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 De l'autorité (et de l'expérience)

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Narkissos

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MessageSujet: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 09 Juin 2017, 13:07

J'ai hésité à ouvrir ce fil, tant il me semble que ce sujet nous a toujours occupés, explicitement ou implicitement.

Peut-on penser "la religion" -- non seulement comme religion collective et (plus ou moins) organisée, mais même comme pensée ou attitude religieuse "personnelle" -- sans "autorité" ? ("Sans autorité", ce fut précisément un des leitmotive de la pensée religieuse de Kierkegaard, paradoxal contemporain de l'"anarchiste" Stirner, connu notamment pour sa fameuse formule Ich hab' mein' Sach' auf Nichts gestellt, "j'ai fondé ma cause sur rien"; en dépit de leurs oppositions diamétrales, en religion comme en politique, ces deux "individualistes" qui ne se sont sans doute jamais lus avaient en commun une définition fort semblable de l'individu comme "l'Unique", den Enkelte en danois, der Einzige en allemand.)

A première vue, la question d'autorité et les conflits d'autorité(s) sont constitutifs des religions historiques. Dans la Bible comme ailleurs il y a l'autorité du prêtre, qui s'appuie sur une tradition cultuelle ancestrale dont il est dépositaire (le roi même étant souvent [grand] prêtre, en Israël aussi, avant la séparation deutéronomiste des pouvoirs qui est d'ailleurs assez superficielle puisqu'elle va de pair avec une centralisation du culte autour du seul sanctuaire royal); et, fréquemment antagoniste à l'autorité sacerdotale, l'autorité instantanée du prophète qui relève d'une "inspiration" immédiate, souvent accompagnée de "signes" (transes, miracles) qui confirment cette autorité auprès des auditeurs (y compris le roi le cas échéant); à distance il y a les sages qui ne revendiquent aucune "inspiration" ni "révélation" particulière, mais qui n'en constituent pas moins des "autorités" pragmatiques avec leur tradition propre: la "sagesse" est aussi une maîtresse à laquelle il faut obéir, et qui justifie l'autorité du maître sur le disciple, des "anciens" et des "pères" sur les "fils" (y compris le roi encore, quand il n'est pas le sage par excellence, comme Salomon). Toutes ces traditions, partiellement recueillies et amplement développées dans l'écriture à partir de l'exil, débouchent sur une nouvelle forme d'autorité, plus ou moins autonome, du texte et du livre (toujours en construction et déjà en voie de canonisation), sur toutes ces "corporations" ou filières traditionnelles d'autorité; non sans en créer de nouvelles: celles des scribes, lecteurs publics, transcripteurs, traducteurs et interprètes autorisés des textes auprès d'une population très majoritairement illettrée.

Dans le christianisme primitif aussi il y a différentes structures d'autorité, dès les premiers textes (pauliniens): apôtres, prophètes, anciens, épiscopes et diacres, tradition (paradosis) apostolique transmise de génération en génération, non sans conflits ni exclusions (les Pastorales offrant déjà le programme de la chasse aux "hérétiques" qui va se poursuivre pendant des siècles); et, dans les évangiles, la figure fondatrice et pourtant critique d'un Jésus qui apparaît à la fois en rupture avec l'autorité (juive: celle des "pharisiens" ou des "prêtres") et porteur d'une autorité absolue (motif de l'exousia dans les Synoptiques, que renforce encore, sans le mot, le Christ divin du quatrième évangile). Beaucoup plus tard, au XVIe siècle, c'est encore une crise de l'autorité qui déclenchera les Réformes protestantes (et occidentales): autorité de l'Ecriture ("la Bible" devenue autonome, surtout depuis Gutenberg) contre autorité de l'Eglise, c.-à-d. de la Tradition et du Magistère. Même si plus tard encore l'autorité de la Bible est sérieusement ébranlée par la critique rationaliste puis scientifique, d'abord dans le protestantisme puis dans le catholicisme même, la religion ne semble avoir d'autre choix que de se réfugier dans une défense plus ou moins désespérée de son autorité: apologétique "orthodoxe" puis "fondamentaliste" de la Bible du côté protestant, défense "antimoderniste" puis "intégriste" de l'ensemble du dogme et de l'institution du côté catholique. Ou alors refuge dans une autorité de l'illumination individuelle ou collective (mystique, ésotérisme, piétisme, pentecôtisme, etc.) qui vient soit renforcer l'autorité de l'Ecriture ou de l'institution, soit au contraire la concurrencer -- en jouant une autorité contre une autre, mais sans jamais sortir du schème de l'autorité.

Je suis ici le "fil" historique qui nous concerne au premier chef. Mais il n'est pas certain que d'autres "religions" soient moins concernées: dans le judaïsme rabbinique, l'islam, l'hindouisme, le bouddhisme, la religion ne me semble pas davantage faire l'économie du principe d'autorité, bien que la part respective de l'autorité traditionnelle, institutionnelle, ou scripturaire y soit très variable. Même la "philosophie" n'échappe pas à ce modèle (là aussi il y a des "maîtres", des "traditions", des "textes (quasi) sacrés" qui "font autorité", fût-ce contre le principe même de la philosophie dont la dialectique rationnelle s'oppose, en principe, à l'argument d'autorité).

Il y a peut-être un antidote, relatif, à l'autorité, dans la notion d'expérience. Entendue de façon très large, de l'expérience vécue au sens le plus banal, à l'expérience scientifique la plus formellement cadrée et mesurée, en passant par les expériences affectives, sentimentales, religieuses, mystiques, miraculeuses (l'expérience de l'aveugle guéri qui résiste à l'autorité des pharisiens en Jean 9, parodiant entre autres la doxa socratique dont nous parlions il y a peu: "je sais une chose", non "que je ne sais rien", mais que "j'étais aveugle et maintenant je vois"). A l'intérieur même de l'histoire de l'autorité, l'expérience joue un rôle ponctuellement mais obstinément antagoniste. Sans doute tend-elle d'elle-même à se changer en autorité: de façon externe (je sais de quoi je parle, donc vous devez me croire), à laquelle seule peut résister l'expérience des autres; et aussi en s'entravant elle-même, pour autant qu'une expérience marquante hypothèque les possibilités d'expériences futures susceptibles de la remettre en question. L'expérience n'en est pas moins, me semble-t-il, le seul recours que nous ayons contre l'"autorité".

L'étymologie du mot "expérience" (et aussi de l'"empirisme" ou de l'"aporie"), en français, nous renvoie vers le lexique grec, et notamment biblique, de l'"épreuve" et de la "tentation" (peirazô etc.), de la situation "critique" dans tous les sens du terme, c.-à-d. aussi discriminante, qu'on "passe" ou qu'on ne "passe" pas (voir p. ex. ici). Signe non seulement du caractère difficile et périlleux du sujet, mais aussi du caractère rassurant de son antithèse: dans l'"autorité" c'est avant tout une certaine "sécurité" qui est recherchée ou promise, même de manière illusoire.

Certes, dans l'expérience même il y va d'une certaine "autorité": celle de la chose, du fait, du phénomène, de l'être ou de l'événement présent, susceptible de remettre en question une autorité extérieure et/ou antérieure, théorie, tradition ou préjugé. On ne peut donc pas dire que l'expérience échappe à l'autorité comme un principe radicalement étranger ou autonome; d'ailleurs elle est subie, pâtie, comme toute autorité. Mais justement parce que l'arkhè, principe et autorité, commencement et commandement, se fait présente dans l'expérience et non plus "archaïque" comme dans la tradition ni "hiérarchique" comme dans l'institution, il y a (provisoirement) sollicitation, subversion, voire renversement an'archique de son ordre apparent.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeLun 12 Juin 2017, 15:28

Narkissos,

L'Eglise de Corinthe me semble être l'exemple même, ou la notion d'expérience  a constitué un antidote, relatif, à l'autorité. Dans cette assemblée où chacun, se sentait animé par l'Esprit, il n'y avait pas d'autorité et de hiérarchie. La grande majorité des membres de cette Eglise faisaient l'expérience des dons de l'Esprit ("à l'un est donnée par l'Esprit une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance ... de parler en prophète") et n'éprouvaient le besoin d'une direction humaine.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeLun 12 Juin 2017, 15:37

D'autant que nous ne la connaissons, cette ekklèsia corinthienne, que par les textes pauliniens qui précisément s'efforcent tant bien que mal de la contenir ou de la canaliser en lui imposant de l'autorité, de l'ordre, de la tradition...

Qu'on s'en félicite, qu'on le déplore ou qu'on s'en fiche, il paraît assez évident que sans cet antagonisme structurel et structurant entre un fond d'effervescence anarchique et une forme institutionnelle autoritaire, il n'y aurait jamais eu de "christianisme" historique.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 13 Juin 2017, 10:44

Le bouddhisme a aussi connu une période de "réforme", de remise en question. Alors qu'il se développait lentement mais avec force au Japon et en Chine il disparaissait pratiquement de l'Inde son berceau et devenait une religion parmi d'autres. Il s'affaiblissait au Sri Lanka et subissait les humeurs pas toujours heureuses des rois de Thailande.

Cette situation était due en partie à une orientation prise par les bouddhistes qui tentèrent de modifier la philosophie de base; en faisant cela maladroitement ils perdirent l'aura qu'avait acquise le Bouddha et son enseignement. Seul le Tibet a échappé à cette perte de valeur, sans doute cela est-il du à son isolement relatif.

Au cours du 19e siècle les moines de la branche Theravada (notamment au Sri Lanka) remirent l'ouvrage sur le métier et remportèrent le succès que l'on connaît puisque le bouddhisme s'exporte aussi bien en occident qu'en Afrique. Pour cela ils ont usé tant de l'autorité que de l'expérience.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 13 Juin 2017, 11:42

Il me semble en effet (vu de très loin) qu'il y a dans le bouddhisme une part "expérimentale" sinon plus importante, du moins plus difficile à négliger ou à occulter, que dans le christianisme en général (il n'y a pas d'"éveil" par procuration ni en abstraction; quoique théoriquement -- c'est tout le problème -- il n'y ait pas non plus de "conversion", de "nouvelle naissance", de "régénération" ou de "sanctification" par procuration ni en abstraction).

Le moment d'antagonisme entre "expérience" et "autorité" est subtil: comme je le suggérais précédemment, "l'expérience" passée, vécue, acquise, accumulée ou capitalisée, celle qu'on "a" ou qu'on prétend avoir, constitue (pour les autres et parfois pour soi-même) une forme d'"autorité" comme une autre; et même l'expérience en train de se vivre peut être vécue comme soumission à une autorité -- que ce soit celle de Dieu ou du hasard, du destin ou de la providence, de "la vie", de la "réalité" ou du "fait" objectif; cf. ce que Nietzsche appelait "faitalisme", aussi ruineux à ses yeux pour la "volonté de puissance" que "l'autorité" morale ou religieuse.

Il faut remarquer, à ce propos, combien la notion de puissance (dunamis, mais aussi energeia associées à pneuma, l'esprit, le souffle) est centrale et vitale à l'enthousiasme "charismatique" dont témoigne la correspondance corinthienne. Là où "l'expérience" s'oppose effectivement (y compris de façon "fonctionnelle", utile, constructive) à l'autorité, c'est peut-être justement quand elle est vécue comme l'unité confuse et différenciée, spectrale peut-être, d'une puissance, d'un mouvement ou d'un événement en-deçà de toute chosification ou personnalisation; de toute distinction claire entre individu et communauté, entre subjectivité et objectivité, entre action et passion...
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 20 Juin 2017, 16:04

Le refus d'une autorité ou d'une hiérarchie autoritaire dans une église découle du fait que certains croyants revendiquent l'idée selon laquelle, ils font l'expérience de Dieu et sont en relation avec lui, sans intermédiaire.Le principe majeur est de suivre sa "lumière intérieure" qui est la manière dont Dieu peut interagir avec chacun.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 20 Juin 2017, 16:22

Dans le sermon sur la montagne Jésus encourage ses auditeurs à travailler personnellement pour améliorer leur point de vue sur autrui, mais aussi leur approche cultuelle afin de ne pas se comporter comme des égoïstes voir égocentristes Mat. 5.43ss. De plus Jésus leur démontre que ce qu'ils trouvent ou considèrent comme extraordinaire dans leur comportement n'a rien de particulier.

Jésus ne dit rien à propos de l'autorité religieuse si ce n'est de vivre comme l'encourage l'autorité mais de ne pas vivre comme les chefs religieux Mat. 23.1ss
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 20 Juin 2017, 16:39

free a écrit:
Le refus d'une autorité ou d'une hiérarchie autoritaire dans une église découle du fait que certains croyants revendiquent l'idée selon laquelle, ils font l'expérience de Dieu et sont en relation avec lui, sans intermédiaire.Le principe majeur est de suivre sa "lumière intérieure" qui est la manière dont Dieu peut interagir avec chacun.

En effet. Ça s'appelle justement (et le plus souvent péjorativement, je l'ai appris à mes dépens) "l'illuminisme".

Avec quoi "l'autorité" (extérieure) entretient cependant un rapport compliqué. C'est évidemment pour elle une menace, mais d'un autre côté c'est quelque chose dont elle a besoin et qu'elle a besoin de manipuler.

L'"autorité", même et peut-être surtout la plus dogmatique ou la plus tyrannique, ne peut faire longtemps l'économie de l'approbation de ses "sujets". Or, pour que cette approbation vaille quelque chose, il faut qu'elle ait au moins une apparence de "liberté" et de "pertinence" -- le "oui" ne vaut que de quelqu'un qui peut dire "non", et qui est censé avoir une bonne raison de dire l'un plutôt que l'autre; pas d'un simple disciple qui se contenterait de réciter sa leçon comme un perroquet, mais d'un être présumé autonome et apte à juger (autrement dit: il faut une "autorité" de type illuministe ou expérimental pour contresigner valablement une "autorité" de type traditionnel ou magistériel; ça se vérifie jusque dans la dialectique de Socrate chez Platon, où l'enseignant est supposé conduire l'élève à reconnaître ce qu'il sait déjà, par lui-même, l'acquiescement de celui-ci validant l'enseignement de celui-là; ou dans les démocraties modernes, où nul élu ne proclamera que ses électeurs sont des cons, même s'il le pense très fort).

Ce qui fait, par exemple, que même le très autoritaire Calvin, qui réprime l'illuminisme chez les "hérétiques" (anabaptistes p. ex.), prêche en même temps "l'illumination du Saint-Esprit" chez les "vrais croyants" -- à la condition tacite qu'elle valide son autorité. Le double bind consiste à dire ou à suggérer (c'est déjà souvent le cas chez "Paul"): "si vous êtes éclairés par le Saint-Esprit, vous penserez/comprendrez/agirez comme moi." (Voir ici et .)

@ lct:

La question de l'autorité chez Matthieu est assez complexe, sans doute en partie à cause de la diversité de ses sources et de ses rédactions successives: à côté des textes qui semblent confirmer l'autorité pratique (halakha) des pharisiens (23,1ss; cf. 5,20), il y en a d'autres (souvent issus de Marc, mais parfois accentués dans un sens anti-pharisien) qui la rejettent (p. ex. 15,12ss). L'"autorité" (exousia) de Jésus est par ailleurs distinguée de celle des scribes (pharisiens), 7,29, comparée favorablement à celle d'une hiérarchie militaire romaine, 8,9, mais aussi étendue aux "hommes" en général (9,8, interprétation large du "Fils de l'homme", v. 6) et particulièrement aux disciples (10,1); elle reste inexpliquée (comme chez Marc) en 21,23ss, et devient absolue en 28,20. D'autre part l'exercice de l'autorité chez les disciples est opposé aussi bien au modèle pharisien (23,8ss) qu'au modèle "païen" (20,25ss).
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMer 21 Juin 2017, 16:52

« L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorez le Père. (.. .) Mais l’heure vient, et c’est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car tels sont les adorateurs que le Père désire » Jean 4,23

"en esprit et en vérité", l'évangile de Jean insiste sur la connaissance des intime de de la "personne" ("être") même de Dieu, sans lieu de culte particulier et sans une hiérarchie religieuse enseignante. Chaque croyant peut accéder à ce secret indicible. Dans la mesure ou chaque croyant possède une part de divin, il n'y a pas de hiérarchie.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMer 21 Juin 2017, 17:08

Dans le johannisme, en effet, comme dans le gnosticisme en général, "l'autorité" de la lumière ou de la voix "intérieure" est prépondérante -- de la lumière qui éclaire tout homme, dans le Prologue, aux brebis qui reconnaissent la voix du berger, parmi bien d'autres exemples. Et ce n'est pas par hasard si dans la Première épître elle s'oppose à l'autorité extérieure (1 Jean 2, "vous n'avez besoin de personne pour vous instruire") -- tout en validant indirectement l'autorité de l'auteur, d'autant mieux reconnu comme "véridique" que ses destinataires sont eux-mêmes jugés aptes à reconnaître le "vrai"...

Point n'est besoin de dire que ce type de rapport à l'autorité entre en conflit direct avec l'autorité "ecclésiastique", celle qui repose principalement sur la succession des "évêques" et la tradition (cf. déjà 3 Jean).

Voir aussi ici et .

Entre le calme et la subtilité un rien ironique de la "connaissance" johannique et l'effervescence "pneumatique" ou "charismatique" de Corinthe, il semble y avoir un monde (et il y a certainement une différence de milieu socio-culturel); et pourtant ces traditions contraires par leurs manifestations communiquent entre elles, et elles ont en commun le même "illuminisme": il y a déjà un culte de la "sagesse" et de la "connaissance" de type (pré-)gnostique à Corinthe (associé notamment à Apollos); le montanisme "charismatique" du IIe siècle, réprimé par la grande Eglise au même titre que les "gnostiques", se réclamera de l'autorité du "paraclet" johannique.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 23 Juin 2017, 10:24

"Jean lui dit : Maître, nous avons vu un homme qui chasse les démons par ton nom et nous avons cherché à l'en empêcher, parce qu'il ne nous suivait pas. .Jésus répondit : Ne l'en empêchez pas, car il n'y a personne qui puisse parler en mal de moi tout de suite après avoir fait un miracle en mon nom. .En effet, celui qui n'est pas contre nous est pour nous." Mc 9,38 ss

Les dons de l'Esprit Saint favorisent l'émergence des croyants "franc-tireur", qui agissent de façon autonome et hors des structures. On comprend pourquoi l'autorité religieuse a voulu encadré la manifestation de ces dons. Les disciples se sentent menacés par cet homme qui agit sans mandat, sans ordre de mission, de plus, Jésus n'est même pas au courant de son activité. On ne sait pas d'où il sort, et le voilà qui se met à représenter Jésus à sa façon.
On notera que Jean, "nous avons cherché à l'en empêcher, parce qu'il ne nous suivait pas", or Il ne dit pas,  "Nous l'en avons empêché, parce qu'il ne te suit pas.". Ce détail souligne la tendance des autorités religieuses de se mettre à la place du Christ ou de se confondre avec lui.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 23 Juin 2017, 11:56

Voir ici une discussion assez détaillée de ce texte.
J'y ajouterai seulement quelques remarques, un peu décousues:
- L'"autorité" ou le "pouvoir" (exousia) de Jésus chez Marc ne se rattache pas seulement à son enseignement (d'ailleurs très réduit dans cet évangile), mais aussi, voire surtout, aux "exorcismes" (1,22.27). On pourrait d'ailleurs relire le passage crucial de 11,27ss dans cette perspective (l'expulsion des marchands du temple fonctionne comme un exorcisme).
- C'est cette "autorité"-là qui a été expressément conférée aux Douze (3,15; 6,7), sans référence (au moins explicite) au "nom de Jésus". L'exorcisme "au nom de Jésus" peut s'entendre dans un sens "magique", l'"autorité" étant dans le "nom" invoqué indépendamment de qui l'invoque, ce qui rend la pratique incontrôlable -- d'où les réserves, différentes, de Matthieu, de Luc et des Actes (voir sur ce point l'autre fil).
- Il y a un jeu de mots évident en grec, mais intraduisible en français, entre "suivre" (akoloutheô) et "empêcher" (kôluô): ekôluomen auton, hoti ouk èkolouthen hèmin selon le texte habituellement retenu (on trouve plusieurs variantes dans les manuscrits, portant notamment sur le temps des verbes: nous l'empêchions, à l'imparfait qui peut s'interpréter au sens de la tentative inaboutie: nous avons cherché à l'empêcher; mais aussi à l'aoriste, nous l'avons [effectivement] empêché, ou au présent, nous l'empêchons; de même pour akoloutheô qui se trouve aussi au présent, il ne nous suit pas). A noter que kôluô est un verbe caractéristique de l'autorité "apostolique" ou "ecclésiastique" (dans la séquence des enfants "empêchés" par les disciples d'accéder à Jésus, 10,14, mais aussi dans les Actes pour l'empêchement au baptême, 8,36; 10,47; 11,17...).
- Le raisonnement du v. 39 (éliminé par Luc) mérite aussi d'être relevé: qui fait un miracle "en mon nom" ne risque pas de dire du mal de moi (cf., en contexte "charismatique", 1 Corinthiens 12,3). Ce qui donne un tour très ironique à la critique du souci d'"exclusivité" (copyright ?) des disciples.
- Enfin, bien sûr, il faut relire toute la suite (v. 41ss), qui associe à cet épisode plusieurs logia d'"ouverture" (qui vous offre une coupe d'eau ne perdra pas sa récompense, gardez-vous de "scandaliser" les "petits" qui sont à l'extérieur du groupe des disciples -- précision qui ne ressort pas du logion même, mais de son insertion dans ce contexte).
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 30 Juin 2017, 09:30

L'épître aux Ephésiens met en évidence une organisation de l'église qui repose sur les charisme confiés à chacun des membres de la communauté :

 "C'est lui qui a donné les uns comme apôtres, d'autres comme prophètes, d'autres comme annonciateurs de la bonne nouvelle, d'autres comme bergers et maîtres, afin de former les saints pour l'œuvre du ministère, pour la construction du corps du Christ" Eph 4,11-12

Comme ministères, l'épitre aux Ephésiens reconnait, les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les bergers  et les enseignants. A l'inverse des épîtres pastorales qui donnent des instructions aux anciens et aux diacres, l'épîtres aux Ephésiens ne fournit pas de détaille sur le rapport que pouvaient entretenir ces différents dons dans la gestion de la communauté. A l'inverse des textes pauliniens, il n'y a pas de volonté "de contenir ou de canaliser", ces dons "en lui imposant de l'autorité, de l'ordre, de la tradition"...  

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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 30 Juin 2017, 12:34

Je vois plutôt l'épître aux Ephésiens à mi-chemin (sur l'une des trajectoires possibles) entre la correspondance corinthienne et les Pastorales. Les "charismes" ou "dons de l'Esprit" anonymes ont totalement cédé la place aux "fonctions" stables et personnalisées (apôtres, prophètes, etc.; "Paul" avait déjà adroitement placé celles-ci au-dessus de ceux-là dans la hiérarchie de 1 Corinthiens 12,28; ici ce sont les seules "fonctions-hommes" qui sont "données"). Mais tout s'exprime encore de façon positive, selon une image organique du "corps" subtilement modifiée (en 1 Corinthiens 12, le Christ était identifié au corps entier; en Colossiens-Ephésiens, il n'en est plus que la tête, communiquant avec le [reste du] corps par la hiérarchie médiatrice des "fonctions"). On reste loin de l'attitude essentiellement autoritaire et répressive des Pastorales, mais c'est une "étape" décisive dans cette direction (qui n'est qu'une parmi d'autres: on trouvera plus tard diverses réactions à l'autoritarisme ecclésiastique: Jacques et Matthieu d'une part, le johannisme d'autre part, pour ne citer que les cas les plus remarquables).
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeJeu 06 Juil 2017, 13:20

L'apôtre Paul ressent toutes formes d'autorité comme concurrente de la sienne. En 1 Cor 14, 37-38 ; Paul affirme :

La parole de Dieu a-t-elle chez vous son point de départ ? Etes-vous les seuls à l’avoir reçue ?

Si quelqu’un croit être prophète ou inspiré, qu’il reconnaisse dans ce que je vous écris un commandement du Seigneur. Si quelqu’un ne le reconnaît pas, c’est que Dieu ne le connaît pas."


Les prophètes ou "inspirés" de l'Eglise doivent reconnaitre les écrits de Paul comme des commandements (divins). Paul conclut, que la non-reconnaissance de ses écrits, équivaut à un rejet de Dieu.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeJeu 06 Juil 2017, 14:45

Excellent exemple du double bind (double lien, double contrainte) que j'évoquais plus haut (20.6.17).

C'est au fond, quoique sous une tout autre forme, le principe (arkhè) "logique" fondamental, associé dans son énonciation formelle au nom d'Aristote, mais rigoureusement coextensif à toute "logique", juridique, politique, religieuse ou autre, qui fait de celle-ci un instrument de pouvoir et d'autorité (arkhè aussi): l'exclusion de la contradiction qui rend la "logique" contraignante. Le Saint-Esprit même n'aurait pas le droit de se contredire, condition "logique" de son "unité", fût-ce dans sa "diversité" (cf. chap. 12).

["On a oublié deux choses dans la déclaration des droits de l'homme: le droit de se contredire et le droit de s'en aller." J. Eustache, La maman et la putain.]

La formule du v. 38 est très (perversement ?) équivoque en grec, à la faveur de l'ambivalence de la voix (moyenne-passive) du verbe, aggravée par une variante textuelle (agnoeitai / agnoeitô) qui en affecte aussi le mode (indicatif / subjonctif): si quelqu'un ignore, qu'il ignore (sous-entendu: c'est son affaire, mais il a tort) OU qu'il soit ignoré (par l'Eglise ? par Dieu ? cf. 8,2s; 10,1), OU c'est qu'il ignore (Dieu, l'Esprit) ou qu'il est ignoré (de Dieu). Pour rappel, ce passage fait suite à un ajout manifeste (v. 33bss, sur le silence imposé aux femmes, contrairement au chapitre 11 et tout à fait dans la ligne des Pastorales, Timothée-Tite), de sorte qu'on peut le lire en référence à cet ajout (sur les femmes) OU à ce qui le précède (sur les charismes en général et la "prophétie" en particulier). Quoi qu'il en soit, le double bind opère foncièrement de la même manière.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 07 Juil 2017, 12:33

Citation :
Je vois plutôt l'épître aux Ephésiens à mi-chemin (sur l'une des trajectoires possibles) entre la correspondance corinthienne et les Pastorales. Les "charismes" ou "dons de l'Esprit" anonymes ont totalement cédé la place aux "fonctions" stables et personnalisées (apôtres, prophètes, etc.; "Paul" avait déjà adroitement placé celles-ci au-dessus de ceux-là dans la hiérarchie de 1 Corinthiens 12,28; ici ce sont les seules "fonctions-hommes" qui sont "données").




"En effet, tout comme il y a une multitude de parties dans notre corps, qui est un seul, et que toutes les parties de ce corps n'ont pas la même fonction, ainsi, nous, la multitude, nous sommes un seul corps dans le Christ et nous faisons tous partie les uns des autres.
Mais nous avons des dons différents de la grâce, selon la grâce qui nous a été accordée : si c'est de parler en prophètes, que ce soit dans la logique de la foi ; si c'est de servir, qu'on se consacre au service ; que celui qui enseigne se consacre à l'enseignement ; celui qui encourage, à l'encouragement ; que celui qui donne le fasse avec générosité ; celui qui dirige, avec empressement ; celui qui exerce la compassion, avec joie. " Rm 12,4 ss

Selon ce texte chaque membres de l'Eglise a une fonction (comme chaque organe du corps), liée à un "don" accordé par Dieu ("selon la mesure de la foi que Dieu lui a donnée en partage" v 3).
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeVen 07 Juil 2017, 13:33

Ce texte apparaîtrait même comme plus "égalitaire" que 1 Corinthiens (il y a des fonctions enseignantes et directives, mais elles ne sont pas "supérieures" dans l'absolu): ça tient sans doute aussi au fait que l'épître aux Romains est presque purement "théorique" et presque jamais polémique; elle ne s'affronte pas à des "problèmes concrets" (problèmes du point de vue de "Paul" évidemment) comme l'effervescence charismatique de Corinthe.
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeLun 22 Aoû 2022, 15:12

Voici les quatre paramètres : a) L’Écriture est le principe magistériel premier, b) Au plan de la vie de l’Église comme institution, la personne individuelle, mais aussi la conscience communautaire des croyants sont le lieu de l’interprétation de l’Écriture. Cet équilibre entre l’individu et la communauté est toujours instable, c) La mise en œuvre de l’autorité dans l’Église articule donc l’Écriture, la conscience individuelle, le témoignage communautaire et public et les textes normatifs et symboliques que sont les confessions de foi. d) L’unité doctrinale est le gage de l’unité ecclésiale, elle s’exprime par des énoncés unanimement reconnus. La mise en œuvre de ces quatre paramètres sera affectée par les vicissitudes de l’histoire qui mèneront à une dynamique instable et à une « mise en crise » récurrente. La crise surgit chaque fois que l’égalité des quatre paramètres de l’autorité se rompt. Cette dynamique instable conduira à une autorité contestable et souvent contestée. La récurrence des crises amène cependant à imposer « comme paramètre prioritaire, public et exclusif, la normativité de la confession de foi de l’Église » (no 160) ...

...  C’est à dessein que l’appel à l’Écriture a été remis à un second temps afin de nous éviter de projeter immédiatement sur celle-ci nos préjugés confessionnels respectifs et de pouvoir confronter cette histoire au témoignage de l’Écriture, juge de la tradition. Comment le Nouveau Testament « autorise »-t-il l’exercice de l’autorité dans l’Église ? Le Groupe ne prétend pas donner des exégèses proprement dites, mais présenter une théologie biblique fondée sur une exégèse très à jour. Le document enchaîne les grandes traditions néotestamentaires : synoptiques, Luc et Actes, les trois temps de la tradition paulinienne, enfin les écrits johanniques. Leur témoignage récurrent montre la dévolution ou la transmission d’une autorité, qui est d’abord l’autorité souveraine du Christ seul (cf. Mt 7,28-29 ; 8,8-9 ; 13,54 ; 21,23), à ses disciples, qui seront toujours des intendants de l’autorité d’un autre (cf. Mt 10,1 ; 18,17-18). Se posent alors les différents problèmes des destinataires de cette autorité, du rapport entre l’autorité de la communauté et celle des Douze, du rôle reconnu à Pierre (Mt 16,17-18) et de l’institutionnalisation progressive des responsables. Cette dernière manifeste la triple dimension personnelle, collégiale et communautaire de l’autorité : il y a des personnes revêtues d’autorité (le témoin, le prophète, le disciple) ; les responsables jouent un rôle actif et concerté ; les communautés ont leur propre initiative.

https://books.openedition.org/pusl/22414?lang=fr
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeLun 22 Aoû 2022, 17:22

Merci d'avoir ressuscité ce fil...

Le texte que tu présentes est une bonne illustration des grandeurs et misères de l'œcuménisme, qui s'efforce de rapprocher ces institutions vénérables, séculaires ou millénaires, que sont les "Eglises" historiques, avec une prudence digne de la diplomatie d'Etats ou d'empires, dans l'entre-soi de théologiens clercs ou laïcs mais aussi sourcilleux les uns que les autres, alors que lesdites institutions ont perdu depuis longtemps toute influence sérieuse (a fortiori toute "autorité") sur les peuples jadis nombreux qu'elles entendent pourtant toujours "représenter" comme si de rien n'était.

La question pratique serait plutôt: qu'est-ce qui fait autorité pour chacun, pour les masses, pour les minorités, pour les particuliers, pour les marginaux ? En Occident la religion, l'Eglise, le pape, le prêtre, le pasteur, ne sont quasiment plus des "autorités" pour personne -- mais toutes les confessions chrétiennes et toutes les religions en général ne sont pas logées partout à la même enseigne, et cela complique singulièrement le dialogue entre ceux qui parlent d'"autorité" sans en avoir aucune et ceux qui en exercent effectivement une, plus ou moins grande...
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 23 Aoû 2022, 10:36

Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique

Le problème de la compatibilité entre service et pouvoir se pose dès l’origine, comme en témoigne l’épître aux Romains 13, 1-8 (la crainte du pouvoir n’est justifiée que quand on fait le mal et non quand on fait le bien ). L’affirmation paulinienne selon laquelle toute autorité vient de Dieu ne constitue donc pas une apologie du pouvoir impérial romain. Il s’agit d’un discours d’adaptation aux circonstances, dans l’attente de la venue de la parousie, bien que ce texte ait été l’objet de multiples interprétations dans les siècles suivants. Ce problème s’est confirmé avec l’avènement du christianisme comme religion d’empire en 313. Comment être fidèle à la foi eschatologique tout en composant, et même en donnant une légitimité chrétienne au pouvoir sans le sacraliser ? Question considérable, qui vaut pour toutes les époques et tous les modes de légitimation dominants. Les Églises chrétiennes n’ont jamais été favorables, en raison de leur message commun, à l’adhésion inconditionnelle à quelque pouvoir que ce soit. Leurs théoriciens, qu’ils soient théologiens, juristes ou philosophes politiques, ont certes défendu telle ou telle forme de régime, ils se sont même opposés entre eux, mais la finalité morale a toujours été celle de la promotion d’un pouvoir fidèle à l’Église et au service du bien commun. Dès lors, le concept chrétien de pouvoir a toujours requis la notion de service, et sa légitimité transcendante se retournait contre lui-même si le détenteur du pouvoir ne mettait pas en œuvre les principes conformes à l’Église ...

... Pour autant, la nécessité de la subordination demeure entière. Hobbes, et plus encore Rousseau, montrent que la modernité se passe de fondement religieux, mais tout en requérant le rapport à une transcendance d’un nouveau type : « L’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est fondé sur des conventions . » Dans les Fragments politiques, Rousseau écrit que le corps social procède « d’un seul acte de la volonté et toute sa durée n’est que la suite et l’effet d’un engagement antérieur dont la force ne cesse d’agir que quand ce corps est dissous  ». Par cette affirmation, nous pouvons constater que Rousseau reconsidère, d’une part, la question de la transcendance de l’ordre social et, d’autre part, celle de la temporalité : cette dernière n’est plus liée à la transcendance chrétienne, mais à l’engagement des contractants, en sorte que le corps politique se pérennise, condition fondamentale de l’autorité issue du contrat.

Telle est la vision séculière de la transformation de la légitimité du pouvoir politique, qui apparaît derrière ces théories très brièvement résumées. Le politique a rejeté la tutelle d’une autorité théologique (voir le statut du royaume de Dieu chez Hobbes et Spinoza) et, par là même, toute référence à un pouvoir délégué par Dieu ; mais le rejet d’une autorité théologique doit être compris dans le sens d’une orthodoxie doctrinale spécifique à chaque Église. Cette précision est capitale car les philosophies du contrat, notamment celle de Hobbes, maintiennent le concept de toute-puissance divine, en quelque sorte comme tiers « immanentisé ». Chez Rousseau, le caractère « sacré » du pacte et la notion de la durée de l’engagement montrent clairement la reconduction d’une autre modalité de la transcendance collective dont le corollaire est la nécessité d’une religion civile. Notons aussi que, dans la philosophie de Spinoza, l’idée de religion révélée est liée au transfert du droit naturel, et chez Locke la référence à une transcendance divine est déterminante pour les obligations humaines. Il n’en demeure pas moins que le pouvoir en tant que subordination est mis à nu, ramené à la dimension humaine du contrat . C’est à la lumière de cette transformation du rapport de subordination vertical qu’il faut situer le changement de paradigme : celui du caractère théologico-politique (transcendance sacrale) à celui, pleinement séculier, de l’État (transcendance séculière). Le statut du rapport entre l’autorité et le pouvoir comme service n’est dès lors plus le même.

https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2007-2-page-79.htm
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 23 Aoû 2022, 12:24

La réconciliation tardive des structures d'autorité religieuse et politique (sacrée et profane, cléricale et laïque, hiérarchique et démocratique) ne surviendrait -- c'est apparent dans ce texte -- qu'à la faveur d'un concurrent commun sur lequel elle aurait déjà plusieurs trains de retard.

L'"autorité" qui compte le plus aujourd'hui, celle qui fait et défait constamment les croyances et les opinions, n'est pas plus "politique" que "religieuse", elle n'est même pas -- sauf pour les "complotistes" -- assignable à un "sujet" ou à une "source" manifeste ou occulte. Ce qui fait effectivement "autorité" sur les idées des gens, emporte les convictions et les conversions en tout genre, dans les médias ou les réseaux sociaux, relève d'une météorologie beaucoup plus subtile -- par rapport à quoi même le politique, exécutif, législatif ou judiciaire, est à la remorque. C'est une sorte d'évidence morale instantanée et mobile -- c'est ceci qu'il faut dire, faire et penser, cela ne se dit, ne se fait et ne se pense plus -- sans mémoire ni réflexion, face à laquelle toute résistance ou divergence paraît futile. Le modèle d'"autorité" décisif est au fond celui de la mode, étendu aux affaires les plus "sérieuses", et sans véritable concurrent puisque toute autre "autorité" ne conserve ou ne retrouve un semblant de légitimité qu'à condition de s'y soumettre.

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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 23 Aoû 2022, 15:02

Autorité et recommencement

L’autorité est un concept qu’on ne peut isoler, une réalité qui ne se suffit pas à elle-même. Il faut la mettre en relation avec d’autres réalités. Pour nous, aujourd’hui, ce sera le couple autorité et recommencement. Pour les anciens Romains, c’était le couple auctoritas/ratio.

1 Augustin, De Ordine, II, 1,16.

2Les Romains disposaient d’un cadre conceptuel, un couple dont on trouve souvent l’usage chez Augustin, auctoritas et ratio. Deux principes qui fonctionnent ensemble, deux voies vers la connaissance et la vérité : l’auctoritas, l’autorité de la tradition et la ratio, qui traduit le mot grec logos. « Double est la voie que nous suivons quand l’obscurité des choses excite notre esprit : ou la ratio ou bien l’auctoritas1 ». Deux modes d’investigation. Comme jeune philosophe manichéen, Augustin repoussait la tradition comme capacité de commencer ou d’influencer. Il prétendait penser librement. Comme philosophe, il pensait que toute tradition devait être rejetée comme un joug intolérable. Mais déjà à l’époque du De Ordine, il sait que « la philosophie promet la raison, mais ne libère qu’à peine un petit nombre d’hommes ». Cependant il pensa longtemps, sinon toujours, que l’autorité des Écritures n’était qu’un point de départ et que la vraie foi devait devenir un développement personnel et rationnel. Comme tout ancien Romain, il se représente les choses en allant de l’auctoritas à la ratio. Pour lui, la pensée rationnelle est mise en mouvement par l’auctoritas, mais elle s’accomplit indépendamment d’elle. Nous sommes pris d’abord dans une matrice d’autorité, et ensuite nous volons de nos propres ailes.

3En vieillissant, Augustin devenu évêque a cru mieux voir que, privée de l’autorité divine, la pensée rationnelle risquait de s’écarter du droit chemin. Pour lui alors, l’autorité devint davantage le supplément de la raison, son affermissement, sans qu’il renonce jamais à la démarche de la ratio. Il est digne d’intérêt d’observer qu’Augustin n’a cessé d’osciller entre ratio et auctoritas et qu’il évolua à ce sujet. En tant qu’il est en quelque manière l’homme occidental avec ses contradictions, en qui concourent ces deux puissances que sont l’Antiquité et le christianisme, il nous a peut-être transmis cette oscillation, cette ambiguïté. En privilégiant à la fin de sa vie l’auctoritas par rapport à la ratio, en recourant politiquement au bras séculier, il a sans doute aussi pour une part infléchi le destin de l’Occident. Il porte une part de responsabilité dans l’appréciation sans indulgence que nous faisons de cet Occident, comme s’il y avait introduit un germe de violence.

4Aujourd’hui l’auctoritas a perdu de son aura, soit par réaction à l’autoritarisme du passé ou du fait des circonstances démocratiques, mais j’ai cité ce couple romain qui allie tradition et critique, car il permet une circulation du vrai, tandis que parmi nous rares sont ceux qui ont la possibilité de renoncer à l’autorité d’une tradition sans renoncer à la tradition elle-même. Nous voyons des retours à l’autorité compulsifs ou rigides ; par ailleurs souvent ceux qui raisonnent veulent ignorer la tradition... Une division des rôles s’est produite chez nous entre les hommes de l’adhésion et les hommes de la critique : au lieu qu’adhésion et critique puissent être deux démarches conjuguées par l’esprit, elles sont plutôt pour nous séparées et représentées par des hommes différents. L’idée d’une circulation du vrai entre ces deux pôles de la rationalité et de la tradition nous est étrangère et finalement le dynamisme de la vision augustinienne et romaine nous manque.

Lire aussi : B. Jésus tel qu’il est présenté dans les Évangiles

https://books.openedition.org/pusl/22426?lang=fr
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMar 23 Aoû 2022, 16:52

Toute cette étude est très intéressante.

L'association de l'"autorité" (pouvoir, droit, capacité, l'exousia grecque n'étant pas l'auctoritas latine, et étant de surcroît déterminée dans les évangiles par le jeu avec le verbe exeimi sous la forme exestin, est-il permis, il est ou n'est pas permis, ou autorisé) avec la "nouveauté", dans la formule programmatique de Marc 1,27 (cf. v. 22; 2,10.24.26; 3,4.15; 6,7.18; 10,2; 11,28ss; 12,24; 13,34), est tout à fait remarquable -- elle disparaît d'ailleurs dans les "parallèles", Matthieu 7,28s ou Luc 4,31ss.

En un sens le problème du "recommencement", ou de la "nouveauté", est encore plus épineux dans une "religion" qui d'entrée de jeu s'est fièrement proclamée "nouvelle", associée à une "autorité" présente ou récente, tout en s'établissant et en vieillissant selon les principes d'ancienneté de toute religion, dans un rapport au passé (tradition, écriture, etc.) qui ne fait, fatalement, que s'épaissir et se complexifier. Il faut rejouer le commencement, régulièrement et irrégulièrement, dans la liturgie comme dans la réforme ou le schisme, ce qui est d'autant plus difficile que ledit commencement était aussi pensé comme unique, une fois pour toutes, et au moins en partie lié à (l'attente d')une fin: ce n'est pas pour rien que les ambitions de revenir aux sources d'un christianisme primitif sont souvent corollaires des résurgences de l'eschatologie...
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MessageSujet: Re: De l'autorité (et de l'expérience)   De l'autorité (et de l'expérience) Icon_minitimeMer 24 Aoû 2022, 10:53

L’AUTORITÉ DE LA BIBLE

2. BIBLICISME ET ENTHOUSIASME

En ce qui concerne la Bible, le thème de la restitution va susciter parmi les radicaux deux attitudes qui se contredisent en apparence et dans la pratique, bien qu'elles répondent sur le fond à la même logique.

1. La première se caractérise par un biblicisme poussé à l'extrême. On essaie de copier exactement le Nouveau Testament, et de ne s'en écarter en rien.

En théologie, on n'admet pas de concepts ou de termes qui ne se trouvent pas dans la Bible. Ainsi, l'espagnol Michel Servet, l'italien Fausto Socin, et à leur suite le transsylvanien Ferenz David rejettent le dogme trinitaire*, parce que la Bible n'emploie nulle part des mots comme "substance", "personnes", ou "natures" pour parler de Dieu ou du Christ*. Ils reprochent aux luthéro-réformés d'utiliser, comme le font les catholiques, des catégories philosophiques et des notions humaines, au lieu de s'en tenir strictement aux enseignements et aux expressions de l'Écriture.

De même dans la pratique, on se veut aussi conforme que possible à l'église du Nouveau Testament. Dans la république de Münster, on nommera douze apôtres, à qui on donnera les mêmes noms que dans le Nouveau Testament. A Zurich, Grebel demande qu'on ne célèbre la Cène que le soir*, parce que Jésus l'a instituée le soir du jeudi saint (mais il assouplit sa position dans sa lettre à Müntzer).

On tombe dans un littéralisme parfois outré. Il sert souvent de garde-fou contre les déviances des "inspirés". Ainsi, contre les spiritualistes, Marpeck puis, un peu plus tard, Menno Simons soutiennent que la Bible est identique avec la Parole de Dieu. L'Écriture, disent-ils, est "le vrai témoignage du Saint Esprit". Dans les groupes radicaux, on développe beaucoup la culture biblique. Les contemporains ont souvent été frappés de l'étonnante connaissance de la Bible qu'avaient les radicaux. Ils la citaient à tout moment, s'y référaient en toutes occasions et de simples paysans arrivaient à en débattre avec des docteurs en théologie.

2. La deuxième attitude, de prime abord paradoxale et pourtant logique, aboutit à la mise à l'écart et à la relativisation du Nouveau Testament. Aux temps apostoliques, il n'existait, en effet, pas de livres de la nouvelle alliance. Les évangiles et les épîtres n'avaient pas été encore écrits. On avait des prophètes, ou des apôtres inspirés à travers lesquels Dieu s'exprimait. La rédaction du Nouveau Testament signifie l'entrée dans un régime et un système autres; elle concrétise la sortie des temps apostoliques. Si on y revient, si on les rétablit, il faut donc supprimer ou relativiser les Écritures*. La véritable parole de Dieu est spirituelle et intérieure. Le Saint Esprit la dit directement au cœur et à l'âme des fidèles; nous entendons sa voix au dedans de nous. La Bible, objet matériel, externe, appartenant au domaine du crée, texte "écrit, comme le dit Denck, par des mains humaines, dit par des bouches humaines, entendu par des oreilles humaines", rend certes témoignage* à la parole de Dieu; elle ne se confond cependant pas ni ne s'identifie avec elle. "Je recherche, écrit Schwenckfeld, la Parole d'Esprit et de vie que Dieu le Père adresse lui-même à tous les cœurs croyants ... Vous, au contraire, vous cherchez l'Écriture et le texte, normes selon lesquelles vous voulez juger et disposer de tout"*. Müntzer s'indigne de ce que les docteurs en Écriture veuillent enfermer la révélation dans les livres, et qu'ils nient qu'elle se poursuive aujourd'hui. Il oppose leur "haleine fétide" au souffle de l'Esprit Saint. Le recours à l'Esprit, qui parle directement et non par l'intermédiaire du livre, s'accompagne, peut-être se nourrit d'une méfiance envers les "docteurs", les savants. On les soupçonne de confisquer l'Écriture, de lui faire dire ce qu'ils désirent, de l'utiliser à leur profit. Ils placent ainsi les analphabètes en situation de dépendance, et rétablissent de fait un clergé où le docteur protestant remplace l'évêque catholique*. Or, devant le Christ, seule compte la foi du cœur; le savoir ne sert à rien. L'action de l'Esprit dans sa vie fait le chrétien, et nullement la connaissance du grec et de l'hébreu*. Il importe non pas de "dévorer toute la Bible", mais "d'intérioriser l'Esprit". "Pour nous, écrit Schwenckfeld, bien comprendre l'Écriture sainte, c'est parvenir au Saint Esprit ... pour vous c'est établir le sens historique, par des moyens rationnels, à partir de la lettre du texte"*. Les radicaux craignent une bibliolâtrie qui s'attache plus au texte et au livre qu'au Dieu vivant dont parlent le texte et le livre.

Étrangement, le souci de conformité à l'Écriture conduit ici à abandonner l'Écriture, à "abolir l'Écriture par l'Écriture", à se servir de la "Bible contre les biblicistes", selon des expressions de B. Roussel. En fait, subsisteront de la Réforme radicale plutôt les groupes qui cultivent un biblicisme strict, que les enthousiastes, bien que le spiritualisme resurgisse tout au long de l'histoire du protestantisme.

http://andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-4-l-autorite-de-la-bible.php
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