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 trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances

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Narkissos

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MessageSujet: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeVen 07 Avr 2023, 17:11

Ce n'est pas la première fois que nous remarquons, du point de vue de notre langue comme toujours, la polyvalence des emplois "bibliques" du verbe para-didômi et de ses dérivés; ce verbe étant lui-même un composé de didômi, "donner", avec le préfixe para- qui évoque un passage à côté ou à proximité, contournement ou tangence -- non loin du trans- ou tra- latin qui suggérerait plutôt, comme le dia- grec, la tra-versée de part en part et par le centre (cf. diamètre et transit, trafic, etc.), ou, comme meta-, le passer outre ou au-delà. Dans la Septante para-didômi traduit diverses locutions hébraïques associant le verbe ntn (qui signifie essentiellement "donner" mais avec un champ sémantique beaucoup plus large, incluant toute sorte de placements et déplacements concrets ou figurés), avec yd, "main" ou "bras": donner X dans la ou les mains de Y, c'est le mouvement même de para-didômi, avec ou sans les "mains" en grec, soit ce que nous traduisons (!) traditionnellement (!!) "livrer" -- ou bien "trahir" qui a l'avantage de rester dans la même famille latine que la tradition ou la traduction, mais l'inconvénient d'être exclusivement péjoratif, ce qui n'est pas le cas du grec qui signifie aussi bien la transmission de n'importe quoi, en particulier une "tradition" (paradosis, substantif dérivé).

En ce Vendredi-saint je repensais à la formule frappante de la deuxième annonce de la Passion selon Marc (9,31): "Le fils de l'homme (ho huios tou anthrôpou) est livré (paradidotai, présent passif) aux mains des hommes (eis kheiras anthrôpôn)..." Son sens général ne fait aucun doute, mais la récurrence du mot anthrôpos, "homme" ou "humain" sans distinction de genre, au singulier puis au pluriel, crée un curieux effet d'étrangeté et de familiarité entre l'objet et les destinataires de la "livraison", si l'on peut dire... livré à d'autres, en l'occurrence à des adversaires ou ennemis (ils le tueront...), qui sont pourtant des semblables ou des proches, de la même "espèce" ou de la même "famille", comme qui dirait "les siens". Notons en outre qu'il n'y a pas ici d'"agent" du verbe passif (livré par qui ? la question ne se pose pas).

Je ne reviendrai pas trop ici sur le sujet (passif), "le fils de l'homme" (qui est livré), car nous en avons souvent parlé ailleurs: la formule oscille entre un usage archi-banal (un "fils d'homme", c'est un individu humain désigné en sa seule "espèce", par opposition à un "animal" ou à un "dieu", mais dans cette espèce n'importe qui; comme on disait aussi dans le monde grec "un mortel", brotos, par opposition aux dieux) et un usage archi-déterminé dans une tradition "apocalyptique" particulière (le Fils de l'Homme, figure eschatologique unique, de Daniel aux Paraboles d'Hénoch); par ailleurs, dans les évangiles "Jésus" semble tantôt se l'appliquer à lui-même, tantôt en parler comme de quelqu'un d'autre... Cette double polyvalence (encore une, ou deux) joue certainement ici, déjà comme une étrange façon de parler de soi à la troisième personne, et encore dans son rapport ambigu aux "hommes" destinataires de la "livraison" -- soi-même comme un autre, livré à d'autres qui sont aussi les mêmes.

Les emplois de paradidômi dans le reste de l'évangile de Marc méritent d'être signalés: en 1,14, Jean(-Baptiste) a déjà été "livré" sans complément d'agent ni de destinataire, et sans qu'il soit pourtant question d'une "trahison" au sens où nous l'entendons d'ordinaire: a priori, sans être livré par personne, bien qu'il soit livré à quelqu'un (Hérode Antipas). Il est aussi utilisé, sans connotation péjorative apparente, pour une plante qui "donne" son fruit (4,29), ou pour la transmission d'une tradition (paradôsis, 7,13, pharisienne en l'occurrence, cf. v. 3ss); dans la troisième annonce de la Passion la livraison se met en chaîne, les destinataires devenant livreurs (10,33: -> aux grands prêtres et aux scribes -> aux "nations" = non-juifs; cf. "aux pécheurs" en 14,41); ce qui semble correspondre, dans le récit de la Passion proprement dit, à la "livraison" de Jésus par Judas aux grands prêtres (3,19; 14,10s.18ss.41ss), puis par ceux-ci à Pilate (15,1.10), enfin par Pilate à la croix (15,15). En 13,9ss ce sont les disciples qui seront livrés (traduits, traînés) aux "conseils" (sunedria, qui a donné "sanhédrin" par transcription approximative du grec en hébreu ou en araméen), devant des gouverneurs et des rois, et à la mort.

Bien entendu, ce "para-donner" rappellera d'autres thèmes connexes, comme l'"abandonner" de la croix, qui pose une question de finalité ou de cause finale, "pour()quoi". Avec ou sans livreur, traître ou traducteur, il poserait plutôt la question "à qui", celle de destinataires qui peuvent l'être en mauvaise part (comme bourreaux, tortionnaires, assassins, en personne ou par procuration) et en bonne part (bénéficiaires), mais non sans s'inscrire eux-mêmes, de façon tout aussi ambivalente, dans la chaîne sans fin des livraisons, traductions, trahisons à venir.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMar 11 Avr 2023, 10:44

Au cœur de la foi :le don

Roselyne Dupont-Roc, Paris
Théologienne, professeure de grec biblique à l’Institut catholique de Paris1

Le don ainsi reçu con s titue l’homme dans sa responsabilité. Nous sommes investis d’une liberté et d’une responsabilité que l’Esprit de Dieu, l’Esprit d’amour, guide et conduit. Dès lors, nous pouvons reconnaître le don de Dieu dans chacun de nos frères - « le plus petit d’entre les miens » (Mt 25,40) - qui nous est donné à aimer, et à qui nous sommes donnés comme frère. L’humanité peut ainsi entrer dans une nouvelle économie, qui est celle de la circulation des dons, et accéder à une surabondance inimaginable...

On nous reprochera sans doute d’oublier la dureté du réel pour un rêve naïf... mais le chrétien sait bien que le don de Dieu passe d’abord par la croix. Le vocabulaire du « don » (didômi) dans le Nouveau Testament s’accompagne d’ail leurs de celui de la « livraison » ou de « l’abandon » (paradidômi) : « Le Seigneur Jésus Christ s’est donné pour nos péchés... lui, le Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi », écrit Paul (Ga 1,4 et 2,20).

Il y a, dans le mouvement même du don, une confiance faite aussi à ceux qui n’accueilleront pas, et la possibilité du refus : la possibilité de la mort violente que Jésus a acceptée. Le Fils s’est remis totalement entre les mains des hommes, parce qu’il était totalement remis à la volonté du Père. Au-delà de la violence et du refus des hommes, Jésus a remis le pardon entre les mains du Père, et Dieu a transformé le don en pardon, surabondance et excès d’amour.

C’est de son abandon, de sa pauvreté que Jésus nous a rendus riches (2 Co 8,9). L’appel pressant de Paul aux chrétiens de Corinthe n’a d’autre fondement ni d’autre argument que celui du Christ qui donne sa vie pour nous. Qu’est-ce donc alors qu’être riches ? Savoir accueillir, reconnaître et partager.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMar 11 Avr 2023, 12:30

Lien (de téléchargement).

Au passage, "livrer" nous vient bien de liberare, mais dans une évolution médiévale assez paradoxale qui constitue pour ainsi dire un transfert (encore du para-donner) de "liberté". Celui qui se livre ou est livré se prive ou est privé de toute sa liberté, qui passe en quelque sorte aux mains de celui à qui il est livré et qui peut faire de lui ce que bon lui semble; le premier est désormais, comme on dit, à la discrétion ou à la merci du second. Conséquence qu'évite le quatrième évangile en parlant d'un pouvoir ou droit (exousia) de "(dé-)poser son âme / sa vie et de la reprendre ou de la recevoir à nouveau" (10,17s etc.), et dont on peut aussi trouver un écho négatif dans la parole à Pierre de l'ultime supplément (21,18s).
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 12 Avr 2023, 10:41

« Il sera livré aux mains des hommes »

Dans les annonces de la Passion se trouve un autre passif divin qu’il est très important d’examiner de près, car il peut être mal compris et nous plonger dans l’indignation ou la révolte, voire dans le rejet radical de Dieu et le blasphème.

Le verbe « livrer » est par deux fois employé au passif dans ces annonces, mais un seul de ces emplois est un passif divin. Lorsqu’il nous est dit, en effet, que le Fils de l’Homme « sera livré aux grands prêtres et aux scribes » (Mt 20.18), Jésus ne précise pas qui va ainsi le livrer, par égard pour celui qui est ainsi visé, car il fait partie de ceux auxquels Jésus est en train de parler; cependant la suite de l’évangile nous le révèle: c’est Judas qui va livrer son maître aux chefs du peuple (26.15). Il ne s’agit donc pas d’un passif divin.

Par contre, lorsqu’il nous est dit que le Fils de l’Homme « sera livré aux mains des hommes » (17.22), c’est-à-dire à tous les hommes, à l’humanité entière, par qui sera-t-il ainsi livré? Aucun autre passage de l’évangile ne vient éclairer ce passif. Jésus fait silence sur le sujet réel de ce verbe. A qui fait-il donc allusion ? Sur qui fait-il alors silence, et pourquoi ? Serait-ce le Père qui livre ainsi son Fils aux hommes, à tous les hommes? C’est bien lui, en effet ! Cependant, dire cela est si lourd de sens que l’on comprend l’admirable et pudique silence du Christ : cette expression nous fait plonger, en effet, au plus profond du mystère de la croix. Il est bon de nous arrêter un peu sur ce verbe « livrer », pour bien comprendre ce qui pourrait, en première lecture, nous scandaliser.

Je garde ici la traduction « livrer » pour le verbe paradidômi, en me conformant sur ce point à la tradition, mais je le fais avec une grande réticence; en effet, en français, le verbe « livrer » est piégé par le fait qu’il est connoté par l’idée de trahison et cela, principalement, à cause de Judas qui a « livré » Jésus à ses adversaires. Mais en grec, le verbe paradidômi, est très secondairement connoté par l’idée de trahison ; il exprime avant tout, et principalement, l’idée de  confiance. En effet, le sens premier de ce verbe est « transmettre », « remettre », c’est-à-dire essentiellement « transmettre en confiance », comme on transmet un patrimoine à sa postérité, ou le pouvoir à son successeur, ou une tradition à des fidèles… C’est ainsi qu’un homme « remet ses biens à ses serviteurs » (Mt 25.14). Et quand il s’agit d’une personne, ce verbe prend alors carrément le sens de « confier », comme on confie un enfant à un précepteur pour son instruction… C’est ainsi que Paul est « confié par les frères à la grâce de Dieu » (Ac 15.40). Cela dit, je crois vraiment que lorsque le Fils de l’homme est « livré » par Dieu aux hommes, cela signifie clairement que Dieu le « confie » aux hommes…! En Dieu, comme nous le verrons dans la parabole des vignerons, il n’y a pas de trahison (et c’est le blesser, me semblet-il, que de penser cela de lui). En Dieu, il y a seulement un amour si grand qu’il fait confiance à ceux à qui il confie son propre Fils, son unique, son Bien-Aimé. Dès lors, la question, me semble-t-il, n’est plus de savoir que penser d’un Dieu qui trahirait son Fils… La vraie question est bien plutôt de savoir si nous savons rendre grâce à ce Dieu qui nous fait une si extraordinaire confiance, et honorer cette extraordinaire confiance !

Il me paraît bon d’ajouter à cela le point de vue de Paul, exposé de deux manières qu’il faut bien nous garder de séparer: d’une part, « Dieu n’a point épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous » (Ro 8.32), et d’autre part, « Le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous » (Eph 5.2) ou encore dit de manière plus intime : « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2.20).

Admirable double développement fait par Paul et qui vient éclairer la parole de Jésus: « être livré aux hommes », c’est l’œuvre commune du Père et du Fils, leur commun désir, leur commune volonté, l’expression de leur parfaite harmonie, de leur parfaite synergie, de leur parfaite communion. Toute la Passion s’éclaire alors, à la lumière de l’Esprit saint qui jaillit du cœur du Père et du Fils: le Père livre son Fils aux hommes, et le Fils se livre lui-même. Admirable communion au cœur de la Trinité !

https://excerpts.numilog.com/books/9782354791810.pdf
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 12 Avr 2023, 11:20

Ce n'est pas évident sur cette page, mais cette belle méditation est de Daniel Bourguet, un auteur qui a eu un parcours atypique dans le monde protestant, du pastorat et de l'exégèse universitaire à une vie quasi monastique, au sens "érémitique" du terme (dans les Cévennes, le "désert" même, eremos de l'ermite, est relatif)...

J'ai évité de parler de "passif divin", selon la formule consacrée qui d'ailleurs ne se limite pas à la littérature "biblique", juive, chrétienne ou monothéiste, précisément parce que cette appellation suppose une décision de l'interprète qui tranche la question, en commençant par la poser expressément: le texte, lui, n'offre qu'un passif (p. ex.: x est livré, éventuellement à y), sans même poser la question de l'agent (par qui ?), dont on peut dire qu'il "manque" ou qu'il est "sous-entendu", mais sans jamais savoir s'il y a ou non un "manque" ou un "sous-entendu" autre que celui que nous y introduisons en posant la question. Une fois la question posée, mais non par le texte, on pourrait y répondre de multiples manières (par Dieu, par le destin, par le hasard, par Judas, par Pilate, par les grands prêtres, les anciens, les pharisiens, les chefs, le peuple, les Juifs ou les Romains, les hommes en général); mais dans le texte la question n'est pas posée, elle demeure absente quand même on n'a que l'embarras des réponses: silence plus profond encore.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 12 Avr 2023, 12:11

Transmission, tradition, traduction : aux sources de l'herméneutique chrétienne

Les deux textes ici évoqués (1 Co 11,17-22 et 1 Co 15,1-11) confirment donc que, si Paul peut être tenu pour le premier maillon de la chaîne de tradition déployée jusqu’à Corinthe, il est lui-même tributaire de l’initiative du Ressuscité qui s’est manifesté à lui et lui a demandé de « recevoir » avant même de « transmettre », selon le spécifique de la vocation missionnaire dévolue à l’Apôtre des Nations. Pour le reste, Paul n’échappe pas à la fonction propre de tout témoin ou missionnaire : non seulement recevoir, mais tout aussi bien (adverbe kai : 11,23a) redonner – « Moi-même, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai aussi (kai ; la traduction « à mon tour » paraît un peu forcée) transmis. » Il est remarquable que Paul en fasse ainsi état à deux moments clés de la lettre, soulignant du même coup l’importance capitale des deux passages en question, traitant l’un du kérygme pascal, l’autre de la célébration eucharistique.

Il est en outre étonnant que, dans le même verset 11,23, Paul utilise deux fois le verbe paradidômi : d’abord (23a), pour désigner l’acte de transmission constituant le deuxième temps du processus de tradition ; ensuite (23b), pour évoquer le contexte narratif du dernier repas de Jésus, « dans la nuit où il était livré ». Le recours à l’imparfait paredideto constitue comme un « arrêt sur image », donnant au lecteur le temps de se remémorer le moment et les événements de cette dernière nuit de Jésus, éminemment tragique et lourde de charge affective. En tout cas, l’identité lexicale – « Ce que je vous ai aussi livré, à savoir que dans la nuit où il était livré, Jésus prit du pain… » – invite à considérer la cohérence logique et théologique entre le fait que Jésus soit livré à ses bourreaux, moyennant la trahison de Judas et la défection des disciples, et la mission confiée à l’apôtre de livrer à la jeune Église de Corinthe le récit des gestes accomplis par Jésus et des paroles prononcées par lui au cœur de cette dernière nuit. Il y a donc bien un lien structurel – disons de cause à effet – entre l’acte d’abandon vécu par Jésus à l’heure de la croix et le mode de transmission propre au kérygme chrétien : le Seigneur « livré » sur la croix consent à se faire évangile ou message de salut (kérygme), « livré » ou « délivré » de bouche-à-oreille, sous la forme d’une « tradition » soigneusement reçue et transmise au gré d’une chaîne de témoins.

On se souvient dès lors que, dans le quatrième évangile, l’émission du dernier souffle de Jésus (Jn 19,30b), à l’instant même de sa mort et du fait de sa propre volonté parfaitement consciente et délibérée (Jn 19,28-30a), est justement exprimée par le même verbe paradidômi (aoriste paredôken). Du fait même qu’il consent à être « livré » jusqu’à la mort en croix, Jésus « livre » son propre souffle ou Esprit, de sorte que jaillisse la parole des témoins, elle-même « livrée » au monde sous la forme d’une Tradition, sans cesse « livrée » au double processus de réception et transmission. Dès lors, nous oserons dire que, si en christianisme il existe une Tradition ou « livraison » d’un certain nombre d’informations essentielles à la foi, la démarche ainsi entreprise s’enracine dans la « livraison » que Jésus opère, tant de sa propre vie (son dernier souffle) que de son Esprit saint, à l’heure même de la Croix, c’est-à-dire au point culminant du scénario de mort (et résurrection) enclenché du fait de la trahison ou « livraison » de Jésus par le traître Judas, lui-même manipulé par les auteurs anonymes d’un complot engageant beaucoup plus que la faute d’un disciple pervers (et voleur, s’il faut en croire le quatrième évangile : cf. Jn 12,6 ; 13,29).

https://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-3-page-9.htm
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 12 Avr 2023, 15:00

C'est un exercice d'acrobatie classique (les post-bultmanniens allemands et généralement luthériens, Ebeling, Käsemann, etc., y ont excellé), plus théologique qu'exégétique ou historique malgré les apparences, qui à mon sens nous en apprend davantage sur la virtuosité plus ou moins grande de l'auteur que sur son "sujet" ou "objet": comment passer de Jésus à l'Eglise, d'un Jésus prêchant à un Christ prêché, du judaïsme au christianisme, etc. La "polysémie" de paradidômi en constitue naturellement une des ficelles privilégiées, puisqu'elle permet de glisser presque imperceptiblement d'un "sens" à l'autre de ce qui (en français) se distingue comme "livrer", "délivrer", "transmettre", "traduire", "trahir", "traîner", "traiter", "tracer", etc., autant de variations du "passer" ou du "donner".

N'empêche que cette présentation en forme de récit, qui séduit le "bon sens" parce qu'elle se donne l'air de "commencer par le commencement", pose systématiquement, par rapport aux textes, son "problème" à l'envers: les premiers textes dans l'ordre vraisemblable de l'écriture sont pauliniens, et ce sont déjà des traces multiples, donc embrouillées, de précédences et de provenances nombreuses: d'un "Jésus historique" peut-être, mais aussi et surtout d'un "Christ" figure divine, objet de culte, mort et ressuscité "selon les Ecritures" (précision troublante si l'on commence à se demander lesquelles), transmis par une "tradition" (des "Eglises" hellénistiques de Corinthe et d'ailleurs, dont le rapport à la Judée ou à la Galilée est pour le moins ténu) dont "Paul" serait lui-même récipiendaire (à paradidômi et paradosis répond paralambanô, comme "recevoir" à "donner/livrer"); mais aussi d'une théo-christologie spécifiquement paulinienne, qui se présente comme une révélation indépendante de toute tradition (c'est l'enjeu de l'épître aux Galates et du contre-récit des Actes). Par rapport à tout cela la construction d'une "biographie de Jésus" (les évangiles) est historiquement secondaire et ne peut servir de "point de départ" que par une pirouette, pour ne pas dire un saut périlleux (arrière).

Il est d'autant plus remarquable que les évangiles, manifestement écrits dans des milieux "ecclésiaux", se soucient assez peu de fonder ou de justifier "l'Eglise" ou sa "tradition", Marc et Jean encore bien moins que Matthieu et Luc (surtout si l'on associe ce dernier aux Actes). La "livraison" du Christ, qui chez Paul était explicitement sinon exclusivement divine (cf. Romains 8,32 etc., à l'actif et sans l'ambiguïté d'un "passif divin"), se complique dans la série des "livreurs" en mauvaise part (Judas, les grands prêtres, les anciens, les pharisiens, les Juifs en général, Pilate, les Romains, les "païens", les "hommes") plutôt qu'en bonne part (apôtres ou disciples). Il y a somme toute assez peu de voies pour passer de là à la "tradition" de l'Eglise, si l'on fait exception de la Pentecôte des Actes: le lien de l'annonce de la résurrection aux disciples est expressément rompu chez Marc (du moins sans les "finales" surajoutées), ce qui met le récit en boucle (retour en Galilée, de la fin au début); et chez Jean qui emploie ostensiblement le vocabulaire de la "tradition" pour le dernier souffle-Esprit, explicitant ce qui était probablement implicite chez Marc et les Synoptiques, on retrouvera l'Esprit soufflé par le Ressuscité aux apôtres-envoyés au chapitre 20, sans indication d'une "succession apostolique" ni d'aucune forme de médiation traditionnelle ou institutionnelle (selon la logique d'im-médiateté du quatrième évangile où il n'y a pas de "croyants de seconde main", contrairement au principe même de la "tradition").
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 13 Avr 2023, 11:40

L'arrestation de Jésus et la représentation de Judas en Jean, 18, 1-12. Mise en perspective avec l'univers de la gnose dans l'Évangile de Judas - Alain Rabatel

En premier lieu, ce choix narratif signifie une volonté de relativiser le rôle de Judas. Ce dernier est ainsi présenté comme un agent (parmi d’autres) de l’arrestation de Jésus, laquelle a bien d’autres responsables que cet adjuvant de circonstance, comme le rappelle la mention des grands prêtres et des pharisiens (v. 3). On est fondé à se demander si « aucun de ceux que tu m’as donnés » n’inclut pas Judas cette fois-ci. Certes, le lecteur pourra s’étonner à bon droit de cette hypothèse, dans la mesure où Jésus, dans le chapitre précédent, s’adressait à son père en distinguant nettement « le fils de perdition » du reste des disciples : « Père saint, garde-les [les apôtres] en ton nom que tu m’a donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. Lorsque j’étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m’a donné : je les ai protégés et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition » (Jn, 17, 12). Mais, précisément, il nous semble que le texte johannique opère une reformulation et une reprise partielles riches de sens : la formule de 17, 12 est proche de celle de 18, 9, tout en se distinguant d’abord par le fait que la communauté des apôtres est complète dans le chapitre 18 tandis qu’elle est explicitement amputée dans le chapitre 17. Une deuxième différence significative concerne le fait qu’en 17, 12, c’est Judas qui « s’est perdu », tandis qu’en 18, 9, c’est Jésus qui parle en disant : « Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés [c’est nous qui soulignons] ». L’ensemble de ces différences gagne à être mis en relation avec la scénographie singulière du fragment, puisque Judas ne va pas ici jusqu’à la dénonciation, dans la mesure où Jésus évite à Judas de « se perdre » en se livrant avant que Judas ne le fasse. En ce sens, la mise en scène énonciative johannique, au chapitre 18, montre un Christ qui relativise la faute de Judas, en faisant de ce dernier un agent subalterne d’une histoire écrite ailleurs, dont les enjeux dépassaient sa personne: c’est ce que confirme la dernière parole de Jésus (v. 11), évoquant « la coupe que le Père [lui] a donnée ». Le Christ en appelle pratiquement au pardon des offenses en empêchant que l’offense de Judas aille à son terme aux yeux de tous.

En deuxième lieu, relativement à l’arrestation, les paroles n’apportent rien. En revanche, d’un point de vue interprétatif, leur mention accroîtrait la thèse de la méchanceté intrinsèque du personnage. Que le Christ évite à Judas de parler ménage sa face négative. Cette donnée théologique résulte de la scénographie énonciative et interactionnelle. Elle est sans doute à mettre au crédit du Christ, sans oublier que ce crédit est en fait d’abord à inscrire à celui de Jean, puisque c’est lui qui est responsable de cette mise en scène énonciative.

3 – Le cumul du savoir du personnage de Jésus et du savoir du narrateur au service d’une double dramatisation du récit

Nous illustrerons ce cumul à propos des connecteurs « or » qui sont particulièrement polyphoniques en ce qu’ils jouent avec les attentes du coénonciateur et rectifient les interprétations dans un sens plus pertinent, insistant sur un phénomène insuffisamment connu ou insuffisamment pris en compte jusque-là : en ce sens, « or » peut être renforcé par « il faut savoir que » ou « il ne faut pas oublier que ». Autrement dit, « or » met en relief, soit l’existence d’un événement non connu, soit celle d’un événement qui a été connu mais qui pourrait être oublié.

À deux reprises, dans les versets 2 et 5, on rencontre « or », avec à chaque fois la mention de Judas : « Or Judas, qui le livrait », « Or parmi eux se tenait Judas qui le livrait ». Dans les deux cas, « or » peut difficilement être accompagné de « il faut savoir », « il ne faut pas oublier » : tout le monde sait, dans l’interdiscours biblique très prégnant dans les communautés chrétiennes de l’époque , que Judas est le personnage central de l’arrestation de Jésus, et il est difficile d’envisager que quiconque puisse l’avoir oublié. Il faut alors faire l’hypothèse que la valeur polyphonique de « or » n’introduit pas un suspense par rapport à une histoire archiconnue, mais met en scène un jeu avec une attente, dans la mesure où l’interdiscours biblique construit par les Évangiles synoptiques et aussi par les Actes des apôtres insiste au contraire sur ces paroles attendues de Judas. Leur absence témoigne ainsi de la stratégie auctoriale de Jean et des spécificités de sa narration : comme si Jean voulait nous faire entendre implicitement que, malgré nos attentes, rappelées par les deux connecteurs « or », il ne souhaite pas donner le rôle du méchant absolu à Judas, puisque le Christ se dénonce avant que Judas n’ait dit un mot.

À côté de cette perspective , il est cependant tout à fait possible, d’un point de vue strictement linguistique, de faire jouer la perspective actoriale. En effet, Jean campe un Christ très savant, témoignant d’une « profondeur de perspective » (Lintvelt) quasi illimitée : le Christ « sa[it] tout ce qui [va] lui arriver » (v. 4) ; cette science invite à attribuer, par une inférence à reculons, la relative explicative de v. 2, « qui le livrait », non seulement au narrateur, mais encore au personnage qui voit ce qui n’est pas encore visible aux yeux des autres. « Or » invite à reconstruire l’inférence du Christ : « Je sais, pense en substance le Christ, que Judas va me livrer aux Romains. Ce petit jardin, qu’il connaît bien, sera pour lui le lieu le plus commode pour mon arrestation. » De fait, si l’on se souvient que les « or » doivent être interprétés en un sens qui joue moins sur le suspense que sur une attente, du point de vue du narrateur, cette nécessité est encore plus prégnante pour le Christ : ce dernier sait d’autant mieux que Judas va le livrer que c’est lui qui le lui a annoncé ! Par conséquent, « or » ne se comprend que si l’on reconstruit les calculs interprétatifs de Jésus par rapport à ce qu’il imagine que fera Judas. Et, là encore, compte tenu de l’interdiscours, le lecteur partage pleinement ces mouvements de pensée. Ainsi, les deux occurrences de « or » sont imputées à un énonciateur interne à l’énoncé, Jésus, alors même qu’il n’a pas (encore) prononcé une parole.

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2009-1-page-49.htm
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 13 Avr 2023, 13:21

Le "point de vue" d'un théoricien généraliste du langage présente des avantages appréciables par rapport à ceux des "biblistes" cantonnés dans leur domaine et leur discipline, mais il en a aussi, bien sûr, les inconvénients: intuitions fondées sur des traductions discutables, que même un recours ultérieur aux textes originaux ne parvient pas à renverser (c'est évident dans le cas des "or", correspondant ou non à un de grec qu'on peut traduire diversement ou ne pas traduire du tout selon son rôle, parfois logique ou rhétorique, souvent purement rythmique, dans le discours; il eût été plus intéressant de relever la forme participiale substantivée, ho paradidous, qui fait du "livrant" ou du "livreur" une sorte de fonction), erreurs matérielles élémentaires (le suicide de Judas est chez Matthieu et non chez Jean), tendance à se rallier aux consensus ou aux majorités présumés (sur la datation des évangiles ou sur la gnose), d'autant plus difficiles à évaluer dans un domaine qu'on ne maîtrise pas... mais pour les lecteurs habituels de la Bible qui peuvent aisément faire la part des choses, les avantages de cet éclairage décalé l'emportent largement sur les inconvénients. Les remarques sur les "points de vue" complémentaires du narrateur (anonyme) et du protagoniste ou locuteur principal ("Jésus") me paraissent particulièrement pertinentes au quatrième évangile, où il est souvent difficile de les démêler (p. ex. chap. 3).

De Judas dans le NT et en-dehors (y compris dans l'"Evangile de Judas" fragmentaire, récemment découvert, dont la publicité a largement dépassé le contenu) nous avons souvent parlé (p. ex. ici). Par rapport à l'extrait ci-dessus, je rappellerais toutefois qu'en Jean 17 (la prière dite "sacerdotale") "Judas" n'est pas nommé, et que même si la lecture "informée" (au moins par le catéchisme ou la culture générale) comprend ou croit comprendre spontanément l'allusion, la formulation se prête à une réflexion supplémentaire: le "fils de la perdition" qui ne peut être que "perdu", par essence négative en quelque sorte, rejoint les propos sur le "diable" du chap. 8 qui est sa propre origine et sa propre fin, soit une négativité pure qui serait plutôt le contraire d'un "être" ou d'une "personne", si cela avait un sens... (sur la perte ou la perdition dans le quatrième évangile, cf. encore une discussion récente, ici 4.4.2023).


Dernière édition par Narkissos le Jeu 13 Avr 2023, 14:10, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 13 Avr 2023, 14:06

Qu'est-ce que transmettre ?

Conclusion

En conclusion, je dirai que le mot transmission évoque une course de relais, où chacun est au service du même but, faire avancer ce bâton qui s’appelle le témoin. L’image de la course illustre bien ce que le verbe transmettre évoque de mouvement, de solidarité, de communauté. En même temps, la limite de cette image est que, dans la transmission de l’Évangile, le témoin n’est plus un objet fini que l’on se passe de l’un à l’autre, mais la personne chargée de la transmission. Ainsi ce qui est à transmettre passe d’abord par ce que sont les témoins, les parents, les catéchètes, les pasteurs – leurs paroles et leurs actes, limités, fragiles, risqués – et non par le contenu d’un dépôt de la foi immuable qui traverserait les siècles. Cela me conduit à deux remarques.

1- La première pour souligner que le témoignage ou la transmission ne seront jamais des choses faciles, des réalités évidentes pour lesquelles il pourrait y avoir des recettes ou des stratégies qui marcheraient à tous les coups. Dans le Nouveau Testament, c’est le même verbe, paradidômi, qui signifie à la fois « transmettre » et « livrer à la justice », qui désigne la passion de Jésus et la transmission de l’Évangile. Jésus livré, abandonné, rejeté, crucifié et par là même transmis. Ainsi l’Évangile est livré comme une Parole sans cesse trahie, menacée, contestée, une Parole transmise parce que définitivement compromise avec la condition humaine et ses limites. Une Parole qui ne cesse de se faire chair et qui est donc inséparable des témoins qui, à travers leurs corps, leurs forces, leurs voix, livrent l’Évangile et se livrent à l’Évangile.

2 - En sachant que le chrétien n’est pas maître du message qui lui est confié, ni de sa transmission, ni de ses résultats. Il ne sait jamais quand survient l’essentiel de la transmission. Il se produit parfois quand il ne l’attend pas, quand il a le sentiment d’être démuni ou inefficace, quand ayant fait ce que qu’il avait à faire, il pense n’avoir rien fait. C’est « l’instant de la pure grâce » dont parle Sylvie Germain et qui est, à bien des égards, inexplicable et non maîtrisable. On peut avoir regardé des centaines de fois une œuvre d’art, entendu des centaines de fois un morceau de musique, et puis soudain, un jour, on y découvre quelque chose qui suscite une émotion et une joie inattendues. De même on peut avoir lu de multiples fois un texte de la Bible, on peut avoir entendu de nombreuses prédications sur ce texte, et puis, un jour, la parole du prédicateur rejoint le soi au plus intime, produisant l’événement existentiel de la rencontre avec le Christ qui demeure comme une grâce inattendue.

Ces deux remarques me semblent tout à fait libératrices. Elles gardent en effet de toute obsession du résultat, des activismes dans lesquels beaucoup s’épuisent et perdent courage, des regrets et de la culpabilité lorsqu’on ne parvient pas à transmettre la joie de l’Évangile à ses plus proches prochains. Elles protègent d’un double écueil, lorsqu’on envisage la transmission. Celui de croire que c’est facile et que l’acteur de la transmission la maîtrise, qu’il peut tout faire (professionnalisation et efficacité à outrance). Ou celui de croire que c’est impossible et qu’il ne peut rien faire (amateurisme et démission). Ces remarques disent l’importance des témoins et tracent, en même temps, les limites de leur parole : préparer un chemin, ouvrir un espace, lever les obstacles, faire place pour qu’un Autre vienne. Car « la transmission, passe par le renoncement à tout désir de maîtrise, par ce non-pouvoir sur l’autre. En termes théologiques, c’est l’Esprit qui est à l’œuvre. Et là où est l’Esprit, là est la liberté».

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2008-3-page-389.htm
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 13 Avr 2023, 15:19

Parenthèse, aparté ou private joke: j'ai connu (de loin) Michel Bertrand pasteur et président de l'Eglise réformée de France (ERF, depuis dissoute dans une Eglise protestante unie de France, EPUdF), le voilà professeur de théologie pratique; ça m'amuse parce qu'à Vaux-sur-Seine aussi j'ai connu la "théologie pratique" dévolue à une ancienne éminence ecclésiastique (baptiste en l'occurrence), fort sympathique au demeurant, mais dont les cours se résumaient à des platitudes émaillées de citations plus ou moins intéressantes, au hasard de ses lectures du moment...

Je vais d'ailleurs en faire autant: puisque je suis en train de lire (et parfois de relire) Platon, je remarque l'analogie de la "transmission" ou de la "tradition" avec l'association, notamment dans Le Banquet (sumposion), de l'éducation (paideia, de pais, enfant et/ou serviteur, d'où pédiatrie, pédagogie, pédérastie ou pédophilie) à l'"amour" (erôs) compris de façon privilégiée dans le sens d'une "homosexualité" essentiellement masculine et asymétrique: l'"amant" (erastès), le plus âgé, en principe le plus sage ou le plus savant, transmettant à l'"aimé" (erômenos), le plus jeune, mais aussi le plus beau (kalos), son savoir en parallèle avec un rapport sexuel actif / passif (pas forcément "sodomite" pour autant, si j'en crois les commentaires de l'excellent Luc Brisson). Evidemment toutes les considérations sur le désir de transmission et sa réception consonent avec cette image, d'ailleurs développée par analogie avec des "vases communicants" dans le texte (le vin passant de la coupe la plus pleine à la moins pleine par la capillarité d'une mèche) -- image que Socrate récuse sitôt qu'il l'emploie (la sagesse ne se transmet pas si facilement), mais qui sert quand même d'échelon à son propre dépassement dans la logique platonicienne (le rapport sexuel, charnel, sensible, est dépassé au bénéfice d'un autre type de rapport, intelligible, dialectique, idéel, mais le désir ou amour du "beau" qui est incarné par l'"inférieur" reste le moteur de l'ascension, et de la transmission; origine lointaine de ce qu'on appelle encore amour "platonique").

Evidemment, ça nous change pas mal de nos références habituelles (les participants au Banquet notent d'ailleurs que la pratique grecque est abominable aux "barbares" d'Orient, dès l'Asie Mineure; les Perses cependant n'en étaient peut-être pas si éloignés), mais ce n'est pas inintéressant non plus...
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeLun 24 Avr 2023, 10:51

Judas trahi par la traduction

"Quand il eut pris le vin aigre, Jésus dit : Tout est achevé. Puis il baissa la tête et rendit l'esprit" (Jean 19,30).

Notes : Jean 19:30
achevé : voir v. 28n. – rendit (le même verbe est habituellement traduit par livrer ou transmettre) l’esprit : cf. 10.18 ; voir aussi 7.39 ; 16.5-7 ; 20.22 ; Mc 15.37n,39.

Revenons donc à l’Évangile de Jean (19, 30), où il est question de la mort de Jésus : loin de toute métaphore, l’expression « il rendit l’âme »  (paradidonai to pneuma)  appelle aussi un commentaire, car c’est une manière de dire la mort qui est sans précédent. Les Synoptiques emploient en effet les expressions habituelles pour la mort. Marc (15, 37, 39) et Luc (23, 46) donnent le verbe « expirer » (ekpneo), que l’on trouve chez Sophocle ; Matthieu (27, 50) dit « rendre l’esprit » (aphiemi). Il semble en effet que Jean (19, 30) soit la première occurrence de l’expression paradidômi to pneuma  pour indiquer une mort individuelle. Comme dit Xavier Léon-Dufour avec un art prudent de la litote, le verbe « surprend », car il s’agit d’une « transmission délibérée » (Dufour, 1996,IV, p. 158). (Au demeurant, on reconnaît le mot employé, entre autres, par Jean, en 19, 11 pour désigner l’acte par lequel Judas « livre » Jésus.)

L’hésitation du théologien est ensuite lourde de sens, car il signale l’emploi antérieur du mot chez Jean : il s’agit alors de « livrer Jésus ». Et d’ajouter : « Ses emplois antérieurs n’éclairent donc pas le sens de notre passage, à moins d’entendre que, en consentant à la mort, Jésus se livre lui-même » (souligné par l’auteur). Moins prudent dans son commentaire de ce même passage, Simon Légasse commence par évoquer un « trépas paisible », puis renvoie à Luc(23, 46), dont il donne cette interprétation : « Jésus ne meurt pas passivement ;sa mort [est] un acte volontaire » (Légasse, 199, p. 426). La confusion s’épaissit quand Xavier Léon-Dufour renvoie à Jean (10, 18). Il s’agit une fois de plus de souligner que Jésus est mort de son plein gré. Loin d’avoir subi sa mort, Jésus l’a choisie : « Personne ne me l’enlève [ma vie], mais moi je la dépose de moi-même. J’ai le pouvoir de la déposer et de la reprendre. » Même si c’est pour que s’accomplissent les Écritures (26, 52-54). En l’occurrence, Jean emploie le verbe tithémi,  qui signifie « donner sa vie ». Commentant ce passage, Léon-Dufourassène, avec autorité : « En grec, l’expression tithémi tèn psuchèn ne signifie jamais “donner sa vie” au sens de “se livrer à la mort” » (Dufour, 1990, p. 369),aussitôt suivi de cette précision pieusement herméneutique : « En ce cas – pour dire : se livrer à la mort –, le grec utilise d’autres verbes », dont didomi ! Si l’on a bien saisi la logique du scoliaste, il s’agissait d’abord de chasser toute connotation douteuse de l’expression en montrant bien que le don n’était pas un mouvement vers la mort. Mais quand le mouvement vers la mort est explicitement signifié par l’emploi du mot le plus éloquent que Jean pouvait trouver, et que l’on vient de rejeter, on le dit « peu éclairant ». Comme si l’auteur avait craint de conclure au suicide en associant tout simplement le don à la mort que l’on se donne en se livrant à la mort. Du coup, on en arrive à cette absurdité, que le même « moi » qui est le « sujet de l’action » ne se livre pas à la mort en Jn 10, 18pour s’y livrer en 19, 30.

Autrement dit, entre la mort de Jésus et celle de Judas, il n’y a qu’une décision de traduction, qui ne saurait se fonder que sur d’autres considérations exégétiques – par exemple, si l’on se refuse à invoquer la révélation ou la tradition .Le travail des traducteurs s’est acharné à différencier deux morts volontaires pour en faire un suicide infâmant, d’un côté, un don sublime, de l’autre, quand ni le vocabulaire hébreu ni le vocabulaire grec n’auraient suffi à les différencier. L’ambiguïté qu’on a cherchée à résoudre dans le passage au latin pour éviter que Judas n’échappe à sa vocation de traditeur risque de resurgir à chaque traduction dans une nouvelle langue ou un nouveau médium. En hébreu comme en grec, Judas et Jésus sont morts pendus.

https://www.academia.edu/10433820/Judas_trahi_par_la_traduction
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeLun 24 Avr 2023, 13:06

Article très riche, et de part en part pertinent à ce "sujet" qui fait pour ainsi dire corps avec la "littérature" en son acception la plus large -- on notera Abélard, De Quincey qui a aussi beaucoup inspiré Borges, Joyce, et même un jeune Goebbels inattendu dans ces parages.

Du point de vue étroit, sinon borné, du "bibliste", ça manque naturellement un peu de précision: comme on l'a noté précédemment, "livrer/transmettre (paradidômi) son esprit-souffle (pneuma)" n'est pas "dé-poser (tithèmi) son âme-vie (psukhè)", et ni l'un ni l'autre n'est exactement "donner (didômi) sa vie (zôè)" -- si l'on se risque à une comparaison des compléments, on pourrait dire que la psukhè est plus "individuelle", sinon "personnelle" (puisqu'elle est aussi "animale" que l'anima), que le "souffle-esprit" et la "vie" qui peuvent être transmis, passer de l'un à l'autre (transitivité), dans toute la métonymie de la génération; du reste le Christ johannique "reprend sa psukhè", alors qu'il donne la zôè et le pneuma. Par ailleurs (p. 978s, mais cela ne concerne ni ton extrait ni notre sujet, je le note simplement pendant que j'y pense), le sens de l'egô eimi varie, de la banalité (c'est moi [qui suis, ceci ou cela]) à la surdétermination théo-christologique, non seulement en fonction de ses constructions syntaxiques et contextuelles (avec ou sans attribut, en réponse ou non à une question d'identité, qui est-ce [qui] / c'est moi [qui] etc.), mais surtout selon l'économie de chaque oeuvre. Ce qui est extrêmement significatif (quoique ambigu) dans le quatrième évangile, qui met la formule en évidence par ses usages absolus (sans attribut), peut être tout à fait anodin dans les Synoptiques...

En tout cas ce texte mérite d'être bien lu, et il ouvre des pistes de lecture prometteuses. Mais il pose aussi, d'autant qu'il ne la pose pas, (au moins) une question dangereuse: dans la mesure où la "trahison" est indissolublement liée à la "traduction" comme à la "tradition", (comment) peut-on encore parler d'erreur (de traduction), et prétendre corriger des erreurs ? Question dangereuse, car elle paraît autoriser et justifier (le) n'importe quoi, et insinuer que toutes les traductions-traditions-trahisons se valent, ce qui n'est pas du tout mon propos; question "incontournable" quand même, car dans un domaine où l'"erreur" est règle plutôt qu'exception, voire méthode plutôt qu'accident, on ne saurait corriger que dans l'erreur, et non sans induire autrement en erreur.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 26 Avr 2023, 15:58

"qu'on livre un tel homme au Satan pour la destruction de la chair, afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur !" (1 co 5,5)

Notes : 1 Corinthiens 5:5
Cf. 11.32. – qu’on livre (litt. livrer)… au Satan (voir démon, diable, Satan) : selon certains, l’expression signifie simplement exclure de la communauté ; d’autres y voient un rituel de malédiction (voir bénédiction, malédiction) condamnant solennellement le coupable à mort (cf. Lv 18.19s ; 20.2ss ; Dt 13.13ss ; 17.2ss ; 1Tm 1.20 ; voir aussi Ac 5.5,10). –
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 26 Avr 2023, 16:23

En tout cas c'est bien le verbe paradidômi, et cet usage "disciplinaire" est à peu près unique dans le corpus paulinien (du moins dans les premières épîtres, car il est imité en 1 Timothée 1,20: ailleurs c'est la transmission de la tradition, paradosis, 1 Corinthiens 11,2.23 -- dans ce dernier verset avec Jésus "livré", mais aussi bien par lui-même ou par Dieu, Romains 8,32; Galates 2,20 -- et 15,3; Romains 6,17; cf. aussi 1 Corinthiens 13,3 "livrer son corps", 15,24, "livrer le royaume au dieu et père"; 2 Corinthiens 4,11 "être livré à la mort").

La formule (qui est peut-être elle-même plus "traditionnelle", c.-à-d; "ecclésiale", que paulinienne) reste étrange à plus d'un titre, car d'une part elle semble prêter au "Satan" (cf. aussi 1 Corinthiens 7,5; 2 Corinthiens 2,11; 7,14; 11,14; 12,7; Romains 16,20 etc.) un rôle un peu contradictoire d'adversaire et d'instrument de discipline, d'autre part elle met le "livreur", apôtre ou Eglise, dans la position soit du "traître", soit du dieu/père qui "livre" son fils; et le "condamné" lui-même se trouve revêtu d'une fonction quasi christique, puis qu'il est "livré" pour "sauver" (l'esprit) -- comme dans la parole johannique prêtée au grand prêtre dans le quatrième évangile... Ambiguïtés en cascade.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 26 Avr 2023, 16:44

1/ Il permet d’établir un parallèle entre le martyre de Jean le Baptiste et la passion du Christ, en avertissant au passage le lecteur de la signification du verbe « livrer » (« paradidômi »).

Dès la proclamation initiale de Jésus, en 1,14, le lecteur a appris que le Baptiste a été livré, mais sans savoir ce que cela signifiait. Puis, en 3,19, Marc a présenté Judas - que Jésus vient de choisir parmi les Douze, comme étant « celui qui le livra ». Avec le récit du martyre de Jean-Baptiste, le lecteur sait désormais ce que signifie ce verbe « livrer ».
Indirectement, il est par conséquent aussi déjà informé de ce qui arrivera à Jésus. Les expressions appliquées à Jean-Baptiste seront d’ailleurs reprises pour Jésus :

Comme Jean Baptiste qui est :

- saisi en 6,17 ; 
- enchainé en 6,17 ; 
- mis à mort en 6,19 ; 
à un moment propice (eukairos) en 6,21.
Son corps est déposé dans un tombeau en 6,29. 

Jésus sera lui aussi :

- saisi (14,44.46.49) ;
- enchainé (15,1) ;
- mis à mort (8,31 ; 9,31 ; 10,34 ; 14,1)
à un moment propice (eukairos) en 14,1.
Son corps est déposé dans un tombeau en 15,45.46.

https://catho94-fontenay.cef.fr/wp-content/uploads/2021/01/3eme-entretien.pdf
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 26 Avr 2023, 18:21

Pour un texte "paroissial", c'est d'excellente qualité...

Je ne reviens pas sur les emplois de paradidômi dans Marc (voir post initial, § 4), mais le parallèle entre Jean(-Baptiste) et Jésus mérite en effet d'être souligné: l'élément le plus intriguant est que Jésus soit identifié à Jean "ressuscité", non seulement après mais peut-être même avant la mort de celui-ci (6,14.16): contrairement à ce que suggère l'auteur précité, ce n'est pas seulement une croyance stupide d'Hérode, puisque c'est aussi une opinion rapportée, et peut-être partagée, par les disciples en 8,28. En tout cas ça contribue à mettre en question la notion même de "résurrection" (relever, éveiller, qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que ça veut dire ?) ce qui est une intention explicite du texte (cf. 9,9s; 12,18ss). La chose a de quoi surprendre le lecteur chrétien ou post-chrétien: qu'il y "croie"ou non, il a l'impression de savoir ce que ça veut dire, or c'est justement ce qui est en question.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 27 Avr 2023, 10:32

Citation :
En tout cas ce texte mérite d'être bien lu, et il ouvre des pistes de lecture tout à fait prometteuses. Mais il pose aussi, d'autant qu'il ne la pose pas, (au moins) une question dangereuse: dans la mesure où la "trahison" est indissolublement liée à la "traduction" comme à la "tradition", (comment) peut-on encore parler d'erreur (de traduction), et prétendre corriger des erreurs ? Question dangereuse, car elle paraît autoriser et justifier (le) n'importe quoi, et insinuer que toutes les traductions-traditions-trahisons se valent, ce qui n'est pas du tout mon propos; question "incontournable" quand même, car dans un domaine où l'"erreur" est règle plutôt qu'exception, voire méthode plutôt qu'accident, on ne saurait corriger que dans l'erreur, et non sans induire autrement en erreur.

« Traduire, c’est trahir » ? Pour une mise en question des notions de vérité, de fidélité et d’identité à partir de la traduction

Vérité et « non-vérité(s) »

Tout d’abord, il convient de s’interroger plus précisément sur les oppositions conceptuelles qui sont en jeu. Comme le remarque Charles Le Blanc (2009 : 124), « [l]e mensonge n’est pas le contraire de la vérité ». Pour lui, le contraire de la vérité serait « l’erreur ». Si cette conception peut être remise en question, elle a le mérite d’introduire une dimension centrale, qui est celle de la volonté. Il conviendrait donc, dans un premier temps, de distinguer entre « vérité »/« vrai » comme « conforme à la réalité » et « fausseté »/« faux » comme « non-conforme à la réalité ». La distinction entre « fausseté » et « mensonge » résiderait ensuite dans l’intentionnalité : alors que la fausseté ou l’inexactitude pourraient être accidentelles et n’excluraient donc pas par principe une attitude de « sincérité », le mensonge serait un acte délibéré qui viserait à tromper.

Toutefois, pour qu’il y ait falsification en traduction, il faut que l’original soit perçu comme détenteur de vérité. Or, cette dichotomie doit être relativisée. Même en partant d’une définition générale de la vérité en tant que conformité à la réalité comme l’avait définie Aristote : « les propositions sont vraies en tant qu’elles se conforment aux choses mêmes » (De l’interprétation, 9, 19a), force est de constater que si elle s’applique au langage et donc a priori aussi à l’écriture, cette définition s’avère réductrice lorsqu’il s’agit d’écriture de fiction ou d’idées. Dans ces cas, un rapport immanent à une réalité que l’on pourrait qualifier d’« extérieure » n’est plus immédiatement saisissable, comme le constate également déjà Aristote dans sa différenciation entre l’historien et le poète (cf. Poétique, 9, 1451ab). Or, dans le cas de la traduction, qui est par essence une écriture secondaire, un deuxième niveau de distance à la réalité tangible s’interpose par l’éloignement linguistique et historique entre l’original et la traduction. Il semble alors presque impossible de parler encore de « conformité à une réalité extérieure » par rapport à une traduction. Cette impasse apparente ne peut être surmontée qu’en considérant l’original comme point de référence. Or, comme nous allons le voir, celui-ci constitue une référence à la fois vague et contradictoire puisqu’il n’est ni absolu ni anhistorique.

Une difficulté supplémentaire découle du fait que les conceptions de « vérité » et de « fidélité » se situent sur deux plans conceptuels fondamentalement différents. Aussi controversé et difficile à cerner qu’il soit, le critère de la vérité est censé être régi par une certaine objectivité comme principe épistémologique, soit en tant que correspondance à une réalité « en soi » et donc indépendante du sujet qui la perçoit, soit soumis à des principes d’observabilité et de vérifiabilité intersubjective que la philosophie des sciences a tenté d’établir.

Les fidélités à l’original

La notion de la fidélité comporte en revanche une forte dimension morale ; il s’agit en effet d’une valeur plutôt que d’un critère objectif. La correspondance est dans ce cas non pas « objective » mais plutôt fondée sur des attitudes morales comme la loyauté, l’attachement ou le respect d’un engagement. De ces trois critères, le respect d’un engagement semble encore le plus proche du rapport entre le traducteur et l’auteur de l’original, voire entre la traduction et le texte original, deux rapports fondamentalement différents mais souvent confondus, comme nous le verrons par la suite.

La conception moderne du rapport entre original et traduction est fondée sur le constat que, puisqu’il n’y a pas de traduction possible sans original, l’original est sa condition sine qua non et la traduction par définition une activité secondaire. Cependant, Nesterova nous invite à nous interroger plus profondément sur la nature de cette secondarité en soulignant que « la définition d’‚ayant lieu pour la seconde fois‛ ne correspond pas à la nature du texte traduit » (Nesterova, 2011 : 110).

Dans ses études historiographiques, Berman démontre que cette secondarité n’a pas toujours été conçue comme telle. En effet, jusqu’à la Renaissance, l’opposition entre « traduction libre » et « traduction fidèle » n’existait pas et la traduction n’avait alors rien à « trahir ». Puisque l’original n’était pas considéré comme un texte figé qu’il s’agissait de respecter, l’échange et la reprise des idées se faisaient plus librement : « la distinction, pour nous évidente, entre un texte original et un texte second […] n’existait pas vraiment » (Berman, 1988 : 27). L’écriture était alors un « incessant ré-arrangement textuel » (Berman, 1988 : 24) qui comportait des citations déguisées et des emprunts intertextuels. Le fonds de textes dans lequel on puisait pour emprunter, modifier et développer des idées n’était nullement limité à un cadre national ou unilingue. Berman souligne que dans cette constellation linguistique et culturelle, la question de la fidélité ne se posait donc même pas (1988 : 26) ...

https://journals.openedition.org/trajectoires/1649#tocto1n1
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 27 Avr 2023, 12:13

Cet article enfonce (mal) beaucoup de portes (pourtant) ouvertes: bien sûr, le rapport au "réel" n'est pas le même quand on traduit un mode d'emploi, un reportage journalistique, un article scientifique ou une fable, un conte ou un roman. Le rapport à l'"auteur" n'est pas le même quand celui-ci est vivant, mort ou anonyme. (Etc.) N'empêche qu'il y va toujours en traduction d'une sorte de "double contrainte" (double bind): devoir de transgression, impossible et nécessaire, on peut multiplier les oxymores et les contradictions, déjà inscrits dans le langage suivant la métonymie de l'écriture. Pas un mot, pas un texte qui n'échappe aussitôt à l'intention de l'instant, s'il y a jamais rien de tel, dès lors qu'il est susceptible d'être lu et entendu, mémorisé et répété, plus tard, plus loin, dans un autre contexte, selon une dérive qui ne peut que s'écarter avec le temps de son origine supposée, mais qui est aussi la chance de toutes les inventions, y compris au sens de re-découverte(s) ou de relèves du sens.

Soit dit en passant, on n'a pas attendu la Renaissance pour avoir conscience du caractère plus ou moins "libre" ("dynamique", "créatif") ou "fidèle" (littéral, formel) d'une traduction, à preuve les multiples recensions et reprises de la "Bible grecque" (de la Septante à Aquila pour s'en tenir aux extrêmes). C'est aussi le propre d'une traduction que d'être toujours discutable, critiquable, contestable, et par là même traduire est une bonne école de pensée, qui ouvre bon gré mal gré à la différence irréductible.

Si par ailleurs il n'y a jamais de "tiers texte" pour juger d'une traduction, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de "langue du sens", la traduction biblique tend cependant à y suppléer avec tout son "péritexte" (introductions, commentaires, notes de traduction, traductions littérales, autres traductions possibles), qui rappelle sans cesse au lecteur qu'il avance en terrain incertain, mouvant, et lui donne la responsabilité d'une certaine liberté contrainte, analogue à celle du traducteur toujours plus ou moins traître par vocation.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 27 Avr 2023, 13:06

"Mais ce n'est pas à cause de lui seul qu'il est écrit : Cela lui fut compté, c'est aussi à cause de nous, à qui cela va être compté, nous qui croyons en celui qui a réveillé d'entre les morts Jésus, notre Seigneur, qui a été livré pour nos fautes et réveillé pour notre justification" (Rm 4,25).


L'annonce de la passion et les critères de l'historicité

5. paradidotai

Ce verbe, caractéristique du thème de la traditio, ne figure pas dans les annonces du premier groupe. En revanche, il se lit dans les trois annonces du deuxième, conjugué à la voix passive. On le trouve aussi, à la voix passive, dans les annonces du dernier groupe, et à la voix active en Mc, 10, 33 et Mt., 20, 19. De nouveau, la voix passive dénonce la volonté divine, tandis que l'actif caractérise l'œuvre des hommes, notamment la traditio de Jésus aux païens par les autorités juives.

Le verbe paradidômi appartient au contexte de la passion du témoin (93). Il est aussi très caractéristique du kérygme. Nous le trouvons dans une formule kérygmatique de type moyen, à savoir Rom., 4, 25 (ho paredothê dia ta paraptômata hêmôn), et dans une formule liturgique, comme 1 Cor., 11, 23, hoti ho kyrios Iêsous en têi nykti hêi paredi- doto (94). Enfin, le verbe figure en bonne place dans les récits de la Passion.

Bref, l'étude du vocabulaire montre que le verbe paradidonai est commun aux trois contextes apostoliques. C'est le premier vocable qui permet une telle conclusion. Autrement dit, ce verbe est « neutre » ; il ne caractérise aucun des contextes parallèles en particulier. D'autre part, le passif théologique de paradidômi, au sens absolu, n'est attesté que deux fois dans les formules de foi et de prière de l'Eglise apostolique, soit un énoncé kérygmatique (Rom., 4, 25) et une formule liturgique (1 Cor., 11,23).

Rom., 4, 25 est une formule kérygmatique de type moyen à situer entre les énoncés brefs et les formes développées (96) :

« hos paredothê dia ta paraptômata hêmôn kai egerthê dia tên dikaiôsin hêmôn. »

Bien qu'elle comporte la clause de la résurrection rédemptrice exclusivement paulinienne, son caractère pré-paulinien est aujourd'hui reconnu par la majorité des critiques. Le caractère traditionnel est net : construction relative hos, antithèse paredothê-êgerthê, clause de la passion rédemptrice dia ta paraptômata hêmôn. Toutefois, si son caractère pré-paulinien est bien établi, Rom., 4, 25 doit être considéré comme secondaire par rapport à Me, 9, 31 a. W. Popkes défend même l'hypothèse d'une relecture ; il fait remarquer que Mc, 9, 31 est dépourvu de notice sotériologique du type « à cause de nos péchés ». Dans la tradition synoptique, cette clause n'apparaît que dans Mc, 10, 45 b et 14, 24 (et par), alors qu'elle est habituelle dans la tradition pré-paulinienne. Par ailleurs, la tradition marcienne semble s'être développée parallèlement et donc indépendamment de la tradition paulinienne. Il est alors difficile de se représenter que Rom., 4, 25 ait exercé une influence sur Mc, 9, 31.

D'autre part, l'expression ho hyios tou anthrôpou est le seul titre christologique à être associé à paradidômi. La traditio du Fils de l'homme représente ainsi une ligne importante et caractéristique de la tradition marcienne et Mc, 9, 31 doit être considéré comme un point de départ. Mc, 9, 31 ne s'intéresse qu'aux circonstances de la Passion ; il pose la question « comment en est-on arrivé là ? » et constate que Jésus a été livré (par Dieu) sans défense à la méchanceté des hommes. En posant la question des motifs profonds, Rom., 4, 25 va plus loin, sans toutefois innover, car le thème du « péché » était déjà inclus dans l'expression « aux mains des hommes ». A l'inverse, on peut dire aussi que la question des motifs est préparée par Marc : « Pourquoi le Fils de l'homme fut-il livré aux mains des hommes ? ». Réponse : à cause du péché. La sotériologie, implicite de Me, 9, 31 a trouvé son explicitation dans la lettre aux Romains. L'influence du quatrième Chant du Serviteur souffrant sur cette évolution est indéniable ; on a fait remarquer que le Tgls, 53, 5 b (« livré à cause de nos fautes ») s'accorde particulièrement bien avec Rom., 4, 25 a.

1 Cor., 11, 23 contient la formule liturgique qui, chez Paul, introduit le récit de la dernière Cène : hoti ho kyrios Iêsous en têt nykti hêi paredidoto. Le verbe paradidonai est de nouveau un passif théologique absolu : c'est par Dieu que Jésus fut livré, cette nuit-là. D'aucuns allèguent cependant que paredidoto ne renvoie pas, dans ce cas précis, à Dieu, mais à Judas : en cette nuit où Jésus fut livré par Judas. C'est le cas de F. Hahn (102). En fait, la lecture des passages, où Judas se trouve lié au verbe paradidômi, montre que le verbe est toujours conjugué à l'actif. On a cru lire une exception en Mc, 14, 21 où paradidotai est un passif. Une étude attentive montre qu'il s'agit, en fait, d'un passif théologique ; il faut distinguer ici entre la causalité efficiente (Dieu) et la causalité instrumentale (toi anthrôpôi ekeinoî di' hou) et se rappeler que dia, avec le génitif, exprime la causalité instrumentale. Judas est ici complément instrumental. Mc, 14, 21 indique que, si Judas fut l'instrument de la traditio, la cause profonde fut bien Yahvé.

Nous concluons que Rom., 4, 25 et 1 Cor., 11, 23 b représentent les seules attestations du passif théologique paradidômi dans les formules de foi et de prière. Par ailleurs, nous avons montré qu'il n'est pas possible d'expliquer Mc, 9, 31 par Rom., 4, 25, mais que la confession de foi est une explicitation de la tradition marcienne. Toutes ces constatations tendent à montrer que Rom., 4, 25 et 1 Cor., 11, 23 b sont à tenir pour les ultimes attestations d'un usage en voie de disparition. La tradition apostolique ne témoigne plus que d'emplois tardifs ; les seuls textes de cette tradition, où nous trouvons encore le vocable paradidômi, sont les témoins d'un usage déjà périmé. En revanche, le Jésus de l'histoire a employé le passif théologique absolu comme un élément essentiel de son vocabulaire ; c'est spécialement vrai pour l'expression du thème de sa traditio aux hommes, comme semble bien le montrer la haute antiquité de Mc, 9, 31 a.

L'emploi du verbe paradidômi s'enracine profondément dans les traditions biblique et extra-biblique. Nous le trouvons à de multiples reprises dans la Septante. W. Popkes en a dénombré 208 attestations, dont 18 emplois absolus. C'est Dieu qui est presque toujours le sujet. A cela, il y aurait deux raisons : tout d'abord, il s'agit de la guerre sainte et Dieu livre les nations ennemies à Israël ; ensuite, nos attestations apparaissent fréquemment dans des oracles de malheur. Dieu livre les nations (ou Israël), parce qu'elles se sont opposées à sa volonté. Ces dernières attestations sont plutôt le fait des livres prophétiques (106).

Il nous faut accorder un traitement spécial au livre d'Is. 53, c'est-à-dire au quatrième Chant du Serviteur de Yahvé, car il n'est pas d'auteurs, préoccupés par l'attitude de Jésus face à la mort, qui ne fassent référence à ce poème si controversé. La question qui nous intéresse est évidemment celle de l'incidence du verbe paradidô dans ce passage.

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1976_num_50_4_2771
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeJeu 27 Avr 2023, 15:05

Mystère technique à mes yeux, qu'une "reconnaissance (approximative) de caractères" (d'où possibilité de copie et de recherche automatique) soit compatible avec un scan (en partie) illisible...

Pour ce que j'ai réussi à en lire, cet article semble dans un sens tout à fait pertinent à notre sujet, d'autant qu'il tourne autour de Marc 9,31a, évoqué dès le post initial. Mais son obsession "historique" et "sémitisante" (deux traits en principe distincts, mais qui tendent à se confondre dans la perspective des années 1970, nous en parlions encore ici 21.4.2023) le situe aux antipodes de mon "intention", pour autant que j'en aie eu une et que je puisse en juger moi-même... Le travail historico-critique qui veut remonter au "Jésus historique" en-deçà de toute tradition (chrétienne, ecclésiastique, scripturaire) voudrait en somme qu'il ne fût pas livré (trahi, traduit), tout comme Pierre-Satan dans la tradition synoptique (à qui on attribue pourtant ladite tradition)...

Dans la mesure où on arrive à le lire, l'article est néanmoins intéressant, notamment par ses références vétérotestamentaires (surtout à Isaïe 53) et "intertestamentaires", qui auraient dû poser à l'auteur une question logique: puisque tout le vocabulaire de la "livraison-tradition" est disponible, y compris en grec, avant tout "Jésus" et tout "christianisme", comment peut-on en faire un critère spécifique pour remonter du "christianisme" à un "Jésus historique" ?

En somme, toute tradition construit sa référence (cf. ici) autant qu'elle la traduit et la trahit, c'est l'ambivalence même sans laquelle il n'y aurait pas non plus d'"histoire". Ce qu'on appelle (toujours rétrospectivement) un "fondateur", notamment, est bien plus déterminé par ce qu'il fonde qu'il ne le détermine, ce qui rend particulièrement fragile, dans son cas, la frontière entre l'histoire et la fiction.
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 03 Mai 2023, 10:59

La notion de trahison (Article très long - cet extrait m'a paru intéressante pour le lien “trahison”/“tradition”). 

4 L’étude de la notion de prodosia se fonde aussi sur l’occurrence des termes de la même famille, tels que prodotès (πϱοδότης), “traître”, prodotis (πϱοδότις), “traîtresse”, ou encore, plus rare, prodotos (πϱόδοτος), “trahi”, “livré”, qui peuvent être employés en rapport avec le sens strict de prodosia, “action de livrer par ruse”, ou avec le sens large d’“abandon”, ou d’autres termes composés avec un préverbe qui, apportant une nuance supplémentaire, s’ajoute à didonai, comme ekdidonai (ἐϰδιδόναι), “faire passer en d’autres mains, livrer”, endidonai (ἐνδιδόναι), “mettre dans la main, remettre, livrer”, paradidonai (παϱαδιδόναι), “transmettre, remettre, livrer”, ou encore, surcomposé à partir de prodidonai, kataprodidonai (ϰαταπϱοδιδόναι), “livrer, trahir”.

5 Le mot “trahison” possède un doublet de formation savante, le mot “tradition”, dans lequel on retrouve la notion de transmission, de remise à autrui : mais le terme “tradition”, dépourvu de la connotation dépréciative qui est attachée au mot “trahison”, possède souvent une valeur positive, dans la mesure où la tradition, qui est à la fois le fait de transmettre le passé et ce que l’on transmet du passé, s’opposant à l’innovation, étrangère par essence, est signe, grâce à la continuité que permet l’enracinement dans un passé fondateur dans lequel s’opère le renouvellement des générations, de permanence et de stabilité : alors que la trahison est avant tout rupture, interruption, la tradition est le maintien, par les générations qui se succèdent, d’une trame intacte, chaque vague découlant naturellement, malgré sa naissance nouvelle, de la précédente. Tradition et trahison, qui consistent toutes deux dans la transmission à autrui, diffèrent par leur caractère, qui est licite pour la première, illicite pour la seconde, en fonction de l’identité du destinataire : alors que, dans la tradition, la remise d’un patrimoine se fait au profit d’un proche, un descendant, qui est héritier légitime, dans la trahison, elle se fait au détriment de l’héritier légitime et au profit d’un étranger, qui veut dénaturer ce patrimoine : elle est donc éminemment condamnable.

6 La notion de trahison peut être rendue par des mots appartenant à d’autres familles que le mot “prodosia” et qui insistent sur le renvoi, l’abandon, la défection, plus que sur la simple remise à autrui qu’implique le verbe didonai : l’idée fondamentale, avec des termes, tous composés, tels que, à partir de leipein (λείπειν), “quitter, délaisser”, proleipein (πϱολείπειν), “quitter, abandonner”, ou encore lipogamos (λιπόγαμος), “qui a abandonné son mari”, ou lipopatôr (λιπoπάτωϱ), “qui a abandonné son père”, dans lesquels l’idée d’abandon injustifié entraîne celle de trahison, particulièrement dans un contexte d’émotion très forte, à partir de hienai (ἱέναι), “lancer”, à l’actif, methienai (μεθιέναι), “laisser aller, relâcher”, au moyen aoriste, proesthai (πϱοέσθαι), “laisser aller, abandonner, livrer”, ou encore, à partir d’histanai (ἱστάναι), “placer”, aphistanai (ἀϕιστάναι), dont le préverbe apo indique très nettement l’éloignement, “s’abstenir de, se détacher de, faire défection” ou apostasis (ἀπόστασις), “défection”, est que le personnage qui agit fait défaut, manque à celui qui serait en droit d’attendre son aide en brisant le lien de solidarité qu’implique l’appartenance à une même communauté.

https://books.openedition.org/ausonius/5010?lang=fr
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 03 Mai 2023, 13:15

Ce livre semble fort intéressant, bien (ou parce) que décalé à de nombreux points de vue (historique, géographique, linguistique, culturel: la Grèce "classique" du Ve siècle av. J.-C.) par rapport à notre "champ" habituel (la "Bible" où le grec joue certes un rôle considérable, mais c'est la langue "commune" = koinè d'autres époques, hellénistique puis romaine, d'autres lieux et d'autres milieux, notamment juifs et chrétiens). L'écart est cependant limité entre pro-didômi (-didonai à l'infinitif) et ses dérivés "classiques" d'une part, et les para-didômi (etc.) plus courants dans "notre" littérature: l'idée de "donner" reste centrale (elle l'était aussi bien dans l'hébreu ntn l-'l-`l-b yd, elle demeure perceptible jusque dans ce qui nous reste d'argot français du "milieu", "donner qqn"); pro-didômi (etc.) n'est d'ailleurs pas tout à fait absent du NT, où il a plusieurs nuances possibles, ainsi "donner le premier ou d'avance", selon le sens temporel de pro- (Romains 11,35, d'après Job 41,3 mais pas selon la Septante; toutefois pro- suggère aussi bien le sens spatial d'un mouvement vers l'avant, et le verbe composé garde également le sens "classique" de "trahir", p. ex. "la patrie", 4 Maccabées 4,1; de même pro-dotès pour "traître", Luc 6,16; Actes 7,52; 2 Timothée 3,4, cf. 2 Maccabées 5,15; 3 Maccabées 3,24).

Le détour par le monde grec classique est précieux parce que la "trahison" et ses "contraires" (fidélité, loyauté, piété, etc.) y sont déterminés de façon complexe, multiple et souvent contradictoire, dans une "économie" en tout cas différente de celles de l'ethnos "juif" ou d'une "religion" ethnique (judaïsme) ou cosmopolite (christianisme), et que ces conflits et contradictions y sont médités par une vaste littérature (mythologique, épique, tragique, philosophique). La fidélité à la "cité" (polis) et à ses divinités tutélaires ne se confond pas avec la fidélité à un "peuple", à un "clan" familial, à ses "amis", à une école ou à un maître, à un culte d'élection ("mystères"). Il y a de nombreuses loyautés en conflit potentiel les unes avec les autres et mille occasions, voire nécessités, de "trahir" l'une au nom de l'autre (Antigone est sans doute l'exemple le plus célèbre).
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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 03 Mai 2023, 14:35

"Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des faits qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement, en ont été les témoins oculaires et sont devenus serviteurs de la Parole, il m'a semblé bon, à moi aussi, après m'être informé exactement de tout depuis les origines, de te l'exposer par écrit d'une manière suivie, très excellent Théophile, afin que tu connaisses la certitude des enseignements que tu as reçus" (Luc 1,1-4).

...telles que nous les ont transmises (transmettre/livrer - paradidômi)... : deux seulement de toutes les mentions du verbe chez Lc signifient transmettre; pour le reste, c'est le terme propre de la passion "être livré à’" Faut-il penser que l'une conduit à l'autre ? - Voici la 2e mention : Tout m'a été transmis par mon père : nul ne connaît le fils, sinon le père et qui est le père sinon le fils, et à qui le fils veut bien révéler (10,22). Lc indique ici l'origine de toute transmission et son unique objet : la connaissance du Père révélée par le Fils.
 Lc a composé un récit. Celui-ci suppose une réception, puis à nouveau un don de la parole. Entre les deux, il y a perte, et gain de nouveauté, autrement dit 
tradition vivante. La transmission n'est pas rigidité, elle est fidèle dans la mesure où elle entre dans ce passage. Dieu n'est pas une idole (effigie), il est le Vivant,
toujours surprenant. – St Paul a cette belle formule qui réunit les deux sens du verbe : Car moi, j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain... (1 Co 11,23). En pratiquant à son tour la tradition vivante, la communauté de Corinthe annonce[récite] la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne (1 Co 11,26).

http://cathoutils.be/wp-content/uploads/2016/01/03dim-c.pdf

Autour des notions de tradition

3 On voit la tradition chrétienne à l’œuvre dans un texte bien connu de saint Paul. « Voici ce que j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus dans la nuit où il fut livré, prit du pain […] » (1 Co 11,23). Une génération plus tard, l’auteur de l’Épître à Timothée exhorte son disciple à « garder le dépôt » (1 Tm 6,20). Ce verset est à l’origine de la notion de depositum fidei. Une nouvelle inquiétude se manifeste dans l’Église : le message est menacé par des contaminations. Cette génération devient ainsi caractérisée par un souci d’exactitude, de fidélité dans la transmission. Mais c’est l’historien, appuyé par des travaux modernes sur le premier siècle chrétien qui affirme que cette notion de la tradition, quelque peu différente parce que plus soucieuse, apparaît une génération plus tard. Pendant plus d’un millénaire ce texte passait pour être de la main de Paul et la notion d’un dépôt inaltérable devint bien implantée. Des auteurs modernes parlent d’une version substantialiste de la tradition : les chrétiens se transmettraient la foi comme dans une course de relais on se passe un bâton.

4 Pourtant dès l’époque des Pères, les théologiens font une distinction entre la traditio activa, l’acte de transmettre, de la tradition passiva, c’est-à-dire du contenu transmis. Cette distinction ouvre la voie à une lecture de la tradition qui ne cache pas les changements au cours de la transmission, qui devient alors une réalité historique au sens fort. Wilfred Cantwell Smith ne cessait de répéter que lorsqu’une mère enseigne le Notre Père à son enfant, elle lui enseigne certes un texte inaltérable (encore qu’il y a eu des changements de traduction…), mais ce que l’enfant apprend pour le reste de sa vie n’est pas seulement un texte classique, c’est aussi la tonalité d’une relation avec son parent. Toute transmission est marquée par la subjectivité de ceux qui transmettent et de ceux qui reçoivent. Les rites sont répétés, mais ils sont aussi performés. Schmitt signale des plaintes formulées par des moines à la fin du Moyen Âge contre le fait que la messe est devenue un théâtre. Elle n’est plus célébrée simplement devant Dieu, disent ces derniers, mais aussi devant des spectateurs et la présence de ceux-ci affecte la performance des célébrants. La disposition des églises jésuites accentue la tendance à la mise en spectacle du rituel. Et aujourd’hui, même dans les célébrations les plus sobres, on ne peut pas être sensible au fait que les officiants ont un style (qui est ou n’est pas dans notre goût).

5 Mais les notions de tradition ne font pas qu’alimenter des travaux de sociologues et, de plus en plus, de politologues. Elles ont été aussi au centre de la division entre protestants et catholiques et alimentent aujourd’hui les propos de l’œcuménisme. Là aussi l’attention s’est portée sur le devenir des traditions. Au lieu d’aborder le sujet à partir de l’exhortation à Timothée, on est plutôt porté à se souvenir de la parabole des talents (Mt 25,14-30 ; Lc 19,12-27). Le maître qui confia ses biens à ses serviteurs à son départ en voyage, félicita à son retour les deux qui le firent fructifier et blâma celui qui, mû par la crainte et prétextant la sévérité de son maître, se borna à enterrer dans le sol la somme qui lui avait été confiée. Les théologiens qui revendiquent la liberté de la recherche ne feraient donc que suivre l’injonction dominicale « faites des affaires jusqu’à mon retour ! » (Lc 19,13).

9 Les ornières sont dès lors établies pour quatre siècles de polémiques confessionnelles, vu que les protestants affirment que seules les Écritures sont source de révélation et élaborent la théorie de Scriptura suae ipsius interpres pour régler les problèmes de lecture qui ne manquaient pas d’être attirés à leur pas si bienveillante attention. Le cours des débats vérifie la page de Platon sur les inconvénients de l’invention de l’Écriture. Un texte écrit ne peut pas se défendre, alors que la parole vivante peut reprendre celui qui ne l’entend pas bien. N’importe qui peut lire un texte, et le lire de travers. Et l’histoire religieuse atteste que des esprits vifs et zélés n’ont pas tardé à trouver tout et n’importe quoi dans les Bibles qu’ils lisaient. On peut définir la tradition comme la voix des morts. Mais les morts, même si parfois ils laissent des écrits, ne parlent pas. Au bout de la ligne, ce sont toujours des vivants qui établissent ce que les morts disent. La force de la position catholique c’est qu’un individu vivant, juché sur une estrade ou sur un trône, peut déclarer la tradition et se voir appuyé par une institution, pour formuler sa pensée d’abord, puis pour la répandre ensuite, voire l’imposer. La réforme dite magistérielle, celle des Luthériens et des Réformés, est aussi allée dans cette direction avec la formulation de confessions de foi, qui restent néanmoins subordonnées à l’Écriture. De plus dans la tradition réformée, aucune de ces confessions ne déplace ou corrige les autres et le respect va à une série de telles confessions.

https://www.erudit.org/en/journals/ltp/2006-v62-n1-ltp1384/013571ar/
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Narkissos

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MessageSujet: Re: trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances   trahisons, traditions, traductions, livraisons, délivrances Icon_minitimeMer 03 Mai 2023, 20:04

J'ai trouvé le second texte (Despland, 2006) nettement plus intéressant que le premier (anonyme catholique et belge, 2016 ?), quoiqu'ils n'aient pas grand-chose de comparable en dehors du hasard qui te les a fait citer et me les a fait lire l'un après l'autre... Particulièrement pertinent me semble le constat que l'idée même de "tradition", et non seulement son "contenu", change au fil du temps, même s'il y a toujours en elle une certaine tension entre des tendances novatrices (créatives, progressistes, évolutionnistes, les synonymes ne sont qu'approximatifs et non superposables) et conservatrices; qu'on pense aux "ecclésiastiques" et aux "gnostiques" du IIe siècle ou aux "modernistes", "libéraux", "orthodoxes" et "conservateurs" du XIXe, chaque tendance se montrait "traditionaliste" à sa manière, combinant diverses formes de continuité et de rupture, de reproduction et d'invention, et ne comprenait pas mieux les autres pour autant...

On retrouverait d'ailleurs quelque chose de l'ambivalence foncière du thème dans le fait historique, littéraire et néanmoins logique que les "fondateurs" d'une "tradition" quelconque ne l'ont jamais été sans "trahir" une tradition et/ou un ordre antérieurs, même si le "mythe (fondateur)" tend à dissimuler la transgression initiatrice de la (nouvelle) tradition sous les espèces d'une obéissance héroïque à des "valeurs" plus anciennes, voire originelles. Cela vaut d'ailleurs autant pour les fondateurs imaginaires que pour les présumés réels, et "la Bible" en fournirait à elle seule toute une galerie d'exemples (Abraham, Moïse, David, Jésus, Paul entre autres).

A propos de paradidômi dans Luc (premier document), je signale quand même qu'entre l'introduction (1,2) et la première annonce de la Passion (9,44 etc.) ou le logion de la révélation du Père au Fils (10,22 // Matthieu 11: tout m'a été remis-livré-transmis par mon Père...), il y a une occurrence bien embarrassante que l'auteur a omise, en 4,6 où c'est le "diable" qui dit que le "pouvoir" (exousia) et/ou la "gloire" (doxa) de tous les royaumes de la terre lui a (ont) été livré(e)(s) (paradidômi, passif "divin" si l'on veut), et qu'il le(s) donne (didômi) à qui il veut (comme le Fils en 10,22). Tout autre "tradition", étonnamment semblable pourtant.
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