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| mémoire(s) de l'oubli | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: mémoire(s) de l'oubli Ven 17 Mar 2023, 20:17 | |
| Je m'étonne de ne pas trouver de fil existant sur ce thème, car j'ai l'impression d'y être souvent revenu ces dernières années -- mais peut-être plutôt ailleurs. Nous avons bien évoqué les paradoxales promesses d'oubli des deutéro- et trito-Isaïe au détour de ce fil, discuté la distinction courante entre pardon et oubli, parlé plus généralement ou contextuellement de "mémoire", mais c'est peu par rapport à la complexité du sujet, ainsi qu'à la richesse et à la diversité des références bibliques qu'il pourrait convoquer (le dieu ou l'homme, différemment mais non sans relation, se souvient ou ne se souvient pas, oublie ou n'oublie pas, promet de se souvenir ou d'oublier...). Je pense, mais je ne voudrais pas y réduire la discussion, à Qohéleth qui me semble présenter une pensée radicale, et profonde, de la mémoire et de l'oubli (cf. p. ex. 1,11; 2,16; 9,5.15; 11,8; 12,1), articulée à son refus d'un "progrès" de l'histoire (rien de nouveau sous le soleil) et d'une eschatologie rétributive (même sort pour tous), à sa conception strictement "négative" de la mort (son she'ol est plus vide que ne l'était le she'ol traditionnel, aussi parce qu'il réagit à d'autres altérations de la tradition ancienne dans le sens contraire d'une rétribution post mortem) et à sa représentation "cyclique" du temps (chap. 1). Cela n'empêche pas le jeu d'une certaine mémoire, mais celle-ci doit compter avec l'oubli, et plu(s)tôt dans le sens de l'anticipation que de la réminiscence: souviens-toi que tu oublieras et que tu seras oublié comme tu as déjà tout oublié sans même pouvoir te souvenir d'avoir oublié... (voir aussi ici). Cela me rappelle (!), de ma jeunesse, la Faubert Waltz de Dick Annegarn, "ne me rappelle plus, ai tout oublié, sais pas si j'ai su, et vous non plus..." (je constate avec regret que les chansons ne sont plus accessibles sur YouTube). Et cette épitaphe d'Achille Talon (Greg): A la mémoire des amnésiques tombés dans l'oubli... --- Comme avec la plupart des antithèses courantes, il ne faut pas se hâter d'opposer un terme à l'autre, encore moins de choisir entre eux, mais d'abord remarquer comment ils sont co-impliqués: pas d'oubli sans mémoire, seul ce qui fait l'objet d'une certaine mémoire peut être oublié; et pas non plus de mémoire sans oubli, on ne se rappelle pas une chose ou un événement sans en oublier mille autres, et même mille détails de celui-là. Plus fondamentalement encore, la construction d'une mémoire quelconque requiert la disparition de son "objet" autant que la rémanence et l'interprétation de ses traces -- ce qui permet d'entendre une certaine justesse dans le propos à première vue excessif de Qohéleth: il n'y a pas de souvenir du passé, car ce que vise la mémoire lui échappe toujours, ce dont les déformations et transformations mémorielles constatables (par comparaison de souvenirs divergents entre eux ou avec des traces réelles, écrits, dessins, peintures, photographies, enregistrements divers) ne sont que le symptôme le plus apparent... Inversement, l'oubli en un sens n'oublie rien, il aurait plutôt meilleure mémoire que la mémoire, accueillant ou engloutissant indifféremment tout le passé sans rien en retrancher ni l'altérer, comme la mort avec quoi il se confond (cf. Psaume 88,13, 'rç nšyh, terre / pays de l'oubli, dernier d'une série de synonymes du she'ol, v. 11ss). |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Sam 18 Mar 2023, 16:43 | |
| Je ne peux m’empêcher de rapporter ce que déclare — le Robert dictionnaire historique de la langue française— à propos du verbe oublier.
Oublier v. tr., qui succède aux formes oblier (v. 980) et ublier, est issu d’un latin populaire oblitare, réfection, sur le participe passé oblitus, du verbe classique oblivisci « ne plus penser à qqch., perdre de vue ». C’est un mot de la même famille que oblinere, « couvrir d’un enduit », d’où « raturer, effacer », qui contient une racine indoeuropéenne lei- signifiant « verser un produit gras » et qui est représentée, avec un élargissement en W, dans le latin levis « poli, lisse » (non roman) et le grec de même sens leios, peut-être également dans le latin lima (lime).
Oublier a dès les premiers textes son sens courant de « ne pas garder dans sa mémoire », en particulier « ne pas garder présent à l’esprit, négliger » et « laisser (qqch.) par inadvertance » (1214). … [fin de citation] |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Sam 18 Mar 2023, 17:22 | |
| L'étymologie semble discutée, selon qu'on rapporte obliviscor à liveo évoquant une couleur sombre, noir ou bleu foncé (d'où, paradoxalement pour nos intuitions chromatiques, "livide"), ou à levis, lisse, d'où l'idée d'effacer en recouvrant d'un enduit, etc.
Je n'avais pas prévu d'en parler mais tu me fais penser à une autre étymologie plus fameuse, celle du grec lanthanô, lathon, souvent traduit par "oublier" mais signifiant plus largement être caché, inapparent (cf. "latent"), et d'où dérive le mot habituellement rendu par "vérité", a-lètheia, que Heidegger (sur-)traduisait Unverborgenheit, et que ses traducteurs français rendent comme ils peuvent, décèlement, découvrement, dévoilement, désabritement, déclosion, et ainsi de suite -- avec en tout cas l'idée d'un apparaître ou d'un venir à découvert à partir de son contraire, non-apparence ou couverture. Une "vérité" se détacherait ainsi sur le fond d'un oubli (cf. l'anamnèse platonicienne, tout savoir est un ressouvenir d'une mémoire oubliée, avec ou sans le mythe de l'âme passant par le fleuve Lèthé), ou du moins d'une latence comprise comme occultation, oblitération, obnubilation, voilement (Fort / Da, caché / montré, disparition / apparition, etc.). On pourrait même y rattacher l'hébreu `lm, "cacher", d'où `olam l'"éternité", le "toujours" du "depuis toujours" et du "pour toujours" en hébreu biblique, ce qui selon Qohéleth 3,11 est mis dans le coeur de l'homme pour que celui-ci ne connaisse pas l'oeuvre du dieu du début à la fin, et en hébreu rabbinique le "monde"...
Quoi qu'il en soit de tous ces rapprochements verbaux, on peut méditer le fait que toute "connaissance" (savoir, expérience, mémoire, relation, etc.), petite ou grande, vraie ou fausse, est précédée, entourée et suivie d'"inconnu", immense et insondable, comme une bulle dans l'océan, ne s'en distinguant provisoirement et ne s'y rapportant que pour y retourner, le mo(uve)ment du retour étant précisément celui que nous nommons "oubli".
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Je revoyais hier soir La vie et rien d'autre, de Bertrand Tavernier, qui se trouve être une excellente illustration de ce "sujet" (il y en aurait beaucoup, au cinéma et en littérature comme dans l'histoire et dans la vie): un obsédé de la mémoire réelle, chargé d'identifier les morts et de retrouver les disparus de la Grande Guerre, confronté à la raison d'Etat pressée de faire oublier l'effroyable massacre en leur substituant une mémoire officielle, artificielle et symbolique, dans la personne du "soldat inconnu" qui n'est précisément personne et dont le corps peut ainsi représenter n'importe qui, et en couvrant le pays de monuments aux morts (motif repris plus tard par Dupontel dans Au revoir là-haut). Mais ni les nombres ni les noms écrits et égrenés dans les cérémonies officielles ne résistent à l'oubli qui inexorablement emporte tout, non seulement les "faits" chiffrés de la grande Histoire, trop massifs et généraux pour correspondre à aucune mémoire réelle, mais même les vrais souvenirs, discrets, intimes de chaque petite histoire, "avec le temps" (comme chantait Ferré), bien peu de temps d'ailleurs.
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Essentiel donc à toute pensée un rapport de la mémoire à l'oubli: tantôt agressif, qui voudrait en arracher, en exhumer ou en ressusciter des souvenirs perdus, tantôt défensif, qui tenterait de résister à l'effacement, mais tôt ou tard contraint par la lucidité à une certaine modestie. Qui regarderait l'oubli en face, si c'était possible (comme la mort ou le soleil, dirait La Rochefoucauld), saurait peut-être apprécier la mémoire à sa juste valeur, ni trop ni trop peu; mais peut-être aussi, par une manière d'intelligence avec l'ennemi qui découvrirait en celui-ci le plus intime, s'y habituerait au point d'y reconnaître sa plus originaire provenance et sa plus sûre destination, indiscernable sous ce rapport d'une "mémoire de Dieu", s'il (y) en avait une. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 20 Mar 2023, 12:33 | |
| Le pardon entre la mémoire et l’oubli « Pour se lier par la promesse, le sujet de l'action devait aussi pouvoir se délier par le pardon. » Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris Seuil 2000, p.595
Je propose de prendre le pardon comme tête chercheuse des passages entre mémoire et oubli. Jésus ne dit-il pas que « ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux »" (Mat 16.19, version Segond 1910). Je ferai ici le rapprochement du « lier » avec la promesse qui est la mémoire persévérante d’un engagement tourné vers l’avenir imprévisible, et du « délier » avec le pardon qui rompt avec le passé irréversible pour rouvrir un présent nouveau, inattendu et inédit. Il n’est pas usuel de faire du pardon un thème de déliaison et de la rupture, et pourtant c’était déjà le titre du volume que j’avais consacré à ce thème aux éditions Autrement en 1992 : Le pardon, briser la dette et l’oubli. L’idée est qu’il faut pouvoir rompre avec une mémoire excessive, maladive, obsédante, un perpétuel ressentiment du passé, comme il faut pouvoir rompre avec un oubli excessif, le refoulement et le déni du passé. Ce double pouvoir, qui n’a rien de magique, est celui du pardon, qui est d’abord et simplement une parole. Le pardon, tant demandé qu’accordé, rompt avec le silence.
Tant d’une part que l’on n’a pas brisé le couvercle de l’amnésie, du « faux oubli », les crimes passés ne sont pas finis, les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir. Peut-on oublier l’irréparable? Le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. Nous sommes ici sur le versant freudien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête la continuation du passé dans le présent. C’était déjà la remarque d’Hannah Arendt que le pardon réintroduit de l’imprévisible face à l’irréversible.
Mais d’autre part il faut rompre avec la « fausse mémoire » comme on a rompu avec le « faux oubli », parce qu’il y a un point à partir duquel la mémoire n’est plus que ressentiment, comme l’oubli n’était qu’amnésie. Peut-on vraiment se souvenir de l’irréparable ? Dans la logique de la dette perpétuelle apparaît une mémoire malade, incapable d’oublier ni d’effacer, et donc incapable de se souvenir d’autre chose, ni de voir venir les nouveaux périls. Nous sommes ici sur le versant nietzschéen et deleuzien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, que tout réactive. Il rend incapable de réagir à autre chose ; il rend incapable d’agir, simplement, à nouveau. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini.
Les deux faces du problème se tiennent en respect, et il faut pratiquer et penser cette double déliaison, ce délicat zigzag entre les deux difficultés. Le pardon n’est pas magique, disions nous, et suppose un certain nombre de conditions : 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à "celui qui" a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être "celui qui" a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, etc. Mais il n’est pas automatique non plus, on n’est jamais sûrs que cela marche. Même quand on a réuni toutes ces conditions (qui sont d’ailleurs discutables), on n’est jamais assurés que la parole va se frayer un chemin et bouleverser la situation. On le voit, il n’est pas si facile de « délier ». Le pardon est une parole résistible, incertaine, et confiée aux autres qui peuvent la relever ou la laisser se perdre. Mais quand cette parole d’ailleurs discrète, presqu’inaudible parfois, introduit son zigzag entre nos mémoires et nos oublis, elle en brouille les partages trop faciles et nous laisse bouleversés de reconnaissance, libérés d’un passé qui ne parvenait pas à passer, et capables à nouveau du présent. Capables de promettre et d’accueillir les promesses.
https://olivierabel.fr/nuit-ethique-l-effacement-du-pardon/pardon-entre-memoire-et-oubli.php |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 20 Mar 2023, 13:25 | |
| Excellent petit texte d'Olivier Abel, qui intéresserait aussi notre fil sur le pardon (référencé dans le premier post). Je trouve qu'il touche très juste avec le "délier" qui, au passage, est également un thème remarquable du trito-Isaïe (p. ex. 58,6; 61,1; cf. 32,20), avec l'"oubli" donc. En fait le rapport est profond, dans les langues et dans les textes comme dans la "réalité" ou l'"histoire", entre le détruire et le délier (en grec luô etc., d'où toutes les "-lyses", analyse, catalyse, autolyse, en latin deleo d'une tout autre étymologie -- encore le lineo de l'enduit qui efface en recouvrant, et peut-être de l'oubli, tabula rasa, etc.): dé-struction, démantèlement, désintégration, disparition, élimination, évacuation, effacement, éradication, épuration ou nettoyage, mille façons discrètes ou terribles de faire de la place pour du nouveau, ou simplement que la vie continue (cf. le jeu héraclitéen entre rheô et khôreô, faut que ça cède et que ça cesse, que ça accueille ou se rende, pour que ça coule). Voir aussi ici. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 21 Mar 2023, 11:29 | |
| "C'est moi, moi seul, qui de moi-même efface tes transgressions ; je ne me souviendrai plus de tes péchés. Rappelle-toi à mon souvenir, entrons ensemble en jugement, parle toi-même, pour te justifier" (Es 43,26 - NBS).
"moi, cependant, moi je suis tel que j’efface, par égard pour moi, tes révoltes, que je ne garde pas tes fautes en mémoire. Présente-le-moi, ton mémoire, et passons ensemble en jugement, oui, toi, récapitule, pour te justifier" (Es 43,26 - TOB).
La limitation de la mémoire
Ce que j’ai dit précédemment de la mémoire pourrait donner le sentiment que le travail de mémoire est un aspect décisif du travail biblique, une sorte d’impératif catégorique. Ce serait méconnaître les textes bibliques qui font également état d’un travail de non mémoire, je parlerais même d’un travail de sortie de la mémoire. Car la mémoire peut-être mortelle. Elle peut nous rendre esclave. C’est ainsi que je comprends des récits des évangiles qui placent des personnages dans des tombeaux. Le tombeau dont il est question pour le personnage Lazare, comme pour Jésus, est, en grec, un mnéméion, que nous pourrions traduire par « mémorial » pour souligner que c’est la racine qui donne « mémoire » qui est utilisée dans ce mot. Lazare et Jésus, sont placés dans une mémoire. Et tout le travail des rédacteurs bibliques et de les en sortir.
Du côté de Jésus, il s’agira d’éviter que le corps soit embaumé par les femmes qui viennent avec les aromates. Ne pas fixer la mémoire. Ne pas mettre sous cloche le passé, sans quoi il n’est plus possible de réactiver les promesses qu’il contient, il n’est pas possible de ressusciter la puissance de vie qu’il porte. Si Jésus, c’est « Dieu qui sauve », il ne peut être enfermé dans une mémoire qui serait une mémoire morte.
Du côté de Lazare, il s’agira de sortir le personnage du conformisme familial qui l’a pour ainsi dire tué, du moins asthénié, si je m’en tiens au terme grec employé en Jean 11/1. En écoutant ses sœurs, Marthe et Marie, le lecteur peut se rendre compte qu’elles répètent les formules de catéchisme apprises autrefois et qui se transmettent de génération en génération sans que plus personne n’y comprenne grand-chose. La mémoire est alors une prison de la pensée qui empêche tout rapport personnel au présent, qui empêche la vie personnelle.
La mémoire peut être une menace pour la vie, par exemple quand la mémoire est totale, quand on est hypermnésique – ce qui a de quoi nous rendre fous.
Pour se libérer des prisons de la mémoire, le rédacteur d’Esaïe 43/25 postule que l’Eternel ne se souvient pas des péchés de son peuple. Cette phrase pourrait être comprise comme la nécessité de l’oubli. Le texte dit autre chose : l’Eternel ne se souvient pas. Il n’est pas dit qu’il oublie, mais qu’il ne fait pas acte de mémoire au sujet du péché. Autrement dit, il s’agit de ne pas réactiver constamment la mémoire d’un fait, d’une situation. Il n’y a pas d’effort de rappel, pour reprendre la distinction que Paul Ricœur effectue entre la mémoire passive, qui est une évocation simple, et la mémoire active, l’anamnèse, qui est un effort de rappel.
Selon Jérémie 31/31-34, le non rappel du péché permet de passer à autre chose, permet d’engager une nouvelle alliance, un nouveau chapitre de l’histoire.
Ne pas rouvrir constamment les plaies, ne pas maintenir la faute à vif, ne pas célébrer le malheur, ne pas faire mémoire de ce qui fait mal, c’est ouvrir la possibilité de ce que nous appelons le pardon. Ne pas se souvenir, c’est ouvrir la possibilité de ne pas enfermer quelqu’un dans le souvenir d’un acte, d’une parole, d’une attitude. Ne pas se souvenir, c’est ouvrir la possibilité de renoncer au désir de se venger de la faute subie, du mal enduré.
Contre l’oubli qui effacerait le dissensus et qui condamnerait les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine (Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil (coll. Essais), 2000, p. 588), le travail de mémoire passe par le discernement de ce qu’il convient de maintenir actuel, présent (c’est le sens du verbe hébreu zakar qui désigne le fait de se souvenir, c’est-à-dire de réinscrire le passé dans le présent) et de ce qui pourrait ne pas être convoqué et reconvoqué. Ne pas se souvenir est une manière de ne pas être malade de son passé car c’est en décidant de ne pas se souvenir, de ne pas célébrer le malheur passé, mais de le lâcher, qu’on commence à ne plus en être la victime. C’est en cessant de célébrer la saint Barthélémy que les protestants cessent de faire de la victimisation un fonds de commerce, une raison d’être. C’est aussi le moyen de ne pas enfermer les catholiques dans une représentation ancienne et désormais périmée. Le pardon effectue cela lorsqu’il est une manière de lâcher la culpabilité et le coupable, ce qui nous permet de ne plus nous considérer uniquement comme victime.
Selon Hébreu 10/17-18 « je ne me souviendrai plus de leurs péchés ni de leurs iniquités. Or là où il y a pardon des péchés, il n’y a plus d’offrande pour le péché ». Cela revient à cesser de nourrir le péché, une manière de ne pas entretenir le péché, la faute, le malheur, le passé qui nous retient.
https://espritdeliberte.leswoody.net/2017/11/23/un-monde-de-memoire/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 21 Mar 2023, 13:11 | |
| C'est bien le même verbe zkr aux versets 25 et 26 (aussi v. 18), à l'inaccompli qal (forme simple) puis à l'impératif hiphil (causatif): soit: "je ne me souviendrai pas / fais-moi (me) souvenir", ou "je ne me rappellerai pas / rappelle-moi". D'abord la promesse d'oubli sans condition, ensuite, pour le cas où lsraël ne s'en satisferait pas, le défi et la menace du procès, supposant un rappel intégral des griefs réciproques (les reproches d'Israël à Yahvé, "mémoire" en requête ou en accusation par analogie avec les procédures modernes, entraînant nécessairement ceux de Yahvé à Israël, "mémoire en défense" si l'on veut: il faudrait relire l'ensemble du texte).
Il y a d'excellentes idées dans le texte de Woody, quoique à mon sens l'ensemble de l'"histoire sainte" (création-déluge-patriarches-exode-conquête etc.) relève plutôt de l'invention de mémoire (fictive ou virtuelle) que de réminiscence d'une mémoire oubliée. A supposer qu'il y ait des deux (dans des proportions qui resteraient à déterminer), le tri serait de toute façon arbitraire, deux siècles d'exégèse "historico-critique" l'ont assez montré. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 21 Mar 2023, 13:38 | |
| La contemporanéité de la perception et du souvenir
Le devenir bergsonien est fondé sur le principe de l’hétérogénéité. Ce devenir qu’est la durée est une succession de moments incommensurables, d’une originarité propre. La durée est ponctuée par le déroulement des différents moments qu’on sait en même temps discerner en et pour eux-mêmes et intégrer dans le tout. Or cette aptitude à discerner les différents moments, à lire l’hétérogène, bref, cette pensée articulée selon le particulier a comme principe ou schème fondateur la distinction primordiale des trois temps. Nous pensons le temps selon la triade du passé, du présent et du futur, et la contribution majeure du bergsonisme à la rupture avec l’aporétique classique, d’origine aristotélicienne, avec toute cette vision où le temps manque de structure véritable car il n’a pour ainsi dire pas le temps pour s’arrêter et s’articuler selon ses figures différentes, c’est que passé, présent et avenir ne dénotent pas seulement une différenciation tout extérieure de l’écoulement temporel, mais connotent des catégories sui generis de notre perception du temps. Le passé n’est pas seulement le présent qui n’est plus là comme le futur n’est pas du présent qui ne serait pas encore là. Passé, présent et futur ne sont pas des incises provisoires pratiquées sur le corps de la durée, ils constituent des réalités autonomes que n’efface pas le passage du temps. La différence entre le passé et le présent n‘est pas d’ordre chronologique, elle est eidétique. Le passé est différent « en lui-même » par rapport au présent, il « tranche » dès toujours sur le présent. Cette différence a priori entre passé et présent est mise à jour à travers l’analyse comparative de la différence entre la perception et le souvenir. Le souvenir n’est pas seulement de la perception affaiblie, tombée dans la virtualité, dans le passé; il est, bien au contraire, de par sa nature, une réalité différente de la perception. Le souvenir relève du passé mais il n’est pas du passé en raison seulement du passage du temps. Souvenir et perception – c’est le profond paradoxe du bergsonisme – naissent différents, et la contemporanéité de leur genèse atteste leur différence de nature qui, à son tour, correspond à l’intuition fondatrice de « la distinction métaphysique » et pas seulement chronologique entre passé et présent.
Perception et souvenir apparaissent comme des réalités identiques selon la matière, différentes seulement selon la forme, d’une différence qui serait toute superficielle car provisoire. En réalité, l’analyse conceptuelle du rôle respectif des deux notions dans l’économie de la pensée bergsonienne montre qu’il s’agit d’une différence substantielle car originaire. Perception ou sensation et souvenir sont des instances majeures de la représentation, et leur exposé en termes de temporalité est d’une haute portée métaphysique. Bergson rapproche avec insistance la perception de la matérialité, tandis que le souvenir « pur » dont le sol natal est la mémoire, cette catégorie fondatrice de la conscience relève du monde de l’esprit . De fait, l’opposition matière-esprit, donc l’opposition perception-souvenir, correspond à celle qui prévaut entre le présent et le passé. La perception se situe dans le présent, elle se meut dans la dimension du présent , le souvenir, lui, a évidemment partie liée avec le passé. Or, le passé, le passé qui est la vérité du souvenir, n’est pas une catégorie temporelle symétrique au présent de la perception. Ce présent connote une matérialité plate, une simultanéité sans profondeur qui reste en deçà de la vraie durée. En revanche, le passé qui fournit l’horizon du souvenir est un moment propre, un moment fondateur de la succession. Le présent de la perception relève de l’homogénéité infratemporelle quand le passé, qui est la dimension propre du souvenir, représente une réalité hétérogène par rapport au présent, mais qu’il appelle néanmoins de ses vœux.
https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-1-page-5.htm#:~:text=Le%20souvenir%20n'est%20pas,seulement%20du%20passage%20du%20temps. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 21 Mar 2023, 15:57 | |
| Cette étude très précise me rappelle des souvenirs plus vagues (ici au moins l'anecdote ne s'écartera pas du sujet, mémoire, oubli): Bergson est en effet l'un des tout premiers philosophes que j'avais lus, par curiosité, au Béthel (un livre reste à jamais associé dans ma mémoire au lieu où je le lis, ça non plus ce n'est pas hors sujet), à l'époque où je recommençais à lire autre chose que des publications de la Watchtower, sur le conseil de mon chef traducteur qui n'imaginait pas où ça allait me mener; c'était en général des romans (Hesse, Giono, Yourcenar, notamment, selon ce que me passait un jeune Béthélite bien inspiré), mais les titres de Bergson, autour de la notion de temps (mémoire, durée, devenir, etc.), m'avaient aussi attiré, parce qu'ils correspondaient assez précisément aux questions que je me posais, à ce que j'éprouvais alors obscurément le besoin de commencer à penser. Je n'y ai sûrement pas tout compris, mais ça m'a assez profondément marqué pour baliser un peu la suite... Je l'ai retrouvé bien plus tard, avec plaisir, en lisant Deleuze qui lui-même était parti de Bergson et y était souvent revenu. En effet, Bergson donne beaucoup à penser, aussi bien à l'encontre du langage et du bon sens ordinaires que de la tradition philosophique ancienne ou du scientisme de son époque: ce qu'on appelle mémoire ou passé n'est pas "dans notre tête", ce n'est pas rien ni une pure illusion, pas non plus un être-présent, mais c'est un autre aspect du temps à la fois coextensif et irréductible à sa "présence", à même la matière et les corps, à même le même temps si l'on peut dire, qui se découvre ainsi comme différence (ou différance, si l'on convoque Derrida) ou pli du même (Deleuze); ce qu'on appelle l'"oubli" en tant qu'occultation du temps-passé-mémoire, à la fois condition et effet du "passage du temps" qui est sa temporalité même, nécessaire à la constitution du souvenir autant qu'au présent et à l'avenir, n'étant lui-même pas autre chose. |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 23 Mar 2023, 10:45 | |
| Le dire de chaque génération, entre oubli et transmission
12Alors que le soleil se lève et revient (Qo 1, 5), les générations viennent mais ne reviennent pas (Qo 1, 4). Elles passent. Pourquoi celui qui dit « c’est nouveau » se trompe ? Il est d’une génération qui semble méconnaître ce que les autres générations ont expérimenté et en on dit. Tout a déjà été expérimenté. C’est à chaque génération de refaire l’expérience mais sans prétendre faire du neuf, juste vivre à son tour ce que les générations précédentes ont vécu. Car ce qui fut, cela sera (Qo 1, 9a). L’oubli caractérise chaque génération. Si chacune des générations essaie de « dire » ce qui est, a cette capacité, cette connaissance est toujours limitée d’abord parce qu’elle est marquée par l’oubli de ce qui a été vécu et dit de ce qui a été vécu. « Il n’y a pas de souvenir des temps d’avant ; et des temps qui seront après, il n’y aura pas de souvenir d’eux, chez ceux qui seront après eux » (Qo 1, 11). C’est aussi la remise en cause de la transmission, un désaveu de l’appel à la mémoire qui est redondante dans l’histoire d’Israël.
13Qohélet questionne les humains sur leur mémoire de ce qui a été et de ce qui a été dit avant eux sur ce que c’est qu’être humain. Auraient-ils oublié qu’ils ont été précédés ? S’agit-il d’une mémoire partielle, d’un oubli complet, d’un manque de volonté de se souvenir, de défaut dans l’interprétation de ce qui est, d’incapacité à dire ce qui est autrement que dans la catégorie du « nouveau » ? Qohélet pointe l’enjeu de l’interprétation de ce qui est observé et en creux l’importance de la transmission et de la mémoire alors même qu’il sait la vie humaine sur terre fugitive, éphémère, pour un temps.
https://www.cairn.info/revue-lumen-vitae-2016-4-page-389.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 23 Mar 2023, 13:47 | |
| Texte stimulant, en particulier sur les échos de la Genèse dans Qohéleth. Bien que ça n'ait pas de rapport direct avec l'extrait que tu en cites, il faut rappeler que la racine qnh, associée par jeu de mots au nom de Caïn (qyn, par ailleurs éponyme des Qénites ou Caïnites) dans la Genèse (4,1), évoque, par homonymie plutôt que par polysémie (confusion en hébreu de deux racines sémitiques voisines), deux familles de sens assez distinctes: d'une part créer, produire, faire (cf. 14,19.22 etc.), d'autre part acquérir, obtenir, posséder (cf. 25,10; 33,19 etc.), les deux venant s'opposer à hbl qui est le nom propre d'"Abel" dans la Genèse et le nom commun de la "vanité" (buée, vapeur, futilité, etc.) dans Qohéleth...
En parlant de "mémoire(s) de l'oubli", je voulais bien suggérer que l'"oubli" est en un sens le fond (sans fond, Ab-grund), l'origine, le sujet (sub-jectum) ou le présu(b/p)posé, la cause, l'agent ou le point de départ de la "mémoire", et pas seulement la négation, la fin ou la ruine de celle-ci. C'est l'expérience et le sentiment de la perte, de la disparition, de l'occultation, du manque, de l'absence de ce qui était présent au même titre que ce qui l'est maintenant, qui suscitent la quête, la recherche, voire l'"invention" (au double sens de la trouvaille et de la création) du "passé" à partir de ses traces -- ce qui n'exclut pas la possibilité de l'impossible, qu'ici ou là le temps perdu soit effectivement retrouvé, comme autre aspect du temps, voire comme le temps même, "un peu de temps à l'état pur" (Proust, proche de Bergson à bien des égards, cf. p. ex. ici). Et parce que la pensée de l'oubli est radicale chez Qohéleth -- rien ne reste, ytr d'où yithrôn qui est aussi le reste au sens économique et comptable d'excédent, bénéfice, profit, avantage -- parce que l'oubli est total, en étendue comme en profondeur, qu'en un sens donc il n'oublie rien, c'est sur un fond sans fond d'absolue vacuité, redondant car l'absolu n'est rien d'autre que le vide, que se détache toute expérience de "mémoire" et de "savoir" (il en faut, paradoxalement, ne fût-ce que pour dire qu'il n'y a rien de nouveau, qu'on ne se souvient de rien et qu'on ne sait rien; dans tout cela on remarquera que Socrate n'est pas très loin...). |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 23 Mar 2023, 15:20 | |
| La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation - Pour une poétique de « l’infra-ordinaire » - Emmanuël Souchier
Ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. Georges Perec
Il y a derrière les pratiques de communication banales, derrière les objets usuels et les dispositifs ordinaires qui saturent notre quotidien, des questions essentielles d’ordre anthropologique que l’on n’a guère l’habitude d’interroger. La raison tient sans doute à ce que ces objets ou ces pratiques disparaissent sous nos yeux à force de coutume. « La vie quotidienne est faite de stéréotypes répétitifs », note fort justement Pierre Macherey, et « leur retour lancinant contribue paradoxalement à les rendre irrepérables ». La difficulté que nous avons à les identifier nous les fait oublier et la recherche ne leur accorde en général qu’une attention distraite, lorsqu’elle n’en conteste pas l’intérêt pour des raisons de légitimité scientifique tout à fait contestables. Jean-Didier Urbain a clairement mené ce débat à propos de l’« intérêt des ethnologues pour l’ordinaire ». Il est vrai qu’à force de présence les faits ou les objets du quotidien nous deviennent invisibles, perdant toute crédibilité aux yeux des gardiens du Temple. L’omniprésence du quotidien nous le rend absent. Paradoxe de l’évidence que l’on oublie en ce qu’elle nous institue. Or c’est précisément à ce paradoxe et aux effets qu’il induit sur les processus de communication que je m’intéresserai. Loin de vouloir traiter ici la question dans toute son ampleur, j’aimerais juste en aborder quelques aspects.
La mémoire de l’oubli
Voilà l’oubli, c’est la manière la plus aiguë de se souvenir. Gaston Bachelard
La mémoire de l’oubli est cette faculté qu’a la mémoire d’enregistrer les éléments permanents qui constituent l’environnement de l’individu et qui vont instituer son « fonds personnel » dans un espace promis à l’oubli – c’est-à-dire dans une mémoire profonde qui n’a pas nécessité à convoquer la conscience pour être opérante ; mieux même, qui a besoin de s’abstraire de la conscience.
La formulation que je propose ne relève pas des neurosciences, mais d’un constat phénoménologique. La notion de mémoire de l’oubli exprime l’idée selon laquelle une part de la mémoire est soit engrangée de façon inconsciente par la force répétitive du contact avec l’environnement quotidien, soit le résultat d’un apprentissage conscient, mais qui a ensuite fait l’objet d’un processus de routine et ne relève plus dès lors de la lecture consciente. Cette mémoire de l’oubli est active en sous-main en ce sens qu’elle ne requiert pas un acte de décryptage lucide et conscient. Lorsque je lis, je ne refais pas consciemment le chemin de l’apprentissage des mots, des lettres ou phrases que j’ai appris à décrypter. Je vais directement au sens que j’élabore par l’efficace de la routine. Une part de mon activité n’a donc plus nécessité à être éveillée au sens, car elle a institué les cadres inconscients des procédures qui la déterminent et s’est inscrite en arrière-plan comme modalité opératoire.
La mémoire de l’oubli relève d’un processus de perception inconscient qui a pourtant la vertu de confirmer le sens de l’information. Autrement dit, je produis du sens, de la signification, en dehors de la conscience. Les neurosciences ont donné un éclairage inattendu à ce phénomène, notamment à propos de l’écriture. Lionel Naccache montre en effet comment on peut « comprendre le sens sans en avoir conscience ». Il parle « non pas d’une simple perception inconsciente, mais d’une véritable cognition inconsciente ».
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2012-2-page-3.htm |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 23 Mar 2023, 16:36 | |
| Tout autre piste, mais tout aussi intéressante, pour une (autre ?) "mémoire de l'oubli": oubli non plus du passé mais du présent, du quotidien perçu sans aperception, au sens où l'entendait Leibniz; qui passe inaperçu, comme on dit encore, sans être remarqué, et qui n'en marque pas moins, au contraire, constituant au fil des jours une "mémoire" d'autant plus fidèle et exhaustive qu'elle est inconsciente, qu'elle ne résulte d'aucun effort et ne requiert ni intention ni attention. Je me souviens (!) que dans une période d'extrême fatigue me revenaient constamment les chansons les plus anodines, les slogans publicitaires les plus bêtes de mon enfance, et j'ai repensé justement à Perec (Je me souviens...). Cela rejoindrait aussi Bergson, du côté de la constitution de l'aspect "passé" du temps à même son "présent", mais aussi quant au processus mémoriel qui ne se souvient d'aucun événement sans se souvenir en même temps de la totalité de son contexte, lieu, époque, situation, sensations, replongeant effectivement dans une certaine strate ou couche du temps dit passé mais non moins réel et présent à sa manière -- ou Proust, chez qui les réminiscences sont à la fois involontaires et ordinaires (goût de la madeleine, alignement des arbres ou des tours, bruit de sonnette, trébuchement sur un pavé inégal, etc.): ce qu'on "oublie" quotidiennement, au sens où l'on n'y fait pas attention, est aussi ce qu'on n'oublie jamais même quand on l'oublie, prêt à ressurgir intact à la moindre occasion, avec une sensation de "vérité" qui est celle du "temps" même. |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 30 Mar 2023, 13:42 | |
| « Faites ceci en mémoire de moi » une lecture de la cène - Guilhen Antier
Mémoire et répétition
De quoi la mémoire chrétienne est-elle le nom ?
Nous abordons ici des aspects plus spécifiquement théologiques de la question. Hans Weder le souligne avec justesse : « Les vérités nécessaires à la raison sont pour ainsi dire constamment accessibles. Si le théorème de Pythagore était oublié, il pourrait toujours à nouveau être découvert. Mais à côté de cela, il existe des vérités qui doivent être découvertes dans l’expérience historique. Elles sont assignées au souvenir. » Le récit, sa transmission et son interprétation sont ce qui fait de la mémoire chrétienne une mémoire vive qui suscite et nourrit la vérité de la foi, génération après génération. Mais si la mémoire chrétienne est une mémoire vive, c’est parce qu’elle est la mémoire d’une vie, c’est-à-dire d’un sujet qui a été une vie (une existence historique singulière), et non pas d’un concept ou d’une abstraction générale. Or, mémoire d’une vie signifie de facto mémoire d’une mort, toute vie impliquant sa propre finitude. La parole de Jésus « Ceci est mon corps » équivaut absolument à « Ceci est ma mort». « Faites ceci en mémoire de moi » revient à en appeler au souvenir d’un vivant qui ne fut tel que parce qu’il partagea avec l’ensemble de l’humanité, sans tricherie ni échappatoire, la condition de mortel. Se pose alors la question de savoir pourquoi la communauté chrétienne primitive a éprouvé la nécessité de faire mémoire d’un événement qui avait toutes les allures d’un échec, d’une attente déçue, d’une espérance tuée dans l’œuf, autrement dit, d’un événement qu’il aurait été plus judicieux d’oublier. Imagine-t-on une société fondée sur la commémoration de la plus humiliante des débâcles ? En effet, non seulement la Cène est la mémoire d’une mort, mais encore d’une mort ne ressemblant en rien à la mort glorieuse des héros tragiques de l’Antiquité – il s’agit d’une mort ignominieuse et infamante réservée à la lie de la société romaine d’alors : le supplice de la croix. C’est en réalité dans un effet de relecture, dans l’après-coup du matin de Pâques, que la mort de Jésus fait l’objet d’une interprétation à la fois épistémologique et sotériologique de la part de la communauté des disciples qui en vient, progressivement, à lire dans la défaite du crucifié une manifestation paradoxale de la victoire de Dieu. La résurrection n’est pas « l’après » de la croix dans une succession chronologique : elle en est, logiquement parlant, « l’avant ». C’est à partir du moment où est proclamé « Christ est ressuscité » que le regard de la foi sur la croix interprète celle-ci comme croix du Christ, c’est-à-dire révélation sub contraria specie de la puissance et de la sagesse de Dieu (1 Co 1, 18-2, 5). Le geste eucharistique s’inscrit donc dans le temps postpascal qui articule mémoire et relecture dans une theologia crucis et non une theologia . La résurrection qui, en tant que réel événementiel ne vaut pas preuve historienne, est une rupture fondatrice qui ouvre l’histoire d’une interprétation, c’est-à-dire l’histoire de l’écriture d’une histoire et de ses significations, au travers d’une transmission mémorielle.
Il importe donc d’être attentif à ceci : la mémoire chrétienne est fondamentalement le nom d’un immémorial. Elle renvoie ultimement à ce dont on ne peut pas se souvenir car il s’agit d’un réel qui n’appartient pas à l’histoire. Loin d’être un « fait historique » objectivement démontrable, la résurrection du Christ fait coupure dans l’histoire, ce que suggère bien sa symbolisation dans les récits évangéliques par un vide, une absence, un « il n’est pas ici » (Mt 28, 6//Mc 16, 6//Lc 24, 6). Ce qui, en revanche, appartient à l’histoire (et relève donc de la compétence de l’historien), est le fait que les disciples de Jésus ont affirmé sa résurrection et en ont témoigné, oralement d’abord, par écrit ensuite. Les textes néotestamentaires sont donc le produit d’une écriture a posteriori qui les constitue autant en témoignages interprétatifs qu’en archives documentaires. Notons alors qu’un hiatus demeure entre témoignage et archive : dans leurs interrelations, le premier renvoie à la foi et la seconde à l’histoire. Selon des catégories héritées du xixe siècle, le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi » doivent être articulés l’un à l’autre mais, pour autant, ils ne peuvent jamais être complètement superposés. Ce que l’enquête historienne permet de reconstituer de « l’événement Jésus-Christ » ne peut être que partiel et objet d’un conflit herméneutique permanent, car le « Christ de la foi », s’il est indissociable du « Jésus de l’histoire », ne peut pourtant être saisi que subjectivement dans la décision de croire. S’il est nécessaire de poursuivre l’investigation historienne sur l’événement Jésus-Christ par le traitement des archives scripturaires, il est indispensable de ne pas perdre de vue que la foi, en tant que telle, ne peut naître que d’un crédit accordé aux témoignages. Le « faire mémoire » chrétien prend au sérieux la tâche de l’historien jusqu’au seuil que constitue l’instant de la foi, celui-ci s’appuyant sur un fondement dérobé, une disparition originaire, un événement soustrait au pouvoir de la mémoire. La langue grecque établissant une parenté entre la tombe (????????) et la mémoire (?????????), on a coutume de dire que la mémoire chrétienne constitue la « nouvelle tombe » du Christ, le lieu où désormais il repose. Mais pour aller plus loin, nous pourrions soutenir que la résurrection (?????????) comme relèvement de la tombe est aussi relèvement de la mémoire. D’abord au sens où la mémoire prend la relève de l’événement et empêche sa dissolution dans l’oubli (on peut donc être le contemporain d’un événement dont des siècles d’histoire nous séparent, la mémoire assurant la continuité entre l’origine et aujourd’hui) ; ensuite au sens où la mémoire est relevée de tout impératif muséographique à l’égard de l’événement (la mémoire prend acte de l’intervalle qui sépare aujourd’hui de l’origine, et être le contemporain d’un événement lointain ne signifie nullement le retrouver à l’identique). En somme, la mémoire, tout en fournissant un abri précaire à la puissance de vie dont fut revêtu le crucifié au matin du troisième jour, échoue à la contenir. Si la mémoire, dans son acception courante, est la conservation des traces du passé, la mémoire chrétienne, dans sa spécificité, est la conservation des traces d’un passage : le passage toujours renouvelé de la mort à la vie comme donation pure. Ce passage qui fut inauguré par le « premier-né d’entre les morts » (Col 1, 18) peut également devenir, dans son sillage, celui de « quiconque croit » (Rm 1, 6). « Faites ceci en mémoire de moi » s’entend ici comme la promesse du don d’une nouvelle origine qui ne se confond pas avec un commencement chronologique mais qui, pour autant, ne rejoint le croyant nulle part ailleurs que dans la chronologie où il évolue.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2014-1-page-3.htm#:~:text=La%20parole%20de%20J%C3%A9sus%20%C2%AB%20Ceci,%C3%A9chappatoire%2C%20la%20condition%20de%20mortel. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 30 Mar 2023, 16:35 | |
| N.B. Les mots grecs transformés en points d'interrogation dans l'extrait ci-dessus sont probablement mnèmeion (pour tombe, soit ce que la TMN surtraduisait "tombeau commémoratif"; mais je signale au passage qu'un autre mot pour "tombe" est sèma, qui signifie significativement "signe", cf. sémantique ou sémaphore, et que la tradition classique rapproche souvent de sôma, "corps") et mnèmosunè (pour mémoire, cf. mnémotechnique -- et Mnémosyne en mythologie), puis anastasis (pour la résurrection, relèvement ou relève -- comme on traduit parfois, depuis Derrida, l' Aufhebung hegelienne, pas loin de l' Auferstehung qui est le mot de la résurrection, le préfixe auf- correspondant partiellement en allemand à l' ana- grec, qui exprime tantôt un mouvement vers le haut, tantôt la répétition, cf. le jeu de Jean 3 sur l'adverbe anôthen, naître "de nouveau" ou "d'en haut"). Cet excellent article mérite d'être lu très attentivement même si ça prend un peu de temps... J'avais déjà eu -- toujours grâce à toi -- l'occasion d'apprécier G. Antier, digne successeur de J.D. Causse dans cette veine "réformée-lacanienne" de Montpellier qui m'avait un temps captivé, avant que je m'en éloigne. Aujourd'hui je questionnerais davantage la notion d'"humanisation", y compris dans son tour lacanien qui transforme sa "coupure symbolique" en clôture et aboutit à d'autres formes de dénégation -- comme si, par exemple, l'irruption du signe et du langage (humains), "saut qualitatif", abolissait toute continuité entre mémoire "humaine" et mémoire "animale", réduisant par un double tour de verrou cette dernière à un "anthropomorphisme". En pensant à Derrida, grand absent de ce texte qui pourtant cite aussi Jean-Luc Nancy, je soulignerais également le rapport de la mémoire (humaine ou animale) à l'écriture, au sens large ou métonymique de système de traces et d'interprétation qui ne se réduit pas à la "parole" -- chacune "enregistre", se "construit", se "rature" ou se "corrige" à sa façon. Pour m'en tenir à l'extrait précité, je ne crois pas que la référence à un "Jésus de l'histoire" distinct du ou des "Jésus" de s histoire s (écrites et racontées) -- fût-ce pour reconnaître que de celui-là on ne sait rien ou presque rien ! -- apporte grand-chose à la discussion, si ce n'est une illusion de "vérité objective" ou "scientifique" semblable à celles que l'auteur a dénoncées avec raison dans le scientisme du XIXe siècle et ses suites. A vrai dire la référence, historique, légendaire ou mythique, importe peu dans la mesure où la mémoire est précisément mémoire de l' oubli, de ce qui est à jamais perdu et ne peut être évoqué que comme tel, autrement dit comme une fiction. Du reste, une "mémoire" de Jésus n'aurait déjà pas été un souvenir réel et personnel pour Paul, que celui-ci soit ou non l'inventeur de la formule eucharistique (sur laquelle voir aussi ici et là). |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 31 Mar 2023, 11:15 | |
| Christian Boltanski. Petite mémoire de l’oubli
Penser l’oubli sans y voir le négatif de la mémoire relève de la gageure. L’oubli oblitère, occulte la lumière comme la conscience du passé. La question peut pourtant se poser de savoir si, dans sa relativité à la mémoire, l’oubli peut occuper une autre place que celle du retrait, de la défaillance, de la lacune. Il revient à Nietzsche d’avoir montré dans la seconde Considération Inactuelle que la mémoire peut faire obstacle à la vie lorsque l’être historique rumine le passé au point d’en faire « le fossoyeur du présent ». L’oubli intervient alors à titre d’instrument forgeant cette force plastique qui permet à un individu, un peuple ou une civilisation « de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères » pour « les « intégrer à soi ». C’est ce problème philosophique que nous voudrions déplacer dans le champ de l’art. Car la tâche de l’art se présente comme une tentative paradoxale par son rapport au passé : elle consiste d’une part à sauvegarder le monde humain en créant une œuvre qui traverse l’histoire, et exige d’autre part d’oublier le passé car « nul artiste ne réalisera son œuvre, (…) nul peuple ne conquerra sa liberté, qu’ils ne les aient auparavant désirées et poursuivies dans un tel état de non-historicité ». Or, nous voudrions interroger plus précisément la position qu’occupe l’oubli dans la démarche artistique en prenant appui sur le travail d’un artiste contemporain qui a fait de la mémoire sa principale obsession, et de l’oubli son inévitable adjuvant.
En effet, le parcours de cet artiste témoigne d’un effort toujours réitéré d’activer la mémoire, que ses installations évoquent l’enfant qu’il n’est plus ou qu’elles réveillent chez le spectateur une conscience historique de plus grande ampleur. Dans ce contexte, l’enjeu de l’oubli semble, à première vue, doublement occulté. Il l’est en fait, dans la mesure où l’accumulation d’archives maintient des vies passées à la surface du présent, au point de l’encombrer ; il l’est aussi en droit, au sens où l’obsession de la collecte de traces s’oriente chez cet artiste vers une incontestable valorisation de la conservation. Cependant, une analyse plus approfondie des œuvres de Christian Boltanski doit nous conduire à remettre en question ce présupposé et à relever dans l’exposition de vestiges et d’archives une tentative de construction de la mémoire, lézardée par la résurgence de l’oubli. Cette irruption de l’oubli dans un art qui se veut mémoriel peut sembler mettre en échec le projet de Christian Boltanski. Il convient pourtant de considérer comment, par un paradoxal retournement, l’oubli combattu par une œuvre de mémoire s’immisce en elle de manière très assumée, comme si mémoire et oubli étaient les deux versants d’une même réalité.
https://journals.openedition.org/imagesrevues/3820 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 31 Mar 2023, 12:29 | |
| C'est fort intéressant et tout à fait pertinent au sujet -- je crois bien que je n'avais jamais rien vu de Boltanski, je ne connais rien à l'art plastique contemporain en général et je n'y ai été exposé que par hasard ou par accident, mais cette présentation correspond étonnamment bien aux idées (un peu vagues) que j'avais en tête en lançant ce fil...
S'il y a quelque chose comme une "vérité du temps", elle est aussi bien traduite et trahie par l'histoire que par la fiction, par le récit que par l'archive ou le document, par l'instant que par le devenir, et pourtant tous ces "aspects", irréductibles les uns aux autres et non totalisables, sont nécessaires à son approche, évidemment asymptotique (on n'y arrive jamais, ou alors on y échoue dans les deux sens de ce verbe). Le plus singulier s'avère aussi le plus commun, l'identité s'y perd à mesure qu'elle se construit ou se trace (à cet égard toutes les métaphores sont fausses et trompeuses, elles n'en sont pas moins inévitables).
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Par coïncidence, je revoyais un peu plus tard Un Revenant de Christian-Jaque (1946), sur un scénario de Jeanson, où il y a beaucoup de réflexions sur ce thème. Par exemple, dans la bouche du protagoniste incarné par Jouvet, "il n'y a aucune différence entre le rêve et le passé... entre un souvenir réel et un souvenir imaginaire" (voir éventuellement ici tant que ce site existe). |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 06 Avr 2023, 10:33 | |
| Sigmund Freud : s’affranchir de l’inoubliable
J’évoquais précédemment la théorie schopenhauerienne de la folie, conçue comme le discontinu de la mémoire, et de la santé mentale, présentée comme la réminiscence parfaite. La théorie de la psychanalyse freudienne rend ces oppositions plus subtiles, si l’on admet que, selon Freud, « d’une part le sujet du symptôme a trop bonne mémoire, tient trop forte ment à l’objet de son refoulement pour que l’oubli soit réussi. [Et que d’autre part], il y a bien une absence qui s’inscrit dans le continuum psy chique par une véritable brisure ». Sous l’effet de ce refoulement, le sujet recourt tantôt à l’oubli, tantôt au « faux souvenir » (souvenir inexact, tronqué). La « réminiscence parfaite » dont parlait Schopenhauer trouve là ses limites : le sujet qui se targue d’avoir une mémoire intacte est-il bien sûr de ne pas croire à de fausses réminiscences ? Se rappeler, c’est parfois une manière détournée d’oublier. La théorie freudienne suggère que l’inconscient est informé par des traces inoubliables et que l’oubli n’est qu’une des positions adoptées par le moi conscient face à ce stock d’inoubliable dont il ne sera jamais débarrassé. On se rend compte à quel point il est serait superficiel d’affirmer que la psychanalyse consisterait à rendre au sujet la mémoire des souvenirs qu’il aurait refoulés. On pourrait tout aussi sommairement affirmer qu’elle consiste à liquider, à faire tom ber dans l’oubli véritable des souvenirs trop « inoubliables » dont souffre le sujet. Semblables simplifications ne tiennent pas suffisamment de la différence essentielle qui existe entre un souvenir refoulé, inconscient, et un contenu de mémoire susceptible de remémoration : le souvenir refoulé inconscient conserve une puissance qui est sans rapport avec l’événement lui-même ; il pourrait même, s’il apparaissait au regard de la mémoire consciente, apparaître comme le souvenir insignifiant d’un événement négligeable. Ici l’instant soudain, la Plötzlichkeit, ne se situe pas dans les parages du sublime et de l’histoire monumentale, comme dans la deuxième Inactuelle, mais se réduit à un micro-événement imperceptible : un regard comme un éclair, une parole de trop qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, etc. Le but n’est pas de transformer cet événement en souvenir conscient, ni le rejeter dans un oubli qui serait plus complet que le refoulement, mais de désarmorcer ses effets possibles.
https://journals.openedition.org/rgi/725#tocto1n4 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 06 Avr 2023, 13:51 | |
| Je ne saurais trop recommander la lecture complète et attentive de cet article de l'excellent Jacques Le Rider, en particulier sur Nietzsche et Borges qui, autour de ce thème de la mémoire et de l'oubli, m'ont profondément marqué. Je signale au passage que le "bloc magique" de Freud (§ 36) a également intéressé Derrida (cf. p. ex. ici, et les liens), ce qui n'est pas surprenant puisqu'il inscrit précisément la mémoire et l'oubli dans la métonymie de l'écriture (dessin, signe, marque, trace, graphique en général) et de son effacement corollaire. Plus près de nos discussions habituelles, on remarquera aussi la référence (§ 8 ) au Deutéronome (qu'on pourrait d'ailleurs aisément étendre à ce qu'on appelle "historiographie deutéronomiste", pour désigner les couches rédactionnelles les plus constantes et reconnaissables des livres de Josué à Samuel-Rois dans le canon hébreu) où le motif de la mémoire et de la remémoration prescrites (souviens-toi), et de l'oubli redouté et conjuré (de peur que tu oublies, n'oublie pas, ils oublièrent, etc.), est décisif -- qu'il s'agisse en l'occurrence d'une histoire factice ou fictive, qui ne peut devenir mémoire "vive" que par la médiation d'une écriture ou d'une mémoire traditionnelle et comparable à l'écriture (donc à la lettre dite morte, mais relevée ou ressuscitée par la lecture ou la récitation), cela ne fait que mettre la chose en abyme. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Dim 23 Avr 2023, 17:22 | |
| Je repense aux notations sur et de Marie dans l'évangile (de l'enfance) selon Luc (chap. 2): le narrateur note qu'elle note, or "notation" comme "notion" nous vient de nosco, notum, cousin latin du grec gignôskô, "connaître"; elles m'avaient marqué jadis de façon fort futile, parce que d'anciennes traductions employaient là le verbe "repasser", assez décalé de son usage moderne et courant, comme on disait autrefois "repasser ses leçons". V. 19: "Marie gardait (sun-tèreô, on pourrait surtraduire gardait ensemble, cf. v. 51 dia-tèreô, avec une nuance possible de constance dans la durée) toutes ces paroles (ou ces choses, ces événements, si l'on tient compte du sémitisme ou septuagintisme pour l'emploi de rhèma, qui proprement signifie bien "chose dite", mais dans un texte imitant ostensiblement le style de la Septante où rhèma, comme logos, traduit l'hébreu dbr qui est plus ambigu: le mot et la chose) et (les) *repassait* (sum = sun-ballô, j'y reviendrai) dans son coeur..." Outre l'aspect trivial du "repassage", il y avait dans cette traduction une connotation (!) de répétition, de récitation, de rabâchage ou de ressassement qui ne fait probablement pas justice au verbe sum-ballô, d'où le substantif sum-bolon qui a donné "symbole", et qui signifie proprement jeter ou mettre ensemble, faire se rencontrer, aller à la rencontre de (le "symbole" étant, c'est assez connu, un objet brisé, partagé entre les parties et susceptible d'être reconstitué dans une nouvelle rencontre en mémoire d'une amitié, d'une fidélité, d'une alliance, d'une promesse, d'un serment, etc.). Son usage dans le NT se limite d'ailleurs à Luc-Actes, cf. Luc 14,31 dans un sens militaire (un roi va à la rencontre d'un autre roi pour lui faire la guerre); Actes 4,15 (rencontre et discussion du "sanhédrin"); 17,18 (confrontation des philosophes d'Athènes avec Paul); 18,27; 20,14 (rencontre d'Apollos et de Paul avec les disciples)... Par rapport à des souvenirs il s'agirait plutôt de quelque chose comme rassembler et affronter, se confronter à, comme qui dirait regarder tout son passé en face (ce qui me rappelle a contrario le mot de Lacenaire dans Les enfants du paradis, de mémoire: quand on se penche sur son passé il vous saute au visage comme un chien enragé). Affronter sa mémoire en lui étant aussi fidèle que l'oubli l'est par indifférence, ce serait peut-être la question -- et là encore, le fait que le récit soit fictif ne ferait que la mettre en abyme... Marie comme le narrateur, du reste, semblent avoir tout à fait oublié qu'au chapitre précédent elle était vierge, cf. les usages des mots "père" et "parents" v. 27, 33, 41, 43, 48.
Dernière édition par Narkissos le Lun 24 Avr 2023, 14:38, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 24 Avr 2023, 14:36 | |
| - Citation :
- Outre l'aspect trivial du "repassage", il y avait dans cette traduction une connotation (!) de répétition, de récitation, de rabâchage ou de ressassement qui ne fait probablement pas justice au verbe sum-ballô, d'où le substantif sum-bolon qui a donné "symbole", et qui signifie proprement jeter ou mettre ensemble, faire se rencontrer, aller à la rencontre de (le "symbole" étant, c'est assez connu, un objet brisé, partagé entre les parties et susceptible d'être reconstitué en mémoire d'une amitié, d'une alliance, d'une promesse, d'un serment, etc.).
" Souviens-toi de mon humiliation et de mon errance : absinthe et poison !Je me souviens, je me souviens, et je suis miné par mon propre cas.Voici ce que je vais me remettre en mémoire, ce pour quoi j’espérerai" - (Lm 3,19-21 - TOB). Notes : Lamentations 3:21 je réfléchis : litt. je fais revenir vers mon cœur ; cf. Es 44.19n. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 24 Avr 2023, 15:52 | |
| "Faire revenir" (= ramener) nous ferait passer (ou nous ramènerait) de la lingerie à la cuisine... La traduction peut hésiter entre mémoire (souvenir, rappel, remémoration, etc.) et réflexion, mais les deux ne sont pas si éloignées: la ré-flexion est par définition rétro-spective, après coup, c'est encore plus clair avec l'allemand nach-denken: la mémoire est sa matière principale, sinon son unique objet. Il est sans doute superflu de rappeler que le "coeur" en hébreu, et dans une moindre mesure dans le grec de la Septante et du NT, est moins "sentimental" et plus "intellectuel", mental, moral ou cognitif qu'en français moderne: cf. ici si besoin est) -- donc aussi et surtout mémoriel. Je constate (Hatch & Redpath ad locum, merci encore Internet Archive) que sum-ballô (etc.) est très peu employé dans la Septante, du moins en traduction de l'hébreu -- en tout cas pas dans les textes précités (Lamentations et deutéro-Isaïe où l'on retrouve à peu près la même formule "faire revenir sur/vers le coeur"). En Luc 2,19 le sens est tout sauf clair, d'autant que dans le texte il n'y a pas de pronom complément (= "les" pour les "paroles" ou "choses"): mettre ensemble dans son coeur, des souvenirs pêle-mêle ou bien rangés, comme dans un placard ou un coffre-fort, ou dans une marmite ou un creuset, pour les confronter les uns aux autres et en faire quelque chose ou s'y affronter soi-même, ou bien les laisser tranquilles, se perde ou revienne qui veut: travail ou repos de la mémoire, et/ou de l'oubli. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 28 Avr 2023, 15:57 | |
| - Citation :
- le mot et la chose) et (les) *repassait* (sum = sun-ballô, j'y reviendrai) dans son coeur..." Outre l'aspect trivial du "repassage", il y avait dans cette traduction une connotation (!) de répétition, de récitation, de rabâchage ou de ressassement qui ne fait probablement pas justice au verbe sum-ballô, d'où le substantif sum-bolon qui a donné "symbole", et qui signifie proprement jeter ou mettre ensemble, faire se rencontrer, aller à la rencontre de (le "symbole" étant, c'est assez connu, un objet brisé, partagé entre les parties et susceptible d'être reconstitué en mémoire d'une amitié, d'une alliance, d'une promesse, d'un serment, etc.).
Le mot « symbole » vient du grec súmbolon. Le verbe sumballô signifie « jeter ou mettre ensemble, mettre en relation ». On dit généralement qu’il s’appliquait en contexte grec ancien aux deux parties d’un même objet (un tesson, un billet) confiées à deux personnes différentes et qui, une fois replacées ensemble, permettaient à ces personnes de reconnaître qu’elles ont depuis longtemps eu des liens entre elles ou même qu’elles appartiennent à une même association. On distingue parfois le signe du symbole. Alors que les signes seraient librement et arbitrairement adoptés par un groupe, les symboles relèveraient de la nature des choses et exprimeraient ce que cette nature les contraindrait en quelque sorte à représenter. Il appartiendrait à la nature du cercle d’être un symbole d’éternité, et non pas à celle du feu rouge de bloquer la circulation. Les pictogrammes utilisés dans le Code de la route ou les icônes servant à représenter les religions (la roue de la loi pour le bouddhisme ou le croissant de lune pour l’islam seraient de l’ordre du signe, tandis qu’en disant que le lion est le symbole du courage, on toucherait à l’essence même du lion et à une caractéristique essentielle du lion. Inutile de tenter de trancher ici le débat. Les recherches tant en psychologie, en linguistique, en anthropologie et en sociologie paraissent montrer qu’il s’agit d’une distinction d’application difficile, sinon périlleuse, qui remonterait au philosophe allemand Hegel (1770-1831) et aurait entre autres été reprise par le psychologue Karl Jung (1875-1961). https://croir.ulaval.ca/nouvelle/a-propos-de-la-notion-de-symbole-religieux/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 28 Avr 2023, 19:35 | |
| Les théoriciens et praticiens des "sciences humaines" définissent leur vocabulaire technique comme ils l'entendent, selon un jeu toujours quelque peu circulaire (le fameux "cercle herméneutique" dont personne ne sort, quand même il y a mille façons d'y entrer): la détermination d'un objet ou d'un "champ" de recherche détermine une "discipline", une "méthode" et des "outils" (mots-concepts-opérateurs) qui fonctionnent (dans le meilleur des cas) à l'intérieur du cadre ainsi déterminé et ne sont pas exportables tels quels dans un autre champ-discipline, encore moins dans le langage ordinaire, qu'il s'agisse de grec ancien ou de français moderne. Ce qu'un sémioticien ou un psychanalyste entendent par "symbole" peut être très différent, et ne nous éclaire guère sur d'autres usages du même mot.
A ma connaissance, le nom sumbolon n'apparaît nulle part dans le NT et (selon Hatch & Redpath, voir supra) seulement trois fois dans la Septante: Osée 4,12 pour des "idoles", sans correspondance nette avec l'hébreu; Sagesse 2,9 pour les "signes ou symboles de joie" des impies, en mauvaise part; 16,6 pour un "signe ou symbole de salut", en référence, positive cette fois, au serpent d'airain dans le désert (Nombres 21). Quant au verbe sum-ballein, je ne vois rien de semblable dans les occurrences de la Septante à l'emploi mémoriel ou réflexif de Luc 2,19, mais Thayer signale un usage comparable chez Josèphe, AJ II, v, 3, où Joseph réfléchit (mot-à-mot jette ensemble en raisonnement, logismos: nous dirions peut-être "pèse le pour et le contre" ou "fait la part des choses") avant de délivrer au chef des panetiers l'interprétation fatale de son rêve (réflexion plus prospective que rétrospective dans ce cas).
Reste que la "mémoire", individuelle ou collective, consiste toujours à "mettre ensemble", à faire ou laisser coexister tant bien que mal des choses hétérogènes, antagonistes, contradictoires ou simplement étrangères les unes aux autres, non reliées, véritable bric-à-brac dont la diversité ne fait que croître au fil du temps (j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans...), défiant toute logique ordonnatrice de lui donner un sens. Plus elle est fidèle à chaque souvenir, moins elle l'est à tel ou tel en particulier; moins elle trahit au profit d'une cohérence artificielle l'hétéroclite qui la constitue, plus elle ressemble à l'oubli... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 02 Mai 2023, 14:40 | |
| Le commentaire sur Marie, « ἡ δὲ Μαρία πάντα συνετήρει τὰ ῥήματα ταῦτα συμβάλλουσα ἐν τῇ καρδίᾳ αὐτῆς » (v. 19), commence par une expression de contraste « ἡ δὲ Μαρία » impliquant que la réaction de Marie se fait contraster avec le simple « étonnement » des gens qui reçoivent le message des bergers (2, 18). L’usage du verbe συντηρέω (conserver précieusement) à l’imparfait, συνετήρει, (une action qui continue dans le temps), indique que l’attitude de Marie est plus importante en profondeur et en durée que celle de la foule. Elle démontre non pas une réaction passagère à un seul événement surprenant, mais une attitude qui décrit l’acte de conserver précieusement sur une période de temps, idée qui est enrichie par le participe présent actif qui décrit Marie, συμβάλλουσα (tournant dans son esprit de manière répétée) en repassant et en repesant, qui confirme aussi la caractérisation de Marie qui prend le temps de repasser dans son esprit des choses qui la dépassent. Il est rare dans cet Évangile que le narrateur s’attarde autant sur le processus intérieur d’un personnage. Marie est le seul personnage qui fait le pont entre le prologue de l’enfance et le ministère adulte de Jésus. Après son exposition théologique mûrie et radicale dans le Magnificat, et ici comme dans 2,51 à la fin du prologue, le narrateur insiste sur son aptitude à réfléchir, à vivre avec ce qu’elle ne comprend pas tout à fait, à continuer à chercher et à comprendre. En ceci, Marie est un modèle de croyant.
https://corpus.ulaval.ca/mwg-internal/de5fs23hu73ds/progress?id=yrzM5GzX_pZ1674AOV1r1_dEfwfsPNgdSzVaAD3khoQ,&dl |
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