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| aspects -- du temps | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: aspects -- du temps Dim 31 Oct 2021, 17:53 | |
| Seigneur (Adonaï), tu as été une demeure pour nous de génération en génération. Avant que fussent nées les montagnes et que tu eusses enfanté la terre et le monde, de toujours à toujours tu es dieu ('l, El; LXX su ei, "toi, tu es" comme "moi, je suis", egô eimi, dans le deutéro-Isaïe). Tu fais retourner (revenir) le mortel ('nwš-'enosh) à la poussière (autre mot que dans la Genèse ou Qohéleth), tu dis: Retournez (revenez), fils de l'homme ('dm-'adam) ! Car mille ans sont à tes yeux comme le jour d'hier lorsqu'il est passé, et (comme) une veille de la nuit. Tu les as emportés (comme) sommeil au matin, comme l'herbe qui pousse: au matin elle fleurit et elle pousse, au soir elle est coupée et elle sèche. Car/ainsi nous sommes consumés par ta colère, secoués par ta fureur. Tu as placé nos fautes devant toi, nos secrets à la lumière de ta face. Car/ainsi tous nos jours déclinent dans ton emportement, nos années s'achèvent comme un murmure. Les jours de nos années, en eux soixante-dix ans, s'ils sont puissants quatre-vingts ans, et leur orgueil, peine et misère: cela passe et nous nous envolons; Qui sait la force de ta colère ? Comme ta crainte, ton emportement. Fais-nous savoir compter nos jours, pour que nous amenions (notre) cœur à la sagesse. Reviens, Yahvé ! Jusqu'à quand ? Regrette (repens-toi, change, nhm) pour tes serviteurs. Rassasie-nous de ta grâce (faveur, bonté, hsd) au matin, pour que nous exultions et nous réjouissions tous nos jours. Réjouis-nous à la mesure des (comme les) jours où tu nous as affligés, des (comme les) années où nous avons vu le mal(heur), Que ton action apparaisse (soit vue) pour tes serviteurs, et ta splendeur sur leurs fils (enfants). Que la grâce (beauté, n`m) du Seigneur (Adonay) notre dieu soit sur nous, et établis/affermis sur/pour nous l'œuvre de nos mains -- établis/affermis l'œuvre de nos mains. Psaume 90.
J'ai repensé à ce psaume sapiential bien connu (le seul associé, sinon attribué, à "Moïse l'homme du dieu" ou "des dieux" par la su[per]scription, 1a) à cause de la richesse de ses notations temporelles; mais en l'ouvrant je le (re-)trouve si beau que je ne résiste pas à l'envie de le relire et de le récrire, mi-récitation de mémoire, mi-traduction improvisée (on corrigera ou affinera, le cas échéant, à la relecture) selon le texte massorétique -- sans entrer (pour le moment) dans les problèmes de critique textuelle ou littéraire, qui sont nombreux.
Au départ, une banalité: le "temps", le même pourtant et réputé invisible, se présente sous plusieurs "aspects", très différemment selon la façon ou le point de vue dont on le "regarde" -- non seulement comme agréable ou pénible, passionnant ou ennuyeux par son "contenu", mais aussi comme "passé", "présent" ou "futur": on appelle justement "aspects", en grammaire hébraïque, les "formes" verbales dites "accompli" et "inaccompli", ou "parfait" et "imparfait", qui ne correspondent pas exactement à nos "temps", "passé", "présent" ou "futur", quoi qu'il y ait aussi dans nos "temps" verbaux des aspects aspectuels, si j'ose dire (ainsi ce qui différencie notre "imparfait", "passé inaccompli" en quelque sorte, pour une action ou un état qui dure ou se répète, de notre "passé simple" ponctuel ou définitif, ou aussi bien de notre "passé composé" dans l'usage contemporain du français qui n'utilise quasiment plus le "passé simple"). L'hier aujourd'hui ou le sommeil au réveil n'est pas comme il était quand il était, ni comme "aujourd'hui"... aujourd'hui; alors qu'il était aussi, en son temps dirait Qohéleth, exactement comme "aujourd'hui".
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Avant d'arriver à ce psaume, j'étais passé par la fameuse phrase de Goethe (Faust, v. 1700), à propos de l'instant (Augenblick, encore le regard) ou de l'heure heureuse à qui l'on voudrait dire "Verweile doch, du bist so schön (reste, demeure, dure, tu es si belle); elle ferait naturellement penser à Proust (le temps perdu et retrouvé), à Faulkner (The past is never dead. It's not even past, "le passé n'est jamais mort: il n'est même pas passé), à Bergson (comment le "présent" se constitue en même temps comme "passé", p. ex. dans Matière et mémoire) et à bien d'autres. C'est dans ces parages que je suggérerais de méditer aussi le psaume, qui s'y prête à sa manière.
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On peut dire du "temps" (comme de l'"espace", ou de l'"être") ce que le Paul "philosophe" des Actes, à la façon stoïcienne, dit de "Dieu": "en lui nous vivons, nous mouvons et sommes" (17,28). Mais il faudrait le penser tout autrement sur un mode temporel: on n'est pas "dans" le "temps" comme on est "dans" l'espace, à moins de spatialiser le temps -- ce que nous faisons presque toujours sans nous en apercevoir, quand nous croyons "penser le temps" en disant par exemple l'"éternité" "hors du temps"; nous le réduisons encore plus, à deux ou une "dimension(s)" quand nous le représentons de façon "linéaire", sur le mode géométrique de la droite infinie ou même du cercle. Être dans le temps, ce ne serait précisément pas une affaire d'espace, mais encore d'espacement, de différe/ance d'un "temps" à l'"autre" qui est pourtant le "même": une affaire de mouvement, de marche ou de course, de pas, de saut, de danse, de rythme, de tempo, de cadence, de phrasé, qui requiert un autre genre de justesse et d'accord que l'exactitude d'une localisation. Le temps, nous sommes constamment tentés de le "presser" ou de le "précipiter", de le "ralentir" ou de le "retenir", de l'anticiper ou de le rappeler en sautant mystérieusement d'un "temps" à l'autre, comme par-dessus le "temps".
Ce n'est pas par hasard que la conjonction "comme" et ses synonymes partiels (ainsi, alors, lorsque, quand, etc.) reviennent si souvent, dans la traduction du psaume (pour les k- ou ky de l'hébreu) comme dans les "commentaires": avec le "temps" il n'est question que de comme(nt): manière, façon, mode, modalité, modulation, mesure, proportion, aspect, guise... |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 03 Nov 2021, 12:22 | |
| LE PSAUME 90 ET LES FRAGILITES HUMAINES Analyse sémantique et lecture contextuelle Le motif de la fragilité humaine dans le Psaume dit «de Moïse» est appréhendé dans une vision positive. Elle relativise l apparente souffrance humaine, et suggère la reconnaissance du destin de l homme, comme une voie de sagesse. Si cette réalité apparaît d une façon visible dans ce Psaume, c est grâce à la stratégie que les rédacteurs du Psautier ont exploité. Cette stratégie apparait à travers la disposition des versets dans le Psaume 90 d une part, d autre part, à travers la place du Psaume 90 dans le quatrième livre du Psautier. En effet, préoccupé par la question du retour de YHWH qu il sollicite dès le début du Psaume, le psalmiste sollicite le motif de la fragilité humaine, comme un trait de différence entre YHWH et l homme, dans le but de persuader ce dernier à reconnaître la grandeur de YHWH, comme maître du temps et de l histoire. Dès lors, les limites du temps qui s imposent à la nature de l homme, ne doivent plus être appréhendées comme un mal, ni comme le résultat d une quelconque punition de l homme, mais plutôt comme une caractéristique de la condition humaine. En ce sens, le Psaume 90 considère la fragilité humaine comme un codecryptogramme de la sagesse et comme un motif, qui offre un accès significatif, pour véhiculer une perception tout à fait originale de la foi à l époque Post-Exilique. Dans ce contexte en effet, le psalmiste plonge son lecteur dans une méditation où se révèle le sentiment de culpabilité du psalmiste et de sa communauté, à la suite de la catastrophe de l Exil, et de la chute de la monarchie qu il vit comme la conséquence de la colère de YHWH. En réponse à cette lamentation, la reprise du motif de la fragilité humaine des Ps dans le Psaume 90 et dans le quatrième livre du Psautier, requiert une double importance à savoir, amener l homme à assumer les échecs, et les souffrances dûes à la chute de la monarchie et à la destruction du temple d une part, et d autre part, persuader ce dernier à compter encore et toujours sur la dsx de YHWH. D une façon générale, les réponses du Psaume 90 sur les fragilités humaines remettent la question de la foi en Dieu au cœur de la vie humaine. Ce Psaume 90 n élude nullement la réelle souffrance que l homme éprouve, ni n encourage une résignation coupable de sa part, mais propose une nouvelle re-définition de l homme. L homme peut affirmer sa foi en Dieu, comme maître des temps et de l histoire, sans être perturbé par les limites que lui impose son état d être mortel. Ce réalisme de la vie humaine apparaît, comme une condition indispensable pour réaliser l équilibre entre le réalisme de la vie et l espérance en Dieu. A l ouverture du quatrième livre du Psautier, l attestation de ce motif dans le Psaume 90, se comprend comme une clé de lecture de ce livre hautement théocratique, et donne à la configuration canonique du Psautier une valeur estimable. En effet, le Psaume 90 porte un double projet : d'une part, il continue le thème de la permanence de la bonté de Dieu auprès de son peuple, et d autre part, il actionne la fin de l ère davidique en introduisant ainsi dans le quatrième livre du Psautier le retour à la foi de Moïse, où Dieu est considéré comme le maître du monde. En ce sens, le Psaume 90 est un nouveau départ dans les relations entre YHWH et son peuple. Ainsi, le motif de fragilité humaine trouve une issue à travers le thème de YHWH comme refuge de son peuple. L attestation du nom de Moïse qui revient sept fois au cœur de ce livre, s interprète comme une clé de lecture de l ensemble du quatrième livre. Les thèmes de dsx et de rdh de YHWH sont interprétés en lien avec le thème du Règne de YHWH, comme réponse à la question de l échec de la monarchie de David.
http://docplayer.fr/157544007-Le-psaume-90-et-les-fragilites-humaines-analyse-semantique-et-lecture-contextuelle.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 03 Nov 2021, 15:09 | |
| Cette analyse soulignerait, au moins par défaut, la nécessité et la difficulté de différencier "temps" et "histoire", y compris dans ce psaume. C'est d'autant plus difficile que dans notre mot "histoire" (là où l'anglais p. ex. distinguerait history et story) se confondent toute sorte d'"histoires", collectives, transgénérationnelles et publiques (histoire politique, militaire, religieuse, nationale, mondiale...), individuelles, familiales ou privées (mon, ton, son, notre, votre, leur histoire), histoires "vraies", "vécues" ou "fictives" (mythe, légende, fable, conte, tradition, etc.).
Un "événement historique" finit sans doute par affecter beaucoup de gens, sinon tout le monde, mais pas en même temps ni de la même manière. Une victoire ou une défaite militaire, un siège ou une conquête, un changement de dynastie, de vassalité ou de régime, la profanation ou la destruction d'un temple, tout cela ne touche pas le paysan, l'artisan, le commerçant, le fonctionnaire ou le soldat comme le roi ou les courtisans, les généraux, le grand prêtre ou les diverses "aristocraties" qui les entourent, de près ou de loin.
Une simple lecture du psaume 90, dans n'importe quelle traduction, repère assez facilement ce qui relève à la fois de la généralité et de la singularité (la vie, la mort, l'âge, le temps qui passe, les jours et les années qui pour être "en général" le sont à chaque fois de façon unique, pour quelqu'un et son "monde" qui n'est que partiellement celui des autres) et ce qui relève de la particularité historique, géographique ou ethnique, nationale ou religieuse d'une "époque", d'un lieu et d'un milieu donnés. On peut deviner des traces de l'exil aux v. 7-9,11ss, mais elles sont quasiment sans effet sur le reste, qui parlent de la "condition humaine en général" et de la façon dont chacun vit son "temps" et son "histoire", en partie indépendamment d'une "grande histoire" qui l'affecte pourtant d'une façon ou d'une autre. Ce n'est pas le moindre intérêt de ce texte, à mon sens, que le "temps" et "l'histoire" s'y mêlent sans se mélanger, autant que les "aspects" du temps dont je parlais au début (inaccompli et accompli, passé, présent, futur, mémoire, expérience et anticipation).
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En regardant d'un peu plus près la thèse précitée (qui, outre sa longueur, n'est pas facile à lire dans le format online qui a détruit la mise en page, mélangé le texte et les notes, supprimé les styles et les caractères spéciaux pour l'hébreu et le grec), je vois qu'il s'y trouve beaucoup d'informations précieuses sur ce psaume et son rapport au "livre IV" des Psaumes (90--106) qu'il introduit -- ainsi la référence à "Moïse" pourrait valoir pour l'ensemble, au moins dans l'intention d'un compilateur, malgré le retour de su(per)scriptions divergentes dès le psaume 101 ("à/de David", aussi 103); cf. aussi les mentions de Moïse (avec ou sans Aaron) en 99,6; 103,7; 105,26; 106,23.32 (la seule à l'extérieur de cette collection est en 77,21).
Elle me fait aussi remarquer, entre autres, un détail intéressant que j'ai oublié de signaler: parmi les nombreuses variantes de la Septante par rapport au texte massorétique, il en est une qui ajouterait une notation temporelle supplémentaire, au v. 8b, et qui ne nécessiterait même pas de modification du texte consonantique hébreu: au lieu de "notre secret" ou "nos secrets" (généralement compris comme fautes secrètes, d'après le parallélisme de 8a), on pourrait lire "notre âge" ou "notre temps" -- c'est en effet la même racine `lm qui signifie "cacher" et qui donne le substantif `olam pour "âge" ou "temps" infini ou indéfini (= aiôn en grec, saeculum en latin), comme dans les deux "toujours" ou "éternité(s)" du v. 2. Ainsi c'est "(tout) notre temps", sinon "notre éternité", qui serait "à la lumière de ta face" (voire, selon une interprétation possible du grec, "illuminant ta face").
Aspects encore, notre "temps" au regard de "Dieu", ou "le temps (de) Dieu" à notre regard...
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A propos d'"aspects du temps", et même si ça nous éloigne beaucoup du psaume 90, il serait difficile de ne pas évoquer les développements "météorologiques" de Matthieu 16,1ss // Luc 12,54ss, rattachés ou séparés au/du logion sur le "signe du ciel" (cf. Marc 8,11ss // Matthieu 12,38s // Luc 11,16.29). En français ça paraît presque un jeu de mots, tant nous sommes habitués à distinguer le "temps qui passe" du "temps qu'il fait" (polysémie tendant vers l'homonymie), du fait aussi de notre familiarité croissante avec l'anglais qui ne confond pas time et weather (plutôt apparenté étymologiquement au "vent" qu'au "temps"). Toujours est-il qu'il y a bien dans le grec un rapprochement de l'aspect ou de l'apparence (la face ou le visage, prosôpon, du ciel, de la terre ou des nuages) et du ou de(s) "temps" (kairos, kairoi, temps déterminés, temps de quelque chose, heure, jour, saison ou époque, non le khronos du temps générique et indifférencié -- autre distinction "aspectuelle"). |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 04 Nov 2021, 13:48 | |
| La conception du temps dans la Bible "Pour le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour" (2 P 3;8 reprenant le psaume 90,4) La phrase, passée dans la culture, est à la base d'une petite histoire qui connaît des formes variées. En voici une:
Le vieux Nathan qui n'est plus très riche harcèle Dieu sans sa prière: "Seigneur, qu'est-ce que c'est pour toi mille ans? Un jour? Une minute? Tes mesures ne sont pas les nôtres! Que représente pour toi un million d'euros.? Dix centimes? S'il te plaît, donne-moi juste dix centimes...." Une voix lui répod alors: "Attends une minute..."
Le temps de Dieu n'est pas celui des hommes. Les contributions de ce Dossier cherchent à montrer néanmoins qu'il s'inscrit dedans. Les notions d'éphémère et d'éternité coexistent dans la Bible. Elles se renforcent même. La Bible juive va de la création du monde à l'espérance de la reconstruction du Temple de Jérusalem, comme si celle-ci mettait fin à un temps de douleur et ouvrait à un temps de bonheur. La construction du temple est déjà au coeur du Pentateuque et, avec elle, le calendrier des saisons et des fêtes. La Bible chrétienne, elle, commence par le même mouvement créateur pour s'achever sur l'annonce d'une nouvelle création. Le Nouveau testament est tendu vers la fin des temps. Il est "eschatologique". Jésus, en tant que "Fils de l'homme", se dit "maître du sabbat", ce moment de la semaine où l'être humain suspend provisoirement ses activités pour les reprendre le lendemain. La mort et la résurrection du Messie, le Christ de Dieu, sont le tournant de l'histoire d'Israël et, donc, de l'histoire du monde... Le temps de Dieu contrarie nos mesures d'horloge mais il est source de joie au coeur de notre quotidien. Dans son introduction, Sophie Ramond présente les sept interventions. Issues d'un colloque à l'Institut Catholique de Paris, elles sont été revues par leurs auteurs et allégées de leurs notes pour notre revue. Nous remercions vivement les auteurs. Seule la première se veut générale. Les autres font une pause sur un livre ou quelques textes comme autant d'arrêt sur image... Après ce riche Dossier, le théologien Luc Forestier réagit à distance à l'ouvrage Jésus. L'encyclopédie, paru à l'automne 2017. Il y discerne un "problème" Jésus, un problème qui interroge la culture contemporaine et lui résiste. Enfin, après les habituelles recensions, nous rendons hommage à deux de nos amis bibliques récemment décédés. Ils nous ont aidé à mieux lire la Bible.
https://bible-service.net/extranet/current/pages/200708.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 04 Nov 2021, 15:06 | |
| En commençant par le commencement, comme le font tous les catéchismes, sinon toutes les histoires, on subordonne d'avance toute temporalité à une conception "objective" et "englobante" (donc spatiale) du temps, dont personne, sauf "Dieu" le cas échéant, n'aurait la moindre expérience (c'est la question de Yahvé à Job: où étais-tu quand je fondai la terre ?). Notre expérience du temps, c'est celle d'un temps qui a toujours déjà commencé, dans lequel nous-mêmes ne commençons rien, pour autant que notre naissance ne nous est jamais que racontée après coup, inséparable d'un passé dont nous ne faisions pas partie. C'est dire que la pensée du commencement est toujours seconde, et qu'elle est aussi -- dans le meilleur des cas -- l'expérience de l'impossibilité de le penser. Les grandes cosmogonies antiques sont des synthèses relativement tardives de mythes partiels, qui ne supposent jamais de "commencement" absolu, et c'est encore le cas dans la Bible, où la notion de "création" se pense d'abord dans l'histoire (deutéro-Isaïe) avant de se projeter sur des origines (qui ne sont pas tout à fait absolues, s'il reste encore un abîme -- "océan primordial" -- et des ténèbres incréés)... Sans parler de l'aporie élémentaire d'un "commencement du temps" qui ne pourrait avoir lieu que "dans" un "temps" -- la formulation du psaume 90,2 est à cet égard plus prudente, "avant les montagnes, la terre et le monde", non avant "tout" ni "avant le temps". |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 05 Nov 2021, 13:43 | |
| "Enseigne-nous à bien compter nos jours, que nous conduisions notre cœur avec sagesse" (90,12)
Ce texte constate la finitude de l'homme sans la déplorer ou chercher à la combattre ou une solution. cette finitude n'est pas assimilée à un inconvénient contre lequel il faudrait lutter. la finitude est une partie intrinsèque de la condition humaine qu'il convient d'accepter.
Dernière édition par free le Ven 05 Nov 2021, 15:19, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 05 Nov 2021, 14:56 | |
| A cet égard le psaume 90 correspond bien aux vues dominantes dans la Bible hébraïque (AT) -- dans les textes les plus anciens (p. ex. le corps du livre des Proverbes) expressions naturelles d'un "bon sens" incontesté, dans les plus récents (p. ex. Qohéleth) réactions aux diverses "eschatologies" (fin du monde, jugement dernier, résurrection, survie de l'âme, récompenses et châtiments de l'au-delà) en voie de constitution. Il n'y a guère d'indices internes (textuels) que ce psaume "réagisse" à quoi que ce soit, mais pour une lecture chrétienne (ou juive au sens phariséo-rabbinique) la différence n'en est pas moins frappante.
Je repensais aussi aux expressions de culpabilité (fautes, colère divine, etc.) par lesquelles ce psaume en rejoindrait beaucoup d'autres: on peut sans doute les interpréter dans un sens "historique", donc "collectif" et "particulariste" (l'historiographie, "deutéronomiste" ou non, qui interprète la fin de la monarchie et du premier temple, l'exil, et tous les "malheurs nationaux" comme des châtiments), mais on peut tout aussi bien y voir une considération à la fois générale et singulière: la culpabilité, le sentiment de culpabilité, sont aussi des "aspects du temps", à mesure que pour chacun la conscience de ses fautes, erreurs, échecs, manquements, péchés, croît en même temps que la série de ses "malheurs" plus ou moins grands (qu'il y ait ou non un rapport "objectif" de "cause" à "effet" ne changerait pas grand-chose au sentiment "subjectif"). |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 05 Nov 2021, 16:33 | |
| 17 Le psalmiste dit à propos de l’espérance de vie des humains imparfaits : “ En eux les jours de nos années sont de soixante-dix ans ; et si en raison d’une force peu commune ils sont de quatre-vingts ans, ce à quoi ils tiennent, cependant, n’est que malheur et choses malfaisantes ; car vraiment cela passe vite, et nous nous envolons. ” (Psaume 90:10). La majorité des gens vivent environ 70 ans ; à 85 ans, Caleb considérait avoir une force hors du commun. Il y a eu des exceptions, par exemple Aaron (123), Moïse (120) et Josué (110) (Nombres 33:39 ; Deutéronome 34:7 ; Josué 14:6, 10, 11 ; 24:29). Mais parmi la génération sans foi qui est sortie d’Égypte, les enregistrés de 20 ans et au-dessus sont morts au cours des 40 ans qui ont suivi (Nombres 14:29-34). Aujourd’hui, dans de nombreux pays, l’espérance de vie reste dans la moyenne indiquée par le psalmiste. Nos années sont remplies de ‘ malheur et de choses malfaisantes ’. Elles passent rapidement, “ et nous nous envolons ”. — Job 14:1, 2.
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/2001843#h=22 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Ven 05 Nov 2021, 18:22 | |
| Une seule petite remarque (au ras des pâquerettes, mais c'est approprié) sur le commentaire de la Watch: celle-ci interprète, si mes souvenirs sont bons, les "su[per]scriptions" des Psaumes dans un sens ultra-littéral, comme des indications d'"auteur" (la lettre de l'hébreu n'en demande pas tant, la préposition l- suggérant une relation beaucoup plus vague, titre de "collection" p. ex.) -- donc psaume ou prière ( tephilla) de Moïse... qui est censé avoir vécu 120 ans et se plaindrait pourtant, à la première personne du pluriel, d'une longévité de 70-80 -- mais ici on dit "le psalmiste". Je reviens brièvement sur ton post précédent pour signaler que le v. 12b, en hébreu, est visiblement corrompu (ce n'est pas le seul): il faut de toute façon "corriger" le texte massorétique, au moins sa vocalisation, pour lui donner (ou lui deviner) un sens; une autre correction possible donnerait: "pour faire venir/entrer dans le coeur la sagesse" (cf. BHS ad loc.). Le grec est encore plus abscons sur tout le verset: "fais connaître (comment) compter ta (main) droite (en lisant apparemment l'hébreu yeminkha, de yamin comme dans "Benjamin", la droite ou le sud, au lieu de yoménou de yôm = jour, "nos jours"), et les liés (captifs, prisonniers; ou éduqués, enseignés, instruits d'après le Vaticanus et le Sinaïticus, cf. Rahlfs ad loc.) du coeur en sagesse." Pendant que j'y suis, un autre problème textuel, peut-être plus intéressant, en 11b, "comme ta crainte ton emportement" -- où il faudrait comprendre le premier possessif au sens "objectif", "ta crainte" = la crainte qu'on a de toi, et le second au sens "subjectif", "ton emportement" = ta colère (fureur, courroux, etc., si l'on prend `brh comme synonyme de 'p en 11a; la racine `br évoque plus généralement le "passage", associé notamment au mot transcrit "hébreu"). Ici la Septante diffère surtout sur la conjonction/préposition: "qui connaît la puissance de ta colère, et de ( apo + génitif, soit m- au lieu de k- en hébreu) ta crainte ta passion" ( thumos, humeur ou émotion en général, mais souvent colère, cf. orgè en 11a). Cela aussi peut s'interpréter en divers sens, notamment selon qu'on subordonne ou non 11b à 11a: par exemple, "qui distingue ta crainte de ton emportement / ta colère ?", ou "et de ta crainte (procède) ton emportement". On a proposé des corrections du texte massorétique s'appuyant en partie sur cette lecture et éliminant la "crainte", par exemple "qui connaît la force de ta colère, qui ( my) y voit (discerne, de r'h = voir, regarder, au lieu de yr' = craindre) ton emportement ?" (cf. BHS ad loc.). Toujours est-il que ce rapport entre "crainte" et "emportement / colère" de Dieu, et les multiples façons dont un "sujet" passerait (du sentiment, de l'émotion) de l'une à l'autre (passage forcément temporel et aspectuel en même temps qu'affectif), paraissent dignes de méditation. Tout se passe comme si la vie oscillait entre (au moins) deux modes d'insécurité ou d'intranquillité, qui sont aussi deux types de rapport au temps, la crainte des dieux comme crainte de jugements et de châtiments à venir ou la conscience d'un malheur présent dû à des fautes passées ( colère divine ou supra-divine). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Sam 27 Nov 2021, 17:25 | |
| Une autre discussion reprise ces derniers jours (cf. p. ex. mon avant-dernier post d'hier, 26.11.2021, où il était question d'âge, du "vieux Salomon" que la tradition suppose derrière "Qohéleth" -- texte en réalité très tardif ou récent dans la Bible hébraïque, de l'époque hellénistique selon toute vraisemblance, mais dont le ou les auteurs-rédacteurs n'étaient pas plus jeunes pour autant) me ramène à ce fil et à ce psaume (90), car les "aspects du temps" dépendent aussi, non exclusivement mais dans une large mesure, de l'âge (du capitaine, du locuteur, de l'auteur, du lecteur ou de l'auditeur, de l'acteur et du spectateur, etc.). L'avenir objet de désir et de crainte, le passé de regret, de remords, de repentir ou de nostalgie, de ressentiment, de résignation ou de reconnaissance, de satisfaction ou de soulagement, le présent qui sollicite l'action, la réaction ou la passion (patience, souffrance, etc., mais aussi impatience, révolte, etc.), tout cela pèse très différemment, dans des proportions et dans des rapports différents, selon l'âge. C'est une banalité que de le dire, mais cette banalité même se dira et s'entendra tout autrement selon l'âge et l'"expérience". A cet égard, rien de plus absurde que de faire de l'"individu", du "sujet", de la "personne" ou de l'"âme" une "identité", un "x" foncièrement invariable, identique à lui-même de la naissance à la mort. Je me souviens que mon père, devenu TdJ à la quarantaine et qui n'avait pas lu la Bible auparavant, aimait l'Ecclésiaste (Qohéleth) qu'il citait beaucoup, alors que moi, adolescent ou jeune adulte, je ne partageais guère ce goût que j'ai acquis bien plus tard, et progressivement -- ce qui me paraissait plutôt un texte "dangereux" pour la "foi", telle que je la comprenais à l'époque (non seulement "jéhoviste" mais ensuite "chrétienne"), est devenu au contraire essentiel à une "foi" modifiée aussi par l'âge (on peut sans doute le lire et l'apprécier en-dehors de toute "foi", mais il paraît difficile qu'une foi "vieillisse", "bien" ou "mal", sans se rapprocher sinon du livre, du moins de son type de "perspective"). En dépit de tous les cadrages doctrinaux, mon père et moi ne pouvions pas avoir la même "foi", du simple fait que nous n'avions pas le même âge... Pour revenir au psaume, la "sagesse" du "temps" ou le "savoir compter ses jours", ce serait d'abord comprendre que tout le monde, jeunes et vieux en particulier, ne peut pas et ne doit pas considérer le temps de la même manière, surtout pas en même temps -- l'association classique de la sagesse et de l'âge (Proverbes, etc.) est insupportable à la jeunesse, que celle-ci la rejette en dénonçant la vieille sagesse comme fausse, pourrie, et ainsi de suite, ou la contourne en tentant d'être "sage" trop tôt, par imitation; cette "sagesse" n'est en fait accessible qu'à un point de vue (plus ou moins) "âgé" sur le temps, qui l'envisage surtout sur le mode à la fois sûr et vain de l'"accompli" -- ce passé indélébile que même les dieux ne sauraient défaire (selon Agathon), c'est aussi ce qui apparaît rétrospectivement comme le jour d' hier ou la nuit passée, ou encore comme un rêve ( La vida es sueño, "La vie est [un] songe", Calderón n'avait pourtant que 35 ans quand il a écrit sa pièce, mais à son époque c'était déjà vieux). Ce point de vue serait aussi celui de "Dieu", mais d'un dieu âgé comme contrepoids, contrepoint ou contrechamp nécessaire d'une divinité plus jeune et active (de la dualité El/Baal dans la mythologie levantine au Dieu Père et Fils de la théologie chrétienne, en passant notamment par l'"Ancien des jours" et le "fils d'homme" de Daniel 7). Bien entendu, ce n'est qu'une des nombreuses connexions entre la "sagesse" et le "temps", dont la relation est immémoriale (quoique essentiellement affaire de mémoire), mais de plus en plus nettement "thématisée" dans les textes tardifs, fût-ce dans des sens divers et parfois opposés (comparer p. ex. Qohéleth 3,1ss; 8,5 avec Daniel 2,21 et tous les "temps" ou "demi-temps" calculés dans la suite du livre, soit des manières fort différentes de "connaître" ou de "compter" le ou les "temps": l'"apocalyptique" mobilise à sa façon la "sagesse" et son rapport au[x] "temps", mais son souci "eschatologique", "historique" et "chronologique" est plutôt un point de vue "jeune"). Entre vieillesse et jeunesse, que ce soit entre des "générations" humaines ou divines ou dans une seule "tête" ou un seul "coeur" d'un bout à l'autre d'une "vie", il ne pourrait guère y avoir que malentendu. [ La vita finisce dove comincia, "la vie finit où elle commence", formule à multiples ententes qui clôt l' Oedipo Re (Oedipe roi) de Pasolini, pourrait aussi servir d'exergue à toute l'oeuvre de Tarkovski.] |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 29 Nov 2021, 12:52 | |
| Selon Qohélet le sage, l'homme d'expérience (qui a un certain âge ou un âge certain) en vient à détester la vie dont il en a pu "apprécier" la vanité :
"J'ai détesté tout le travail que j'ai fait sous le soleil, et que je dois laisser à celui qui me succédera. Qui sait s'il sera sage ou fou ? Pourtant, il aura pouvoir sur tout le travail que j'ai fait avec sagesse sous le soleil ! C'est encore là une futilité. J'en suis venu à me décourager de tout le travail que j'avais fait sous le soleil" (2,16-17).
Le sage déteste aussi l'effort qu'il a effectué pour rien, donc il est lucide mais sans idéal et sans libido de vie, désabusé :
"J'ai détesté tout le travail que j'ai fait sous le soleil, et que je dois laisser à celui qui me succédera. Qui sait s'il sera sage ou fou ? Pourtant, il aura pouvoir sur tout le travail que j'ai fait avec sagesse sous le soleil ! C'est encore là une futilité. J'en suis venu à me décourager de tout le travail que j'avais fait sous le soleil" (2,18-20).
On ne peut pas être "jeune" est tirer un bilan négatif d'une vie qui est à vivre, la "sagesse" ne lui serait d'aucune utilité (sous ce rapport) :
"Jeune homme, réjouis-toi de tes jeunes années, que ton cœur te rende heureux pendant les jours de ta jeunesse ; suis les voies de ton cœur et les regards de tes yeux ; sache que pour tout cela Dieu te fera venir en jugement" (11,9). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 29 Nov 2021, 13:44 | |
| Comble d'ironie ou de cruauté, c'est la jeunesse (fils, enfants, jeunes gens, "naïfs" ou "inexpérimentés", etc. depuis les Proverbes) qui est la cible privilégiée de la "sagesse" comme discours essentiellement "vieux", l'invitant à écouter et à apprendre tout en lui déniant la possibilité de (vraiment) "comprendre". C'est dire qu'un tel discours est au mieux "à entente différée", qu'il ne se fait guère d'illusion sur son efficacité immédiate, qu'il est plutôt un "texte" (même oral et mémoriel) à lire ou à écouter tout de suite, et souvent, pour être relu ou remémoré plus tard. Il y va en somme de ce qu'on appelle un "goût acquis" (acquired taste; cf. Proverbes 2, p. ex. v. 10), toujours trop tard ou trop tôt suivant le point de vue.
J'ai "détesté" la "sagesse biblique" (d'autant qu'elle se confondait avec une "parole de Dieu" et qu'en tant que telle elle me paraissait, à tort, la plus impitoyable), bien avant de me l'avouer -- ce qui m'a permis de la considérer avec une certaine distance, et plus tard encore de l'apprécier (d'une façon moins "religieuse" et plus "sapientiale", comme "parole de vieux" -- qui peut être encore "parole de dieu vieux", ou "parole de Dieu" sous cet aspect).
C'est d'abord la "vie" qui est "détestée" ou "haïe" (sn', verbe fréquent) au v. précédent (2,17; cf. 3,8 ); le verbe traduit par "se décourager" (y'š) n'apparaît en revanche qu'en 2,20 (ailleurs 1 Samuel 27,1; Isaïe 57,10; Jérémie 2,25; 18,12 Job 6,26), mot-à-mot: "je (me) suis retourné pour décourager-désespérer mon coeur".
Tout cela ne nous éloigne d'ailleurs pas beaucoup du psaume 90 qui est aussi "sapiential". |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 29 Nov 2021, 16:00 | |
| Une parenthèse, lorsque le Qohélet affirme : "sache que pour tout cela Dieu te fera venir en jugement", qu'elle est la tonalité de cette formule, un "avertissement" ou une "fatalité désabusée", ce jugement étant vécu comme un malheur supplémentaire. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 29 Nov 2021, 16:39 | |
| C'est l'exemple même d'une formule ambiguë, dont le sens reste foncièrement indécidable, c'est-à-dire pure affaire de décision ("arbitraire"; que la phrase soit par ailleurs "originale" ou qu'il s'agisse d'une glose moralisante ajoutée ultérieurement): rien n'empêchera des oreilles jeunes et religieuses de l'entendre comme un avertissement ou une menace et d'en déduire, à l'encontre de tout le "contexte", qu'il ne faut précisément pas suivre son désir; et cette lecture auto-(hétéro-)répressive, qui passe par la peur spéculaire (miroir) du jugement de Dieu pour s'autocensurer (ce qui est aussi une façon, tordue sans doute mais non moins effective, de suivre son désir), trouvera toujours une alliée ou une complice dans la crainte qui est l'ombre même du désir -- rien de plus difficile en effet que de "faire ce qu'on veut", surtout quand on vous enjoint de le faire (double bind): il faudrait n'avoir jamais essayé pour en douter. Mais du point de vue d'un(e) Qohéleth cela pourrait aussi bien signifier: ne t'en fais pas, ça ne sert à rien, le jugement de Dieu tu ne le connais et ne le maîtrises pas davantage que ton propre désir. "Fatalité désabusée" peut-être, mais plus souriante, de toute façon parfaitement inutile au "jeune homme" destinataire qui en fera ce qu'il veut et ce qu'il peut, sans savoir encore que c'est la même chose.
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La notion d'"aspects du temps" me rappelle aussi une particularité de l'hébreu que nous avons déjà évoquée, et qu'un professeur d'Ancien Testament résumait par la formule: "en hébreu on a son passé devant soi et son avenir derrière soi". Rapport, entre autres, à l"'orientation" géographique face au soleil levant (est ou orient, commencement devant) qui détermine toutes les autres "directions" spatio-temporelles (gauche = nord, droite = sud, cf. Benjamin, derrière = ouest, occident, soir et fin). Particularité relative, car on la retrouverait aussi, à peine plus ensevelie, en français (avant-devant, cf. ci-devant; derrière, postérieur et postérité). Ce qui ne dépend pas vraiment d'une langue donnée, mais de l'"expérience" qui s'exprime différemment dans toutes les langues, c'est que le passé se présente comme connu ou connaissable, sous la forme de la mémoire ou du récit, histoire, légende ou mythe; en ce sens c'est toujours du passé, réel ou imaginaire, qu'on a "devant soi", au "présent", contrairement à l'avenir (qui ne devient connaissable, dans la prédiction p. ex., que sous l'aspect du "passé" ou de l'"accompli" -- comme s'il avait déjà eu lieu) -- et là encore ce qu'on aurait devant soi, passé connu ou futur inconnu et dans quelles proportions, dépend de l'âge. |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mar 30 Nov 2021, 12:00 | |
| "Car mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d'hier, quand il passe, et comme une veille de la nuit (...) Tu mets devant toi nos fautes et à la lumière de ta face ce que nous dissimulons. Car tous nos jours déclinent à cause de ton courroux ; nous achevons nos années comme un murmure. La durée de nos jours s'élève à soixante-dix ans ; — pour les plus vigoureux, à quatre-vingts ans —et leur agitation n'est qu'oppression et mal, car cela passe vite, et nous nous envolons" (Ps 90,4. 8-10).
Comme v 4, le psalmiste livre sa conception du temps de l'homme par le biais de chiffres ordinaires du quotidien de l'homme. Selon lui, les jours de l'homme varient de 1 à 70 ans pour tous les hommes ou entre 1 et 80 ans pour les plus vigoureux. l'interprétation des chiffres du v 10 découle du sens du v 9 ("Car tous nos jours déclinent à cause de ton courroux ; nous achevons nos années comme un murmure") auquel il est lié. Dans ce sens , ces chiffres de 70 et 80 ou même de 100 (Sir 18,8-9 : Qu’est-ce que l’homme, et à quoi est-il bon ? Quel sens a le bien qu’il fait, quel sens a le mal ? La durée de sa vie est de cent ans tout au plus. Le moment du repos éternel est imprévisible pour chacun") apparaissent comme un âge idéal, rarement attient en Israël ( 2 Sam 19,33 : "Barzillaï était très vieux, il avait quatre-vingts ans"). Aussi nous devons comprendre à l'instar de Gen 6,5 que lorsque l'auteur parle de l'âge de l'homme limité à 120 ans, il pense à la limite de la durée de l'existence humaine. Sir 19,8 ; donne une bonne interprétation de ce verset quand il note ce qui suit :
"Qu’est-ce que l’homme, et à quoi est-il bon ? Quel sens a le bien qu’il fait, quel sens a le mal ? La durée de sa vie est de cent ans tout au plus. Le moment du repos éternel est imprévisible pour chacun."
Il signifie que le temps de l'homme est mesuré et quantifié, tandis que celui de Dieu ne connait aucune limite.
Le motif de la fragilité de l'homme dans le Psaume 90 De Robert Abelava
Lien (réduit). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mar 30 Nov 2021, 13:24 | |
| Thèse précieuse au moins par sa documentation (pour ce que GoogleBooks en rend accessible), bien qu'au premier coup d'oeil l'analyse ne frappe ni par sa finesse ni par son originalité (comment une thèse française aboutit plutôt qu'une autre à la publication dans une collection allemande prestigieuse quoique confidentielle, mystère éditorial, académique, et sans doute ecclésiastique...). (P.S. En fait c'est la même thèse qui était "résumée" ou "compressée" dans le premier lien de ce fil, 3.11.2021.)
Bien sûr que dans l'Antiquité le "temps de la vie" (longévité) est considéré comme déterminé, mesuré et calculé (cf. les Moires grecques, de moira qui signifie "destin" ou "lot" attribué -- ce qui n'est pas sans correspondance dans le langage et les textes "bibliques" -- ou les Parques latines), aussi bien en général (espèce) qu'en particulier (individu) -- ce qui n'empêche pas des expressions à cet égard paradoxales, comme "mourir avant son temps" ou "au milieu de ses jours": en fait les "aspects" divins ou mythologiques ET pragmatiques ou empiriques des mêmes "phénomènes" se superposent, et le discours passe de l'un à l'autre: dans un sens les dieux font tout ce qui arrive, sans la moindre exception, et dans un autre les événements s'expliquent par toutes sortes de "causes" (que nous dirions naturelles, physiques, mécaniques, rationnelles, morales, religieuses ou magiques, toutes ces catégories étant nettement moins distinctes dans la pensée antique que dans la nôtre).
Le psaume 90 ne s'intéresse pas du tout à la mort "précoce" ou "prématurée" (il dit 70 ou 80, il ne s'occupe pas, contrairement à bien d'autres textes, de la mort qui arrive avant, par la guerre, la maladie ou la famine p. ex.); il reste dans une perspective "générale" et non "particulière" (ce qui correspond aussi à l'emploi de la première personne du pluriel, "nous", dont rien ne vient même marquer une délimitation "ethnique": "nous les humains" plutôt que "nous Israël", à l'exception peut-être de la fin du psaume, v. 13ss).
La traduction précitée du Siracide (18,8ss et non 19,8 ) inclut une variante (glose) assez remarquable, qui ne figure pas dans les "meilleurs" manuscrits de la Septante: "le nombre des jours de l'homme (peut être) de beaucoup d'années, (même) cent, [mais inconnu de tous est le sommeil (la mort) de chacun]; comme une goutte d'eau de la mer et un grain de sable, ainsi quelques années en un jour d'éternité..."
(N.B. J'ai rajouté un paragraphe à mon post précédent.) |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mar 30 Nov 2021, 15:50 | |
| C’est clair en 3,10 qui est une reprise quasi identique de 1,13, à l’exception de l’adjectif r‘, « mauvais » :
A Dieu a donné (ntn) le souci aux fils de l’être humain (3,10) B Dieu fait (‘śh) toute chose convenable en son temps (3,11a) A' Dieu a donné (ntn) l’éternité dans leur cœur (3,11b) B' Dieu fait (‘śh) son œuvre du début à la fin (3,11c)
On remarque ici que le don du souci aux fils de l’être humain correspond au don de l’éternité dans leur cœur. Or comme le cœur est le siège de l’intelligence et de la volonté, l’expression « il a donné l’éternité dans leur cœur » signifie qu’il leur a donné la préoccupation de l’éternité. Force donc est de reconnaître que le souci en 3,10 correspond bel et bien à une préoccupation intellectuelle et existentielle spécifique aux êtres humains. En outre, même si 3,10 ne dit pas que ce souci est mauvais, celui-ci n’en demeure pas moins un don embêtant, car Qo précise aussitôt que Dieu empêche l’être humain de pouvoir déchiffrer le sens de cette éternité (3,11c ; voir aussi 7,14 ; 8,17 et 11,5).
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2007-v63-n1-ltp1886/016679ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mar 30 Nov 2021, 17:18 | |
| Très intéressante étude -- où, pour une fois, le choix du "synchronique" (prendre le texte "final" tel qu'il est, indépendamment de son "histoire" ou de sa "préhistoire") n'entraîne aucune atténuation ou édulcoration du "sens"; elle n'est peut-être pas exempte d'une certaine intention "apologétique", visant à situer Qohéleth en-deçà ou en-dehors de toute influence hellénistique, mais c'est accessoire. Soit dit en passant, "synchronique" et "diachronique" sont aussi deux "aspects" essentiels du "temps", khronos, irréductibles l'un à l'autre: toute analyse et toute synthèse, toute compréhension ou intelligence de quoi que ce soit, du "monde" ou d'un "système" quelconque, dans sa "structure" et son "fonctionnement" plus ou moins "réguliers", suppose qu'on le regarde à un moment donné comme un ensemble clos sur lui-même, comme s'il n'avait changé et ne devait jamais changer, dans l'éternisation ou la mise en boucle artificielle d'un "instantané", en dépit de l'évidence opposée, à savoir que tout change tout le temps.
Le sens de `nh (1,13; 3,10; 5,20) et de son dérivé `nyn-`inyan (1,13; 2,23.26; 3,10; 4,8; 5,3.14; 8,16; cf. p. 100ss) reste à mon avis discutable: 3,9 évoque aussi le "travail" et la "peine" (`sh = faire + `ml); mais l'hypothèse de Lavoie (préoccupation, souci plutôt qu'occupation = travail) est tentante en 3,10, surtout à cause du parallélisme "structurel" avec la fameuse "éternité-monde (`lm-`olam) au coeur" du v. 11 (et tout compte fait elle ne s'appliquerait pas si mal aux autres occurrences). En tout cas elle donnerait à cette dernière expression un tour beaucoup plus sombre que celui qu'on lui prête d'habitude (le "souci" de l'éternité, de l'avenir indéfini, du "monde" ou du "tout", ce serait le comble de la préoccupation inutile et foncièrement mauvaise que pourtant le dieu même a mis au coeur des hommes); "humiliation" (autre sens de `nh) supplémentaire par la même occasion. |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 01 Déc 2021, 11:54 | |
| L’ARTICULATION DES TEMPS Où nous conduit cette seconde piste de réflexion ? J’incline pour ma part à penser que si en ce qui concerne le salut, le passé l’emporte, par contre pour la vie chrétienne, la prédominance doit aller vers l’avenir, vers le Royaume. Ces deux accentuations en apparence contraires, en fait, vont ensemble, découlent l’une de l’autre. C’est parce que nous sommes délivrés du souci de notre salut que le Royaume peut prendre la première place dans la vie chrétienne ; l’importance donnée au passé dans le cas du salut permet de développer un dynamisme tourné vers l’avenir. Par contre, quand on situe le salut dans le futur, on a tendance à privilégier le passé pour la construction de la vie chrétienne. Il s’opère donc un croisement ou un retournement quand on passe d’une perspective à l’autre.
Qu’en est-il alors du présent ? Les existentialistes ont raison de souligner qu’il est le temps de la vie, de l’existence ; le passé et le futur n’ont de réalité que dans la mesure où ils s’inscrivent dans le présent ; hors du présent, ils ne sont rien. Mais à l’inverse, le présent n’est rien sans eux : en lui-même, tout seul, il est vide et informe. Il n’a de contenu et ne prend figure que grâce à l’apport de ce qui le précède et à son orientation vers ce qui le suit. Aussi, le problème de l’articulation entre les trois instances temporelles peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui doit prédominer, l’emporter dans le présent, le dominer : le passé ou le futur ? Je réponds pour ma part : le passé quand il s’agit du salut et l’avenir lorsqu’il s’agit de la vie croyante. Autrement dit, le christianisme ainsi compris récuse l’attitude conservatrice pour qui il n’y aurait de fidélité que dans la répétition du passé. Il refuse tout autant l’attitude révolutionnaire qui considère le passé comme un héritage encombrant dont il faudrait se débarrasser. Il voit dans le passé, le salut, un instrument indispensable ou un point de départ nécessaire pour aller vers l’avenir du Royaume. C’est ainsi, à mon sens, que la foi chrétienne articule passé, présent et avenir, et que se définit sa compréhension de la temporalité.
http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/le-temps.php
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Mer 01 Déc 2021, 12:58 | |
| C'est simple, clair, intelligent et profond, comme souvent chez Gounelle. Autant qu'on puisse l'être sur un tel "sujet". Je crains fort de n'y ajouter que de l'obscurité: parler du "temps", même à partir de son "expérience" (à la fois expérience du "temps" et de "soi"), c'est toujours se départir de cette "expérience", la quitter (sans pouvoir la quitter) pour un dis-cours sur une in-stance qui est aussi une im-posture, une position impossible, "u-topie" au sens le plus strict (non-lieu) en même temps (!) qu'u-chronie (non-temps). Ce qui manque absolument au "temps", c'est précisément d'être "absolu" ou "total", jamais, nulle part -- d'où les rêves (y compris néotestamentaires) de totalisation, de récapitulation, de plénitude ou de plérôme qui embrasserait tous les "temps" en un seul "temps", en le spatialisant par la même occasion (mais c'est encore mal comprendre l'"espace", qui lui-même ne se comprend pas sinon de l'intérieur, de quelque part; autrement dit ne se "comprend" pas du tout, du moins au sens englobant du verbe "comprendre" en français). Bref, il n'y a jamais du "temps" comme de l'"espace" (à cet égard aussi c'est la même "chose") que des aspects dépendant d'un regard et d'un "point de vue" -- perspective relative, par définition et pléonasme. Au "point de vue" de "Dieu" échapperaient encore tous les autres "points de vue", qui ne sont ce qu'ils sont, ne voient ce qu'ils voient et ne comprennent ce qu'ils comprennent que de ne pas être, voir et comprendre le "reste", ce que d' autres "points de vue" (y compris celui de "Dieu" le cas échéant) sont, voient et comprennent à condition d'ignorer aussi le "reste". Le psaume 90, en envisageant, en imaginant et en se représentant un "point de vue de Dieu" sur le "temps", comme tous les discours d'" éternité" peu importe comment on la conçoit (temporelle, atemporelle, extra-temporelle, intra-temporelle, trans- ou méta-temporelle, etc.), ne fait en somme qu'exprimer la relativité et la différa nce indépassables de tout "point de vue" sur le temps, qui est toujours celui d'un "sujet", singulier et pluriel à la fois (qu'il s'agisse de "nous" ou de "Dieu"). Mais il ne saurait être question, en la matière, de faire mieux. |
| | | free
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| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 02 Déc 2021, 12:15 | |
| La maîtrise du tempsLa question est d’abord métaphysique, alors que les Stoïciens la plaçaient au plan éthique, en invitant à accepter les vicissitudes bonnes et mauvaises de l’existence. Qohélet observe que l’agir humain, dans n’importe quel domaine, se réalise à point nommé, mais de façon absolument contrastée, voire contradictoire (3,1- . L’énumération de deux séries de sept actes avec leur opposé vise à couvrir la totalité de l’agir humain en mentionnant, chaque fois, les extrêmes. Donner le jour indique le début d’une existence et mourir en marque le terme, mais entre les deux s’étend toute la vie. Le contraste est flagrant entre le temps de guerre et le temps de paix, mais entre ces deux extrêmes, tant de situations plus ou moins tendues, plus ou moins sereines, peuvent se vivre. Qohélet regarde l’objectivité factuelle des actes, non leur valeur morale. Le terme « temps » que Qohélet accumule dans ces quelques versets est toujours sujet à discussion. Il ne signifie pas le moment opportun que les sages recherchaient, par exemple, pour prononcer une parole qui puisse être entendue ; il s’agit plutôt de l’ensemble des circonstances qui conduisent l’homme à poser tel acte, mais sur lesquelles il n’a aucune prise : ainsi, lorsque l’on se réjouit ou s’attriste. Un certain déterminisme est perceptible, puisque les circonstances échappent à notre contrôle. Personne ne peut fixer le moment de sa naissance et de sa mort, étant entendu que Qohélet n’envisage pas le suicide. Mais les circonstances n’imposent pas toujours que l’acte s’accomplisse. Compatir s’impose en raison de telles circonstances, mais l’acte reste libre. Le problème de Qohélet ne me semble pas être celui du déterminisme et de la liberté. La question, c’est la portée qu’une multiplicité d’actions contradictoires peut avoir sur la totalité de mon existence, alors que cette totalité m’est inconnue et que les circonstances où je pose chacun de ces actes ne sont pas de mon ressort. Comment savoir si tel acte que je pose ou son contraire aura un impact, et lequel, sur l’ensemble de ma vie ? La réponse de Qohélet passe inévitablement au plan théologique. Il reconnaît que tout ce que Dieu fait convient en son temps, est approprié aux circonstances, et qu’en outre il a donné à l’homme le sens de la durée, permettant ainsi de dépasser l’instant présent. L’homme peut percevoir, sa vie durant, des liens entre divers actes qu’il a posés à différents moments. Mais l’action de Dieu du début à la fin de ma vie et de l’histoire humaine, je ne puis en aucun cas la connaître. Le sens du temps dans sa durée totale n’est pas à ma portée. Devant cet inquiétant mystère, Qohélet propose à nouveau deux voies : la première consiste à s’attacher à toute parcelle de bonheur que Dieu donne ; la seconde est théologique. L’homme qui ignore les desseins divins n’a plus qu’à s’abaisser devant ce Dieu qui le dépasse et dont sa vie dépend (9,1). https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-5-page-639.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Jeu 02 Déc 2021, 13:19 | |
| Mérites et limites de la paraphrase... Le concept de "déterminisme" -- avec la "liberté" qu'il définit par antithèse et le "problème" qu'ils posent ensemble, l'un contre l'autre -- est surtout moderne sous cette forme et dans ces termes (depuis la Renaissance), bien qu'on puisse en retracer la préhistoire jusqu'à l'Antiquité (dans le stoïcisme et l'épicurisme notamment: que le kosmos soit dirigé par un logos "rationnel" ou par le jeu aveugle des "atomes", on en reviendrait toujours à un "déterminisme" avant la lettre, rationnel ou irrationnel, avec des "exceptions" différemment justifiées pour l'exercice d'une "liberté" -- par une morale de "ce qui dépend de moi" d'un côté ou par le clinamen atomique autorisant des choix chez Lucrèce, peut-être déjà chez Epicure; on a déjà remarqué qu'en dépit de justifications et de principes théoriques opposés, "raison" ou "plaisir", les "éthiques" stoïcienne et épicurienne ne se distinguent guère en pratique: l'idéal de vie du "philosophe" typique est à peu près le même partout, y compris d'ailleurs chez les platoniciens ou les cyniques). Toutefois la question (déterminisme ou liberté) se poserait toujours du "point de vue de Dieu" (ou de l'"observateur universel" dans la science moderne): c'est dans une perspective totalisante (du monde, de l'histoire "naturelle" et/ou "humaine") qu'il y aurait "détermination" ou non, et ce point de vue même dépend pour chaque observateur réel (situé quelque part dans l'espace et dans le temps, dans une histoire et une culture) d'une "im-posture" fondamentale. En ce sens, parler de "Dieu" ou du "Divin" (l'usage de l'article caractéristique de Qohéleth tend effectivement vers l'"abstraction" ou le "concept", plutôt que vers un "Dieu personnel") comme (du) rigoureusement inconnaissable pourrait bien être l'attitude la plus "saine": non pas nier "Dieu" ou la "place de Dieu" (ce qui est encore une façon de s'y mettre, à sa place), mais reconnaître qu' on n'y est pas. Il y a bien une sensation d' approche, asymptote si l'on veut, du "point de vue de vieux" au "point de vue de d/Dieu" (ce qui d'ailleurs rejoindrait, sur le mode sapiential, la dérivation et la parenté persistante du "culte des anciens", des "ancêtres" ou des morts à celui des "dieux") -- mais il s'agit aussi du point de vue d'un "d/Dieu vieux" qui appelle, invite, espère contre lui-même une réplique jeune (fût-elle de rejet ou d'indifférence). Je repense à cette phrase (d'Anne Philipe, je crois) que Marguerite Yourcenar avait mise en exergue des Mémoires d'Hadrien: "Nous sommes si habitués à voir dans la sagesse un résidu de passions éteintes qu'il nous est difficile de reconnaître en elle la forme la plus pure et la plus condensée de l'ardeur, la parcelle d'or née du feu, non de la cendre." Ce serait pourtant la même, mais à deux "moments" ou sous deux "aspects" non totalisables ni réductibles l'un à l'autre. On peut penser encore à la citation (approximative) de Malachie 3,24 en Luc 1,17: ... pour (re-)tourner les coeurs des pères vers les enfants (la réciproque est oubliée) et les réfractaires ( apeitheis, non-persuadés, soit incrédules, rebelles, désobéissants, etc.) vers la sagesse (réflexion, pondération, phronèsis) des justes... Il n'est pas dit que le christianisme y ait mieux réussi que d'autres, peut-être pas plus mal non plus... On pourra relire cet autre fil -- j'y repense à partir d'une citation de l'évangile selon Thomas, mais il est tout entier pertinent à ce rapport du point de vue de l'âge (de l'enfant au vieillard et inversement) aux différents "points de vue" de "Dieu". |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 06 Déc 2021, 14:11 | |
| Accessoirement, j'en profite pour noter, parce que je la retrouve, cette fameuse citation d'Irénée ( Adversus haereses, II, xxii, 4ss) sur l'âge du Christ (qu'il imagine aussi "vieux" d'après Jean 8,57): - Irénée (de Lyon) a écrit:
- C'est, en effet, tous les hommes qu'il est venu sauver par lui-même —, tous les hommes, dis-je, qui par lui renaissent en Dieu : nouveau-nés, enfants, adolescents, jeunes hommes, hommes d'âge. C'est pourquoi il est passé par tous les âges de la vie : en se faisant nouveau-né parmi les nouveau-nés, il a sanctifié les nouveau-nés; en se faisant enfant parmi les enfants, il a sanctifié ceux qui ont cet âge et est devenu en même temps pour eux un modèle de piété, de justice et de soumission; en se faisant jeune homme parmi les jeunes hommes, il est devenu un modèle pour les jeunes hommes et les a sanctifiés pour le Seigneur. C'est de cette même manière qu'il s'est fait aussi homme d'âge parmi les hommes d'âge, afin d'être en tout point le Maître parfait, non seulement quant à l'exposé de la vérité, mais aussi quant à l'âge, sanctifiant en même temps les hommes d'âge et devenant un modèle pour eux aussi. Finalement il est descendu jusque dans la mort, pour être le Premier-né d'entre les morts, celui qui a la primauté en tout l'Initiateur de la vie, antérieur à tous les hommes et les précédant tous.
(Ce qui rappelle aussi les énumérations typiques de la Première de Jean, 2,13s: pères, jeunes gens, enfants.) |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 06 Déc 2021, 15:38 | |
| Comment en est-on arrivé là quand on connaît la valorisation du grand âge dans la Bible, comme d’ailleurs dans toutes les sociétés de l’Antiquité ? Le christianisme a changé la problématique de l’âge par rapport aux autres composantes du judaïsme du second Temple. Dans les traditions les plus anciennes figurant dans les écrits bibliques, mourir à un âge avancé était signe de la bénédiction divine. Les textes parlent des âges extraordinaires atteints par les grands personnages bibliques. Abraham, l’ancêtre d’Israël, mourut à 175 ans. C’est moins que les patriarches d’avant le déluge, notamment un des plus célèbres, Mathusalem qui a vécu 969 ans. Plus proche de nous, Moïse atteignit les 120 ans. Une longue vie est la marque du bonheur, comme Dieu le déclare à Abraham :
Toi, en paix, tu rejoindras tes pères et tu seras enseveli après une heureuse vieillesse (Gn 15 15).
Une longue vie s’accompagne d’une descendance nombreuse et de la richesse (Gn 22 16-17).
Cette conception a cependant perdu de sa force au fil des siècles face aux événements que connut Israël : guerres, invasions, destructions et déportations. À cause de leur fidélité à Dieu, des justes pouvaient mourir jeunes, en tout cas bien avant d’être « rassasiés de jours » selon l’expression biblique. En revanche, des impies pouvaient vivre tranquillement jusqu’à un âge avancé. C’est pourquoi, tout en continuant d’exister, cette conception ne va plus être la seule. D’autres vont apparaître aux époques perse et grecque. Plusieurs écrits bibliques vont revenir en effet sur la valeur des âges de la vie et tout particulièrement sur la vieillesse. La mort peut être perçue comme une délivrance, comme l’indique Ben Sirach au iie siècle avant notre ère :
Ô mort, ta sentence est bienvenue pour l’homme dans le besoin, dont les forces diminuent, dont l’extrême vieillesse est accablée de toutes sortes de soucis (Si 41 2).
Le livre de Job est célèbre pour la manière dont il interpelle la divinité. Cependant, il s’interroge davantage sur la souffrance sans raison apparente que sur la vieillesse. En revanche, à la même époque le livre de Qohéleth va questionner la valeur traditionnellement accordée au grand âge et montrer que le sort d’une vie est indifférent à l’âge :
Et souviens-toi de ton Créateur aux jours de ton adolescence, avant que ne viennent les mauvais jours et que n’arrivent les années dont tu diras : « Je n’y ai aucun plaisir ». (Qo 12 1-2)
(...)
La mort peut même être préférable à la vie (Qo 4 2). Car l’auteur remarque l’absence de sens de la vie de l’être humain et des activités qu’il déploie au long des jours. Au terme de la méditation, le sort de l’avorton apparaît alors préférable (Qo 6 3).
La réflexion sur l’âge avancé peut être reprise dans une perspective différente. On constate en fait que la valeur de la vieillesse tient à l’expérience accumulée et à la sagesse qui en provient. Le point important est l’acquisition de la sagesse, c’est-à-dire la mise en pratique de la Loi. Cette remarque permet alors de distinguer sagesse et âge. Ce qui compte, c’est d’atteindre la sagesse :
Un juste, même s’il meurt avant l’âge, connaîtra le repos. Car la vieillesse estimée n’est pas celle du grand âge, elle ne se mesure pas au nombre des années. La sagesse tient lieu de cheveux blancs pour l’homme, l’âge de la vieillesse, c’est une vie sans tache (Sg 4 7-9).
C’est pourquoi le juste, c’est-à-dire celui qui pratique la Loi, est sage :
Parvenu à la perfection en peu de temps, il a atteint la plénitude d’une longue vie (Sg 4 13).
Selon l’ensemble des textes de l’Ancien Testament, l’horizon de la vie du croyant, c’est-à-dire le moment de la réalisation des promesses divines faites à Israël, se situe dans une sorte de futur indéterminé et à venir.
https://journals.openedition.org/leportique/1753 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: aspects -- du temps Lun 06 Déc 2021, 16:29 | |
| C'est un peu court (jeune homme ! -- je dis ça pour Rostand et non pour Fantino qui est plus vieux que moi), mais bon -- on retrouve d'ailleurs Irénée vers la fin de l'article.
C'est évidemment une tentation de la jeunesse que de court-circuiter le temps ou d'en faire l'économie, de se dire ou de se faire sage sans l'âge ou avant l'âge -- quitte à y perdre à jamais la jeunesse que seule la vieillesse apprécie, rétrospectivement. L'Elihou qui s'ajoute aux dialogues de Job en y ajoutant son discours, le plus long et le plus insipide de tout le livre, illustrerait déjà cela à sa manière, comique malgré lui. De ce point de vue (jeune) tous les discours (même vieux) qui offrent des raccourcis vers la "sagesse" en l'assimilant à autre chose (la "loi" dans le judaïsme assidéen puis pharisien, la "foi" ou le "Christ" -- jeune -- dans le christianisme en général) sont séduisants, dans le bon et le mauvais sens du terme. Je repense au titre d'elder ("ancien") fièrement arboré sur le costard-uniforme par des gamins "mormons" de 18 ans, mais nous en avons connu (voire été) d'autres... |
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