très profonde, comme toujours, ta réflexion sur le fait que même un dieu est soumis au temps par le fait qu'il ne peut revenir sur des évènements déjà passés. Je me demandais si un dieu à une certaine notion du temps dès lors qu'il est éternel, si tant est qu'il le soit, et donc n'a pas de notion de temps ni de limite ayant toujours été et devant continuer d'être. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Dim 31 Déc 2023, 15:22 | |
| Seul un dieu pourrait te répondre... En attendant nous n'avons que la parole des hommes qui ont pensé, imaginé, servi, prié, décrit, raconté et fait parler des dieux tels qu'ils les concevaient, en leur imputant une temporalité d'après leur propre expérience: même et autre, semblable et différente, contraire ou complémentaire -- ainsi le psaume 90 d'où est parti ce fil. Ce qui paraît évident (revoir éventuellement ici), c'est que plus le polythéisme a tendu vers un monothéisme, un panthéisme ou un athéisme (abysso-)fondamental (par des chemins différents selon les civilisations, juive ou grecque, perse ou indienne p. ex.), plus une "temporalité divine" est devenue problématique; ou, ce qui revient au même, plus l'idée d'éternité s'est approfondie par opposition au temps phénoménal au point de rendre impensable tout ce qui s'était dit jusque-là des dieux: action, passion, émotion, sentiment, parole, tout cela dépendait du temps tel que nous l'entendons. Le "Dieu" des monothéismes ne reste "vivant" que par métaphore ou allégorie, façon de parler et d'interpréter les vestiges textuels ou traditionnels d'une mythologie essentiellement polythéiste (cf. Zarathoustra III: Ist das nicht eben Göttlichkeit, dass es Götter, aber keinen Gott giebt? N'est-ce pas justement cela, la divinité, qu'il y ait des dieux et non un Dieu ? -- en d'autres termes, le singulier échappe au concept; deus non est in genere, c'était déjà Thomas d'Aquin), tout ce qu'on peut en dire étant récusé d'avance -- de la " théologie négative" au " Dieu des philosophes". Bonne fin et début d'année(s) -- pour un tel sujet ce n'est même pas hors sujet. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 04 Jan 2024, 12:10 | |
| Cerner la notion de temps Jiaying Chen
III – La démonstration augustinienne du caractère fini du temps
Temps et espace, d’une façon profonde quoique confuse, ne sont pas parallèles. Par rapport à la notion d’espace, il est plus délicat de dégrossir celle de temps pour en faire un concept clair et distinct ; Kant n’est pas le seul à l’avoir compris. Dans les Confessions, c’est également sur la notion de temps que vient buter la réflexion. « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus », cette citation est connue de tous.
La conclusion de Saint Augustin est la suivante : le temps a des bornes. Mais la discussion qu’il élabore souligne un point important : quand il s’agit de réfléchir sur le temps, les gens résistent difficilement à la tentation de le mettre en parallèle avec l’espace en recourant à des arguments sur le modèle de « Au-delà du ciel, il y a encore un autre ciel » ; de sorte que les esprits non prévenus inclinent à conclure que le temps est infini. Conclusion qui est évidemment incompatible avec la Genèse : avant la Création, à quoi Dieu s’occupait-il donc ? Saint Augustin répond : avant la création du temps par Dieu, le temps n’existait pas. Il n’y a donc tout simplement pas d’« avant ».
Il est bien évident qu’une chose, avant qu’elle ne soit créée, n’existe pas ; ce qui peut également se dire de la façon suivante : c’est seulement si la chose n’existait pas auparavant que l’on peut soutenir l’avoir créée, sinon ce serait du plagiat ! Que l’on soit Dieu ne change rien à l’affaire : l’on peut toujours créer quelque chose, mais l’on ne peut créer l’« avant » ; on ne peut donc créer le temps. C’est précisément à cause de cela que la question « Que faisait donc Dieu avant la création ? » est si délicate. En fait, il ne s’agit pas ici d’authentifier un fait – Dieu a-t-il créé le monde ? –, mais de bien cerner la signification de certains concepts. Le concept de création portant en lui-même l’idée d’un avant et d’un après, « avant » et « après » constituent donc les deux piliers du concept de temps. La question se pose alors de savoir si l’on peut postuler que la Création, création du monde dans son entier, doit se conformer à cette structure comprenant un « avant » et un « après ». Si l’on dit que la création implique un « avant », c’est qu’au moment où nous créons une chose, elle prend nécessairement sa place dans un monde qui existait déjà avant elle ; la création du tout ne peut-elle se dispenser d’un tel « avant » ? Comment comparer la création d’une chose qui vient se rajouter aux autres avec la première création, celle de la création de l’univers, du tout ? Mais, à l’inverse, il faut également se demander : l’expression « la création du tout » a-t-elle un sens ? Avant la création d’un objet nouveau, un créateur fini existe déjà ; avant la création du monde, avant la création du tout, il y a déjà Dieu.
Or, pour distinguer créateur et création, l’étant doué d’intention et ses actes, on est obligé d’entrer dans une métaphysique qui risque d’être purement verbale, qui aboutit à un « animisme de primitifs » (l’expression appartient à Nietzsche). Si l’on ne distingue pas acte et agent, et que l’on ne reconnaît pas l’existence d’un acteur qui précède l’acte, il n’y a plus de Dieu aux attributs humains, la création du monde par Dieu devient de ce fait enfantement du monde par lui-même. Mais le mot d’« enfantement » n’implique-t-il pas lui aussi un « avant » et un « après » ? Ne reste-t-on pas alors prisonnier d’« un verbiage métaphysique » ? Notre perplexité devant la question du caractère infini du temps s’est métamorphosée en une autre difficulté : quelque chose peut-il naître à partir de rien ?
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2011-2-page-30.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 04 Jan 2024, 13:15 | |
| Ce dialogue entre traditions chinoises et occidentales est extrêmement intéressant, même s'il implique des problèmes de traduction (dans toute la métonymie du terme) que je ne peux qu'entrevoir (p. ex., le concept de shi traduit par "occasion" ou "saison" rappelle fortement le kairos grec distinct du khronos, bien que dans la langue grecque les deux coexistent apparemment "depuis toujours" -- notion elle-même relative évidemment). Mais par des chemins différents tout le monde retombe sur le même écueil intellectuel: "le temps", on ne peut pas le "penser" si "penser" signifie objectiver, isoler, observer, définir, déterminer, etc.; et pourtant on ne "pense" que ça, avec ça, par ça, en ça, à vrai dire c'est plutôt ça qui "pense"... Soit dit en passant la méditation de cet article en rejoindrait pas mal d'autres sur la "connaissance" en général, par exemple celle-ci. Un autre aspect de la circularité augustinienne, lui-même intégralement dépendant d'une représentation spatiale du temps (même si le plan suffit au cercle, on peut sans difficulté l'étendre à la sphère à "trois dimensions"), c'est que l'éternité est pensée comme "intérieure" au temps, ainsi que l'"intérieur" d'un cercle (son centre, ou l'espace entre son centre et sa périphérie) en fait et n'en fait pas partie... C'est une représentation spatiale de ce genre, même si elle n'est jamais tout à fait explicite, qui rend possible l'idée d'une éternité coextensive au temps, comme l'intérieur d'un cercle à chacun des points de sa circonférence (d'où la ponctualité de l'instant, du présent, maintenant, aujourd'hui, comme tangence possible du temps à l'éternité, aussi chez Kierkegaard ou Nietzsche). Plus généralement, la philosophie grecque liée d'entrée de jeu à la géométrie (que nul n'entre ici s'il n'est géomètre), autrement dit à une spatialité intemporelle ou atemporelle par définition, fait du temps l'impensé et l'impensable par excellence, ce qu'on voudra toujours penser mais qu'on ne pourra penser qu'en trichant, en le spatialisant. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 08 Jan 2024, 11:55 | |
| Perception du temps et mémoire chez Aristote De memoria et reminiscentia, 1 Daniela Patrizia Taormina
10Voici le quatrième trait : le temps marque une différence entre la mémoire et la réminiscence. « L’opération de la mémoire diffère de l’opération de la réminiscence […] en ce qui concerne le temps (διαφέρει […] τοῦ μνημονεύειν τὸ ἀναμιμνήσκεσθαι […] κατὰ τὸν χρόνον) » (453a6-7). Toutes deux concernent le passé, mais d’une façon différente : la mémoire au sens strict requiert qu’ait été parcouru un espace temporel ; la réminiscence, elle, ne paraît pas exiger nécessairement une distance définie par rapport au présent. Cette différence en fait naître une seconde : l’opération de la réminiscence, en tant qu’elle est une sorte de recherche, « une espèce de raisonnement (συλλογισμός τις) » poursuivi par les êtres qui possèdent « la faculté de délibérer (τὸ βουλευτικόν) », est indépendante de la perception du temps.
11À partir de ces caractères distinctifs, se dégage un cinquième élément : la perception du temps et la mémoire ne caractérisent pas l’humain, mais sont l’indice d’un certain degré de perfection chez les vivants qui en sont doués. Deux passages du De memoria illustrent bien ce point. Tout d’abord 449b28-29 : les animaux qui perçoivent le temps (χρόνου αἰσθάνεται) sont les seuls à se souvenir. Puis 450a15-19 : la mémoire appartient non seulement aux hommes et aux êtres pourvus d’opinion et de sagacité (φρόνησις), mais aussi à d’autres animaux. Cependant elle n’est pas le privilège de tous les animaux, parce que tous ne sont pas doués de la perception du temps (μὴ πάντα χρόνου αἴσθησιν ἔχειν). Ainsi le continuum, donné par la perception du temps, est coupé par la réminiscence qui creuse une différence radicale entre les hommes, qui ont la faculté de délibérer, et les animaux, qui ne l’ont pas.
15Je voudrais ici faire exactement le contraire. Je ne sous-estime pas tous ces aspects de la théorie aristotélicienne, mais il me semble que la question de la connaissance du temps est plus difficile et plus importante qu’on ne le laisse parfois supposer. Que signifie d’abord l’expression « être doué de la perception du temps (χρόνου αἴσθησιν ἔχειν) » (450a19), ou son pendant « percevoir le temps (χρόνου αἰσθά́νομαι) » (449b29 et 451a17), à laquelle Aristote attache tant d’importance ? Une seconde série de questions a pour objet le rapport entre les fonctions de la partie sensitive de l’âme : la perception du temps, la mémoire et l’imagination. Aristote – comme l’a remarqué T. Irwin15 – semblerait décrire un processus circulaire, dans lequel perception du temps et mémoire paraissent s’impliquer réciproquement. La mémoire, comme on l’a vu, a pour condition la perception du temps. Par ailleurs, elle semble nécessaire pour celle-ci, c’est-à-dire pour saisir la succession de l’avant et de l’après, d’une sensation à l’autre. Mais s’agit-il vraiment d’une implication réciproque ? Une question analogue se pose à propos du rapport entre l’imagination et la mémoire. Si cette dernière a tout simplement la fonction de retenir les images, comme disait la définition scolaire de l’Antiquité tardive souvent reprise de nos jours, alors déjà dans l’imagination il y aurait l’image de ce qui est absent et, donc, il y aurait déjà mémoire16. Mais, encore une fois, y a-t-il vraiment cette implication réciproque ? Et quels sont les animaux pourvus de la perception du temps ?
https://journals.openedition.org/philosant/6645 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 08 Jan 2024, 13:34 | |
| Merci pour cette étude très instructive -- à proportion de mon ignorance d'Aristote, dont elle me rappelle la profondeur et l'étendue à défaut de la mesurer, sans parler de la combler...
En tout cas je remarque que la pensée grecque ancienne était bien plus attentive à l'"animal", à ses différences et à ses continuités (y compris "affectives" et "cognitives") avec l'"homme", que la pensée chrétienne et moderne (Descartes etc.) ne l'a jamais été jusqu'à tout récemment, depuis que ledit "animal", du moins "sauvage", disparaît de son "monde" pour n'être plus, lui aussi, que mémoire, réminiscence ou imagination... Du "temps" comme de l'"être" il n'y a peut-être que des modes et des degrés de (la même ?) "conscience"... (conscience, consciousness, sentience, etc., tout ce que la langue peut distinguer mais non pas séparer). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 02 Fév 2024, 16:02 | |
| L'épreuve du temps Souffrance et maintien de la personne Jérôme Porée
B. Le temps de l’âme
Aristote n’a pas reconnu ou, s’il l’a reconnue, n’a pas tiré systématiquement toutes les conséquences de la nécessité qu’existât, pour que l’on puisse parler d’un « antérieur » et d’un « postérieur », d’un « avant » et d’un « après », un centre de perspective unitaire. Ce centre, saint Augustin – on le sait – ne le découvre pas dans la nature mais dans l’âme humaine. Certes, pour lui aussi, le temps est, en un sens très large, la mesure du mouvement, mais cette mesure est celle que nous effectuons dans notre esprit par le souvenir, par l’attente et par l’attention. Nous pouvons sans doute parler du temps comme d’une certaine extension ou d’une certaine distension, mais cette dernière, parce qu’elle est relative aux opérations de l’esprit qui attend et qui se souvient, est « une distension de l’âme elle-même ». Telle sera aussi la définition augustinienne du temps. Elle seule fonde la signification des noms que nous appliquons à celui-ci lorsque nous en parlons comme de l’unité d’un « passé », d’un « présent » et d’un « avenir ».
Il faut toutefois noter que c’est au présent que nous attendons et que c’est encore au présent que nous nous souvenons. Ce privilège du présent est lié à ce que l’on peut appeler, pour la distinguer de celle d’Aristote, la conception psychologique du temps; il marque la séparation, introduite par Augustin, entre le temps de l’âme et le temps de la nature.
L’apport le plus décisif de l’auteur des Confessions tient dans la manière dont sont expliqués la constitution même du présent et son éclatement en trois dimensions distinctes. « Si le présent », est-il observé, « était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité » ; il ne peut donc être qu’« en cessant d’être ». Il y a là une contradiction, mais une contradiction féconde ! Comme celle-ci caractérise aussi le passé (dont l’être consiste à n’être plus) et l’avenir (dont l’être consiste à n’être pas encore), on peut dire qu’elle est la structure du temps tout entier. Fondement de sa temporalisation, elle fait toute la différence entre la présence transitoire de l’homme et la présence constante de Dieu. C’est à l’adresse de ce dernier, en effet, que le Psalmiste s’écrie : « Vous demeurez le même et vos années ne passeront pas !
» Nous aurons à nous demander bientôt si la souffrance n’ignore pas, elle aussi, cette loi de contradiction et la ligne de partage qu’elle trace entre ce qui passe et ce qui demeure. Mais il faut dire auparavant quelques mots d’une description de la temporalité qui affine et complète celle de saint Augustin. Le problème laissé pendant par ce dernier est inverse de celui que nous évoquions à l’instant en parlant de l’éclatement du temps en trois dimensions constitutives. Il est celui de l’unité de ces trois dimensions : comment trois peuvent-ils ne faire qu’un ? Dans ses Leçons sur la conscience intime du temps de 1905, Husserl s’attaque à ce problème et le reformule comme celui de la continuité du « flux temporel». Si ce problème nous intéresse, c’est que cette continuité fonde la forme habituellement concordante de notre expérience et l’espèce de familiarité, d’évidence ou de confiance, qui nous attache, pour ce motif, au monde, aux autres et à nous-mêmes.
Le fil conducteur de l’analyse est la distinction entre deux sens du « passé » : l’un est l’objet du souvenir; peut être détaché du présent et caractérisé, comme il l’est par saint Augustin, comme ce qui « n’est plus » ; l’autre est conservé dans une rétention, fait partie du présent et élargit celui-ci au-delà de l’instant ponctuel. Ainsi, à mesure que nous parlons, nous retenons les premiers mots de la phrase ou, si c’est un mot, les premières syllabes que nous sommes en train de prononcer. Mais ensuite, lorsque nous reviendrons sur ce que nous avons dit, nous pourrons nous en souvenir comme de quelque chose de révolu. La même distinction peut être appliquée à l’avenir ; elle ne sera plus alors celle du souvenir et de la rétention mais de l’attente et de la protention. Dans le deuxième cas, l’avenir n’est pas l’objet d’une représentation déterminée. Il correspond, pour nous, aux derniers mots de la phrase ou aux dernières syllabes du terme que nous sommes en train de prononcer. Sans ce jeu vivant des rétentions et des protentions, nous ne pourrions tout simplement pas continuer de parler. Husserl réfère les unes et les autres à une « impression originaire » qu’il désigne parfois comme le « point-source du présent » mais qui n’existe elle-même, telle une onde de choc indéfiniment répercutée, qu’à travers ses prolongements rétentionnels et protentionnels. Ces prolongements s’étendent bien au-delà du passé et du futur proches ; ils sont exactement ce qui faisait dire à Leibniz que « le présent est lourd de tout le passé et gros de tout l’avenir ». C’est pourquoi on peut les appeler aussi les horizons du présent. On peut penser à l’expérience que fait le marcheur en rase campagne : à mesure qu’il avance, l’horizon recule ; il est le centre mobile d’un espace qui s’élargit et qui lui échappe à mesure qu’il en prend possession. La loi du temps n’est pas autre chose ici que la loi du monde, une promesse toujours tenue et toujours déçue.
Deux remarques pour terminer : l’une concerne la forme passive de l’unité ainsi nouée entre les trois dimensions du temps ; l’autre, la forme native de la confiance qui nous attache par là même à notre vie et au monde dans lequel celle-ci se déroule.
La notion d’« impression », nous l’avons dit, suggère l’idée d’un événement dont l’écho est immédiatement et indéfiniment multiplié en arrière et en avant d’un point-source. Rétention et protention ne sont donc pas, à proprement parler, les opérations déterminées d’un esprit ou d’une conscience. De la synthèse qu’elles réalisent – et que Husserl nommera ultérieurement « synthèse passive », nous sommes l’agent et le produit.
Or cette grâce du temps est aussi bien celle d’une existence naturellement confiante. Ce dernier terme (comme ceux d’« évidence » et de « familiarité » que nous avons employés plus haut) ne correspond pas, dans ce contexte, à un sentiment ou à une attitude psychologiquement déterminés ; il caractérise la forme habituelle de notre présence au monde. Comme l’amour, la vie ne donne qu’à ceux qui s’abandonnent à elle. Husserl écrit ainsi que « le monde réel ne réside que dans la présomption constamment prescrite que l’expérience continuera de se dérouler selon le même style constitutif ». Il est pour nous l’horizon d’une attente qui est fondamentalement attente du Même.
Mais la description augustinienne puis husserlienne du temps repose sur deux piliers qui sont, l’un, la disjonction opérée entre le temps subjectif et le temps objectif, l’autre, le privilège du présent. Or ce sont ces deux piliers qu’ébranlent, par des voies différentes, les deux conceptions de la temporalité que nous allons esquisser à présent : celles de Heidegger et de Paul Ricœur.
https://www.cairn.info/revue-societes-2002-2-page-17.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 02 Fév 2024, 17:03 | |
| Bonne lecture, claire en général, émouvante à l'occasion. (N.B.: J'ai supprimé le doublon.) Je résiste toujours à certaines distinctions qui semblent aller de soi pour tout le monde: d'abord entre "l'âme humaine" (fût-ce sous un autre nom: esprit, conscience, personne, sujet, Dasein, etc.) et tout le reste, y compris -- contre son étymologie même -- l'"animal", qui, du protozoaire au chimpanzé (quoique avec des différences "internes" à cette "catégorie", au moins aussi considérables que celles qui la sépareraient des autres) a aussi un présent chargé de passé, individuel, relationnel et spécifique, de la mémoire et de l'anticipation de l'avenir, de la rétention et de la protention... mais aussi bien le végétal ou le minéral, ou encore l'artificiel: dans la structure d'un arbre ou d'une forêt, dans n'importe quel ADN, dans le cours et le lit d'un fleuve ou les couches géologiques d'une montagne, comme dans tout artefact humain, de l'outil préhistorique à l'ordinateur ou de Lascaux au cinéma, il y a de la tempor(al)isation, avec un jeu complexe de présent, de passé et d'avenir en chaque lieu ( topos, locus) qui constitue un "point de vue" ou de perception (avec ou sans yeux, oreilles, etc.), un point de subjectivité potentielle, toujours ponctuel, mais aussi relié aux autres et coextensif, de proche en proche ou de loin en loin, à tout le champ de l'"objectivité" -- sans pour autant en faire un "tout", un "monde", un "univers" ou une "histoire", sinon dans l'imagination humaine et ce qui lui ressemblerait. Je ne crois pas non plus qu'il faille (trop) dissocier la " souffrance" des autres affect(ion)s, sensations ou sentiments. L'auteur pense en français, d'après le latin, mais s'il revenait au grec (p. ex.) ce serait moins simple: le pathos ce n'est pas seulement la souffrance, la Passion au sens classique qu'a conservé le christianisme, mais tout ce qui est passif, subi, pâti, même quand c'est agréable ou indifférent, et d'intensité forte ou faible. Il y a du pathos dans toute perception, dans toute expérience, au moins dans leur moment réceptif -- en termes lacaniens le choc ou l'effleurement du "réel", en-deçà de sa symbolisation par le langage (signifiant) ou de son imagina(ris)ation en "idées" ou en "concepts" (signifiés) qu'on tient pour des processus "actifs", tel le "jugement" kantien qui impose ses formes catégorielles, analytiques et synthétique aux perceptions. Par rapport à cela, ce que nous appelons "souffrance" occupe sans doute une place éminente, exemplaire, incontournable -- on ne peut pas passer à côté -- au point d'occulter tout le reste quand elle est là, mais ce reste n'en participe pas moins de la même "essence". Au fond, dans un sens radical, tout est souffrance, même le bonheur, le plaisir ou la joie, ou encore l'ennui dont on parlait récemment, dans la mesure même où ils sont subis, pâtis, éprouvés, ressentis, vécus, toujours d'abord au passif -- l'intuition commune aux stoïciens et aux épicuriens malgré tout ce qui les opposait était peut-être aussi, dans une autre langue et une autre culture, la première intuition bouddhique. Le revers "subjectif" du "temps" en quelque sorte, quand même il n'aurait qu'un seul "sujet" ou un seul "patient" ("Dieu" p. ex., ou l'"être", ou le "temps" même en son miroir, qui s'auto-affecterait de toutes ses "passions"). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Dim 25 Fév 2024, 16:51 | |
| La modernité nous oblige à comprendre ce que nous ne pouvons en aucun cas "comprendre" au sens de contenir, d'englober ou de maîtriser comme de l'extérieur, voire d'au-dessus; à peine au sens étymologique d'une "intelligence", intellego > inter-lego, plus proche d'un "lire entre les lignes": rassembler, col-lecter, mais de l'intérieur, voire d'en-dessous comme l'under-standing, presque par contrebande comme un ver-stehen, ce qui par (in-)définition ne se laisse nulle part rassembler comme un tout: gather, dit-on parfois en anglais d'une intuition, qui se borne à rassembler des indices épars sans aboutir à un raisonnement contraignant, déductif, inductif mais conclusif. Il s'agit de ce que nous avons peut-être toujours su ou pressenti, entrevu ou entr'aperçu, à savoir que nous sommes du temps, "nous" ne "sommes" que "du temps", rien d'autre que "du temps": chaque terme dans une telle proposition mériterait des guillemets qui en suspendent le sens, suggérant qu'il pourrait bien ne rien signifier, rien d'autre que les autres termes: "nous" (je, tu, il, elle, vous, ils, elles), "être", "temps", aucun signifiant quelle que soit sa fonction grammaticale et logique (nom ou pronom sujet, verbe copule, attribut ou prédicat) ne saurait en dernière analyse se distinguer des autres, de sorte que la "prédication" même, s(ujet) est p(rédicat), n'aurait plus aucun sens, tautologie de tautologies, absurdité en abyme...; les italiques soulignant que cette absurdité même ne s'énonce que par un artifice de négation et de restriction (ne... que..., rien d'autre que...) qui ne définit rien et ne trompe personne. A cet égard Être et temps, Sein und Zeit de Heidegger n'en est qu'un symptôme, tant par son titre que par l'impossibilité de séparer ses deux termes, dont témoignent le contenu et les suites du livre -- il n'y a d'"être" que "temporel" (et "spatial", mais d'un "espace" qui n'est pas davantage dissociable du "temps", à la lettre espace de temps, Zeitraum, cf. la reprise inversée de Zeit und Sein). "Le temps" étant lui-même, si l'on peut dire, un sujet qui ne se distingue d'aucun verbe d'état ou d'action, actif ou passif, transitif ou non: "il" est tout ce qu'"il" fait et subit, qu'il mange ses enfants (comme le khronos assimilé à Kronos-Saturne) ou qu'il joue comme un enfant (comme l'éon [Léon ?] d'Héraclite)... enfants, adultes, vieillards, mourants, gais, tristes, indifférents, intéressés ou ennuyés, nous (ne) sommes et (n')aurons été (rien d'autre que) les aspects, les visages ou les gueules du "temps", jeunes et vieux, beaux et laids, gais ou tristes, ses rires, ses sourires ou ses larmes. A cette place du sujet unique "le temps" est interchangeable avec n'importe quel autre nom, Dieu, l'Ëtre, le néant, la vie, la mort, pour peu que s'y inscrive toute la différence du monde... Notre "rapport" ou notre "relation" au "temps" comme à tout nom de l'unique singulier ne saurait être que de participation au sens le plus strict du terme, comme celle du participe au verbe. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 26 Fév 2024, 13:26 | |
| Heidegger et la théologie Françoise Dastur
A cette même époque, Heidegger consacre un cours à l'Introduction à la phénoménologie de la religion (semestre d'hiver 1920-21) et un autre à Saint Augustin et le néoplatonisme (semestre d'été 1921) et dans ces deux cours le rapport entre la réflexion théologique et la problématique de l'historicité que commence alors à développer Heidegger se trouve particulièrement bien mis en évidence. Ce que Heidegger développe dans le cours sur l'Introduction à la phénoménologie de la religion, c'est une phénoménologie de l'expérience de lafaktische Leben, de la vie dans sa facticité et c'est dans ce contexte qu'il est amené à commenter les épîtres de saint Paul, en particulier sa première épître aux Thessaloniciens. Sans entrer dans le détail de l'interprétation de Heidegger, que je ne connais personnellement que de seconde main, n'ayant pu lire aucun des cinq Nachschriften existants de ce cours, je me bornerai à résumer la thèse qui semble diriger toute cette interprétation: avec l'expérience chrétienne, qui est celle de la vie dans sa facticité, on a affaire à une nouvelle conception de l'eschatologie qui n'a plus rien à voir avec les notions irano-babylonienne et juive de l'eschatologie, au sens où la relation chrétienne authentique à la parousia, à cette seconde venue en présence du Christ qui manifeste la fin des temps, n'est pas l'attente (Erwartung) d'un événement futur, mais l'éveil (Wachsamsein) à l'imminence de cette venue. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le début du chapitre v de Thessaloniciens I: «Quand aux temps (chronoi) et aux moments (kairoi), vous n'avez pas besoin, frères, qu'on vous écrive là-dessus. Car vous-mêmes vous savez exactement que le jour du Seigneur vient comme le voleur la nuit». La question du «quand» ne renvoie pas à un temps objectif, au temps du monde, mais à un savoir déjà possédé de l'authentique relation à soi-même en tant que temporalité, savoir par lequel le chrétien devient ce qu'il est déjà «en fait». Avoir un rapport à la parousie signifie être présentement en éveil dans une constante et essentielle incertitude, ce qui implique que la signification paulinienne de l'eschatologie, d'attente d'un événement futur, s'est transformée en un rapport d'accomplissement avec Dieu, ein ollzugzusammenhang mit Gott, l'imminence de la parousie renvoyant à la modalité essentielle de la vie dans la facticité, l'incertitude. L'expérience chrétienne n'est donc rien d'autre que cette endurance de l'incertitude de l'avenir à partir de laquelle le chrétien devient ce qu'il est et à partir de laquelle aussi la signification de Dieu peut être déterminée. Pour Heidegger, c'est cette expérience fondamentale de la temporalité que Luther a compris et c'est pour cette raison qu'il s'est opposé si violemment à la philosophie d'Aristote. L'expérience chrétienne est en effet essentiellement expérience de la vie dans sa facticité, c'est-à-dire d'une vie qui ne prend pas de distance théorique à l'égard d'elle-même mais qui se comprend en demeurant à l'intérieur de son propre accomplissement. Parce qu'elle ne tente pas de donner de l'existence une représentation objective au moyen de repères chronologiques et de contenus calculables, elle demeure livrée à l'indétermination de l'avenir et au caractère non maîtrisable du temps, et c'est essentiellement à partir de celui-ci que Dieu peut acquérir une signification. C'est ce rapport l'accomplissement non objectivable avec le temps que Heidegger, reprenant un terme que Dilthey lui-même doit à Yorck von Wartenburg — Dilthey est lu attentivement par Heidegger dès 1919 — nommera dès 1924 Geschichtlichkeit, historialité. De Dilthey, Heidegger retient en effet l'idée que la vie se comprend à partir d'elle-même, qu'elle a une structure herméneutique et il intitulera précisément son dernier cours de Fribourg du semestre d'été 1923 «Herméneutique de la facticité».
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1994_num_92_2_6853 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 26 Fév 2024, 14:48 | |
| Excellent exposé de l'excellente Françoise Dastur: je signale que les cours du jeune Heidegger sur le NT, qui n'étaient pas encore publiés en allemand en 1994 (cf. note 13), ont été traduits en français en 2012, sous le titre Phénoménologie de la vie religieuse.Comme je l'ai déjà remarqué, Heidegger à ce stade semble plus influencé par Bultmann que le contraire -- en particulier par son approche "démythologisante" de l'eschatologie traditionnelle, qui en s'éloignant du "mythe" se rapproche nécessairement d'une "philosophie", à l'époque sous le double signe de Kierkegaard et de Husserl, "existence" et "phénoménologie" récapitulées dans le concept de "facticité" qui en français réunit curieusement, mais significativement, le "factuel" et le "factice", deux aspects du "vrai" et du "faux" nécessaires à l'apparition de tout "phénomène" et de toute "vérité"... Cela intéresserait évidemment beaucoup de nos discussions, récentes ou plus anciennes. Sur l'aspect "temporel" de la question qui a lui-même beaucoup d'"aspects", la notion d'"eschatologie" joue en effet un rôle essentiel, surtout quand elle s'ouvre d'une doctrine particulière avec son histoire (perse, juive, chrétienne, musulmane, moderne, y compris protestante et sectaire) à une catégorie "existentiale" qui est la condition même de l'historicité, ou de l'historialité, de toute "existence". Tout étant n'a jamais été, tout événement ne s'est jamais produit, qu'au "dernier jour", à la "dernière heure", au "dernier instant" de son histoire connue jusque-là, ce qui est la définition même de son "présent". La Palisse n'aurait pas dit mieux, mais la lapalissade mérite d'être méditée: tout ce qui a été "vécu" ou "expérimenté" depuis la nuit des temps ne l'a été que dans l'ignorance radicale de son avenir, de ce qui arriverait à la minute suivante ou le lendemain, en ne connaissant que son passé. Cette "eschatologie"-là, eschatologie de la tautologie et de l'ignorance si l'on veut (on n'a jamais vécu qu'à la dernière seconde de sa vie, sans rien savoir de la suivante), est l'exact contraire d'une "eschatologie" doctrinale, qui suppose connu l'avenir comme un scénario ou un film déjà tourné: la seule chose connue, absolument connue quoique rarement regardée en face, c'est l'inconnu de tout avenir... Mais l'eschatologie supposée connue et attendue comme telle éclaire en retour l'eschatologie de l'ignorance quotidienne et banale comme quelque chose d'extra-ordinaire, qui est l'"être" ou le "temps" même dans tous ses aspects, accompli et inaccompli, passé, présent, futur, histoire, mémoire, oubli, désir, angoisse, ennui, regret, nostalgie, espérance... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Dim 17 Mar 2024, 12:40 | |
| Mes dernières élucubrations sur la " création" en tout genre me font remarquer à nouveau que dans la première page de la Genèse le "temps" n'est pas "créé" -- pas plus que les ténèbres ou l'océan primordial qui sont déjà là "au commencement", notion temporelle s'il en est; pas plus que le langage que le dieu utilise spontanément pour dire "soit", "qu'il y ait", yhy, genèthèto, fiat, impératif, jussif, dont l'énonciation, fût-elle d'une seule syllabe, demande déjà un certain temps, même si l'exécution est automatique et instantanée -- sans parler du temps qu'il faut pour former une langue. A partir de là, quand du temps commence à se dire et à se penser, cela se passe pour ainsi dire dans le dos du créateur, malgré lui sinon à son insu: il veut séparer la lumière des ténèbres en les appelant jour et nuit, comme des "choses", et voilà que ça ne se sépare pas dans "l'espace", comme une chose à côté d'une autre, mais dans le "temps" de la succession: soir et matin, avant / après... et de là le jour créé un (nombre cardinal en plus d'un sens, nombre sans nombre) devient fatalement plusieurs, deuxième, troisième, énième, et ordinal, en se répétant par effet de cycle, nombre, rythme, tempo. Le dieu ne l'a pas voulu, en tout cas il ne l'a pas ordonné ainsi, ça arrive, ça lui arrive aussi, irréversiblement comme toutes les suites, temporelles, logiques parce que chrono-logiques. Quand même il arrêterait (sabbat) ou effacerait tout (déluge) il ne pourrait plus faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été (cf. Agathon supra et ailleurs), ce serait accompli, comme une trace indélébile même si ce n'était écrit ni inscrit nulle part: c'en serait aussitôt fini de sa toute-puissance s'il y avait jamais rien eu de tel, ce serait au contraire le commencement de sa passion, de ce qu'il pâtit ou subit. Tout ce qu'il pourra faire du "temps" désormais c'est le peupler, notamment de "signes" (luminaires, soleil, lune, étoiles, dans le "jour" et la "nuit" précédemment séparés comme des espaces, mais dans ou plutôt par le "temps" qui espace tout sans être un espace). De sorte que le rapport d'un tel dieu au temps, si différent soit-il du nôtre (mille ans comme un jour, psaume 90 et retour au début de ce fil), ne serait pas tout autre, radicalement ou qualitativement hétérogène: sa différence resterait comparable aux nôtres, quantitativement d'abord (âges de la vie, âges du monde), même si les quantités sont incommensurables. Seule l' éternité comme autre ab-solu du temps, soit l'impossible et l'impensable par définition dans un horizon temporel, ferait l' impossible, et l'impassible par la même occasion: une autre création, nouvelle si l'on veut mais pas plus que n'importe quelle création dont l'essence même est d'être nouvelle; qui serait aussi bien une anti-création, indiscernable d'une fiction, d'une illusion ou d'un rêve, qui ferait oublier la "première" (Isaïe 65 etc.), bien qu'elle en dépende à tout autre point de vue que le sien; et donc aussi d'une destruction (dé-struction, déconstruction) de la temporalité et de la logique ordinaires. |
| | | cabri
Nombre de messages : 81 Age : 85 Date d'inscription : 27/05/2012
| Sujet: un peu compliqué Dim 17 Mar 2024, 17:16 | |
| Les physiciens ne savent pas ce qu’est le temps mais peuvent le mesurer. Le temps est mesuré par un nombre d’évènements apparemment périodiques. Ce qui me semble paradoxal c’est que pour que « le temps passe » il nous faut des évènements apparemment périodiques donc prévisibles. Mais que pour que le temps aie un sens il faut que le futur ne soit pas prévisible. On ne peut imaginer un monde où on « attendrait » ce que l’on sait déjà précisément. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Dim 17 Mar 2024, 17:59 | |
| En effet, ce qu'on appelle le temps sans savoir ce que c'est parce que ce n'est rien, rien de séparable de tout le reste, ce serait aussi ce qui espace l'espace... l'ouverture même de l'être, formule sur laquelle physiciens, philosophes ou poètes pourraient s'entendre en dépit des malentendus... |
| | | cabri
Nombre de messages : 81 Age : 85 Date d'inscription : 27/05/2012
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 18 Mar 2024, 08:39 | |
| Physiciens, philosophes et poètes regardent la même chose mais d'un autre angle. Il n'y a malentendu que si on croit un point de vue meilleur que les autres, ou pire si on veut l'imposer aux autres. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 18 Mar 2024, 11:56 | |
| Pour parler de plusieurs angles (points de vue, perspectives) et les comparer (meilleur, pire, supérieur, inférieur, égal, équivalent ou indifférent) il faudrait en occuper plusieurs à la fois... A défaut, se déplacer de l'un à l'autre, si l'on se fie à sa mémoire et au jugement d'un présent (ici et maintenant, hic et nunc) sur un passé ou un ailleurs (illic et tunc), ou sur les traces qu'on en aurait relevé et rapporté d'un lieu à l'autre (documents, écrits, images, toujours à interpréter): à la limite, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, et ce n'est pas seulement la faute du fleuve; peut-être même pas une seule fois (surenchère à la Dupondt, je dirais même plus, qui faisait sourire Kierkegaard, lequel n'avait pas connu Hergé)... De toute façon ça prend du temps, même pour former un premier point de vue s'il y a jamais rien de tel, a fortiori pour en enchaîner plusieurs: expérience et empirisme = voyage d'un lieu à l'autre d'un territoire, pera, peirazô, Erfahrung. Autrement, on peut toujours essayer de communiquer d'un point de vue relatif et provisoire à un autre, et expérimenter ou éprouver aussi le "malentendu" depuis chaque position, qu'on l'imagine supérieure, inférieure, égale ou indifférente: le jugement transcendant, "de nulle part", de Dieu ou de l'observateur universel, étant toujours à la lettre une im-posture, mais qui y échappe ?
En parlant d'angles je reviens aux "aspects" de ce fil, pour noter que c'est encore du visuel (de specio, comme espèce ou spectacle), donc du spatial, appliqué au temps comme si on le voyait, et sous plusieurs angles (inaccompli / accompli, âges de la vie ou époques de l'histoire)... D'autre part, cet échange me rappelle Le Visage (Ansiktet) de Bergman, titre toujours visuel (vis-à-vis, guise, Angesicht), qui évoque la rencontre impossible entre une troupe de magiciens ambulants et les notables rationalistes et scientistes d'une petite ville de province suédoise au XIXe siècle... et notamment le personnage de la grand-mère un peu sorcière qui répète quelque chose comme "on voit ce qu'on voit, on sait ce qu'on sait". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 29 Mar 2024, 11:32 | |
| Dieu n’est pas l’être : la Révélation comme récit du temps Quelques réflexions croisées sur la philosophie de Schelling, Rosenzweig et Levinas
4La sensibilité littéraire est un des traits caractéristiques de l’écriture philosophique schellingienne. Elle est particulièrement patente dans le dialogue intitulé « Bruno » (1803), dans lequel les questions de vérité sont envisagées dans leur rapport à la beauté. Si La Philosophie de l’art avait pour vocation de différencier d’un côté, le monde païen du monde chrétien et, de l’autre, le monde grec du monde moderne, ce dernier montre comment l’art se constitue en réplique à la philosophie qui n’expose pas directement le divin comme tel, mais le pressent par l’objectivation de l’Idéal dans le Réal. La philosophie narrative se préoccupe quant à elle de temporalité humaine, de sorte que le principe trinitaire sur lequel se déploient les trois temps que Schelling nomme précisément « les âges du monde » – passé/présent/ avenir – avec pour corollaire les trois modalités d’ouverture au monde (savoir/connaître/ pressentir), est pensé par Schelling comme ce qui, dans la succession et la différenciation des temps, vient progressivement au jour. Loin de tout Aufhebung, c’est le passé lui-même qui se fait récit et qui, dans la logique de la concordance des temps, dénoue un antagonisme originaire, un Grund, que le présent expose et que l’avenir prophétise. Aucune dialectique n’est à l’œuvre dans ce processus où l’existence ainsi exposée, qui n’est déjà plus objet de métaphore, exige une autorévélation du divin à laquelle seule la forme du récit pourrait prétendre accéder. La Révélation n’est pas la réduction métaphorique au germe initial dont les potentialités obéissent à une logique de développement, comme c’est le cas chez Hegel, ou encore chez Goethe avec sa théorie de la plante primordiale dans son essai sur La Métamorphose des plantes paru pour la première fois en 1790. Elle n’est pas non plus l’aboutissement d’un processus téléologique dont le but serait l’affirmation d’une humanité dévouée à Dieu, même si, comme le montre le Père Tilliette, la conscience de la mythologie est un des fils conducteurs privilégiés d’une lecture de la dernière philosophie de Schelling. Si en effet la philosophie de la mythologie peut être considérée comme étant avec la philosophie de la Révélation un des ressorts les plus puissants de la philosophie positive présentée en 1827 à Munich, il n’en demeure pas moins vrai que Schelling insiste sur la nécessité de l’homme vis-à-vis de Dieu de se libérer d’une conscience aliénée par les représentations mythologiques, par une fatalité qui a pour conséquence la métamorphose du Dieu unique en une multiplicité de dieux dont les caractéristiques sont de revêtir les formes et les actions humaines. Schelling dit de la conscience comme destin ou fatalité qu’elle est « théoplectos, théoblabès », autrement dit, elle est comme geschlagen, frappée de stupéfaction, d’un étonnement qui confine à l’étourdissement, à la fois possédée et dépossédée d’elle-même : « Stupefacta quasi attonita », écrit Schelling. Ce qui signifie qu’en elle-même et par elle-même, cette conscience, aux prises avec une puissance réale, vit sous l’emprise d’une saisie, avant toute pensée effective. Sa pente naturelle est donc le polythéisme, dont le moment grec représente sans aucun doute, avant le moment chrétien, l’apogée libératrice de cette emprise extatique dont la conscience est l’otage. Toutefois, en dépit de cette allégeance de la conscience à « l’extase mythologique », dont on peut dire qu’elle constitue une véritable hantologie de l’histoire même de cette conscience, Schelling se refuse à laisser cette extase aux mains de la seule allégorie. Si l’histoire immémoriale de Dieu a un sens, ce dernier est requis par une autre extase, qui se confond avec la temporalité même de l’existence, en rapport avec la positivité de Dieu :
Dieu est pour autant qu’il est Dieu dans l’extase (Ekstasis), et par là le commencement de toute existence, qui elle-même n’est précisément rien d’autre qu’extase, puisqu’il ne fait aucun doute que le latin existere n’est autre que le grec existano. Dieu qui, en soi et pour soi aussi est pure essence, est, par cet être, par suite d’une ekstase (Existasis) librement consentie, hors de l’essence.
https://journals.openedition.org/rgi/1450 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 29 Mar 2024, 14:21 | |
| Merci pour cet article touffu mais passionnant -- Schelling est d'une richesse insondable, je l'ai lu trop tard et trop peu, mais il est clair qu'il a inspiré tous ses successeurs, non seulement ses contemporains Hegel ou Kierkegaard qui a suivi ses cours, beaucoup plus tard Rosenzweig et Levinas qui lui sont ici comparés, mais aussi bien entre-temps les Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, que ceux-ci l'aient ou non, plus ou moins, cité, reconnu ou même lu -- tant il est vrai que la pensée la plus profonde se communique dans toute une époque comme elle la reflète ou la traduit, et se répercute sur les suivantes. L'article intéresserait tout autant ce fil-ci, et rejoindrait même notre discussion d'hier sur l'"étonnement" comme nuance de la "peur" -- série de nuances plutôt, de l'"émerveillement" (devenu positif) à l'horreur ou à l'effroi, en passant par l'angoisse ou l'inquiétude diffuses, tout ce qui ébranle ou inquiète la tranquillité de l'être et donne à penser. On remarquera en tout cas qu'en matière de pensée Exode 3 est d'une fécondité durable: de "l'étant, l'était et le venant" de l'Apocalypse aux ek-stases du temps chez Heidegger (cf. la conférence tardive Zeit und Sein que je viens de relire et qui, sauf erreur de ma part, ne cite pas Schelling, encore moins l'Exode ou l'Apocalypse), les déclinaisons ou conjugaisons des "aspects du temps" ne cessent de se ramifier, en arborescence et en forêt profonde. Soit dit en passant le concept d'"imprépensable" ou d'"immémorial" (Schelling, Levinas) dont il est question ici se rapprocherait beaucoup de l'hébreu `olam dont on a souvent parlé, et retrouvé dès le début de ce fil avec le psaume 90: "l'éternité" passée et future, "depuis toujours et pour toujours", c'est d'abord ce qui est caché ( `lm), ce qu'on ne connaît pas, ce qui ne se présente que comme absent -- dont on sait QUE ça a été et QUE ça sera ( quod, dass, existence ou quoddité) sans savoir CE QUE ( quid, qualis, essence, nature, quiddité ou qualité) ça a été et sera... --- A l'occasion de la " Semaine sainte", je me disais que les divergences chronologiques du quatrième évangile s'expliqueraient en partie par le manque d'intérêt du "johannisme" pour le temps de la succession (avant / après) et des "événements" que la croyance ordinaire tient pour "historiques" et que le calendrier liturgique organise de façon "cyclique" (incarnation, naissance, baptême, transfiguration, passion, mort, résurrection, ascension, pentecôte): ce qui l'intéresse c'est l'" éternité", non pas l'in-temporelle ou a-temporelle vers laquelle tend le (médio-)platonisme de l'épître aux Hébreux, mais " la vie éternelle", qui est au contraire toute de durée, d'où aussi l'insistance sur le "demeurer" ( menein, manere, per-manence). L'essentiel, ce qui est, demeure, cela relativise l'importance de ce qui "advient", "devient", "arrive" et "passe", même si dans un autre sens seul ceci (qui aussi advient, devient, etc., cf. le Prologue) "est"... Par coïncidence, je retrouvais dans la conférence Zeit und Sein de Heidegger une citation de Goethe: halte dich ans weil, und frage nicht warum -- tiens-t'en au tant que (ça dure), et ne demande pas pourquoi. |
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