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| L'origine des Israélites et des Hébreux | |
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Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 05 Sep 2019, 22:49 | |
| A comparer avec le début de ce fil. |
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Ven 24 Nov 2023, 11:06 | |
| Être Samaritain dans l’Antiquité La construction d’une identité ethnico-religieuse dans le creuset de l’hellénisme Marie-Françoise Baslez
Juifs et Samaritains : des « identités en tension »
La redécouverte par l’archéologie d’un milieu samaritain, d’une organisation administrative comparable à celle de la Judée, voire d’une culture, a réactivé l’intérêt des historiens pour les origines de cette minorité, tout en déplaçant les angles d’approche. Il ne s’agit plus seulement de la considérer comme une dissidence au sein de la religion d’Israël, selon la version de la Bible hébraïque, mais de réfléchir sur une identification ethnique, fondée sur l’appartenance au peuple installé dans les « localités (topoi) de Samarie », distinct du peuple localisé dans l’ancien royaume de Juda autour de Jérusalem. Aujourd’hui, les dénominations ethniques et régionales de « Samaréen » ou « Samarien » et de « Judéen » sont couramment utilisées par les biblistes et les historiens, concurremment à celles de « Juif » et de « Samaritain », qui apparaissent trop connotées religieusement : dans la recherche de langue anglaise, le néologisme Samarian sert à désigner la population de la région de Samarie à l’époque perse et hellénistique et permet de la distinguer du peuple de Judée avant le « schisme » de la communauté samaritaine et sa séparation d’avec le judaïsme officiel.
La Bible hébraïque, suivie par les évangiles et par les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, réduit le ressortissant de Samarie à une figure de sang-mêlé et de dissident, une figure d’altérité totale dont la première mise en forme remonte au deuxième livre des Rois, en dénonçant un syncrétisme tout à la fois ethnique et cultuel, résultant de la conquête assyrienne. Cette construction repose sur une réalité historique, puisqu’au viiie siècle avant notre ère, la pratique ordinaire des Assyriens pour pacifier une région conquise consistait à déporter et remplacer une partie de la population. Cependant, cette pratique semble avoir été limitée dans le cas de la Samarie, si bien qu’on a été conduit à postuler des enjeux théologiques à cette construction d’identités religieuses « en tension ». Cela pourrait résulter de controverses théologiques à placer au retour de l’Exil, durant la période perse. L’exploitation récente de la documentation papyrologique, numismatique et archéologique ouvre d’autres perspectives d’explication, qui n’excluent d’ailleurs pas la précédente, en signalant l’individualisation indéniable de la région de Samarie comme province autonome de l’empire perse, d’une importance comparable à celle de la Judée sur le plan cultuel et administratif. Samarie était une communauté gérée comme les autres, dont l’identité était reconnue comme celle d’un ethnos ; ce fut un centre important de la vie administrative et religieuse d’Israël jusqu’au début de l’époque hellénistique.
Vis-à-vis des juifs de Judée la mémoire des Samaritains perpétue elle aussi un processus d’identification religieuse par la différence et dans l’opposition, mais il ressort de leur documentation une tout autre définition et une tout autre histoire que dans la Bible : dans leur tradition, la partition est bien antérieure à la conquête assyrienne avec laquelle elle n’a aucun rapport ; elle est le fait de ceux qu’on appellera plus tard les Juifs ou Judéens (Ioudaioi en grec) et le responsable en est le prêtre Éli, qui emmène une partie d’Israël à Silo, où il fait édifier une réplique du temple authentique, celui de Sichem, au voisinage de Samarie. Pour donner un contenu à l’identité religieuse, le tropisme du temple s’ajoute donc à celui des Écritures, dont l’importance est aujourd’hui relativisée à la lumière de comparaisons entre le Pentateuque samaritain, la Bible en grec des Septante et les manuscrits de Qumrân qui semblent s’être tous constitués sur la même base de textes bibliques en circulation au iie siècle avant notre ère. L’identification des Samaritains comme une communauté du livre ne s’est donc figée qu’à cette date, lorsqu’ils ont rejeté les livres postérieurs au Pentateuque, tout en observant strictement les pratiques identitaires qu’ils partageaient avec les Juifs, à savoir la circoncision, le sabbat, les interdits alimentaires et les prescriptions de pureté rituelle : d’ailleurs, selon un procédé d’étymologie symbolique courant dans l’Antiquité, ils réinterprétèrent le qualificatif de shomeronim, « ceux de Samarie », en « shomerim », « gardien » ou « observant ».
Dans le processus d’identification religieuse propre à l’Antiquité, la participation à une communauté cultuelle et la reconnaissance d’un lieu de culte commun apparaissent fondamentales. La scission entre les populations de Judée et de Samarie résulterait-elle donc de la construction d’un temple dédié à Yahvé en Samarie sur le Mont Garizim, fondation que l’historien juif Flavius Josèphe datait de l’époque d’Alexandre, mais dont l’archéologie signale maintenant un premier état à l’époque perse dès le milieu du ve siècle ? Dans cette période, l’archéologie et l’histoire font connaître plusieurs sanctuaires de Yahvé : celui de Jérusalem, bien sûr, mais aussi, en Égypte, celui d’Éléphantine pour la garnison juive installée par les Perses sur le site de la première cataracte du Nil, et, plus tard, celui de Léontopolis, construit dans le Delta vers 165 pour les « Juifs du Pays d’Onias » qui avaient fui la Judée et s’étaient engagés au service des Ptolémées, celui du Garizim, enfin, qui peut avoir été lui aussi une fondation de circonstance, liée à la refondation de la ville de Sichem après la destruction de Samarie. L’unicité du sanctuaire, dans laquelle Flavius Josèphe verra non seulement une expression cultuelle obligée du monothéisme yahviste mais aussi le ciment de l’unité du peuple, est une notion qui est sans doute implicite (encore qu’indéterminée) dans le Deutéronome, mais qui ne s’est imposée que tardivement. Cependant, l’identification d’un peuple par son lieu de culte devint un enjeu de plus en plus important dans les royaumes hellénistiques, où la liberté religieuse se définit par la liberté de culte octroyée collectivement et justifiée par l’ethnicité : chaque peuple doit pouvoir honorer sa (ses) divinité(s) ancestrale(s) selon son rituel ancestral. À l’époque hellénistique, qui fut marquée par les rivalités dynastiques, les sanctuaires aussi bien que les cités firent l’objet d’une émulation entre les souverains, ce qui les faisait entrer en concurrence les uns contre les autres. Le tropisme du temple, dont bénéficia dans cette période le sanctuaire du Garizim, profitait d’un contexte général plutôt qu’il était l’effet d’une scission interne à la religion d’Israël et l’expression d’un mouvement minoritaire.
https://books.openedition.org/pur/169857?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Ven 24 Nov 2023, 13:02 | |
| Merci pour cette passionnante étude de M.-F. Baslez, que nous avons encore appréciée dernièrement sur le "messianisme". Ici le sujet est bien plus délicat, car il dépend en bonne partie de l'interprétation des découvertes archéologiques et épigraphiques, ainsi que de l'évaluation des récits développés comme ceux de Josèphe; et plus difficile encore pour le "lecteur de la Bible" qui part d'une "histoire sainte", claire mais visiblement contrefaite (2 Rois 17). Il semble en tout cas que les "Samaritains" ou "Samariens" qui étaient les héritiers les plus directs de la "religion" de l'Israël antique, d'avant les éventuelles "réformes" judéennes (Ezéchias, Josias ?), la destruction de Jérusalem et l'exil (d'une partie) des Judéens, se soient montrés -- au moins après la chute de Samarie -- bien plus conciliants avec les empires successifs, leurs cultures et leurs cultes que leurs voisins du sud. Ils l'auraient d'ailleurs volontiers été également avec ces derniers, si l'on en juge par Esdras-Néhémie, où les "Samaritains" proposent de participer à la reconstruction du temple de Jérusalem et sont rejetés par les Judéens-Juifs -- peut-être plus au départ par une volonté d'autonomie politique par rapport à Samarie devenue chef-lieu administratif de l'empire perse que pour un différend "religieux". Toujours est-il qu'à partir de là le fossé ne fait que se creuser jusqu'au paroxysme de l'époque des Maccabées (où les Samaritains ne demandent pas mieux que d'inscrire leur culte dans le contexte culturel de l'hellénisme séleucide d'Antiochos IV, à l'instar d'ailleurs d'une bonne partie des Judéens) à celle des hasmonéens, avec la destruction du temple du Garizim par Jean Hyrcan vers la fin du IIe s. av. J.-C. On peut d'ailleurs relever dans tout cela une certaine ironie de l'histoire: contrairement à ce qu'on pourrait croire ce n'est pas la paix, l'ouverture, l'hospitalité, l'intelligence et la conciliation, mais la guerre, l'antagonisme, l'hostilité, l'agressivité, la séparation, l'intransigeance et l'exclusivité qui conservent les "identités" collectives -- non certes à l'identique, car elles peuvent changer de contenu du tout au tout sans cesser de se distinguer en s'opposant les unes aux autres. Les Judéens-Juifs opposés à l'hellénisme séleucide, puis à l'empire romain et à ses suites chrétiennes ont survécu en tant qu'"identité collective", même s'il n'y a plus qu'un lointain rapport entre le judaïsme rabbinique et celui du Second Temple; les "Samaritains" qui étaient prêts à s'entendre avec tout le monde n'ont survécu que de façon beaucoup plus marginale, à la faveur de l'hostilité des Judéens-Juifs à leur égard, comme une "secte juive", même si c'est un parfait contresens historique. On peut noter aussi que la parenté "phénicienne" (Sidon, de réputation pacifique d'après Juges 18 ) que les "Samaritains" revendiquent (d'après Josèphe) est à peu près la même que les Judéens-Juifs dénient en s'opposant aux "Cananéens", en particulier dans les récits de la "conquête" (Josué); certes la différence ethnique (factice) se marque déjà dans le Pentateuque (commun en tant que corpus aux Judéens et Samaritains, malgré les différences d'"éditions"), mais elle autorise des interprétations divergentes selon les points de vue. Toutefois la communauté de texte suppose qu'il y ait aussi eu entre Judéens et Samaritains, au moins entre cercles "lettrés", des périodes de négociation et de compromis à l'époque perse et au début de la période hellénistique, avant que la rupture "religieuse" et "communautaire" devienne totale sous les hasmonéens (nous avons vu plusieurs textes de Römer et de Nocquet sur cette question dans ce fil). |
| | | free
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mar 28 Nov 2023, 16:17 | |
| II. Le judaïsme et les syngeneiai du monde hellénistique
11Dans le monde hellénistique, les parentés mythiques ou légendaires reliant des poleis ou des peuples étaient fréquemment invoquées dans le contexte d’échanges diplomatiques. Ce langage de la parenté comportait une dimension rhétorique importante, mais avait aussi des conséquences politiques concrètes12. Dans tous les cas, les Grecs étaient attentifs à ces formes de parenté, et pouvaient argumenter avec soin, à partir de récits mythologiques, épiques ou historiographiques, afin de démontrer une origine commune avec une autre cité et l’existence d’une syngeneia. Les Juifs vivant au sein du monde hellénistique adoptèrent également ce modèle culturel et inventèrent de nouveaux types de parenté forgés sur le modèle des syngeneiai hellénistiques, qui vinrent s’ajouter à ceux déjà véhiculés par les textes bibliques.
12Examinons tout d’abord quelles furent les évolutions dans les représentations des liens de parenté hérités de la tradition biblique. Dans la plupart des cas, les peuples installés dans les régions avoisinant la Judée furent identifiés aux nations bibliques (Édomites, Moabites, Ammonites, etc.). Ainsi la Septante rend-elle Dt 23, 8 par : « Tu n’auras pas en horreur un Iduméen, car il est ton frère » (οὐ βδελύξῃ Ιδουμαῖον, ὅτι ἀδελφός σού ἐστιν). Là où le texte hébraïque utilise le mot « Édomite », la Septante a « Iduméen », ce qui montre que les Iduméens de l’époque hellénistique étaient perçus comme le même groupe ethnique que les Édomites, indépendamment de leur déplacement géographique de la Transjordanie vers la partie méridionale de la Judée et le nord du Néguev13. Par la suite, ils seront intégrés à la Judée sous Jean Hyrcan ; Josèphe rapporte que ce dernier leur imposa la pratique de la circoncision (en réalité déjà largement pratiquée en contexte iduméen) et les lois judéennes (A.J. XIII, 257‑258). Certains ont avancé que ce fut la parenté des Iduméens – Édomites avec les Judéens descendants de Jacob qui inspira la politique d’Hyrcan Ier, mais aucune source ne le confirme explicitement14. En lien avec la période hasmonéenne, Josèphe note dans les Antiquités que les Iduméens sont des « descendants d’Ésaü » (A.J. XII, 328). Comme la Septante, Josèphe identifie par conséquent les Iduméens avec les Édomites bibliques, suggérant par là qu’il existait un lien de parenté entre les Judéens et les Iduméens. Pourtant, lorsqu’il évoque la judaïsation des Iduméens sous Jean Hyrcan, Josèphe ne mentionne pas ce lien de parenté15.
https://journals.openedition.org/rhr/8552 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mar 28 Nov 2023, 17:10 | |
| Sur cet article, voir ici 28.9.2023.Pour rappel, la confusion (accidentelle) ou le jeu (intentionnel) entre Edom et Rome est à la fois graphique (le d et le r, daleth et resh, sont extrêmement ressemblants dans l'écriture dite araméenne ou "carrée" de l'hébreu "biblique", et c'est l'une des principales causes ou occasions de variantes textuelles; même phonétiquement ils ne sont pas très loin quand le r est roulé, p. ex. en espagnol) et politique -- surtout au moment où la dynastie des Hérode, d'origine iduméenne, prend la relève des hasmonéens à la faveur d'une allégeance à Rome. "Edom" se retrouve donc à la fois au coeur de l' ethnos judéen dont il garantit la relative autonomie par rapport à Rome (c'est le "roi des Juifs"), et perçu (par certains) comme le pire ennemi au même titre que l'empire dont il est vassal. Frère ennemi, ennemi intime, l'ambivalence parcourait déjà toute l'Ecriture, de la Genèse (Esaü / Jacob) à l'exil (tradition des Edomites se réjouissant de la destruction de Jérusalem, dans les Lamentations ou les Prophètes) et ne demande qu'à se réactiver d'une situation à l'autre, quand même le contenu ethnique et culturel a complètement changé sous les mêmes noms (d'Edom à l'Idumée, a fortiori à Rome, d'Israël à Juda, de Juda à la Judée perse ou hellénistique intégrant l'Idumée et de celle-ci au "judaïsme", tout change et les mêmes jeux de rôle sont néanmoins repris à la faveur d'un nom, ou d'une ressemblance)... |
| | | free
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Ven 01 Déc 2023, 10:03 | |
| I – LES SAMARITAINS, ISRAÉLITES TRADITIONNELS
Après la crise maccabéenne (167-164) et l’installation du régime asmonéen, on observe un refus symétrique des Juifs d’Égypte et des Samaritains du Garizim. Pour les premiers, on dispose d’une lettre des Juifs de Jérusalem et de Judée à leurs frères d’Égypte (2 M 1,1-10a). Il leur est demandé avec insistance de célébrer la fête du Temple du mois de Kislev, c’est-à-dire les huit jours de la Dédicace, commençant le 25 Kislev. La lettre est datée de -124, sous Jean Hyrcan, soit 40 ans après le haut fait de Judas Maccabée ; en outre, elle enchâsse une première demande figurant dans une lettre datée de -142, c’est-à-dire de l’année où Simon frère de Judas reçut une reconnaissance officielle de Rome comme grand prêtre de l’ensemble des Juifs (1 M 15,16-24).
1.1 – Coexistence et divorce
Quant aux Samaritains, ils n’avaient pas de difficulté avec la Judée d’avant la crise. Les Israélites avaient alors deux temples légitimes, apparemment en bon voisinage. En effet, 2 M 5,22-23 rapporte qu’au début de la crise maccabéenne, Antiochos IV se retira après avoir pillé Jérusalem, et « il laissa des préposés pour faire du mal à la nation : à Jérusalem, Philippe… et Andronique sur le mont Garizim ». Des fouilles récentes ont montré que le temple samaritain remontait au moins au Ve siècle. Antiochos ne distinguait pas alors entre les divers Israélites, mais Josèphe cite sur ce point une supplique que les Samaritains lui ont adressée ; ils se présentent comme « Sidoniens de Sichem » et, pour se séparer des accusions portées contre des Juifs, ils demandent simplement que leur divinité anonyme soit appelée Zeus, ce qui n’engage pratiquement à rien (AJ 12:258), puisque Josèphe, dans sa paraphrase de la Lettre d’Aristée, n’a pas craint de dire qu’ils s’agit du même Dieu (12:22). Sidon désignait par métaphore l’ensemble de la Phénicie (Canaan dans la langue locale), qui se prolongeait au sud, le long de la côte et au moins jusqu’à Marisa. Ces Israélites locaux, qui se considèrent comme phéniciens ou cananéens, obtiennent satisfaction en se désolidarisant des Juifs.
Après la crise, Josèphe rapporte que vers -150, au début du règne de Jonathan, le premier grand prêtre asmonéen, des Samaritains venus à Alexandrie demandèrent à Ptolémée VI, roi d’Égypte, d’arbitrer un différend grave : ils affirmaient que le temple du Garizim était conforme aux lois de Moïse, contrairement à celui de Jérusalem (AJ 13:74-79). Les noms des délégués sont indiqués, ce qui donne un certain effet de réel, mais seuls les arguments des Juifs sont cités : la succession impeccable des grands prêtres, et la réputation du temple de Jérusalem auprès des rois d’Asie, alors que personne ne connaissait celui du Garizim. Cela n’a rien à voir avec Moïse, mais le roi trancha en faveur des Juifs, manifestement pour des raisons politiques, du fait d’une importante diaspora juive hors d’Égypte, et particulièrement dans la Syrie rivale ; en outre, le temple juif d’Onias, vers Héliopolis, venait d’être établi (cf. ci-après, § II.3). Josèphe précise que les Juifs d’Alexandrie étaient inquiets, craignant pour le temple de Jérusalem, ce qui signifie que sa position était devenue instable. Plus tard, vers -111, le grand prêtre Jean Hyrcan, devenu fort et libéré de la tutelle séleucide, prendra soin de détruire le temple du Garizim (AJ 13:256). La séparation entre Juifs et Samaritains était consommée. De plus, il y a de bonnes raisons de penser que Ben Sira s’était exilé en Égypte, où il rédigea son livre en hébreu après ce divorce.
Lire aussi : 1.2 – De l’origine des Samaritains
I – ESDRAS, NÉHÉMIE ET LE PENTATEUQUE
On obtient ainsi une succession de deux phases, qu’on peut représenter schématiquement à différentes époques : un premier état figure dans les livres d’Esdras et Néhémie, où l’on voit d’abord la loi de Moïse mise en œuvre par Zorobabel et Josué fils de Yehoçadaq, puis les réformateurs babyloniens importent d’autres coutumes, avec une redéfinition d’Israël. Le personnage d’Esdras lui-même est hybride, puisque d’un côté il surplombe Josué comme expert de la Loi, et de l’autre il est réformateur.
Un deuxième état est apparu autour de la crise maccabéenne : il y avait auparavant une cohérence israélite avec la loi de Moïse et les deux temples, de Jérusalem et du Garizim, mais ensuite, le régime asmonéen a mis en scène la prépondérance des réformateurs. La première phase de cohérence pourrait remonter à une collaboration littéraire israélite entre Jérusalem et le Garizim à l’époque perse, et on verra qu’elle a bien eu lieu, mais plus tard (§ III).
En outre, on discerne en filigrane un état préliminaire dans les livres des Rois, à partir d’une curiosité : Pourquoi le royaume dissident du nord est-il appelé Israël, alors que le véritable Israël, avec la dynastie davidique légitime, devrait être en Juda (et Benjamin, pour inclure Jérusalem) ? L’examen proposé plus haut de l’origine des Samaritains, disjoints de Juda, met en relief une sorte d’Israël à la fois fidèle à la loi de Moïse et déchu.
Les questions historiques sous-jacentes ne peuvent être abordées ici, mais il faut enregistrer un problème annexe : la séparation entre Juifs et Samaritains étant à situer vers -150, on peut se demander pourquoi le canon biblique samaritain ne contient que le Pentateuque. En particulier, les prophètes du nord sont entièrement ignorés (Élie, Élisée, Jonas…). Plus généralement, la littérature dite deutéronomique doit être considérée comme une production juive (ou peut-être judéenne), ce qui donne une autre perspective à la différence entre Israël et Juda, évoquée à propos de l’origine des Samaritains (§ I.2).
https://www.academia.edu/43426572/Les_Samaritains_Arist%C3%A9e_et_le_Pentateuque |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Ven 01 Déc 2023, 15:24 | |
| Grand merci pour cet article récent (2019-20) et très important d'E. Nodet, qui pourrait bien marquer une nouvelle (petite) révolution (ou changement de paradigme) dans les études vétérotestamentaires francophones -- tout au moins celles qui gardent encore un intérêt historique et ne sont pas purement synchroniques, littéraires ou narratives. Un aspect amusant de la chose est que ce qui pouvait passer jusqu'ici pour une "avant-garde" protestante (Römer, Macchi, Nocquet etc.) se trouve doublé dans son mouvement par une recherche catholique (dominicaine), et la chronologie (de la composition et de la rédaction principales des textes, de la Torah surtout) tombe encore d'un étage: de l'époque assyrienne, néo-babylonienne et surtout perse (Josias -> Esdras-Néhémie) à l'époque hellénistique (IIIe et IIe s.), tout en se déplaçant géographiquement de la Judée et de la diaspora babylonienne et orientale vers l'Egypte ptolémaïque -- si ce modèle devenait consensuel (ce qui à ma connaissance n'est pas encore le cas, on a vu des résistances encore récentes de Römer sur ce front, à propos de Josué), ce serait une nouvelle déception pour les "fondamentalistes" (et assimilés), qui depuis les théories documentaires du XIXe siècle (Wellhausen etc.) voient le débat critique s'éloigner de plus en plus du cadre chronologique de l'"histoire sainte"... -- je ne doute pas d'ailleurs que Nodet rencontre une opposition tout aussi virulente dans le monde catholique, y compris académique. En attendant, et bien que tout cela reste incertain -- il ne s'en cache pas -- son hypothèse relie admirablement les éléments disponibles ( connect the dots) à partir de son champ d'expertise (l'époque hellénistique et romaine), même si cet éclairage doit être complété et corrigé par d'autres... Evidemment cela concerne beaucoup plus la formation de l'Ecriture (et par extension de l'"histoire sainte" qui s'en dégage, en dépit des contradictions narratives) que la question "ethnique" à laquelle le présent fil s'intéressait au départ. Mais la partie de l'exposé concernant les Samaritains apporte aussi quelques compléments utiles, du point de vue hellénistique, à l'étude de M.F. Baslez ( supra 24.11.2023). Plus généralement, on n'insistera jamais assez sur le fait que toute détermination "ethnique", prise au sens "génétique", est une fiction -- non seulement au sens de la legal fiction dont parlait Joyce à propos de la paternité en général, mais aussi au sens arithmétique et statistique qu'évoquait Marguerite Yourcenar au début des Archives du Nord: à quatre ou cinq siècles d'intervalle on est potentiellement descendant de n'importe qui dans une région plus ou moins vaste, pour peu qu'il y ait eu, même marginalement, des déplacements et des mélanges. Les généalogies font illusion parce qu'elles tracent arbitrairement des lignes (lignées, lignages, arborescences) en ne retenant à chaque génération qu'un ou deux ancêtres et en oubliant tous les autres, quand très vite il y en aurait des millions, malgré d'inévitables recoupements... Ce qui veut dire qu'au plan de l'"histoire sainte", même en faisant abstraction du caractère fictif des personnages, à peu près n'importe qui au temps de "Jésus" aurait pu se dire fils de David, ou d'Aaron, ou de Zadoq, ou de Jacob, ou d'Abraham, avec de fortes chances d'avoir raison, autrement dit que ça n'ait plus de sens que "symbolique". Comme nous l'avons vu (encore récemment avec Cazeaux sur Josué, Rahab ou les Gabaonites), les textes bibliques organisent eux-mêmes le "mélange ethnique" d'"Israël", depuis la Genèse avec des patriarches issus de Mésopotamie, de Syrie ou d'Egypte -- et cela ne fait que traduire la réalité bien plus massive des exils et diasporas qui se prolongent au moins depuis le VIIIe s. av. J.-C. Ce qui fait une "identité ethnique", ce n'est absolument pas la génétique mais une continuité artificielle de culture et de langue, quand même son "contenu" change aussi du tout au tout au fil des siècles. |
| | | free
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Lun 04 Déc 2023, 12:03 | |
| Tradition et religion : pourquoi les Samaritains ont-ils construit leur temple sur le mont Garizim ?
2. Pourquoi le mont Garizim ?
Depuis que des fouilles archéologiques ont été menées avec succès en ce lieu, révélant de nombreuses inscriptions cultuelles yahwistes11, l’existence d’un sanctuaire yahwiste autre que celui de Jérusalem a été confirmée. La date du premier établissement a même été établie vers le milieu du Ve siècle av. J.-C.12, donc à une époque relativement haute. Même si ce premier lieu de culte était modeste par sa taille, les restes d’animaux propres aux sacrifices (boucs, ovins, bovins, colombes), animaux tels que présentés dans le Lévitique, attestent d’un fonctionnement cultuel bien avant qu’il n’y ait eu une reconstruction plus élaborée à l’époque hellénistique13. Tout ceci n’a pas manqué de relancer les discussions autour du lieu de culte « choisi » par Yhwh et évoqué en Dt 12. On le sait, l’absence de toute mention de Jérusalem dans ce livre et la présence au contraire du Garizim permettent d’envisager des hypothèses nouvelles et audacieuses : ce livre est-il samaritain à l’origine ou bien, pour rester plus mesuré, faut-il voir ce même livre, voire le Pentateuque, comme le fruit d’un compromis entre Judéens et Samaritains à une époque de relative bonne entente14 ? Ce qui expliquerait pourquoi cet ensemble de livres et Josué exprimeraient finalement peu une vision judéo-centrée et xénophobe des autres peuples15, à l’exception notable toutefois des Amalécites bons à être exterminés comme s’ils étaient un peuple gênant dans la protohistoire du yahwisme16. Mais alors, comment concevoir l’idée que les Judéens, porteurs d’une Torah ample et d’une religiosité centrée sur le temple de Jérusalem, auraient accepté que le lieu samaritain soit ainsi mis en avant à leur détriment ?
Il nous semble qu’il existe deux problèmes essentiels liés à ce sanctuaire et aux mentions du Deutéronome – celle du chapitre 12 et celle rétablie par la critique textuelle du chapitre 27. Si nous parlons de « sanctuaire », c’est pour nuancer la notion de « temple » en tant que maison de la divinité. Même si les inscriptions du mont Garizim révélées par l’archéologie comportent bien la mention byt, « maison, temple », le lieu est aussi souvent évoqué dans ces mêmes inscriptions comme étant un simple « lieu de culte »17. Autre problème, plus important : il faut pouvoir répondre à cette étrangeté qui fit construire un « temple » sur un lieu nouveau – un haut-lieu ! – alors que les Judéens reconstruisirent presque dans le même temps leur temple à Jérusalem sur les fondations de l’ancien lieu de culte. Pourquoi le mont Garizim et pas Samarie, voire Sichem elle-même puisque le Garizim en est tout proche ? D’autant que le site choisi n’était pas naturellement propice pour en faire un lieu de centralité impliquant un développement urbain ultérieur, bien attesté à l’époque hellénistique18. Seule une raison d’ordre religieux a pu guider ce choix19. Sans doute faut-il alors rediscuter sur de nouvelles bases les liens entre le lieu et le texte deutéronomique. Sans doute faut-il aussi tenir compte de la plus longue interruption cultuelle centrale connue par les Israélites restés en Samarie que celle connue par les gens de Juda au VIe siècle av. J.-C.
https://journals.openedition.org/cerri/6382#tocto1n3
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Lun 04 Déc 2023, 13:04 | |
| L'article de Lemardelé, encore plus récent (2023) que celui de Nodet évoqué dans l'échange précédent, ne traite pas exactement du même sujet (la date et le lieu de la composition, rédaction ou édition "finale" des textes, sur quoi Lemardelé semble rester plutôt en retrait) mais de l'époque et des raisons du choix "samaritain" du Garizim, en amont des textes et de leurs différentes éditions (pré-massorétique / samaritaine) -- choix apparemment contemporain de la construction du Second Temple de Jérusalem, et sans doute en réaction à celle-ci, ce qui n'empêche pas une collaboration des deux "communautés" à certaines époques (principalement perse, en Judée, pour l'hypothèse désormais "classique", Nihan, Römer etc., hellénistique et égyptienne pour Nodet). Il ne faudrait pas, en tout cas, inverser trop simplement le schéma de l'"histoire sainte" dans un "fondamentalisme" symétrique, pour faire de la tradition samaritaine l'héritière authentique, fidèle et pure de la religion préexilique d'Israël, contrairement à la fabrication artificielle d'un "judaïsme" (de Judée) après l'exil babylonien. Toutes les traditions ont évolué, même si l'évolution est moins facile à retracer dans celles qui sont les moins documentées; or l'essentiel de l'écriture (biblique ou non) nous parvient par une tradition juive-judéenne, quand même elle est écrite ailleurs (Egypte, Syrie, Mésopotamie ou Perse). |
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mar 05 Déc 2023, 11:59 | |
| Innocent Himbaza, « “Le lieu que YHWH aura choisi”. Une perspective narrative, historique et philologique »
La question du lieu que YHWH a choisi ou choisira, qu’on trouve principalement dans le Code deutéronomique (Dt 12-26), semble avoir pris un tournant décisif. Elle est souvent traitée, à juste titre, en même temps que celle de la lecture « Garizim » ou « Ébal » en Dt 27,4. Plusieurs publications récentes optent pour l’ancienneté des lectures samaritaines, respectivement « le lieu que YHWH a choisi » (Dt 12-26) en lisant le texte hébreu en accompli (qatal), ainsi que « le mont Garizim » (Dt 27,4). L’accomplissement des prescriptions de Dt 27 dans le livre de Josué fait également l’objet de débats qui posent la question de la forme textuelle la plus ancienne de ces mêmes prescriptions.
Pourquoi le lieu n’est-il pas nommé ?
https://folia.unifr.ch/unifr/documents/309325 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mar 05 Déc 2023, 14:52 | |
| Merci pour ce complément utile: l'article d'I. Himbaza (2016) était abondamment cité dans celui de Lemardelé (§ 10ss, n. 26ss) que nous avions vu dans l'échange précédent.
Je résisterais pour ma part à la réduction de l'exégèse à un problème de traduction -- traduction dans ce cas en français, langue moderne, romane, indo-européenne: la différence que nous entendons entre un "passé composé" (a choisi) et un "futur antérieur" (aura choisi), un lecteur ou un auditeur de l'hébreu ne l'entendra jamais dans un qatal (= "accompli" ou "parfait", qui indique un "aspect" du verbe et non un "temps" au sens passé, présent, futur), il ne se posera donc même pas la question que se pose (éventuellement) un traducteur français. Cette différence, et l'alternative qui en découle, répondent à notre façon de rationaliser la temporalité selon une "concordance des temps", et d'indiquer distinctement l'antériorité par rapport à un événement présent (-> passé simple ou composé), passé (-> plus-que-parfait) ou futur (-> futur antérieur), ce que précisément l'hébreu ne fait pas et n'éprouve pas le besoin de faire... La question (ou l'absence de question) chronologique aurait d'ailleurs son pendant "théo-logique": les événements décrits, que ce soit à l'accompli (qatal, bhr) du Pentateuque samaritain ou à l'inaccompli (yiqtol, ybhr) du texte (proto-)massorétique, sont "futurs" par rapport au locuteur (principalement Moïse, dans le Deutéronome), "passés" par rapport aux lecteurs ou auditeurs, et même aux auteurs et rédacteurs (cf. les "jusqu'à ce jour" qui trahissent leur "présent" à eux, lui-même probablement multiple et assurément variable selon les théories, de Josias à l'époque hellénistique comme nous venons de le voir); mais dans quel "temps" situer le "choix", la "décision" ou l'"élection" (bhr) d'un dieu, et son "antériorité" par rapport à tel ou tel événement ou à la totalité d'une "histoire" (fût-elle "sainte") ? Il faudrait inventer l'"éternité", si ce n'était déjà fait; ou, pour nous "Modernes" qui l'avons perdue, la réinventer...
Ce qui ressort assez clairement de toutes ces études, c'est que rien n'est aussi simple que nous l'imaginions naguère, non seulement comme naïfs lecteurs de "la Bible" et récitants d'une "histoire sainte", mais même, le cas échéant, comme "biblistes" plus ou moins "critiques" (je parle pour moi il y a seulement quinze ou vingt ans): rien ne fait vraiment consensus dans "le judaïsme", même si on le circonscrit à la période dite du Second Temple -- ni le lieu de culte ni son unicité, ni la prêtrise, ni le rituel ni le calendrier, ni le "canon" ni le contenu des textes sacrés, ni le refus de l'image, ni même le monothéisme, du moins dans une conception "exclusive"... Je me disais en lisant Nodet que si ça continue l'"Ancien Testament" va devenir plus nouveau, et en tout cas plus neuf, que ledit "Nouveau" -- paralysé de son côté, du moins en francophonie, par un invraisemblable conservatisme académique, fruit de l'héritage confessionnel de la discipline et d'un pacte tacite de non-agression entre celle-ci et les autres qui empêche tout le monde de réfléchir... |
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mer 06 Déc 2023, 12:13 | |
| UNE AUTRE TERRE SAINTE REVENDIQUÉE : LE MONT GARIZIM DES SAMARITAINS Fanny Urien-Lefranc
Remonter le fil de l’histoire
La construction d’un temple sur le mont Garizim au ve siècle avant notre ère marque le début d’une dégradation des relations entre Judéens et Proto-Samaritains. Mais un véritable tournant se produit au iie siècle avant notre ère. En effet, dans la lignée des guerres de libération maccabéennes, le pouvoir hasmonéen entreprend de tracer les frontières d’un territoire purifié de tout hellénisme avec comme centre le Temple de Jérusalem. Le Temple du Garizim jusque-là toléré (il existait d’autres temples yahvistes à l’époque) devient dès lors inacceptable pour les représentants du pouvoir judéen. La destruction de la ville de Sichem et du Temple samaritain, en 112-111 avant notre ère , par les troupes de l’Hasmonéen et grand prêtre du Temple de Jérusalem, Jean Hyrcan, serait à l’origine de la rupture décisive entre les deux communautés. Les deux groupes, appartenant auparavant au « même peuple » doivent alors redéfinir les contours de leur identité. La plupart des historiens s’accordent sur le fait que la période maccabéenne (fin du iie siècle avant notre ère) révèle des traces notoires de cette scission.
Le iie siècle avant notre ère marque également le développement d’une Torah proprement samaritaine qui légitime le mont Garizim comme lieu saint central du culte. En outre, les différences entre les Pentateuques juif et samaritain portent principalement sur l’emplacement du lieu saint 1. Le iie siècle avant notre ère marque également le développement d’une Torah proprement samaritaine qui légitime le mont Garizim comme lieu saint central du culte. En outre, les différences entre les Pentateuques juif et samaritain portent principalement sur l’emplacement du lieu saint.
Néanmoins, il ne faut pas y voir un schisme tant la consolidation d’une identité proprement samaritaine, distincte de la tradition judéo-israélite, s’est opérée progressivement sur plusieurs siècles. Les Samaritains seront peu à peu exclus hors des limites identitaires du judaïsme et apparaîtront comme un groupe ethno-religieux « à part ». S’identifier au mont Garizim, c’est se distinguer de « la pensée du Temple », le système symbolique ordonné par l’autorité religieuse judéenne. Émerge alors une tradition (2 Rois 17) qui associe les Proto-Samaritains fidèles au mont Garizim aux Couthéens ([h] Kûtîm), c’est-à-dire aux descendants de colons étrangers polythéistes, entrés en Samarie lors de l’invasion assyrienne. Un peuple impur donc, dont l’ascendance israélite est reniée. De la même manière que le christianisme a déterminé ce qu’il rejetait du judaïsme pour se définir, le judaïsme a progressivement évacué les éléments samaritains de son identité. Ce moment de rupture (bien qu’il fût progressif) a certainement accentué l’attachement des Samaritains au mont Garizim et l’accumulation de la quasi-totalité de leurs événements mythiques en ce lieu. Du ive au xviiie siècle, la littérature samaritaine va même jusqu’à transférer la théophanie du récit de l’alliance du mont Sinaï vers le mont Garizim 1. Si l’accent est tant porté sur le lieu saint c’est, aussi, parce qu’il constitue le point majeur sur lequel s’opposent Juifs et Samaritains et donc le principal élément d’identification.
Après la destruction du Temple de Jérusalem, les rabbins prirent le leadership religieux et les lieux de culte, notamment les synagogues, se multiplièrent. Le pèlerinage juif à Jérusalem devint un moment de deuil et d’espoir eschatologique, à l’image de cette tradition qui veut que les pèlerins, à la vue du mur de soubassement du Temple ([h] Kotel) déchirent leurs vêtements et récitent ce verset : « La maison de notre sainteté et de notre gloire où nos pères te louaient a été consumée par le feu et tout ce qui nous était cher est devenu ruine » (Is 64, 10. MQ 26a). Dans le samaritanisme, la destruction du Temple est au contraire éludée et n’apparaît ni dans les textes, ni dans les traditions orales et la liturgie. Ce qui est mis en avant, ce n’est pas le bâti, le vestige d’un ancien Temple, mais le paysage ; la hauteur, la verdoyance, l’opulence de la montagne, et ses pierres. Depuis leur séparation, Samaritains et Juifs tenteront de légitimer leur lieu saint et leur récit de fondation. L’enjeu est de taille, puisque cette localisation du lieu saint suppose aussi l’antériorité de l’une ou l’autre version du texte saint.
https://hal.science/hal-04094364/document |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Mer 06 Déc 2023, 14:29 | |
| Merci pour cet article, surtout instructif en ce qui concerne les Samaritains modernes, et leur rapport à cet immense échafaudage de traditions d'époques diverses, dont l'ampleur contraste avec les dimensions modestes de la communauté restante. Elément de continuité paradoxal peut-être, celle-ci semble s'être montrée aussi accueillante à la culture musulmane qu'elle l'avait été à l'hellénisme séleucide ou à l'administration perse, sans pour autant perdre son "identité" malgré bien des changements de "contenu" -- peut-être surtout grâce à la constance de l'hostilité du "judaïsme" (judéo-babylonien façon Esdras-Néhémie, hasmonéen puis rabbinique) à son égard, comme on le remarquait précédemment (p. ex. supra 24.11.2023).
On pourra relever ici encore (comme l'avait fait notamment R.E. Brown) les affinités de l'évangile de Jean (surtout chap. 4, mais aussi l'allusion à l'échelle de Jacob au chapitre 1) avec certains aspects des Samaritains de l'époque... |
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Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 07 Déc 2023, 12:01 | |
| - Citation :
- On pourra relever ici encore (comme l'avait fait notamment R.E. Brown) les affinités de l'évangile de Jean (surtout chap. 4, mais aussi l'allusion à l'échelle de Jacob au chapitre 1) avec certains aspects des Samaritains de l'époque...
LA SAMARIE ET LES ORIGINES DE LA MISSION CHRÉTIENNE QUI SONT LES (...) DE JEAN, IV, 38 ? ( Un texte harmonisant et qui a une vision historique du texte mais qui pose la question de la relation entre la mission chrétienne et les samaritains). Mais c'est l'épilogue du récit, les versets 3 1 et suiv., l'entretien avec les disciples qui reviennent de la ville qui nous intéresse ici avant tout. Au moment où les Samaritains de Sychar accourent (v. 3o), Jésus regarde les champs étendus autour du puits de Jacob. Us lui suggèrent la comparaison avec les champs de mission. L'image était courante pour Jésus. Nous la trouvons dans le logion synoptique de Matlh., ix, 3 7 et suiv. sur la moisson et les ouvriers. En envisageant la mission en Samarie, le Christ johannique pense au temps des semailles et à celui de la moisson : «Ne dites-vous pas qu'il y a encore quatre mois jusqu'à la moisson? 55 (v. 35). Nous savons qu'en Palestine les semailles ont lieu en octobre ou novembre et la moisson en avril (2), de sorte que six mois séparent généralement les semailles et la moisson. Les champs que Jésus et ses disciples voient devant eux quatre mois avant la moisson sont donc encore verts. Voici alors le sens de la parole de Jésus : lorsqu'il s'agit des champs au sens propre, un certain laps de temps doit s'écouler entre les semailles et la moisson; pour les champs au sens figuré, les champs missionnaires, il n'en est pas ainsi. En disant : «Levez-vos yeux 55, Jésus est censé montrer du doigt les Samaritains sortant de Sychar qui, informés par la femme, viennent voir ce qui en est de celui qui lai a révélé son passé. Il fait voir aux disciples un champ où le temps des semailles et celui de la moisson coïncident : dans ce champ, le temps où le blé est mûr est déjà là ; déjà les Samaritains accourent. Le verset 36 b le souligne : « Celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent en même temps.» Cependant la moisson que Jésus récolte au moment où affluent vers lui les gens de Sychar n'est qu'une anticipation de la vraie moisson qui sera réservée en Samarie aux apôtres, après la mort de Jésus. Donc bien qu'en Jésus celui qui sème soit identique avec celui qui moissonne, le vieux proverbe ( 1 ) cité au verset 37a quand même raison lui aussi : et C'est un autre qui sème et un autre qui moissonne» (2). Il dit vrai précisément à condition qu'on le réunisse avec l'affirmation précédente sur la simultanéité de la joie de celui qui sème et de celui qui moissonne. Car derrière les apôtres qui récolteront se trouvera encore Jésus. Ainsi ce qui se passe près du puits de Jacob où Jésus sème et moissonne en même temps se répétera lors de la mission que les disciples organiseront en Samarie après sa mort. 11 est vrai que ce seront les disciples qui moissonnent alors, mais ce sera encore le Christ qui y sera à l'œuvre : (...) (v. 38). Comme toujours, l'évangéliste trace la ligne qui va de la vie historique de Jésus à l'Église du Christ. Les semailles (Jean, iv) et la moisson (la future mission en Samarie) remontent à Jésus. L'évangéliste veut dissiper les préjugés qui existaient au sujet de cette œuvre missionnaire et qui étaient basés, probablement à tort, sur la parole de Jésus rapportée par Matthieu : « N'entrez pas dans les villes des Samaritains». Jusqu'ici le texte est relativement facile à interpréter. La situation se complique au verset 38 b : « D'autres ont travaillé, et vous êtes entrés dans leur travail ». Entre celui qui sème et ceux qui moissonnent une troisième catégorie est donc introduite : «les autres» qui ont travaillé — en Samarie — avant les apôtres. Qui sont ces (...) ? Ils ne sauraient être identiques ni avec ce celui qui a semé», Jésus, puisqu'il y a le pluriel, ni avec les apôtres qui moissonnent. N'oublions pas que le Christ johannique se place ici au point de vue de l'Eglise du temps de l'évangéliste puisqu'il parle, en employant le parfait (...), de l'œuvre missionnaire qui sera accomplie seulement par les apôtres. Par conséquent, il n'est pas nécessaire de penser ici, avec certains Pères de l'antiquité (1), que suit M.-J. Lagrange (2), aux prophètes ou aux justes de l'Ancien Testament, explication que rien ne suggère dans le texte, encore moins à Jean-Baptiste, comme le propose E. Lohmeyer (3). R. Bultmann se rapproche davantage de la solution qui nous paraît s'imposer, en disant que ce sont tous ceux qui — avec Jésus — sont des précurseurs dans le travail missionnaire. D'ailleurs, Harnack a montré, avec raison, que dans les écrits chrétiens du premier siècle xoitidoo a un sens technique désignant surtout l'activité missionnaire [h). Mais l'auteur ne pense-t-il pas à un fait précis? Il s'agit d'une mission concrète, de la mission en Samarie. Qui sont alors ces mystérieux missionnaires qui, en Samarie, ont frayé la voie aux apôtres ? https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1952_num_65_61_17719 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 07 Déc 2023, 13:52 | |
| Cet article permet déjà, par sa date (1952), de mesurer ce qui a changé depuis -- même s'il faut tenir compte de la position particulière de Cullmann en son temps, plutôt conservatrice et surtout centrée sur l'"histoire", comme tu l'as bien senti: c'est l'"histoire du salut", Heilsgeschichte, avatar de l'"histoire sainte" qui n'est pas tout à fait l'"histoire réelle" mais maintiendrait tout de même avec celle-ci un rapport essentiel (remarquer le terme caractéristique de "plan" divin qui revient plusieurs fois dans cet article; cette vision "historique" et très peu "critique" s'accorde naturellement avec le projet de Luc-Actes). Il est clair qu'aujourd'hui plus aucun savant de ce niveau, hormis les "fondamentalistes" au sens large, n'oserait présenter comme "historique" l'histoire des Samaritains d'après 2 Rois 17 et Josèphe... En revanche, sur le NT, Jésus et l'histoire du christianisme, les choses ont relativement peu changé dans le monde académique francophone, tout du moins celui qui se préoccupe encore d'"histoire": il n'y a pas grand écart entre ce que disait Cullmann et ce que rabâche encore un Marguerat (c'est pourquoi je disais, en plaisantant à moitié, que l'Ancien Testament est en train de doubler le Nouveau).
Il reste cependant probable que le dialogue de Jean 4 se réfère à cette (pseudo-)histoire, notamment sur le détail des "cinq maris" si on le lit de façon plus ou moins allégorique; on peut aussi relever la coïncidence de l'idée d'un "messie prophète" avec la tradition samaritaine du Ta'eb, dérivée du Deutéronome (le Prophète comme Moïse, p. 7). Toutefois l'idée la plus intéressante de cette étude, à mon avis, se trouve dans la portion qui suit celle que tu cites, à savoir l'affinité des Samaritains avec un certain judéo-hellénisme, qui tend aussi, pour d'autres raisons et par d'autres moyens, à se détacher du culte du temple -- bien sûr cette tendance est largement partagée, là encore pour des raisons diverses et même contradictoires, p. ex. par les sadocides sacerdotaux de Qoumrân et par les pharisiens "laïcs"; du côté hellénistique elle se reflète déjà chez Philon, moins dans son usage propre de l'allégorie qui ne dévalorise pas le rituel concret, mais dans sa polémique contre d'autres qui précisément le dévalorisent; dans le NT, cf., outre le discours d'Etienne en Actes 7, l'épître aux Hébreux, et l'écho de la polémique contre le temple "fait-à-la-main" en Marc: ce que rapportent les "faux témoins" de Marc 15 étant étonnamment proche de ce que dit "Jésus" en Jean 2...
Dernière édition par Narkissos le Jeu 07 Déc 2023, 14:20, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 07 Déc 2023, 14:18 | |
| Le lieu unique choisi par YHWH et la pluralité des temples dans l’idéologie deutéronomiste
L'idée du sanctuaire unique dans le contexte du Pentateuque
Certains textes du Tétrateuque, notamment dans les livres de la Genèse et de l'Exode mettent en scène une diversité de sanctuaires yahwistes et ceci apparemment sans adopter une perspective critique. L'ouverture du Code d'alliance en Ex 20,24 semble ouvertement contredire Dt 12,14 :
Tu me feras un autel de terre pour y sacrifier tes holocaustes et tes sacrifices de paix, ton petit et ton gros bétail ; en tout lieu où je ferai rappeler mon nom, je viendrai vers toi et je te bénirai.
L'explication traditionnelle et majoritaire consiste à comprendre Dt 12 comme une reprise d'Ex 20,24 dans le but de réécrire l'ancienne loi dans le sens de l'idéologie de la centralisation. John Van Seters et Christoph Levin, en revanche, ont proposé de voir en Ex 20,24 une critique récente de la loi de centralisation. L'insistance sur les différents lieux de culte depuis Noé jusqu'au Sinaï, en passant par les nombreux autels érigés par Abraham et Jacob, s'expliquerait selon C. Levin comme une polémique anti-deutéronomique. Le Yahwiste du début de l'époque perse rejetterait la théologie de la centralisation du culte. Ex20,24 pourrait alors se comprendre comme une réponse critique à Dt 12 soulignant la liberté totale de YHWH par rapport au lieu de son culte. Il importe peu que l'on date l'introduction du Code d'alliance d'avant ou après Dt 12,13-18. Dans le contexte du Pentateuque, les deux conceptions cohabitent et, d'une certaine manière, Dt 12,14 se présente, sur le plan synchronique, comme une relecture d'Ex 20,24.
Les textes sacerdotaux du Pentateuque semblent être, eux aussi, moins intéressés à la centralisation absolue du culte sacrificiel. On suppose en général que Lv 1-7 et 17 présupposent la loi décentralisation de Dt 12. On peut cependant se demander si la conception sacerdotale d'un sanctuaire transportable au Sinaï ne signifie pas également de la part de P une certaine acceptation d'un sanctuaire yahwiste ailleurs qu'à Jérusalem, par exemple à Béthel ou à Samarie. P serait alors moins préoccupé par la centralisation que D, et l'ouverture du code de sainteté en Lv 17,3-5 pourrait se lire comme une médiation entre Ex 20 et Dt 12.
Il est connu que le Pentateuque ne contient pas le mot Jérusalem, ce qui a permis d'interpréter le lieu choisi par YHWH(Dt 12) ou la montagne du sacrifice d'Abraham (Gn 22) comme désignant le Garizim. Néanmoins la rencontre entre Abram et Melkisédek à Shalem (Gn 14,18), tout au début de l'histoire de peuple, contient une interprétation judéenne à peine voilée du lieu du vrai sanctuaire. Mais puisque la Torah n'est pas une affaire intra-judéenne, on peut déceler des traces qui renforcent une lecture « samaritaine » du lieu choisi par YHWH. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'ajout de Dt 27,4-26 – ensemble avec 11,29-30 –, un des derniers textes du Deutéronome qui reprend partiellement le vocabulaire de Dt 12 (offrir les holocaustes, manger des sacrifices, être dans la joie) en le transposant au Garizim. Ainsi le Pentateuque se trouve-t-il encadré par les deux interprétations possibles du seul sanctuaire légitime, qui ont sans doute été renforcées dans un sens ou dans l'autre dans les manuscrits de la Torah gardés en Judée et en Samarie.
https://www.academia.edu/68415729/Le_lieu_unique_choisi_par_YHWH_et_la_pluralit%C3%A9_des_temples_dans_l_id%C3%A9ologie_deut%C3%A9ronomiste |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 07 Déc 2023, 15:44 | |
| N.B.: Cet article de Römer est antérieur (2017) à celui de Nodet (2019-20) que tu nous as présenté plus haut (1.12.2023), et il serait intéressant de voir comment l'auteur du premier réagit au second qui le remet au moins partiellement en question. Malheureusement (?) les rédactions bibliques sont moins faciles à dater, même relativement (les unes par rapport aux autres), que les articles scientifiques les concernant -- malgré les métaphores de "couches" ou de "strates" qui ne fonctionnent pas comme en géologie, en archéologie ou en pâtisserie (millefeuille), où on sait toujours ce qui est dessus ou dessous, premier ou second, plus ancien ou plus récent: la seule réalité ici est le texte tel qu'il se lit, dans toutes ses "éditions", manuscrits, versions et autres attestations disponibles, mais toujours linéaire et sans profondeur apparente; l'ordre de ses "rédactions" successives étant à la discrétion, plus ou moins perspicace, toujours conjecturale, de l'exégète. Ce qui fait que les "couches" ou "strates" peuvent aisément s'inverser, comme on le voit dans ton extrait entre Exode 20 et Deutéronome 12: centralisation seconde d'une pluralité première, ou réaction pluraliste à une centralisation première (qu'on la situe par ailleurs à l'époque d'Ezéchias ou de Josias, de Néhémie ou d'Esdras, ou des hasmonéens) ? Sans oublier que l'ordre des rédactions peut être inverse de celui de l'histoire: une protestation pluraliste tardive peut fort bien coïncider, sans le savoir et sans le vouloir, avec une pluralité ancienne, quand bien même tout aurait changé maintes fois de celle-ci à celle-là (p. ex. de la Samarie royale d'époque assyrienne à la Samarie soumise aux hasmonéens, en passant par la Samarie perse puis séleucide)... |
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| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 14 Déc 2023, 15:58 | |
| LA LOI DANS LA SOCIETE JUIVE Monette BOHRMANN Strasbourg
Le nom des Juifs : L'onomastique accuse diachroniquement tout autant de variations (Hébreux, Israël, Judéens), reflets d'une spécificité de ce groupe minoritaire, dont l'identité perdure, même lorsque font défaut les paramètres qui assurent le plus souvent l'existence et la durée de tout autre groupe, à savoir le territoire, le Temple, l'Etat, et même la langue.
1) Les Hébreux : (Ivrim, pi. de ever), d'un point de vue historique, sont généralement rattachés aux Habiru attestés par les tablettes d'El Amarna (Ile millénaire a.C.) et considérés comme l'un des groupes nomades du Proche-Orient. La première occurrence (ever) dont l'étymologie vient de avar (signifiant passer), se trouve en Gen 14, 13, s'appliquant à Abraham l'Hébreu (Abram ha-ivri ). En Gen.39, 14, le terme ever (hébreu) est relatif à Joseph ; il désigne aussi l'esclave (Ex. 21, 2 ; Deut. 15, 12 ; Jér 34 14), ou la servante (Jér. 34 9). Dans les sources relevant du canon juif, "hébreu" désigne toujours non pas un groupe mais un individu, alors que dans les sources néo-testamentaires (Ac. 6, ; Epître aux Hébreux ), ou encore deutérocanoniques exclues du canon juif ( 2 Mac. 7, 31 ), on trouve "les Hébreux" pour désigner le peuple. Ces nuances reflètent en réalité deux traditions de lecture de l'histoire des origines.
- Tradition juive : Abraham est le premier individu qui a reconnu Dieu, reconnaissance qui lui a valu un changement de nom (Abram- Abraham, Gen. 17, 5), le H étant, pour la tradition juive, l'empreinte du Divin (de même Saraï-Sarah, Gen. 17, 15). Abraham est un "hébreu", (mot-à-mot un "passant"), la caractéristique de ce nomade, venu d'ailleurs, "de l'autre rive du fleuve", n'est pas, comme les peuples qui l'entourent, une race, une terre, mais une adhésion, un acte cultu(r)el ; d'ailleurs, né lui-même en Chaldée, ses descendants (Isaac, Jacob) épouseront des Araméennes, une Egyptienne (Joseph), une Ethiopienne (Moïse), et, d'autre part, ses migrations le feront passer d'Ur en Canaan, puis en Egypte. La tradition atteste bien qu'Abraham est différent de tous les autres, et qu'il vient d'ailleurs :
Midrach Rabba, sur Gen. 14, 13. Commentaire de Rabbi Yehouda [ à propos de Abraham l'Hébreu, Abraham ha-ivri] : Parce que tout le monde entier se tenait sur une rive et lui [monothéiste] sur l'autre (ever). Commentaire de Rabbi Néhémia : Parce qu'il est de la descendance d'Ever. Commentaire des Rabbis : Parce qu'il venait de l'au-delà (me-ever) du fleuve (Jos. 24, 3 "J'ai pris votre père Abraham de l'au-delà du fleuve") et qu'il parlait la langue de l'au-delà (ivri) [du fleuve].
Il ressort de cette lecture traditionnelle qu'Hébreu est la référence au père fondateur mais pas à l'ensemble du peuple ; à l'époque d'Abraham, qui symbolise l'adhésion individuelle au monothéisme, le peuple n'est pas encore structuré en tant qu'entité cultu(r)elle : c'est la sortie de l'Egypte, symbolisant l'adhésion collective au monothéisme, qui marquera la genèse du peuple juif. Le terme "hébreu" sert donc à caractériser des individus de la lignée d'Abraham ("car je te fais le père d'une multitude de nations" Gen. 17, 5).
- La tradition chrétienne privilégie l'appellation, au pluriel, Hébreux, par rapport à des termes qui, soit entérinent une Alliance avec Dieu (Israël), alliance qui, pour le christianisme, est caduque, soit rappellent des concepts déjà occultés par les Romains (Juifs ou Judéens, habitants de Judée). Les Hébreux sont reconnus, mais sans plus, comme référence dans l'histoire des origines, mais pas au niveau d'une pérennité de leur existence ; ils sont et restent la multitude issue de l'Hébreu Abraham. Il va sans dire que cette constatation n'est pas une règle absolue : des textes de Juifs hellénisés (2 Mac. 7, 31) reprennent une terminologie qui relève du regard des autres sur les Juifs et non celle qui relève du regard que les Juifs ont sur eux-mêmes.
2) Israël : Alors que "Hébreux" implique le regard des autres, les termes "Israël" ou les "fils d'Israël" (bnei Israël) reflètent la vision que les Juifs ont d'eux-mêmes, référence à connotation plus cultu(r)elle qu'historique à proprement parler, "[Dieu] reprit : Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël ; car tu as jouté [sarita] contre des puissances célestes et humaines, et tu es resté fort" (Gen. 32, 29). Les Juifs sont les descendants de Jacob, désormais dénommé "Israël", et ils se nommeront donc eux-mêmes "[fils de Jacob, fils d'] Israël".
3) Judéens (puis Juifs) est une dénomination plus tardive, dont l'origine remonte au schisme (1R 11, 13) des royaumes d'Israël et de Juda (931 a.C). Après le retour de Babylonie (538 a.C), seule la tribu de Juda revint en Judée (l'ensemble des tribus, globalement nommé Israël, ayant été dispersé, 2R 17, 23), et les membres de cette tribu reçurent la dénomination de Judéens, la partie servant, comme il arrive fréquemment, à dénommer le tout. Les Judéens, appelés ainsi par les non-Juifs, finirent par adopter le terme qui, depuis le retour en "terre promise" jusqu'aux époques hellénistique et romaine, implique un paramètre nouveau, celui de la relation à une terre (Judée), ce qui n'est pas le cas pour les appellations précédentes. Notons au passage que les Juifs ne se donnent pas un nom spécifique : ils sont les "fils" [bnei ou bnei Israël ] ; de même, leur terre ("promise" et non leur lieu de naissance), ils la nomment "la terre" [Eretz, ou Eretz Israël ] ; pour le nom divin (le tétragramme, de prononciation taboue), ils ont recours à l'expression Hachem [le Nom], enfin l'hébreu est "la langue" sainte ["lachon" haqodech ]. Les définitions, selon les Juifs, sont les Fils, la Terre, le Nom, références à une méta-culture, une supra-nationalité, non pas au sens d'une supériorité quelconque par rapport au genre humain, mais au sens d'un dépassement des critères "naturels" (race, lieu de naissance), ce qui fait des Juifs les porteurs d'une culture bien spécifique.
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1997_num_23_1_2325 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: L'origine des Israélites et des Hébreux Jeu 14 Déc 2023, 21:30 | |
| Etude instructive, si on ne perd pas de vue son point de vue, annoncé d'entrée de jeu dans l'article, mais qui n'apparaît pas si clairement dans des extraits isolés -- à savoir une perspective rabbinique, essentiellement post-pharisienne, sur les textes et l'histoire d'Israël, qui ne correspond tout à fait ni aux textes "bibliques" (TaNaKh = AT protestant), ni à la diversité beaucoup plus vaste du judaïsme du Second Temple, ni à notre "histoire sainte" (chrétienne) aimantée par le NT, encore moins à l'"histoire" au sens moderne et scientifique du terme, qui en l'absence de récits fiables repose essentiellement sur l'archéologie et l'épigraphie... De ce point de vue on peut comprendre que soit occulté l'essentiel de la tradition hellénistique (à part Josèphe qui est au moins sympathisant du pharisaïsme) ou samaritaine, ou encore les manuscrits de la mer Morte, en somme tout ce que le judaïsme rabbinique n'a pas retenu ou qu'il a présenté de façon extrêmement tendancieuse et hostile. On peut s'étonner quand même d'évidentes inexactitudes en ce qui concerne les textes "bibliques", par exemple sur les "Hébreux" qui (contrairement à ce qu'affirme ta citation) sont bien au pluriel en Genèse 40,15; 43,32; Exode 1,15ss; 2,6s etc... (A l'opposé, le mot "hébreux" n'est que dans le titre traditionnel de l'"épître aux Hébreux", non dans son texte grec.) Sur les sens "historiques" du terme "hébreu", on omet aussi le principal, à savoir l'usage des empires assyrien, néo-babylonien et perse, qui désigne précisément comme `br-nhrym, au-delà du ou des fleuves, toute la région au sud-ouest de l'Euphrate ("Transeuphratène") -- une appellation que la plupart des textes bibliques emploient naturellement dans un sens opposé (ce qui est au-delà du fleuve pour un Judéen, c'est la Mésopotamie ou la Perse)... Sur tout cela revoir éventuellement le début de ce fil (2011 !).
Si cet article ne nous apprend rien d'"historique" sur "l'origine des Israélites et des Hébreux" (sous-entendu, de l'époque pré-exilique), et représente seulement une vision partielle et partiale du "judaïsme du Second Temple", il est en revanche très utile pour comprendre le "judaïsme rabbinique", en gros de la destruction du temple en 70 à la création de l'Etat d'Israël qui change à nouveau la donne, ainsi que le pharisaïsme d'époque romaine qui en est la source principale (même si le rabbinisme, en assumant la relève de l'ensemble du judaïsme, s'est forcément diversifié ensuite, mais dans un jeu de différences encore différent du précédent). L'idée de la supériorité morale, non du peuple en soi mais de la loi qui lui est étrangère et transcendante, toujours comprise dans un sens rituel mais non sacerdotal ni sacrificiel (autrement dit "laïc"), s'inscrit d'une certaine façon dans le prolongement du Deutéronome, tout en le débarrassant (provisoirement) de sa violence. |
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