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| La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur | |
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Auteur | Message |
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free
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 21 Avr 2017 - 11:44 | |
| Les particularités de l'institution chez Luc. C'est la combinaison du récit évangélique du type Marc et de la célébration liturgique, mémorial, du type Paul. Nous constatons d'abord une grande inversion : ce qui termine le récit de Marc est placé avant l'institution en Luc. En Marc l'annonce «Je ne boirai plus...» veut dire : au-delà, c'est ma mort et le royaume eschatologique. Il n'y a plus rien à dire et l'on part pour Gethsémani. L'annonce de la fuite des disciples et du reniement fait déjà partie de la passion. Le temps entre la Cène et le Royaume, c'est la passion. En Luc, au contraire, l'annonce précède l'eucharistie. C'est que l'eucharistie devient une réalité pour elle-même : non pas un repas messianique, mais le repas signe ; non plus seulement le mémorial de l'alliance, mais l'annonce de la venue. C'est le temps de l’Église, le temps du sacrement.
http://croire.la-croix.com/Les-formations-Croire.com/Theologie/L-Eucharistie/1re-etape-L-eucharistie-dans-le-Nouveau-Testament/(offset)/2
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 21 Avr 2017 - 13:32 | |
| Ce que Sesboüé ne dit pas ici (mais probablement ailleurs), c'est que le "type Marc" est lui-même dépendant du "type Paul" (je n'y reviens pas davantage).
Le caractère apparemment moins "ecclésiastique" et moins "sacramentel" de Marc par rapport à 1 Corinthiens n'implique d'ailleurs aucune "allergie" aux notions d'Eglise ou de sacrement; il s'agit plutôt d'un déplacement: "l'évangile" (le récit) lui-même fonctionne comme un "sacrement", à la fois donné une fois pour toutes et à recevoir toujours à nouveau; et c'est lui qui constitue la communauté des auditeurs. Cette perspective éclaire d'ailleurs beaucoup d'autres choses dans le texte de Marc, par exemple les références (à première vue anachroniques) de Jésus lui-même à "l'Evangile" (1,14s; 8,35; 10,29; 13,10; 14,9; cf. 1,1) et l'accent mis sur le cercle des disciples et des foules qui l'écoutent (1,33; 2,2.13; 3,32ss; 4,1ss, etc.). Tout cela est parfaitement compatible avec une pratique ecclésiale et sacramentelle, à condition que les deux types de "répétition" (répétition du récit et répétition du geste) ne soient pas mis sur le même plan: le récit justifie le geste et le relativise en même temps (d'où, peut-être, l'évitement de l'ordre de répétition, qui fonderait une "institution" aussi importante que le récit, comme une "suite" -- ce qui est précisément le point de vue de Luc-Actes; l'évangile selon Marc est plutôt éternel parce qu'il n'a pas de "suite").
Quant à "l'intention", pour autant qu'il soit possible d'en juger, "Marc" ne semble d'ailleurs pas très loin de "Paul", qui lui aussi relativise l'acte sacramentel par rapport au "sens" qu'il lui donne (c'est vrai pour l'eucharistie, ça l'est encore plus manifestement pour le baptême, cf. 1 Corinthiens 1 et Romains 6), et pour qui "l'évangile" (narratif aussi même s'il se résume en quelques phrases: le Fils de Dieu est venu, il est mort et ressuscité) "sauve" également par "l'écoute" et la "foi" qu'elle génère (Romains 10).
Soit dit en passant, la question de la répétition (qu'est-ce qui se répète dans une "histoire" qui ne se répète jamais) -- question d'une certaine articulation de la figure du cercle ou du cycle et de celle de la ligne ouverte, sinon droite -- n'a guère quitté la pensée moderne (post-hegelienne) depuis la "reprise" de Kierkegaard (Nietzsche et l'éternel retour, répétition du "symptôme" chez Freud et Lacan, différence et répétition chez Deleuze, itération et différance chez Derrida, entre autres). |
| | | free
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 26 Avr 2017 - 16:16 | |
| Et quand ce fut l’heure, il se mit à table, et les apôtres avec lui. 22.15 Et il leur dit : « J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. 22.16 Car, je vous le déclare, jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. » 22.17 Il reçut alors une coupe et après avoir rendu grâce il dit : « Prenez-la et partagez entre vous. 22.18 Car, je vous le déclare : Je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Règne de Dieu. » 22.19 Puis il prit du pain et après avoir rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : « Ceci est mon corps donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi. » 22.20 Et pour la coupe, il fit de même après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang versé pour vous. » (Lc 22,14-20 traduction TOB)
Soulignons quelques traits intéressants dans le texte lucanien. Alors que Mc 14,17 introduit le repas pascal par « le soir il arrive avec les Douze » et Mt 26,20 « le soir venu, il était à table avec les Douze », Le souligne l’instant prévu : « et quand ce fut l’heure, il s’étendit, et les apôtres avec lui ». Luc s’exprime ici comme s’il connaissait l’importance de l’« heure » johannique.
https://www.portstnicolas.org/phare/etudes-specialisees/article/les-repas-eschatologiques-chez-luc
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 26 Avr 2017 - 17:34 | |
| Peut-être, mais à mon avis le mot (hôra) est beaucoup trop banal dans le texte de Luc pour qu'on puisse en conclure quoi que ce soit (cf. 1,10; 2,38; 7,21; 10,21; 12,12.39.40.46; 14,17; 20,19; 22,14.53.59; 23,44; 24,33). Contrairement à Jean où des expressions comme "mon heure", "son heure", se distinguent dès le début (2,4; 7,30; 8,20; 13,1; cf. 4,21.23; 5,25.28; 12,23.27; 16,2.4.21.25.32; 17,1; 19,14.27) -- et encore il reste dans Jean des emplois du mot "heure" qu'on ne saurait surcharger de christologie sans... aller chercher midi à quatorze heures (4,6.52s; 5,35; 11,9).
(A noter aussi dans cet article un petit résumé utile de la tradition textuelle extrêmement mouvementée du récit d'institution selon Luc, notamment quant à l'inversion OU au redoublement de la coupe.) |
| | | free
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 2 Mai 2018 - 10:46 | |
| Des allusions à l'eucharistie ?
Un bon nombre d'auteurs ont pensé trouver, dans l'épître, des allusions nombreuses à l'eucharistie chrétienne. En 9,20, par exemple, le texte met dans la bouche de Moïse la citation d'Exode 24,8 : Ceci « est le sang de l'alliance que Dieu a ordonnée pour vous ». Le premier mot de la citation idou : voici est changé en touto : ceci, ce qui la fait correspondre aux paroles de la Cène en Mt 26,28 et Me 14,24. I l est vrai aussi que les mots « sang » et « alliance » ne se trouvent réunis, en dehors de l'épître, que dans la formule de l'institution de l'eucharistie^ et qu'ils devaient naturellement évoquer l'eucharistie à des oreilles chrétiennes. Mais l'allusion reste discrète et indirecte, puisque le passage se réfère à Moïse et à la première alliance et n'exploite guère cette rencontre verbale. Bien que les « réalités célestes » qui ont besoin d'être purifiées, qu'évoque 9, 23, en son langage secret, puissent se référer aux sacrements chrétiens.
Aussi secrète serait encore l'allusion en 10,19-20 qui mentionne le sang et la chair de Jésus. Parce que ces réalités y sont présentées comme « disponibles actuellement pour le chrétien », A. Vanhoye en fait une lecture eucharistique et y voit une référence au culte chrétien^. Ce n'est certes pas explicite !
On rattache également à ce contexte eucharistique l'exhortation de 10,25 : « Ne désertons pas nos assemblées, comme certains en ont pris l'habitude, mais encourageons-nous et cela d'autant plus que vous voyez s'approcher le Jour ». Ces assemblées sont présentées comme le lieu de mutuels encouragements et exhortations. Etaient-elles quotidiennes, comme pourrait le laisser entendre le parallèle avec 3,13 : « encouragez vous les uns les autres chaque jour »? Le terme episunagôgè qui est ici employé est rare. On le retrouve deux fois seulement dans toute la Bible grecque (en 2 M 2,7 et en 2 Th 2,1), en contexte de rassemblement eschatologique du peuple de Dieu. L'évocation de l'approche du « Jour » dans le même verset (10,25) confirme cette atmosphère d'urgence eschatologique.
Mais que faisait-on dans cette église domestique où la communauté se réunissait ? Ces assemblées devaient se tenir régulièrement, rituellement si Ton veut, mais du rituel précis qui s'y déroulait rien n'est dit. On peut supposer que les « dirigeants » y exerçaient le ministère de la Parole (cf. 13,7.17). Y célébrait-on aussi l'eucharistie? On peut l'imaginer encore, et c'est même fort probable, mais le texte lui-même n'en dit rien et pour l'affirmer i l faut extrapoler. D'ailleurs, si la chose avait été pour lui importante, l'auteur ne l'aurait-il pas dit explicitement ?
https://www.erudit.org/en/journals/theologi/1996-v4-n1-theologi2886/602431ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 2 Mai 2018 - 11:32 | |
| Dans la logique "simili-platonicienne" de l'épître aux Hébreux (je me contente de m'y référer ainsi parce que nous en avons longuement parlé dans presque toutes les discussions consacrées à ce texte) c'est l'éternel (le "céleste", etc.) qui s'oppose au temporel (le "terrestre", le monde des "ombres" et donc du rite matériel, corporel et répétitif). Une interprétation du christianisme qui remplacerait simplement, dans une succession chronologique et linéaire (avant/après), un rite (juif) par un autre (chrétien) serait donc un contresens absolu au regard de ce texte. Ça ne signifie pas que l'auteur ignore les rituels chrétiens ni qu'il entende en combattre la pratique, mais qu'il les relativise (cf. notamment 6,1ss) en les rapportant à leur sens (à ses yeux) unique, qui consiste en l'accès à l'éternel, par définition "une fois pour toutes". Son "allergie" évidente à la répétition rituelle ou morale (explicite dans le cas des "baptêmes" ou de la "repentance" autant que pour la liturgie du temple) vaut aussi pour l'eucharistie: celle-ci n'a de sens que dans la mesure où elle renvoie (comme rappel ou remémoration correspondant aussi à l'anamnèse platonicienne, cf. tous les "souvenez-vous") à un "événement" unique, à la lettre sans suite ni succession (comme le seul vrai grand prêtre, qu'il s'appelle Melchisédek ou Jésus, est sans successeur): le passage ("une fois pour toutes") du temporel à l'éternel. Dire que le rituel est remplacé par l'éthique, si on l'entend encore dans le sens d'une succession temporelle (avant/après), reproduit à peine autrement le même contresens (cela ne saurait d'ailleurs guère s'appuyer que sur le "supplément" du chapitre 13, d'allure paulinienne et épistolaire -- à l'encontre de tout ce qui précède, comme on l'a vu tout récemment, 20.4.2018, à propos des "sacrifices métaphoriques" des v. 15s). --- Plus généralement (je quitte ici le cadre particulier de l'épître aux Hébreux), tout rite est susceptible d'être interprété de façon plus ou moins "spirituelle" ou "matérielle", "superficielle" ou "profonde". Du sacrifice humain ou animal à la prière la plus "informelle" ou "spontanée", en passant par tous les "sacrements" qu'on voudra, il n'y a pas d'acte "religieux" qui ne puisse être interprété d'une manière "superstitieuse" ou "magique" (avec toute la charge péjorative de ces adjectifs) OU "spirituelle" ou "intelligente". Il est évidemment très tentant de voir de la spiritualité et de l'intelligence dans sa propre religion, de la superstition et de la magie dans celle des autres, mais la chose n'est jamais aussi simple. Et c'est aussi le génie du rite que de se prêter à toutes les interprétations et à tous les passages d'une interprétation à l'autre. Le christianisme, tout "spirituel" qu'il se soit voulu par contraste avec un judaïsme méprisé comme "rituel", n'aurait jamais été viable sans l'ambiguïté du rite. |
| | | free
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 7 Nov 2018 - 15:02 | |
| Les toutes premières prières eucharistiques ne comportaient pas les paroles de l'institution... Aussi curieux que cela puisse paraître à un occidental né après le XIIIe s., les premières traces de ce qu’on appelle aujourd’hui les prières eucharistiques ne comportent pas les paroles de l’institution.
Le premier document intéressant en ce domaine est la fameuse "Didachè", compilation qui date sans doute de la fin du premier siècle ; aux chapitres 9 et 10, elle contient des formules eucharistiques, à propos desquelles les chercheurs ont tout dit depuis la découverte du recueil en 1873. Ce sont des prières dont l’origine juive est indiscutable, mais elles sont christianisées par plusieurs mentions de la formule "par Jésus, ton serviteur". La plupart des critiques estiment aujourd’hui qu’il s’agit là de véritables prières pour célébrer l’Eucharistie, même si le rapport entre les deux chapitres reste toujours discuté. Mais un fait est indiscutable : ces prières ne mentionnent pas le récit de la Cène.
Il en est de même de textes moins connus, comme les "Actes de Jean" (cf. Actes Jn 109-110 ; PE I 74-76) et ceux de "Thomas" : "Judas fit apporter le pain et la coupe m élangée. Il prononça sur elle la bénédiction et dit : Nous mangeons ton saint corps qui fut crucifié pour nous, et nous buvons ton sang vivifiant qui fut répandu pour nous…" ("Actes Thom". 158,1-4 ; PE I 76-79). Ces écrits sont à vrai dire des récits plus que des documents liturgiques ; ils mentionnent plusieurs fois la célébration eucharistique et même les prières qui y sont prononcées, sans pour autant reprendre les paroles de Jésus à la Cène. Leur absence est plus surprenante encore dans le "Papyrus de Strasbourg" (PE I, p. 116-119) qui fournit un texte dont la fonction eucharistique est indéniable. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/760.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 7 Nov 2018 - 16:13 | |
| Intéressant.
Par rapport aux autres textes cités ici in extenso, la différence majeure de la Didachè, à savoir l'absence de toute référence au corps et au sang du Christ (relire le début de ce fil), reste unique (les autres textes, sans doute, ne répètent pas les formulations canoniques, mais ils en conservent cet élément essentiel, c'est dire qu'a minima ils en dépendent, d'un point de vue traditionnel sinon littéraire). Il se pourrait cependant qu'elle se retrouve aussi dans les Actes de Jean (voir ici en traduction anglaise): il n'y a pas de mention du corps et du sang dans la partie citée (109ss: il n'est d'ailleurs question que de pain et non de vin), ni dans l'ensemble du texte grec apparemment, seulement dans les fragments latins (xvi, un peu plus haut). Noter aussi l'interprétation clairement docétique de la mort du Christ en 101: tu as entendu que j'ai souffert, mais je n'ai pas souffert; que le sang a coulé, mais le sang n'a pas coulé: c'est le Verbe (logos) qui a souffert, c'est le sang du Verbe qui a coulé... |
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 5 Avr 2023 - 9:44 | |
| Le langage et la Cène
« Ceci est mon corps »
Comment cette proximité active dans la différence peut-elle être affirmée en rapport avec les paroles d’institution ?
Pour comprendre les mots « ceci est mon corps », il convient de relever la forte présence des verbes d’action dans le texte de l’institution. Les premiers chrétiens se sont souvenus plutôt des gestes du Christ que de ses paroles exactes, qui divergent selon les récits. Il en découle que les mots prononcés par Jésus lors de l’institution de la Cène sont à comprendre en lien avec son comportement : Jésus prend le pain dans le cadre d’une prière de bénédiction, ce qui signifie qu’il s’agit d’un accueil et non d’une capture. Il rompt le pain, désignant ainsi la destruction de son corps, et le distribue à tous, évoquant ainsi le don de sa personne pour le salut de tous.
Je voudrais proposer l’idée que l’interprétation de la parole du Christ « ceci est mon corps » pourrait se faire à la lumière du geste de cette jeune fille dans une bande dessinée qui tend une boucle d’oreille à un jeune homme en disant : « prend cette boucle d’oreille, Jonathan, mon cœur est enfermé dedans » . Relevons les caractéristiques de la parole de la jeune fille en question (appelée Saïcha) pour la comparer avec celle de Jésus à la veille de sa mort.
L’action de Saïcha ne peut pas être remplacée par une parole sans le geste. Ce dernier est indispensable à l’efficacité de la parole. La phrase elle-même est prononcée au cours d’une action, plus précisément d’un don, qui en est inséparable. À l’inverse, le geste n’est pas isolé, mais s’inscrit dans une histoire plus vaste, dont je ne tire qu’une image. Liée à une action, cette locution représente une parole performative, même si la forme grammaticale ne l’indique pas. Le geste de donner fait d’une formule apparemment constative un performatif. De même que dans cette « Bande dessinée », l’unité avec le corps et le sang du Christ n’est pas concentrée sur les éléments en soi, mais se place dans le contexte du geste de distribution. Le théologien T. Süss parle d’une « identité d’actions ». Il écrit : « Ce n’est donc pas le pain comme tel que Jésus Christ, dans l’institution de la sainte cène, déclare être son corps, c’est la distribution du pain qu’il déclare être la distribution de son corps ». De même que c’est le geste du don qui offre, c’est celui de recevoir qui fait accueillir véritablement, qui prend acte de la nouvelle relation que Dieu établit avec le croyant. Le don est accompli et reçu avec le geste du don et la manducation de ce qui est donné. « Ce n’est plus le pain qui est le corps, mais le don du pain est le don du corps ».
Même si le cœur physique n’est évidemment pas présent dans la boucle d’oreille, on ne peut pas parler d’un sens figuré. La parole n’est pas destinée à illustrer ou à faire comprendre quelque chose d’un point de vue intellectuel. Ce n’est pas une constatation du registre de la fonction linguistique référentielle, liant simplement un signe et une chose. De même, il n’y a aucune comparaison explicite dans la formulation. La formule ne peut donc être remplacée par « cette boucle d’oreille signifie mon cœur ». En donnant la boucle d’oreille, Saïcha ne pense pas à son cœur et ne l’explique pas, mais elle le donne. Ce n’est pas une relation de signification, car à ce moment la boucle d’oreille « est » le cœur, puisque ce dernier est donné en même temps. En disant ces mots et en faisant ces gestes, Saïcha donne vraiment son cœur considéré comme le centre de sa personne, siège des émotions et en particulier de l’amour.
Elle donnerait moins si elle donnait matériellement une cellule de son myocarde. Il convient d’insister sur ce point eu égard aux craintes de Luther et à certains malentendus liés à sa pensée. Dans les mots cités, une personne peut se donner véritablement sans lien ontique avec le signe offert. Il n’y a pas lieu de supposer une « présence réelle » du cœur dans la boucle d’oreille pour recevoir avec foi sa parole et accueillir le don de soi qu’elle opère avec gratitude. La prise au sérieux de la parole n’en suppose pas une compréhension littérale. J’imagine très bien Jonathan demandant : « Vraiment ton cœur est enfermé dedans ? » Saïcha ne répondrait sûrement pas « mais non, pas vraiment, c’est une métaphore ! ». Elle dirait « vraiment », sans pourtant supposer une conception « réaliste » de ses propos. L’unité du geste avec le don de la personne est même plus profonde que dans le cas d’une synecdoque. Th. Süss relève : « Si je donne à un hôte un verre en disant : “c’est du vin“, le don et la parole sont en un certain sens extérieurs l’un à l’autre. Cette parole ne fait pas proprement partie du don du verre. Ce don est ce qu’il est, même s’il n’y a pas cette parole » . Dans le cas de Saïcha, il n’en va pas de même, car « la parole doit nécessairement être prononcée au cours de l’acte même de donner ». La vérité du don peut de la sorte être exprimée de manière plus profonde que dans la pensée substantialiste présente dans la doctrine eucharistique de Luther. La jeune fille effectue un « don réel ». On peut certes reprendre de Calvin la notion de « gage ». Pourtant, cet acte ne confirme pas une parole dite précédemment, mais représente l’acte lui-même, tout entier, sans en être distingué.
Mais cette présence a lieu par-delà une absence, qui demeure. En effet, pour en revenir à notre exemple littéraire, le geste de Saïcha est raconté dans le contexte du souvenir de sa mort dont il convient de « faire mémoire » (la bande dessinée s’appelle « souviens-toi, Jonathan »). Tout en établissant une relation qui demeure après la mort de Saïcha, le geste ne nie pas la mort et ne refuse pas l’absence par le don d’une prétendue substance. Il établit une relation sans possession possible, sans capture. Il en va de même du don de soi du Christ. Par son geste et ses paroles, se fait l’établissement d’une relation par-delà la distance. Paul parle de « communion » (1 Cor. 10, 16-17). Cette nouvelle relation sans capture est caractérisée en particulier par la Résurrection du Christ, qui distingue, bien entendu, la présence du Christ de celle d’une jeune femme décédée au Tibet. Mais il n’en demeure pas moins que la présence personnelle du Christ va de pair avec une absence irréductible.
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2003-2-page-175.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 5 Avr 2023 - 11:31 | |
| L'interprétation est par définition anachronique, elle l'était autant pour Luther et Calvin qui lisaient les évangiles "à la lumière" de la scolastique médiévale et de l'humanisme de la Renaissance, que pour nous qui lisons tous ceux-là "à la lumière" de la linguistique ou de la psychanalyse du XXe siècle. Les "problèmes" et leurs "solutions" se déplacent, inéluctablement.
Les débats du XVIe siècle sont toutefois plus complexes et plus intéressants qu'il n'y paraît ici -- je pense en particulier à la notion luthérienne de la "communication des idiomes", variante de la "périchorèse" des Pères grecs, qui déjoue les oppositions entre "divinité" et "humanité" du Christ comme entre les "personnes" ou "hypostases" de la Trinité.
Quoi qu'il en soit, nous avons sans doute gagné quelque chose en mettant l'accent sur la dynamique du geste et des verbes d'action, transitifs ou non (rompre, partager, donner, faire passer, manger, boire) plutôt que sur l'ontologie identitaire et statique du nom et de la chose (le pain, le vin, le corps, le sang, Dieu, l'homme, qu'est-ce que c'est, comme si ce n'étaient que des choses et si les choses étaient simplement ce qu'elles sont). Chaque fois que nous réinscrivons une relation dans les termes qu'elle relie (p. ex. "Dieu" et "l'homme"), la position du problème se déplace, et ce qui était contradictoire ne l'est plus (ainsi quand Luther réinscrit la "grâce" dans la définition de la "justice", l'opposition constitutive entre ces deux termes disparaît). Mais tant que nous raisonnons verbalement et grammaticalement, avec des sujets et des objets présumés fixes et identiques à eux-mêmes, d'ipséité sinon d'identité, autrement dit aussi longtemps que nous parlons, nous ne faisons qu'effleurer le flux continu des "choses" qui ne sont jamais sans changer, où "être" ne signifie pas autre chose que "devenir" et "différer" -- tout au plus pouvons-nous l'évoquer, "poétiquement". |
| | | free
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| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 5 Avr 2023 - 12:29 | |
| La cène : un geste instituant ?
Le geste instituant de l'église
Aussi la cène elle-même, comme les simples bénédicités qui jalonnent les textes bibliques, sont-ils des gestes instituant qui s'ouvrent sur une dimension communautaire et diaconale. Tel est bien le sens que Calvin avait donné à la cène. C'est, selon le réformateur, la troisième utilité de la cène après qu'elle ait premièrement subvenu à notre indigence et notre misère et qu'elle nous ait justifié et secondement qu'elle nous ait conduit à l'adoration et à la louange. « Mais pour bien comprendre cette utilité - ajoute Calvin -, il ne faut pas estimer que notre Seigneur nous avertisse, incite et enflamme nos cœurs par le signe extérieur seulement, car le principal est qu'il besogne en nous intérieurement par son Saint-Esprit, afin de rendre efficace son institution qu'il a destinée à cela comme un instrument par lequel il veut faire œuvre en nous. C'est pourquoi, en tant que la vertu du Saint-Esprit est conjointe aux sacrements quand on les reçoit dûment, nous avons à en espérer un bon moyen et une bonne aide pour nous faire croître et profiter en sainteté de vie et particulièrement en charité ». Cette mise au point très « réformée » rappelle que le geste eucharistique n'aurait aucune efficacité en lui-même (ex opère operato) s'il n'était rattaché à sa source, s'il n'était institué par le Christ. L'acte de foi est là, bien entendu ! Mais cela dit le geste eucharistique se déploie bel et bien dans l'ordre éthique premièrement en instituant la communauté et deuxièmement en engageant cette communauté dans le service. Pour reprendre la terminologie de Laurent Gagnebin introduisant ce texte de Calvin, on dira que le christianisme spirituel et le christianisme social forment un tout solidaire. « On n'a pas toujours su, dans les débats concernant la cène - ajoute Gagnebin -, maintenir entre le ciel et la terre, l'univers spirituel et social, l'horizon religieux et la perspective éthique, une telle harmonie et un tel équilibre. On a tellement été accaparé par les débats portant sur les modalités de la présence du Christ dans la communion qu'on en a oublié la traduction dans notre existence ».
S'il est vrai que dans la tradition chrétienne, et protestante en particulier, la liturgie de la cène suit celle de la parole comme pour bien montrer qu'elle n'offre pas autre chose que la parole orale (verbum audibile) mais autrement qu'elle {verbum visibile), on pourrait très bien imaginer qu'un culte commence par le partage de la cène (à l'intérieur ou non d'un repas fraternel) et se poursuive par celui de la parole. Ceci présenterait plusieurs avantages par rapport à la pratique cultuelle habituelle. En commençant le culte par un geste de partage, celui-ci se poursuivrait dans le même esprit quant au partage de la parole. La cène ainsi partagée serait moins vécue comme un acte sacral que dans un culte classique. Ce type de célébration est probablement mieux adapté au culte de maison et plus ouvert aux distancés de l'Église. Mais ne sont-ils pas l'Église invisible et nos maisons des lieux visibles de cette Église invisible ? La cène : un geste instituant l'Église.
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1999_num_61_1_2102 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mer 5 Avr 2023 - 13:27 | |
| Nous avons déjà pas mal discuté de la notion d'"institution" plus haut dans le présent fil, qui est ancien mais assez riche, notamment lors de ses reprises de 2016 et 2017 (p. 2 et 3 chez moi).
La question est aussi celle de la distinction et de la relation du "sacré" et du "profane": ce qui sépare le "sacrement" (qu'on l'appelle eucharistie ou autrement) du "repas", dès 1 Corinthiens 11, où en raison des disparités sociales qu'il cherche à rendre invisibles plutôt qu'à y remédier, Paul renvoie les "vrais repas", riches ou pauvres, dans les "maisons" particulières, pour réserver le rite à l'ekklèsia -- même si celle-ci se tient aussi dans une "maison", qui pour l'accueillir est forcément une maison de riche: sociologie structurellement "clientéliste" de l'ecclésiologie paulinienne, qui motive plus que toute autre considération les critiques de l'épître de Jacques. Mais à bien y regarder c'est déjà ce qui arrive dans la Torah, où le "sacrifice" est séparé du "repas" ordinaire par l'instauration d'une prêtrise et d'un rituel spécifiques (Exode, Lévitique) et plus encore par l'unicité du sanctuaire (Deutéronome) -- le sacrifice devenant exceptionnel et déconnecté des repas quotidiens. La "communion" ne se "signifie" ou ne se "symbolise" qu'en se détachant de sa réalité ordinaire, en principe pour mieux y revenir, mais ce retour n'est jamais garanti et dans le meilleur des cas il complique ladite réalité de nouveaux clivages (entre le pur et l'impur, le sacré et le profane, le juif et le non juif, le chrétien et le non chrétien, sans même rentrer dans le détail des interprétations divergentes du même rite)... |
| | | SARAI-ESTELLE
Nombre de messages : 132 Age : 70 Date d'inscription : 14/02/2010
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mar 16 Mai 2023 - 21:38 | |
| Bonjour à tous, Je recherche un sujet a t-il déjà été traité sur ce forum je ne retrouve pas. Le symbolisme du pain et du vin chez les Egyptiens, qui montrerait que le Jésus des Evangiles n'a pas inventé ce symbolisme représentant son corps et son sang, et qu'il s'agirait donc d'une réécriture des évangiles voulue par les pères de l'Eglise. Les Egyptiens pratiquaient déjà ce rite ,j'ai trouve que ceci :
[C’est le moment où, par l’intermédiaire du prêtre, Osiris est sensé s’incarner dans le pain et dans le vin, qui vont respectivement correspondre à son corps et à son sang. Pourquoi, comment ? C’est un Mystère divin nous disent les prêtres ! Par la suite, lors de la célébration, les fidèles vont alors recevoir, le corps d'Osiris. Car en mangeant la divinité ils se fortifient et s’assurent la vie éternelle tout comme Osiris.
Cela m'aiderait a répondre à un frère qui se pose des questions sur l'enseignement WT mais qui quand même m'invitait au mémorial de 2023 en me disant tu n'oublies pas " Faîtes ceci en mémoire de moi "
Merci pour votre aide. Saraï-Estelle |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mar 16 Mai 2023 - 23:22 | |
| Bonjour Saraï-Estelle,Content de te voir réapparaître ici; j'espère que tu vas bien. Tu as eu du nez en choisissant ce fil, car il y a bien été question d'Osiris (15.4.2011): mais c'était seulement pour l'analogie de la "fraction", du pain ou du corps "rompu", qui ne s'explique pas vraiment par une réminiscence de l'AT (il faudrait aller chercher dans les fonds de tiroirs, descriptions de sacrifices dans la Torah, femme ou boeuf coupés en morceaux dans les Juges ou Samuel, très loin des références habituelles du NT), ni par les récits évangéliques de la Passion (sinon a contrario dans la négation de Jean, 19,36, par référence à la Pâque selon Exode 12,46 et au Psaume 34,21: "aucun de ses os ne sera brisé"). L'autre analogie étant l'onction d'huile (et d'aromates) par une ou plusieurs femmes pour l'ensevelissement, réalisée avant la mort ou projetée après, qui rappelle l'embaumement d'Osiris par Isis et plus généralement les pratiques mortuaires égyptiennes, plus ou moins directement liées à ce mythe (cf. aussi le traitement des dépouilles de Jacob et de Joseph dans la Genèse). Ce serait tout au plus une influence marginale, parmi beaucoup d'autres, sur la tradition chrétienne; plausible quand même parce qu'à l'époque romaine, comme beaucoup de religions ancestrales, le culte d'Isis et d'Osiris est recyclé en "mystère", pas seulement en Egypte, mais dans la plupart des grandes villes de l'Empire (à commencer par Rome): son sens glisse ainsi d'une perspective locale, agraire et saisonnière (renouvellement annuel de la végétation avec les pluies et les crues du Nil) à celui d'une religion de "salut" individuel (survie après la mort) dans une communauté d'élection, urbaine et cosmopolite (plus besoin d'être égyptien ou en Egypte pour être initié aux mystères d'Osiris, ni d'être phrygien pour Attis, ni d'être phénicien pour Adonis, ni d'être perse pour Mithra, ni d'être juif pour le dieu d'Israël recyclé en Jésus-Christ: à ce niveau il y a bien un rapport mais il est très général, c'est une caractéristique religieuse de l'époque). Mais le cas échéant il ne s'agirait pas d'une "réécriture des évangiles", et les "Pères de l'Eglise" n'y seraient pour rien, car la tradition en question est déjà chez Paul (1 Corinthiens 10--11), bien avant la rédaction des évangiles selon toute vraisemblance. Ce n'est cependant pas la seule tradition "proto-chrétienne", comme en témoigne la Didachè qui n'établit aucun lien entre le pain et le vin de l'eucharistie et le corps et le sang du Christ, mais maintient et développe la tradition du "rompu" ou "brisé" ( klasmatos, le mot pour "pain" étant sous-entendu dans le texte grec), qui est aussi "dispersé sur les montagnes" avant d'être "rassemblé": voir ici, chapitres 9 et 14. Plus généralement on retrouve là l'idée même du "symbole", anneau ou autre objet brisé et reconstitué, qui se prête à toutes les interprétations (cf. p. ex. ici, à partir du 23.4.2023). Je vois par ailleurs que ta citation (en gras) est reprise sur pas mal de pages Internet, fautes d'orthographe comprises: c'est le genre de chose qu'il est plus facile de copier que de vérifier. Sur Osiris, l'article de Wikipedia paraît plutôt bien documenté et ne signale aucun rituel proprement "osirien" comparable à l'eucharistie. |
| | | SARAI-ESTELLE
Nombre de messages : 132 Age : 70 Date d'inscription : 14/02/2010
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Sam 20 Mai 2023 - 1:16 | |
| Bonsoir JP, Oui je vais bien merci pour ton long message et les explications précises ! J'ai été absente pendant quelques temps, bien que je consultais de temps en temps ce site moins qu'avant je l'avoue et sans me connecter pour y répondre. J'avais perdu mon mot de passe et comme j'ai changé d'adresse mail, je ne pouvais plus le retrouver. J'ai voulu ces jours ci me reconnecter et "miracle" j'ai retrouvé. Donc maintenant je voulais contacter l'administrateur du forum , mais je ne sais pas comment faire ? Je trouve que les sujets en cours et comment y répondre, mais pas comment trouver pour écrire un message à l'administrateur pour modifier cette adresse mail qui datait de mon inscription.. Le temps passe vite !!! Et je vois que je suis inscrite depuis 2010 depuis mon départ de la WT après 56 ans passés en tant que TJ. Je vois que tu es toujours très présent et que tes explications sont très précises ! Merci. Saraï-Estelle |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Sam 20 Mai 2023 - 9:32 | |
| Bonjour Saraï-Estelle,
Je ne suis pas "JP", mais celui qui signait spermologos au début de ce forum.
Je pense que tu peux changer toi-même ton adresse e-mail: clique sur "Profil" en haut de la page, puis écris ta nouvelle adresse dans le champ correspondant (le deuxième à partir du haut), enfin clique sur "Enregistrer" en bas de la page. Avec la même procédure tu peux aussi changer ton mot de passe (ligne suivante), mais j'éviterais de faire les deux choses en même temps car ça va compliquer la manoeuvre et tu risques de perdre ton accès si tu n'enregistres pas le tout comme il faut. Si ça ne marchait pas tu peux toujours m'envoyer ton adresse en privé (cliquer sur "mp" à la fin d'un de mes posts) et j'essaierai de faire le changement. Cela dit, tu peux aussi ne rien faire puisque même avec une adresse périmée ça marche (la preuve).
A bientôt. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Lun 22 Mai 2023 - 11:37 | |
| Coucou Saraï Estelle ravi de te lire à nouveau. Tu me fais beaucoup d'honneur en pensant que les messages de Narkissos sont de ma plume. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mar 12 Mar 2024 - 9:41 | |
| LA CÈNE : L’AVANT-DERNIÈRE, LA DERNIÈRE, LA PREMIÈRE. Olivier Bauer
Dans le chapitre X de sa première lettre aux Corinthiens, Paul avait déjà évoqué le pain et la coupe, mais sans les mettre en relation, ni avec la Cène, ni avec le repas du Seigneur.
14 Aussi, mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie. 15 Je vous parle comme à des gens avisés ; jugez vous-mêmes de ce que je dis. 16 La coupe de bénédiction, sur laquelle nous prononçons la bénédiction, n’est-ce pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-ce pas une communion au corps du Christ ? 17 Puisqu’il y a un seul pain, nous, la multitude, nous sommes un seul corps; car nous partageons tous le même pain. 18 Voyez l’Israël selon la chair : ceux qui mangent des animaux offerts en sacrifice ne sont-ils pas en communion avec l’autel ?
19 Que dis-je alors ? Que la viande sacrifiée aux idoles aurait de l’importance ? Qu’une idole aurait de l’importance ? 20 Non, mais ce qu’on sacrifie, on le sacrifie à des démons et non à Dieu; or je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. 21 Vous ne pouvez pas boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons; vous ne pouvez pas partager la table du Seigneur et la table des démons. 22 Ou bien voulons nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Sommes-nous plus forts que lui ? (1 Co 10,14-22)
Paul utilise les motifs de la coupe de bénédiction (τὸ ποτήριον τῆς εὐλογίας ὃ εὐλογοῦµεν, V. 16 ; littéralement, «la coupe du bien dire sur laquelle est dite du bien») et du pain rompu, pour souligner la valeur théologique d’un tel repas. Paul mentionne aux Corinthiens deux rituels alimentaires — participer au même pain (ἐκ τοῦ ἑνὸς ἄρτου µετέχοµεν, V. 17) et manger du sacrifice (οἱ ἐσθίοντες τὰς θυσίας, 18) —, qui entraînent trois types de communion : une communion du sang et du corps du Christ (κοινωνία τοῦ αἵµατος τοῦ Χριστοῦ, V. 16 ; κοινωνία τοῦ σώµατος τοῦ Χριστοῦ, V. 17 10 ), une communion de l’autel du sacrifice (κοινωνοὶ τοῦ θυσιαστηρίου, V. 18) et une communion des démons (κοινωνοὺς τῶν δαιµονίων, V. 20). Résultat, on participe donc (µετέχειν, V. 21) soit à la table du Seigneur (τραπέζης κυρίου, V. 21) soit à l’autel du sacrifice (θυσιαστηρίου, V. 18) soit à la table des démons (τραπέζης δαιµονίων, V. 21). Manger n’est donc pas sans conséquence théologique. Si manger des animaux offerts en sacrifice, c’est être en communion avec l’autel, si sacrifier de la viande aux idoles (il n’est pas ici question de la manger), c’est être en communion avec les démons, alors, prononcer la bénédiction sur la coupe de bénédiction et rompre le pain, c’est être en communion au sang et au corps du Christ; alors, partager le même pain, c’est pour la multitude être un seul corps. Mais cette communion ne peut se faire à l’occasion d’un sacrifice, forcément idolâtre, peu importe qu’il soit offert aux idoles du polythéisme ou sur l’autel des sacrifices juifs. La communion, qu’elle soit avec Dieu ou avec la multitude, ne passe plus par la viande, mais par du vin et du pain, elle n’exige plus de sacrifice, mais une parole de bénédiction et un geste de partage.
*****
Ce que les Actes des apôtres mettent en récit, la Doctrine des douze apôtres ou Didachè (rédigée «à partir de traditions dont les plus anciennes datent du Ier siècle» [Collin 2006, 54]38), l’érige en règle. Elle fixe le déroulement de ce qu’elle qualifie d’eucharistie, une autre synecdoque qui désigne le tout d’un repas par le nom de l’une de ses parties : le fait de rendre grâce. Car dans la Didachè, l’eucharistie n’est pas encore le repas symbolique et purement liturgique qu’elle deviendra au cours du deuxième siècle. Le terme indique plutôt le sens que les premiers chrétiens donnent à leurs repas communautaires, ceux qui sont nommés «agapes» (de ἀγάπη, amour 39). J’en trouve un fort indice dans la seconde des deux «prières eucharistiques» que propose la Didachè. La phrase qui l’introduit confirme à la fois l’existence d’une «action de grâce» sur la nourriture et son inscription dans un repas communautaire :
«10, 1. Après vous être rassasiés, rendez grâce de cette manière : 2. Nous te rendons grâces, Père saint, Pour ton saint nom Que tu as fait habiter dans nos cœurs, Et pour la connaissance, la foi et l’immortalité Que tu nous as révélées par Jésus ton serviteur, Gloire à toi dans les siècles!» Didachè 10,1-2 (Rordorf 1976, 181).
La première prière, quant à elle, mentionne explicitement les aliments utilisés pour cette «eucharistie» et précisent leurs valeurs symboliques. On remarquera qu’il n’est fait aucune référence à la Cène, ni à la trahison, ni à la crucifixion, ni au corps, ni au sang et que l’eucharistie n’est pas fondée, au moins pas explicitement, sur des paroles d’institution attribuées à Jésus.
«9, 1. Pour l’eucharistie, rendez grâce de cette manière : 2. D’abord pour la coupe : Nous te rendons grâce, notre Père, Pour la sainte vigne de David, ton serviteur, Que tu nous as révélée par Jésus, ton serviteur, Gloire à toi dans les siècles! 3. Puis pour le pain rompu : Nous te rendons grâce, notre Père, Pour la vie et la connaissance Que tu nous as révélées par Jésus, ton serviteur, Gloire à toi, dans les siècles! 4. Comme ce pain rompu, disséminé sur les montagnes, a été rassemblé pour être un, que ton Église soit rassemblée de la même manière des extrémités de la terre dans ton royaume. Car c’est à toi qu’appartiennent la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles!» Didachè 9, 1-4 (Rordorf 1976, 177-179)
https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_4C1CDAB6BE5A.P001/REF.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Mar 12 Mar 2024 - 10:40 | |
| Je suis à peu près sûr d'avoir déjà lu cet article, mais je ne retrouve pas le fil où nous en aurions parlé... En 1 Corinthiens 10, il me semble que Bauer force la distinction de l'"eucharistie" -- qu'il soit question de "rendre grâce(s)" ou de " bénir", dans cet usage de "rite commensal" les verbes sont à peu près interchangeables -- et du " sacrifice" en réduisant arbitrairement celui-ci au "sanglant"; d'autant que le "sang" est expressément mis en relation avec le vin ou la coupe, comme le pain avec le corps, au chapitre 10 (v. 16) comme au chapitre 11 (quelle que soit l'idée précise qu'on se fait de la relation et qui n'a guère préoccupé la théologie chrétienne jusqu'à la fin du moyen-âge; elle s'est rattrapée ensuite). En revanche, dans l'eucharistie de la Didachè il n'y a aucune mention du corps ni du sang, toutes les références du pain et du vin sont sapientiales (sagesse, connaissance, etc.; cf. supra du 15.4.2011 au 7.11.2018, au moins) ou ecclésiales et eschatologiques (comme les épis jadis épars... que nous soyons rassemblés, très belle image qui manque aux formules du NT). Comme le montre la suite (et fin) de l'article après ta (seconde) citation, c'est différent chez Justin, qui est plus proche de la constellation Corinthiens-Synoptiques. (Je me disais l'autre jour, sur un tout autre chemin, que "sacrifier" et "sanctifier", qui a aussi le sens de "consacrer", sont des jumeaux ou des cousins étymologiques, sans préjudice des distinctions sémantiques qu'on peut faire, ou pas, entre "saint" et "sacré".) |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Jeu 21 Mar 2024 - 10:24 | |
| Le récit de la dernière Cène. Forme discursive et modèle théologique.
3 - MEMOIRE D’ATTENTE
Un troisième segment du discours rapporté de Jésus concerne le mémorial et l’absence. Dans les Synoptiques, l’absence est déclarée à partir du moment présent de l’énonciation : « En vérité je vous dis que je ne boirai plus (désormais) du produit de la vigne jusqu’à ce que ... » (Mt 26-29, Mc 14, 25, Lc 22,18), construisant ainsi une structure de la temporalité, une durée entre deux événements qui la bornent, ouverte par l’acte présent de l’énonciation de Jésus (« je ne boirai plus… jusqu’à ce que… »),. Dans 1 Co, le dispositif temporel qui concerne les énonciataires (« vous ») de l’épître vient s’adapter à cette forme du temps : la parole de Jésus est énoncée comme une consigne (« Ceci faites-le chaque fois que vous boirez en mémoire de moi » v. 25) re-énoncée et explicitée par Paul : « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur » (1 Co 11,26).
Dans la mesure où 1 Co peut attester une reprise rituelle du récit de la dernière Cène, il sera intéressant de mesurer les écarts figuratifs et énonciatifs qui interviennent entre les deux mentions de ce récit, et d’en interpréter les effets dans une perspective théologique. Une théologie du sacrement pourrait s’appuyer sur ces transformations énonciatives du récit qu’attestent par ailleurs les prières eucharistiques.
En Matthieu, Marc et Luc, le dispositif temporel ouvre un temps futur: “ Je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce jour-là où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu ”. On peut être surpris de trouver ici la figure de ce produit (ou fruit) de la vigne (genêma) répliquant à la figure de la coupe. En effet, il a été question jusqu’ici de la coupe et du sang, ouvrant le parcours figuratif de l’Alliance ancienne et nouvelle, coupe donnée par Jésus aux disciples. Mais ici, il s’agit, mais pour Jésus, de boire le produit (fruit) de la vigne. La métaphore semble abolie ; la coupe se trouve soudain comme vidée de son sens “ figuré ” pour être prise, a minima, dans sa valeur la plus prosaïque ou immédiate : il n’est même pas question directement de vin, il n’est plus question de sang ni d’alliance... il ne reste que “ le produit de la vigne ”.
Du ‘montage’ figuratif extrême où la coupe du repas pascal a pu être inscrite dans le parcours des figures de l’alliance, il reste ... le fruit de la vigne à boire… et c’est dans cette figure prosaïque ultime (mais s’agit-il encore d’une figure ?) que se dit l’ultime accomplissement, l’orient et le terme de la répétition et de la reprise des figures. Et s’il s’agit de boire, c’est bien que le corps à nouveau est en place… La coupe n’est plus “ symbolisable ” elle est seulement « à boire », et par Jésus, dans cet avenir qui vient et qui n’est plus le temps des signes.
La dernière parole de Jésus dispose et articule une temporalité, une durée, entre le moment présent de la parole – moment d’absence, de séparation et de suspens (ne ... plus) et le moment futur (à venir) d’une condition nouvelle de temps, d’acteur et d’espace. Le temps de l’absence est le temps des figures, le moment à venir annonce un terme pour les figures et un « sur-venir » pour une réalité nouvelle (le réel ?).
Le produit de la vigne n’est plus une figure comme le pain / corps et la coupe / sang (de l’alliance), il n’est pas l’objet d’un assertion (« ceci est »), il n’entre pas dans un dispositif d’interprétation, mais il touche et marque, comme boisson, ce corps qui, dans l’acte d’énonciation, s’est trouvé engagé (et perdu) dans la signifiance et dans l’ordre du discours. La boisson nouvelle atteste un corps retrouvé et une existence partagée.
Le discours de Jésus installe un nouveau dispositif figuratif d’acteurs, d’espace et de temps : ce nouveau dispositif correspondant à l’événement annoncé est établi en lien avec l’énonciation présente dont l’acte singulier est rappelé ici : « Je vous dis » (« En vérité je vous dis », dans la version de Marc). C’est à partir de cette instance d’énonciation, de ce « centre de présence » que se déploie une temporalité de l’absence (ne...plus) et que s’indique son terme (ce jour-là). Un nouvel espace est manifesté : le royaume.
Il n’est pas possible ici de développer une analyse de cette grandeur figurative très présente dans les textes évangéliques. Notons seulement que cette figure est à la fois temporelle (le royaume vient ou survient) et spatiale (un lieu pour des acteurs et des procès). On pourrait parler en termes de grammaire narrative d’un espace de destination : cette figure définit un « régime » particulier d’identité et de véridiction, un « statut » pour les acteurs, un « état » pour la signification. Il s’agit d’un état de la signification, en rapport avec une instance d’énonciation et le lieu réel auquel elle s’articule. Le « royaume » se présente alors comme un régime de signification ouvert et attendu à partir du « lieu réel » de l’énonciation, espace de signification, à la limite du « sémiotique », dans lequel les figures ne renvoient pas à un sens défini où à une représentation particulière, mais à un « corps ». Toujours référé à une instance d’énonciation (« en vérité, je dis »), le « royaume » signale l’autre du discours, le hors-discours que la parole suppose et fait advenir et que nous pouvons tenter de définir en reprenant cette expression de F. Martin :
« Le hors-discours qu’on peut pointer à l’horizon du discours n’est pas identique au référent des linguistes ou à l’état de choses postulé par une sémiotique du signe-renvoi. Il est autre puisqu’il touche au plus près à ce qui soutient ou fait tenir l’acte d’énonciation du discours : quelque Chose qui, n’étant pas le discours, serait encore en-deçà ou au-delà de l’énonciation elle-même et que les figures seraient le plus à même de pouvoir représenter (...) Le hors discours que vise la signification, ce serait donc le corps du sujet de l’énonciation, ou plutôt le sujet de l’énonciation comme corps ».
https://shs.hal.science/halshs-00359584/document |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Jeu 21 Mar 2024 - 10:57 | |
| Très intéressant -- si l'on ne se laisse pas rebuter par le métalangage sémiotique...
Tout cela ne se comprend en effet que sur un horizon eschatologique (cf. supra 6.4.2017), qui est aussi la limite du discours, du récit, du rite et de l'interprétation. Mais si c'est un "horizon" ou une "limite" cela implique que de son au-delà on ne peut rien voir ni dire, rien de "propre" ni de "figuré": du hors-discours ou de l'outre-discours, par définition, on ne parle pas, on ne peut vers lui que faire signe, l'appeler ou l'invoquer, à l'impératif humble du désir et de la supplication, Marana tha, viens, Seigneur, viens. On en reste pour ce futur-là à la nudité de paroles jetées au hasard, d'une énonciation sans énoncé, sans signifié ni référent concevable ou imaginable, dont on ne peut savoir au juste ce qu'elle veut dire: jusqu'à ce qu'il vienne, jusqu'au jour où je le boirai (le produit de la vigne) nouveau, dans le royaume de Dieu, à la lettre cela (ne) veut rien dire, ça voudrait dire sans rien vouloir dire: déduire un "corps" à venir d'un "je boirai", à mon avis c'est encore trop... Dès qu'on commence à se figurer un "après", c'en est fini, fort logiquement d'ailleurs, de l'"eschatologie" comme "fin", "dernière" (eskhaton) comme son nom l'indique. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 22 Mar 2024 - 12:00 | |
| LA PÂQUE JUIVE ET LA PÂQUES CHRÉTIENNE. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ Geoffrey Mucani
LA DATATION DU DERNIER REPAS DE JÉSUS
La question est de savoir, si le dernier repas de Jésus avec ses disciples était un repas pascal ou juste un repas ordinaire. Pour répondre à cette question, nous allons considérer le conflit qui oppose le Quatrième évangile et les Synoptiques sur la date de la dernière Cène. Bien que tous les quatre évangiles s’accordent sur le fait que Jésus est mort un vendredi (Mc 15,42// Mt27,57//Lc 23,54 ; Jn 19,31), ils divergent sur la fixation du moment du dernier repas.
Selon J. Jérémias, les Synoptiques sont d’accord que le dernier repas de Jésus a été un repas pascal, et donc qu’il a eu lieu dans la nuit du 14 au 15 Nisan (Mc 14,12.17 ; Mt 26,17-19 ; Lc22,15-16) c.à.d. le jeudi soir, veille de sa mort. Mais, Jean situe la Pâque juive le vendredi soir (Jn 18,28 ; 19,14.31), au moment où mourrait Jésus, à trois heure de l’après -midi, au moment où l’on immolait les agneaux rituels.
Nous constatons qu’en Mc 14,12, la phrase : le premier jour des Azymes où l’on immolait la Pâque , fait référence au jour précédant qui selon l’avis de J. Jérémias il existe une contradiction dans la manière de dater ce jour ; car selon la manière de compter habituelle, c’est le 15 Nisan qui est le premier jour des Azymes. Mais la deuxième moitié de cette référence chronologique, où on l’immolait la Pâque , indique si clairement le 14 Nisan. Par conséquent,« la préparation de la salle de fête pour Jésus et ses disciples a eu lieu le 14 Nisan, le jour de la préparation de la Pâque ».
*****
Revenons dans les évangiles pour voir comment les récits de la Cène sont organisés. Selon Mc 14,17, le dernier repas de Jésus eut lieu le soir venu, c.à.d. dans la nuit du 14 au 15 Nisan ; c’était donc un repas pascal. Ceci est confirmé par Mc 14,14 : où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples , et Mc 14,16 : et ils préparèrent la Pâque.
Dans Lc 22,15, l’expression, j’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous ,témoigne, lui aussi du caractère pascal du dernier repas de Jésus ; car le touto, dit J. Jérémias, ne permet linguistiquement aucune interprétation que celle d’un agneau placé devant Jésus.
Chez Jean, les indications sur la chronologie du dernier repas de Jésus ne sont pas uniformes. Nous avons trouvé un passage qui s’écarte de la datation synoptique : c’est Jn 18,28 : (…) Ceux qui l'avaient amené n'entrèrent pas dans la résidence pour ne pas se souiller et pouvoir manger la Pâque. Ce verset montre que : « la manducation de l’agneau pascal était encore en perspective au moment de la mise en accusation de Jésus devant Pilate ». Donc,« d’après Jean, le crucifiement de Jésus eut lieu le 14 Nisan, jour de la préparation de la Pâque. Et par conséquent, son dernier repas n’était pas un repas pascal, il eut lieu vingt -quatre heures auparavant ». Pour Jean, l’événement de la Passion au sens restreint, c.à.d. tous les événements depuis le dernier repas de Jésus jusqu’à son ensevelissement, sont localisé dans la nuit du 13 au 14 Nisan et 14 Nisan ; les synoptiques, eux les placent dans la nuit du 14 au 15 Nisan et le 15 Nisan ». La particule pro (avant la fête de Pâque) qu’on lit dans l’exorde au récit de la Passion de Jésus (Jn 13,1), précise qu’à la différence des synoptiques, la scène commence avant le repas pascal, de sorte que Jésus sera immolé en même temps que l’agneau de la fête (19,14-16). Jean se plaît à rattacher la mort de Jésus à la fête de Pâque (11,55 ;12,1 ; 18,28.39 ; 19,14) suivant l’étymologie populaire du temps de Jésus, qui traduit le mot Pâque avec « traversée, passage ».
Donc, la mort de Jésus est « sa Pâque », son passage du monde vers le Père, qui rendra possible l’accès de tous au Père (14,1-11). Dans cette même optique, H. Van den Bussche affirme que pour Jean, le repas d’adieu a eu lieu le 13 Nisan, la veille du jour où se célébrait le repas pascal, et la coïncidence qu’il pourrait avoir avec le repas pascal juif, est celui de l’institution de l’eucharistie comme repas pas cal de la Nouvelle Alliance.
Alors, qu’est -ce que nous pouvons dire en guise de conclusion sur ce sujet de la datation de la dernière Cène ? La composition des évangiles, les Synoptiques en particuliers, dit J Radermakers, dénote d’une intention symbolique à ne pas ignorer : ils nous montrent que la mort de Jésus est à la fois accomplissement et universalisation de la Pâque juive où apparaît l’aspect de la rupture par l’imposition d’un sens nouveau. C’est à cause de cette préoccupation que Marc déplace l’accent de la fête de Pâque et des Azymes (14,1.12) vers le jour du sabbat et de sa préparation (15,42 ; 16,1), auquel succède le jour de la résurrection, avec sa célébration chrétienne hebdomadaire.
Cependant, X. Léon-Dufour est d’avis différent concernant le fait que la dernière Cène racontée par les synoptiques futs un repas pascal. Pour lui, la contestation se trouve dans l’évangile de Jean qui ne donne pas complètement les concordances avec les synoptiques :« selon le texte, il eut lieu avant la Pâque (Jn 13,29). Il note que l’ambiance est bien pascale, mais le sens du repas doit être recherché d’abord dans la signification ordinaire de toute convivialité selon la mentalité sémitique, tel Le Banquet de Platon. Dans le récit johannique, il n’est pas seulement question d’un repas, mais aussi d’une bouchée tendue par celui qui le préside : marque d’hospitalité (cf. Rt 2,14) soulignant une relation intime.
https://www.academia.edu/44586471/LA_P%C3%82QUE_JUIVE_ET_LA_P%C3%82QUES_CHR%C3%89TIENNE_CONTINUIT%C3%89_ET_DISCONTINUIT%C3%89 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 22 Mar 2024 - 12:35 | |
| Le "problème" de la contradiction (flagrante) entre les Synoptiques et Jean sur la date du "dernier repas" et de la mort de Jésus a été abordé maintes fois depuis le début de ce fil (15.4.2011 !) et ailleurs, et ce mémoire n'y ajoute pas grand-chose: à mon sens il ne faut surtout pas y chercher de "solution" historique et/ou calendaire, puisque ça répond à l'évidence à des "intentions" littéraires et idéologiques (théologiques, christologiques) divergentes. Cela devrait plus généralement dissuader de chercher de l'"histoire" derrière les textes, car le cas échéant le Jésus "historique" serait mort deux fois, non seulement un jour différent, mais une autre année (puisque c'est le même jour de la semaine, un vendredi, "préparation" ou "parascève", veille du sabbat dans les quatre évangiles, mais OU BIEN au moment de l'abattage des agneaux, pour Jean, OU BIEN après qu'on les a mangés, pour les Synoptiques: les deux jours consécutifs ne pouvant pas être tous les deux un vendredi, ça ne peut pas être la même année pour tout le monde).
Donc, "le quatrième évangile", si on l'unifie et le personnifie par-delà la diversité de ses rédactions et de ses "auteurs", a certainement voulu la contradiction avec les récits (pré-)synoptiques de la Passion qu'il connaissait, sur ce point comme sur beaucoup d'autres (pour commencer, pas de repas pascal ni d'institution de la "Cène", plutôt une parodie dans le lavage des pieds et la "communion satanique" à Judas; on n'en finirait pas de recenser les différences ostensiblement marquées dans tout le récit -- p. ex. "portant lui-même" sa croix vs. Simon de Cyrène -- jusqu'à ses multiples "conclusions"). On ne peut qu'en deviner les raisons d'après l'ensemble du texte, certaines évidentes, d'autres moins... Si l'on voulait malgré tout voir quelque chose de "pascal" dans le dernier repas de Jean 13, ce serait dans un sens archi-paradoxal -- Pâque ou agneau pascal mangé avant d'être tué, mangé vivant en somme (cf. la caricature sacramentelle ajoutée en Jean 6,51ss, bâfrer la chair et boire le sang du vivant, pour avoir la vie en soi), qui rendrait la mort et la résurrection accessoires et superflues (ce qui serait, pour le coup, très "johannique" dans l'ironie, à la limite du sarcasme, jusque dans l'étymologie -- sarx, la chair arrachée: "le quatrième évangile" est beaucoup moins "gentil" qu'on l'imagine)... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 22 Mar 2024 - 14:14 | |
| - Citation :
- Donc, "le quatrième évangile", si on l'unifie et le personnifie par-delà la diversité de ses rédactions et de ses "auteurs", a certainement voulu la contradiction avec les récits (pré-)synoptiques de la Passion qu'il connaissait, sur ce point comme sur beaucoup d'autres (pour commencer, pas de repas pascal ni d'institution de la "Cène", plutôt une parodie dans le lavage des pieds et la "communion satanique" à Judas; on n'en finirait pas de recenser les différences ostensiblement marquées dans tout le récit jusqu'à ses multiples "conclusions"), et on ne peut qu'en deviner les raisons d'après l'ensemble du texte, certaines évidentes, d'autres moins... Si l'on voulait malgré tout voir quelque chose de "pascal" dans le dernier repas de Jean 13, ce serait dans un sens archi-paradoxal -- Pâque ou agneau pascal mangé avant d'être tué, mangé vivant en somme (cf. la caricature sacramentelle ajoutée en Jean 6,51ss, bâfrer la chair et boire le sang du vivant, pour avoir la vie en soi), qui rendrait la mort et la résurrection accessoires et superflues (ce qui serait, pour le coup, très "johannique" dans l'ironie, à la limite du sarcasme, jusque dans l'étymologie -- sarx, la chair arrachée: "le quatrième évangile" est beaucoup moins "gentil" qu'on l'imagine)...
Le dernier repas de Jésus fut-il un repas pascal ?Surtout Jean peut se contenter de faire allusion au dernier repas dans Jean 13 parce que le sens de l'eucharistie déborde largement les paroles de l'institution. A regarder de plus près, on trouve des motifs eucharistiques ailleurs encore. Au chapitre 6, Jean rapporte des thèmes eucharistiques qui ont de fortes chances d'être authentiques quant à l'essentiel sinon dans la forme. Quant à Jean 13, où maints critiques nient tout rapport avec la Cène, nous espérons montrer sous peu que le lavement des pieds comporte un sens eschatologique. En effet la parabole Luc 12, 35-37, où le maître revenant des noces se fait l'esclave de ses esclaves et les traite en amis, n'a de sens que si le Fils de l'Homme revenant lors de sa parousie renverse l'ordre de ce monde et manifeste sa gloire en se faisant le serviteur des siens. Le Fils de l'Homme sera donc serviteur non seulement dans sa vie et sa mort, mais jusque dans le Règne, où il traitera ses élus en amis. Alors régner et servir ne pourront plus être distingués. A la lumière de ce texte, Luc 22, 27 « Je suis parmi vous comme celui qui sert » et le récit de Jean 13 s'éclairent : le Fils de l'Homme anticipe le grand repas du Règne. Il donne non seulement un signe de son amour, de son humilité, qui va jusqu'à mourir en esclave pour les siens, mais en même temps une démonstration de la loi du Règne, qui sera aimer et servir. Dès lors les sempiternelles discussions sur la question de savoir si la Cène est un triste mémorial de la mort de Jésus ou une joyeuse anticipation eschatologique du grand repas céleste — on commence enfin à reconnaître qu'on discute d'un faux problème — deviennent sans objet. La continuité est parfaite : l'idée du Fils de l'Homme serviteur des siens sur la terre par le don de sa vie et dans son Règne à la table du Père oblige à voir la gloire et la joie du Règne déjà mystérieusement réelles et présentes au dernier repas. Servir et régner sont merveilleusement confondus. Dès lors on comprend mieux la déclaration solennelle de Jésus : « Maintenant le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui» (Jean 13, 31). Voilà qui permet de mieux saisir la confusion johannique — confusion très consciente d'ailleurs — entre l'abaissement et la glorification, l'élévation sur la croix et l'élévation auprès du Père, le présent obscur et l'avenir glorieux.Si l'hypothèse que nous venons d'esquisser est vraie, il est établi que Jean 13 parle bien de la Cène, du repas eschatologique. Le lavement des pieds et les paroles de Jésus qui le commentent contiennent eux aussi les deux éléments essentiels de l'eucharistie : que le Fils de l'Homme n'est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et donner sa vie, et qu'il recevra et servira les siens à table dans le Règne. Ils auront « part avec lui » (Jean 13, , ils occuperont les places qu'il leur aura préparées (Jean 14, 3 comme Luc 22,27-28), quand il sera à nouveau dans le sein du Père (Jean 1, 18), étendu à la place d'honneur à la table du Père.https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=thz-001%3A1948%3A4%3A%3A533 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La Fraction du Pain et le Repas du Seigneur Ven 22 Mar 2024 - 14:54 | |
| C'est vieux (1948) mais toujours intéressant parce qu'intelligent (Théo Preiss n'était pas n'importe qui), si du moins on tient compte de l'horizon "historique" dans lequel se mouvait alors intégralement la discipline, horizon dont elle ne s'est que très partiellement dégagée depuis. Chercher une "histoire vraie", "historique", derrière les textes, à l'époque ça allait de soi mais on ne peut pas dire que ça ait complètement passé, même si on a eu le temps de voir les défauts du procédé. Il n'est d'ailleurs pas dit qu'une lecture "croyante" puisse complètement s'en passer, sauf à penser tout autrement sa "vérité" et son "historicité": en les rapportant non plus à ce qui se serait passé une fois, quelque part, il y a 2000 ans (plus ou moins) mais à ce qui peut se passer aujourd'hui et n'importe quand, ce qui s'est effectivement passé mille fois même si on ne sait plus où, quand et comment, et qui n'en est pas moins "historique" et "vrai" à sa façon: le rapport à une telle "histoire" et une telle "vérité" passe nécessairement par le jeu d'une "fiction". Répéter, rejouer, différemment le même, qui est "historique" et "vrai" en étant aussi bien passé que présent ou futur, c'est tout le jeu et l'enjeu du rite, exemplairement de celui-là.
En ce qui concerne ton extrait, il est parfaitement juste de dire que ce que "Jean" substitue à "la Cène" s'inspire aussi de motifs "eschatologiques" (le lavage des pieds, c'est le maître-Seigneur se faisant serviteur et esclave, mais de lui-même, librement, souverainement, il se défait de son vêtement comme de son âme-vie, psukhè, sans que personne ne l'y oblige, et pourtant il n'a pas d'autre "volonté" que celle du "Père", contrairement à Gethsémani). Mais l'eschatologie même s'y trouve subvertie: c'est maintenant ou jamais, comme le jugement ou la vie éternelle.
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Puisque le présent fil était parti du geste précis de la "fraction du pain", on peut remarquer que sur ce point aussi le quatrième évangile se distingue ostensiblement des trois autres: non seulement il n'y a pas du tout d'"institution de la Cène", mais même lors de la "multiplication" (chap. 6) Jésus ne "rompt" pas les pains; et dans la Passion la scène des jambes brisées, quoique avec d'autres verbes (katagnumi 19,31ss, suntribô v. 36 dans la citation d'Exode 12 et du Psaume 34), s'oppose expressément à toute rupture (fraction, fracture), pour lui substituer le coup de lance, le sang et l'eau... On y voit habituellement un prolongement de l'identification du Christ johannique à l'agneau pascal, déjà marquée par le jour et l'heure de la crucifixion qui rendent impossible à la lettre un repas pascal, c'est certainement juste mais il n'y a pas que ça. |
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