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| le poids du silence | |
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Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mar 09 Nov 2021, 17:03 | |
| La présence silencieuse de Dieu
La présence de Dieu dans la Bible se révèle aussi dans le silence. Le silence ne signifie pas son absence. Si la Bible est l’écho d’un dialogue entre deux paroles, celle de Dieu et celle de l’homme, en contrepoint, le silence est à entendre au dedans de cette Parole comme un attribut de l’être, une catégorie de l’entendement. A. Neher, théologien juif et écrivain, va jusqu'à suggérer que la création comme forme métaphysique du cosmos est silence, en s’appuyant sur la citation du Psaume : « Les cieux racontent la Gloire de Dieu, et l’œuvre de Ses Mains, c’est la voûte qui la révèle…Mais tout cela, sans Parole, ni Mots, leur Voix ne peut s’entendre. » (Psaume 19, 2 et 4).
La présence silencieuse de Dieu apparaît au premier livre des Rois sous la très belle appellation de « voix de fin silence ». Elie, le prophète, est confronté aux prêtres du dieu Baal sur le mont Carmel et fait passer par le fil de l’épée tous ses adversaires. Après cette victoire éclatante, nous retrouvons Elie plus tard, lorsque pris de peur après ces évènements, il s’enfuit sur la montagne de l’Horeb. Soumis à une angoisse de mort, il sombre dans une sorte de dépression. C’est là que le Seigneur lui apparaît dans la grotte où il se cache. Dieu va apparaître à Elie dans un souffle léger, une présence silencieuse, une « voix de fin silence ».
Dans la kabbale juive, le nom même de Dieu est évoqué à partir d’une notion silencieuse de l’infini. Il est le Dieu caché et silencieux, ce qui a permis aux kabbalistes juifs du XIIIe siècle de dire que « Dieu est silence ». Le silence serait ainsi la forme la plus aboutie de la Révélation et de l’adoration. Dans le livre des Psaumes (Psaume 62, 2), l’âme et Dieu se tiennent en silence. Meir Ibn-Gabbay en donne une belle allégorie musicale où Dieu est à la fois Présence et Parole silencieuse :
« Lorsque les cordes de deux instruments sont véritablement a-cordées, alors, il suffit que l’une vibre pour que l’autre se mette à chanter. Dès lors, puisque Dieu est Silence, comment l’accord de l’âme avec Dieu pourrait-il s’exprimer autrement que par le silence ? »
A partir du Psaume 65 : « Pour toi, le silence est louange, ô Dieu », des spirituels tels que Maimonide au XIIe siècle, ont contesté la prière à voix haute. Pour eux, le silence est seul le lien entre l’ineffable et l’infini. La Bible parle aussi du silence comme d’une chose créée, comme le soleil et la sagesse. C’est, de cette manière, que les massorètes283 l’ont interprété à partir des observations qu’ils ont faites sur la structure et l’agencement des phrases, notamment dans certains intervalles ou pauses. Ces silences, dans le Décalogue, ont reçu des interprétations juridiques. Par exemple : le sixième commandement (Exode 20, 13) est écrit de cette manière dans la langue hébraïque : « Ne pas…tu tueras », la pause de silence inscrite dans la phrase permet à la conscience du lecteur de comprendre à la fois l’exercice de la légitime défense et celui de la peine capitale. Dans le livre de Job, le silence est compris comme une sagesse : « Ah, si vous vous étiez tus ! Ç’aurait été pour vous une sagesse. »
https://resspir.org/wp-content/uploads/2019/04/The%CC%80se-de%CC%81finitve-.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mar 09 Nov 2021, 19:45 | |
| Beaucoup de choses intéressantes dans cette thèse (que je n'ai fait, pour le moment, que "survoler") -- bien que je sois quelque peu allergique a priori à la notion de "palliatif", sans doute pour des tas de raisons qui ne me sont accessibles que comme des "rationalisations" au sens anglais du terme, réflexions secondes par définition, ou du moins formulées après coup: - palliatif comme ersatz ou pis-aller, par rapport au programme normatif de la thérapeutique idéale, soigner-guérir, qui occulte tout à fait l'issue naturelle, universelle et inéluctable de la mort et la réduit contre toute évidence à un "accident" toujours évitable en principe, et par conséquent démesurément "tragique" d'un côté, dérisoirement "anecdotique" de l'autre, quand elle arrive; - palliatif contre l'"euthanasie", alors que donner la mort peut être aussi un signe ultime et suprême d'amour, d'amitié, d'affection, de compassion, de pitié, de solidarité (toute la littérature et la cinématographie en témoignent, peut-être d'autant plus fort que des lois le répriment en fait); - palliatif comme "accompagnement", même là où la "solitude" serait la condition (nécessaire sinon suffisante) d'un "silence", éventuellement peuplé de la mémoire de voix et de visages aimés, de relations et de paroles vives, de "présences" passées que les "présences" palliatives, professionnelles et protocolaires, silencieuses ou bavardes, risquent fort au contraire d'empêcher et de perturber, ne serait-ce qu'en organisant jusqu'au bout la "distraction" ou le "divertissement" au sens pascalien du terme -- avec les meilleures intentions bien sûr.
"On mourra seul", écrivait justement Pascal, dans une "pensée" que l'auteur(e) de la thèse, qui cite tant de textes et parle aussi beaucoup de solitude (p. 210ss), ne cite pas: c'était du moins une possibilité, ça finirait par devenir un luxe...
Pour revenir aux traditions bibliques, religieuses et philosophiques sur le silence, que nous avons déjà évoquées ici (surtout depuis le 21.3.2018) et ailleurs (suivre les liens depuis le début), il ne faut pas s'étonner qu'elles soient mineures ou minoritaires, secrètes (voire occultes) ou marginales, "ésotériques" en un mot dans une tradition très largement dominée par un "exotérisme" de la parole, du discours, du sens et de la raison (logos-ratio: cela vaut différemment mais tout autant pour le judaïsme, le christianisme et l'islam que pour le platonisme, l'aristotélisme ou le stoïcisme anciens et pour le rationalisme ou le scientisme modernes): repoussées dans les marges de l'hérésie ou de la secte (de la gnose aux quakers p. ex.), confinées et réglementées dans des ordres monastiques, ou enveloppées dans un halo de "mysticisme" qui se traduit et se trahit en "sainteté" pour l'extérieur. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mer 10 Nov 2021, 13:28 | |
| Dans sa première modalité, le silence précède la parole. Chez celui qui s’apprête à parler, il ouvre le temps de la réflexion. C’est le moment où les mots qui conviennent à la pensée sont choisis, affûtés, affinés et le discours mis en forme. C’est le silence d’avant la première note de musique, le silence de la toile blanche avant que le peintre n’y pose son pinceau, le silence de la masse informe avant que le sculpteur ne la marque de son burin. Du côté du destinataire, le silence est également requis pour se disposer à l’écoute, dans un jeûne imposé à ses propres pensées afin de se tourner en toute disponibilité vers une parole venue d’ailleurs. Ce silence de l’écoute, nous l’avons vu, est un espace indispensable à la prise de parole de celui qui désire s’exprimer. Encore convient-il que le locuteur ne tente pas de l’occuper ainsi que d’un pays conquis, en un rapt de l’échange de sens qui rendrait passif son partenaire de dialogue, enfermé dans les filets d’une parole ligotant sa liberté. Il est pareillement un impérialisme de l’écoute quand celle-ci prétend déjà tout savoir de ce qu’exprime celui vers qui elle dirige son attention. « Il y a des acceptions de l’écoute parfaite où elle se renverse en complète violence et en totale emprise. Nous ne voulons pas parler à ceux qui savent trop bien et par avance, nous ne voulons pas parler pour qu’on finisse nos phrases à notre place, nous ne prenons pas la parole pour nous dessaisir du lieu de notre être. » Pour être vraie, l’écoute exige donc une kénose. Elle « commence par le vide et le dessaisissement, et non pas par la mise en branle et en œuvre d’un savoir écouter préalablement acquis et possédé ». Une authentique écoute de la parole se fonde, elle aussi, dans un silence primordial aux pieds duquel elle se tient, humblement attentive. C’est pourquoi ce silence fondateur demande à se prolonger par un autre mode tout aussi indispensable à la vérité de la parole : le silence qui réside dans les interstices du dialogue.
Typographiquement, ce silence-là correspond aux blancs entre les mots, sans lesquels le sens est impossible à déchiffrer. Ces silences tout à la fois séparent et unissent. Ils « ne sont pas des vides, ils font corps avec la parole ». Distinguant les mots afin de rendre la lecture compréhensible, ils les unissent par le sens qu’ils rendent ainsi possible. Par là, « ce silence assure la continuité spirituelle du sens à travers la discontinuité sonore des mots ». C’est aussi le temps de la respiration permettant de reprendre souffle afin de poursuivre, par celui-ci, le flux d’une diction intelligible et intelligente. C’est encore le silence qui dégage à celui qui écoute un espace indispensable pour accueillir la signification de la parole à lui adressée.
Plus fondamentalement, au moment même où la parole s’avance, ce silence l’ouvre sur un au-delà d’elle-même qui l’enveloppe et lui confère un sens plus réel et plus profond qu’il n’était d’abord apparu. Vladimir Jankélévitch évoquait à ce sujet la voix du Dieu de l’exode qui retentit depuis la nuée : « …?????? ??????, ???? ??????, dit le Deutéronome : n’est-ce pas du milieu de la nuée que Dieu proclame la loi ? Le silence est ce qui nous permet d’entendre une autre voix, une voix parlant une autre langue, une voix venue d’ailleurs… » Si donc, dans l’acte d’élocution, parole et silence sont inextricablement liés, c’est que tous deux sont ordonnés à un troisième terme. Plus précisément, l’écoute de la parole se fait aussi écoute du silence qui l’enveloppe, dans l’attitude d’humble ouverture au mystère qui les dépasse et les remplit. Bien évidemment, cette perspective suppose qu’on s’abstienne de réduire le réel au langage et de saper ainsi la possibilité d’existence d’un au-delà du langage.
https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2005-HS-page-93.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mer 10 Nov 2021, 17:47 | |
| Le silence n'est pas rancunier, il donne même un certain relief aux bavardages les plus plats ou les plus insipides à son propos...
Je n'ai pas le livre de Jankélévitch sous la main (je l'ai lu -- et apprécié -- il y a déjà longtemps, je ne peux même pas le chercher faute de pass[e] sanitaire), et avec la transcription de l'hébreu (si c'est de l'hébreu) en points d'interrogation je peux tout juste essayer de deviner à quel texte du Deutéronome (si c'est le Deutéronome) il fait allusion: 4,11 (feu-obscurité-nuée-ténèbres) ou 5,22 (feu-nuée-ténèbres + grande voix) ? Toujours est-il que cette théophanie-là n'est guère silencieuse, d'autant que la "voix" (= son, bruit) se confond avec le tonnerre, dans la grande tradition "baaliste" (cf. p. ex. Psaume 29; tradition analogue à celles de Zeus ou de Jupiter, par ailleurs). A cet égard la théophanie à Elie (1 Rois 19) se distingue ostensiblement de la tradition "mosaïque", tout au moins celle de la théophanie "publique" associée au don de la Torah (Exode 19ss, Deutéronome 3ss) -- elle serait à la rigueur plus proche de celle, "privée", du "buisson ardent" (également située à Horeb, quoique le "buisson", sené, évoque le "Sinaï", Exode 3), mais là encore il n'est pas question de "silence" (pas même de "voix légère").
Par contre, le quasi-silence en plus d'un sens indécidable (voix-son-bruit ou silence, silence et/puis voix, concomitants ou successifs, etc.) de la théophanie à Elie se rapprocherait aisément d'autres formules subtiles de Jankélévitch, comme le "je ne sais quoi" et le "presque rien". |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Ven 12 Nov 2021, 11:27 | |
| "Pour toi le silence est louange, ô Dieu, dans Sion ; on s'acquittera des vœux qu'on t'a fait" (Ps 65,2 - NBS). Dieu se pressent à l'aube du silence. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Ven 12 Nov 2021, 12:01 | |
| Sur le problème textuel de ce verset, voir supra 21.3.2018 (dernier paragraphe): s'il est peu probable que le "silence" y soit original -- la "louange" ordinaire, bruyante ou musicale, convient mieux au parallélisme, comme acquittement liturgique de "voeux" qui supposent une prière exaucée (cf. v. 3), ex voto sous forme de pèlerinage, de sacrifice ou d'offrande au temple, de participation à un rite -- il n'en est pas moins remarquable qu'il se soit glissé là, ne fût-ce que par accident ou lapsus de lecture -- signe ou symptôme d'une "religion" qui s'"intériorise" en fonction de circonstances générales ou particulières (exils, diaspora, destructions du temple, bref tout ce qui peut éloigner des lecteurs et des auditeurs, même toujours en "communauté", du "contexte original"). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Ven 12 Nov 2021, 17:37 | |
| Sentence de Duma. Plusieurs Duma sont mentionnés, soit par les auteurs profanes, soit par la Bible (Genèse 25.14 ; Josué 15.52). Aucun ne se trouve dans le pays d’Édom. Il résulte pourtant des mots de Séir que c’est de ce pays que la question du verset 11 est adressée au prophète. Duma désigne donc certainement ici Édom. L’auteur fait un jeu de mots. Duma signifie silence. Le nom d’Édom est changé en celui, peu différent, de Duma, pour désigner cette contrée comme le pays du silence ; car la nuit y règne ; un grand désastre a fait d’Édom la terre du silence. Une voix en sort pour demander si la calamité n’est pas bientôt passée. Le prophète répond que, si elle passe, ce ne sera que pour revenir. Et si l’on revient le consulter on n’en saura pas davantage. Sa réponse est une sorte d’énigme : on peut bien l’appeler l’oracle du silence. Comparez les titres symboliques de deux prophéties voisines : Ésaïe 5.1 ; Ésaïe 22.1
https://www.levangile.com/Bible-Annotee-Esaie-21-Note-11.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Ven 12 Nov 2021, 18:16 | |
| Cela (Isaïe 21,11s) nous ramène au tout début de ce fil (à relire éventuellement): pour l'essentiel, le commentaire de La Bible annotée (qui, pour rappel, date de la seconde moitié du XIXe siècle) reste tout à fait valable -- c'est aussi l'avantage, a posteriori, d'avoir évité les considérations "historico-critiques", fût-ce pour des raisons partisanes ("orthodoxie" vs. "libéralisme" protestants de l'époque): ainsi pour la section précédente (21,1ss) de l'oracle "contre Babylone" qui n'a évidemment aucun sens au temps d'"Isaïe" (le prophète, le personnage), le débat étant renvoyé à la jonction du "proto-" et du "deutéro-Isaïe" (chap. 39/40), soit au lieu où le problème historico-littéraire est le plus apparent, bien qu'en fait il se pose tout au long du livre. Quoi qu'il en soit, le texte, une fois fixé, indépendamment de son "histoire" rédactionnelle ou de sa "préhistoire" traditionnelle comme de ses lectures, interprétations et traductions ultérieures, demeure obstinément ce qu'il est (cela aussi pourrait s'appeler la charge, le poids ou l'inertie du silence... de l'écriture). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mer 17 Nov 2021, 16:05 | |
| Sa vie publique commence par les quarante jours dans le silence du désert. Elle est ponctuée de nombreux temps où il part à l’écart, dans un endroit désert, pour se recueillir dans le silence et prier (Mc 1,35 ; Lc 5,16 ; 9,18 ; Mt 14,23 ; Jn 6,15, etc.). Il invite ses disciples à se retirer pour prier : « Toi, quand tu pries, retire-toi au fond de ta maison, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret » (Mt 6,6).
Les évangélistes nous présentent fréquemment Jésus ouvrant, en toutes sortes de tumultes, un espace de silence et de paix. Il fait taire la tempête : « Réveillé, il interpelle le vent avec vivacité et dit à la mer : ‘Silence, tais-toi !’ Le vent tomba, et il se fit un grand calme » (Mc 4,39), comme les démons : « Jésus l’interpella vivement : ‘Silence ! Sors de cet homme’ » (Mc 1,25). Il impose aussi un silence de discrétion : « Ne dis rien à personne » (Mc 1,44), pas seulement pour se protéger des foules79 mais parce que la compréhension de certains événements ne sera accessible qu’après la lumière de la Résurrection : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts » (Mt 17,9).
https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:153955/datastream/PDF_01/view |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mer 17 Nov 2021, 17:37 | |
| Cette thèse rejoint (et complète par endroits) les éléments évoqués dans ce fil et ailleurs (voir les liens): silences divins ou humains, prophétiques, sapientiaux, apocalyptiques, ascétiques, monastiques, mystiques, apophatiques -- outre le "liturgique" (catholique, depuis Vatican II) qui est son principal "objet".
Pour en rester à ta citation, on peut douter que la "prière", même secrète et silencieuse (cf. aussi l'exemple d'Hannah en 1 Samuel 1,13ss, qui signalerait plutôt une façon exceptionnelle de prier), relève exactement du "silence", en tout cas par opposition à la "parole". Mais inversement c'est une occasion de remarquer que bien des modifications ou modulations de la parole "normale" (discours, dialogue, discussion, etc.) produisent des "effets de silence", notamment dans une "liturgie". Ainsi le passage de la parole au chant, à la psalmodie, à la lecture ou à la récitation plus ou moins rythmée, d'une langue commune à une langue "sacrée" (ou "inspirée" dans le cadre pentecôtiste ou charismatique d'une "glossolalie"), de la prose à la poésie, ou de la parole ordinaire (y compris le "sermon") à la prière qui s'adresse à un présent-absent, ou à l'acte rituel avec ou sans parole (eucharistie, mais encore se lever, s'agenouiller, signe de croix etc.), tout cela provoque des ruptures du flux habituel de parole et de pensée qui ont quelque chose du "silence", quand même c'est sonore, voire bruyant.
[A ma sortie du jéhovisme (où le discours dogmatique ou rhétorique, toujours prosaïque, régnait quasiment sans partage) je me suis spontanément orienté, de proche en proche et par effet de balancier sans aucun doute, vers l'Eglise "évangélique" la moins "bavarde" (tout au moins parmi celles que j'ai connues), celle qui laissait le plus de place à la liturgie, à la musique et au silence... j'aimais d'ailleurs tout autant, quoique me sentant fort peu "catholique", entrer au hasard dans une église (catholique) vide ou lors d'une célébration liturgique tout à fait "rituelle", comme les "vêpres" sans sermon. Quand je me suis retrouvé en faculté de théologie, à peine un an plus tard, j'ai insisté pour introduire dans les "cultes" (hyper-bavards, rien de pire à cet égard que les apprentis-pasteurs) des moments de silence, et l'eucharistie qui n'y figurait pas (pour cause de désaccords dogmatiques entre les différentes "dénominations" représentées). Soit dit en passant, il me semble que l'engouement récent, dans la société occidentale, toute croyance ou appartenance religieuse mise à part, pour la "méditation" orientale qui vise précisément un "silence mental", relève en grande partie du même besoin de pause dans un flot continu de parole et de pensée, aussi bien "intérieur" qu'"extérieur".] |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Dim 30 Jan 2022, 12:55 | |
| Je reviens à ce fil, peut-être parce que j'ai revu, au hasard de ce que j'arrive à récupérer sans pass(e) en médiathèque, Damnation et Satantango de Bela Tarr (cf. post initial), et découvert enfin le Jeanne Dielman de Chantal Akerman (que je ne connaissais pas du tout, mais sur laquelle L'image-temps de Deleuze avait depuis longtemps attiré mon attention, sans que je puisse mettre la main sur ses films). On n'en finirait pas d'évoquer la cinématographie (d'abord "muette") du silence, avec ou sans paroles, avec ou sans musique; mais je repense maintenant à Bergman: non pour Le Silence, Les Communiants, Cris et chuchotements ou Persona où le "thème" du silence est de diverses manières essentiel, mais pour Une Passion qui en illustre un aspect particulier, celui de la "passion" justement, le silence que fini(ssen)t par imposer la souffrance et/ou l'humiliation, qui rend(ent) inaudible et invisible: l'humilié ne se plaint même plus. Une banalité si l'on veut ("les grandes douleurs sont muettes"), mais qui ne manquerait pas non plus d'exemples "bibliques".
On pense notamment au silence de Jésus dans les récits évangéliques de la Passion (Marc 14,61; 15,4s // Matthieu 26,62s; 27,12ss // Luc 23,9 // Jean 19,9), préfiguré au moins littérairement par le "Chant du Serviteur" d'Isaïe 52--53 (53,7 cité en Actes 8,32) -- quoique ce silence même revête des tonalités très différentes d'un évangile à l'autre (de l'humiliation subie ou consentie à la souveraineté, voire à la superbe ou au mépris), suivant l'ambiguïté du silence des accusés qui se prête à toutes les interprétations judiciaires (de la "confusion du coupable", éventuellement atténuante si elle s'abouche à une repentance, à la "défense des voyous", aggravante d'autant qu'elle jouxte l'outrage à magistrat). Au silence, le sien ou celui d'autrui, on peut sans doute faire dire tout ce qu'on veut, mais ça ne l'empêche pas de se faire entendre au-delà même du jugement (judiciaire, moral, intellectuel) et de remettre indéfiniment celui-ci en question. Il en irait de même pour le(s) "silence(s) de Dieu".
Tout autre a priori et non moins évangélique (cf. le silence imposé aux "esprits impurs", aux miraculés ou aux disciples), le silence du "mystère", au sens antique du terme, où le myste ou l'initié s'engage par serment à ne rien révéler à l'extérieur de ce qu'il a appris à l'intérieur. Mais de celui-là nous avons déjà... parlé (plus haut et ailleurs); Tarkovski en serait l'exemple cinématographique (notamment la fin du Sacrifice, mais déjà son Roublev faisait voeu de silence, avant que la cloche le ramène à la parole et surtout à la peinture). |
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| Sujet: Re: le poids du silence Mar 01 Fév 2022, 13:41 | |
| Garder le silence
Les plus grands événements — ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses. Ce n’est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde : il gravite inaudiblement. (F. Nietzsche)
Profond silence des commencements et des grands événements. En une étonnante complicité, la parole de la liturgie et la parole de Nietzsche s’inscrivent en faux contre l’illusion qui illustre si bien le désarroi de ceux qui habitent « le pays de la civilisation ». Le bruit est tellement devenu la mesure de ce qui compte à nos yeux que le « profond silence » est devenu pour nous, comme nous le disons si spontanément, « un silence de mort ». Alors qu’il était, pour Nietzsche et pour l’orant de la liturgie, l’espace même de la vie.
(...)
Le silence a manifestement quelque chose à voir avec la compréhension très concrète que nous avons de nous-mêmes dans nos rapports aux autres et à notre environnement. Certes, s’il y a beaucoup de bruits familiers, il y a aussi des bruits terribles et inquiétants, qui nous saisissent d’effroi et nous propulsent un moment à des limites jusqu’alors ignorées de nous-mêmes. Mais l’expérience du bruit, si terrible soit-elle, engage toujours avec elle l’expérience d’un « autre », alors que dans le silence... Qu’y a-t-il dans le silence ?
(...)
Mais il y a aussi autre chose, qui ne relève pas cette fois de l’expérience pour ainsi dire immédiate. Il s’agit plutôt d’une « hypothèse », ou d’une intuition, mais combien de fois vérifiée : à force d’identifier le silence au « religieux », dans la mesure où celui-ci en est venu à être compris de plus en plus comme un arrière-monde sans signification effective pour le seul véritable monde de l’existence publique quotidienne, nous sommes devenus incapables de reconnaître dans le silence une posture humaine essentielle. Nous avons fait du silence une réalité extraordinaire, réservée en quelque sorte à quelques initiés, en des lieux exclusifs, à la marge sinon carrément en dehors du quotidien. Ou peut être est-ce la force disséminatrice du bruit lui-même qui nous a peu à peu fait perdre de vue que, si le silence est le mode d’advenir du divin en même temps que le chemin qui y conduit — comme le pensaient Augustin et Maître Eckhart — c’est qu’il est aussi le chemin qui nous conduit à nous-mêmes et le lieu où il nous est possible d’advenir.
(...)
Le silence peut être la forme que prend le pardon mais il peut être aussi le premier pas du meurtrier. « Le silence du bourreau » est le titre de la contribution de Serge Cantin. En nous invitant à réfléchir sur « le crime contre l’humanité au XXe siècle », Cantin veut nous rappeler certes, que « quelque chose qui vient vous tuer commence toujours par se taire » (Christian Bobin), ce qui devrait lester d’un peu d’inquiétude toute réflexion trop empressée à fuir les bruits du monde pour chercher refuge dans le silence des dieux. Mais son analyse pourrait aussi nous aider à prendre conscience que s’il existe bel et bien « un silence qui fait signe vers une effroyable dépersonnalisation de la conscience », celui-ci n’est pas qu’une subtile tentation à laquelle, avec un peu d’effort, il nous serait toujours possible d’échapper, mais une blessure, une rupture permanente qui ne nous permet plus, après Auschwitz, de croire, ni en Dieu ni en l’homme, de la même manière qu’avant.
https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/1999-v7-n2-theologi227/005021ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mar 01 Fév 2022, 15:43 | |
| Très beau texte, qui ne perd rien à se laisser guider par le hasard relatif des contributions qu'il présente (sommaire d'un numéro de revue), et de nature à enrichir la "polysémie" potentiellement infinie du " silence" -- lequel, pour pouvoir "signifier" tout et son contraire, ne perd rien (non plus) de son "vouloir dire": éventuellement "éloquent", jamais univoque... La aussi, dans "le silence", l'ambiguïté, l'oscillation ou la vibration inarrêtable de la vie la mort, reçue ou donnée, passant de l'une à l'autre et de l'un à l'autre. [Du coup j'ai revu hier soir Persona, où le silence d'une des deux femmes (l'actrice qui s'arrête au beau milieu d'une représentation) débouche sur la (con-)fusion des deux (l'autre étant l'infirmière bavarde qui l'accompagne), passage de la voix, des mots et des visages de l'une à l'autre, con-fusion aussi du rêve et du réel: on en sort péniblement par le mot rien, indenting, passant à la fin de l'une à l'autre. J'ai beau connaître ce film à peu près par coeur, plan par plan et même image par image -- il y a des successions rapides d'images disparates, à la limite du "subliminal" -- il me saisit toujours autant...] |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Mer 02 Fév 2022, 13:16 | |
| - Citation :
- [Du coup j'ai revu hier soir Persona, où le silence d'une des deux femmes (l'actrice qui s'arrête au beau milieu d'une représentation) débouche sur la (con-)fusion des deux (l'autre étant l'infirmière bavarde qui l'accompagne), passage de la voix, des mots et des visages de l'une à l'autre, con-fusion aussi du rêve et du réel: on en sort péniblement par le mot rien, indenting, passant à la fin de l'une à l'autre. J'ai beau connaître ce film à peu près par coeur, plan par plan et même image par image -- il y a des successions rapides d'images disparates, à la limite du "subliminal" -- il me saisit toujours autant...]
Critique : Malade, Ingmar Bergman voyait en Persona sa dernière réalisation en forme de testament. Or, ce fut, au contraire, une œuvre de "renaissance" et sa première collaboration avec Liv Ullmann, qui partagera sa vie un moment. Le long métrage s’ouvre sur un générique anxiogène, déstructuré, fait d’images disparates, violentes ou incongrues, un peu à la manière des films surréalistes. Ce préambule souligne la confusion mentale d’Elizabeth, actrice qui n’est pas privée de la parole, mais a "décidé" de ne plus parler, car elle ne souffre d’aucune pathologie, ni physique, ni mentale. Sa rencontre avec Alma qui lui ressemble physiquement, mais est, en revanche, un véritable moulin à paroles, va créer une relation étrange, d’abord amicale, voire amoureuse, puis violente et vénéneuse. Persona est certes une œuvre difficile, austère et dépouillée, mais aussi un modèle de cinéma. Seuls comptent les corps et les visages de ces deux femmes, magnifiés par la lumière du chef opérateur Sven Nykvist, parfois extrêmement différents, parfois confondus. Bibi Andersson, habituée de l’univers du cinéaste, paraît lisse et simple. Son personnage dit souhaiter une vie ordinaire, elle est en fait une femme qui cache un drame très impactant. Liv Ullman, la nouvelle venue, sorte de faux double de Bibi Andersson, traverse l’histoire quasiment muette et semble se révéler à travers les propos d’Alma. Réflexion sur le septième art, sur la forme, comme le fond, Persona est aussi une interrogation sur le métier de comédienne, et au final un hommage à la femme... aux femmes. Le long-métrage est régulièrement classé dans les vingt plus grands films de tous les temps. A son sujet, le réalisateur déclara : "Je sens aujourd’hui que dans Persona, je suis arrivé aussi loin que je peux aller. Et que j’ai touché là, en toute liberté, à des secrets sans mot que seul le cinéma peut découvrir." Analyse Bergman :PERSONA OU LE DEREGLEMENT https://www.youtube.com/watch?v=snV8ZAC-YHM |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: le poids du silence Mer 02 Fév 2022, 13:35 | |
| Le film est en entier ici (avec sous-titres anglais), et là avec plusieurs autres films de Bergman (mais sous-titrés en espagnol). Bien sûr on peut aussi le trouver facilement en DVD avec sous-titres français, je ne sais pas s'il a jamais été "doublé" mais ce serait dommage, il faut entendre l'original même si on ne comprend pas le suédois (on finit d'ailleurs assez vite par en repérer quelques mots-clés).
Comme je le suggérais plus haut, le silence est un "thème" essentiel de Bergman, qui se retrouve d'une manière ou d'une autre dans beaucoup de ses films (silence de Dieu dans Les communiants, silence de l'humilié dans Une passion ou La honte, silence de la langue étrangère dans Le silence, silence de la parole devenant musique dans Cris et chuchotements, tout cela s'entrelace dans l'ensemble de "l'oeuvre" et en maint passage particulier). |
| | | free
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| Sujet: Re: le poids du silence Mar 08 Fév 2022, 12:02 | |
| Rien n'est plus « parlant » que le silence
Faire silence
Considérons rapidement quelques exemples. Une personne enracinée dans la tradition chrétienne sait très bien que le bruit intérieur l’empêche de percevoir la « brise légère » de l’Esprit de Dieu qui est présent et actif en lui (et autour de lui). Elle sait que le silence lui permet d’« entendre » cette « brise » et de s’y ouvrir, et qu’il l’aide aussi à mieux « entendre » la Parole que Dieu lui « adresse », avec une discrétion infinie. Dans les deux cas, Dieu reste radicalement autre. L’acte de faire silence s’inscrit dans toute une démarche spirituelle qui est structurellement relationnelle. Dans la cohérence chrétienne, celui qui ne voit pas cela ne voit pas « les choses telles qu’elles sont ». Et le bruit qu’il faut faire taire, c’est tout ce qui rend l’homme incapable de s’ouvrir à celui qui l’appelle, de s’ouvrir à l’altérité.
Faire silence n’est pas moins urgent pour les bouddhistes. Le bruit qu’il faut faire taire y est étroitement lié à l’ignorance spirituelle qui empêche l’homme d’avancer sur le chemin proposé par le Bouddha. Tout en gardant à l’esprit le fait que chaque école bouddhique analyse cette ignorance à sa manière, on peut dire qu’il s’agit généralement d’une incapacité à accepter vraiment que rien n’a d’existence propre, l’individu y compris, et que tout est donc sans substance et sans permanence. Ce bruit peut prendre la forme des « pensées associatives » qui remplissent l’esprit de chaque individu et faussent son regard sur la réalité. Ces pensées exercent une forte influence sur l’agir de l’individu : il voit et vit tout à travers elles. La « pensée associative » la plus nocive concerne précisément l’existence en l’homme d’un soi permanent, d’un soi qui aurait une existence propre et qui ne dépendrait nullement des autres existences. Ce soi devient le centre du monde ; tout est pensé et expérimenté en fonction de lui, d’où un comportement égocentrique qui crée des conflits entre l’individu et les autres, ainsi qu’à l’intérieur de l’individu lui-même. Mais, si l’individu arrive à faire taire ce « bruit » intérieur pour se voir lui-même et voir les autres tels qu’ils sont (les autres individus certes, mais aussi tout autre phénomène), il arrive en même temps au véritable bonheur. Tout est résumé dans deux petits versets du Dhammapada, un recueil d’aphorismes de l’ancien canon bouddhique (qui est aussi le texte le plus lu parmi les bouddhistes, toutes tendances confondues) :
En toutes choses l’élément primordial est le mental ; le mental est prédominant. Tout provient du mental. Si un homme parle ou agit avec un mauvais mental, la souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant un char.
Ce « mauvais mental », c’est l’esprit envahi par le type de bruit évoqué ci-dessus. Il faut absolument faire taire tout cela ou, pour employer une autre expression, « purifier » le mental. Nous trouvons cela dans le deuxième verset :
En toutes choses l’élément primordial est le mental ; le mental est prédominant. Tout se fait par le mental. Si un homme parle ou agit avec un mental purifié, le bonheur l’accompagne d’aussi près que son ombre inséparable.
Pour purifier ce mental, il faut vraiment faire silence, afin de parvenir à un véritable non-attachement (ce qui est déjà un type de silence) et de se mettre en contact avec le monde réel.
https://www.cairn.info/revue-etudes-2007-3-page-371.htm
Mais qu’est-ce que la méditation hésychaste ? Le mot grec hsuxia (hésychia) signifie « calme, paix, sérénité, silence, recueillement, quiétude, la marque d’un intérieur unifié ». Pour résumer lapidairement, on peut dire que l’hésychasme est la prise de conscience que « le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc 17,21). La méthode de prière, centrée sur l’invocation du Nom de Dieu, et plus particulièrement le Nom de Jésus, la posture corporelle, le chapelet de laine, ne sont que des supports pour chercher à « libérer le dynamisme de l’Esprit enfoui dans le cœur humain ». L’essentiel est de « demeurer devant Dieu, avec l’intellect dans le coeur, et de continuer à se tenir ainsi devant lui, sans cesse, jour et nuit, jusqu’à la fin de sa vie ». L’hésychasme représente le cœur intime de la spiritualité orthodoxe, le choix de « la meilleure part » (Lc 10,42), la réponse au commandement « quand tu veux prier, entre dans ta chambre » (Mt 6,6), la chambre du cœur, le centre unifiant de l’être. Le mot de l’Apôtre « Priez sans cesse » (1 Th 5,17) devient ainsi un but réaliste ...
Il nous faut des hommes de silence, nourris d'étonnement, d'attention, de « prière pure » et de beauté liturgique, pour dire une parole libératrice ...
L’hésychasme conduit au silence intérieur, et ce silence va de pair avec la théologie apophatique, cette approche négative du Mystère développée par les Pères grecs, pour le préserver de toute rationalisation comme de tout anthropomorphisme : « en procédant par négations, on s'élève à partir des degrés inférieurs de l'être jusqu'à ses sommets, en écartant progressivement tout ce qui peut être connu, afin de s'approcher de l'Inconnu dans les ténèbres de l'Ignorance absolue ». Ainsi comprend-on que Dieu est au-delà de tout, dans la « nuée obscure » (Ex 20,21), de même que certaines expériences humaines sont au-delà de tout langage.
https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/1999-v7-n2-theologi227/005026ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: le poids du silence Mar 08 Fév 2022, 13:14 | |
| Deux très beaux textes (malgré le gag initial du second, les trois qui vont de paire [ sic]), à leur façon complémentaires (aussi). Me vient le mot intraduisible, comme on dit souvent de la musique: où toute traduction resterait sans objet, à la fois impossible et inutile, et toute trahison aussi: on ne peut que trahir un silence et pourtant on ne saurait le trahir, puisqu'il échappe d'avance à la trahison comme à la traduction (on entendrait passer l'ombre sans drap du nu marcien). Orientés vers l'Orient chacun à sa manière ("dialogue" catholico-bouddhiste, orthodoxie roumaine), ces deux textes font ressortir en creux, sans en parler, l'inflation infiniment bavarde de l'Occident (de la scolastique aux Réformes, y compris la Contre-Réforme catholique, aux fondamentalismes et aux sectarismes en tout genre, mais aussi aux discours "laïques" de la "raison", de la "science", de la "politique", des "médias" et des "réseaux sociaux") -- où pourtant le bruit même finirait en silence, par la dissolution du "sens", comme la "glossolalie" pentecôtiste. Voir ici, même en suédois, la scène de Cris et chuchotements où le dialogue impossible des deux soeurs se fond, en passant par le cri et le regard, dans un moment de parole inaudible, dont il ne reste plus que les gestes, alors que la sarabande de la suite pour violoncelle seul de Bach prend la relève de la parole: c'est à 1 h 13'. |
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| Sujet: Re: le poids du silence Mar 08 Fév 2022, 14:14 | |
| - Citation :
- Voir ici, même en suédois, la scène de Cris et chuchotements où le dialogue impossible des deux soeurs se fond, en passant par le cri et le regard, dans un moment de parole inaudible, dont il ne reste plus que les gestes, alors que la sarabande de la suite pour violoncelle seul de Bach prend la relève de la parole: c'est à 1 h 13'.
Comme les couleurs, une sarabande de Bach et une mazurka de Chopin ont chacune leur fonction dramatique. La mazurka, jouée au piano par Agnès, apporte l’apaisement. La suite pour violoncelle accompagne les paroles et les caresses échangées entre Karin et Maria, avec la piéta le moment le plus doux du film, jusqu’à remplacer leurs mots mêmes. Bergman montre que la musique est parfois mieux à même de décrire les êtres avec sincérité, d’afficher leurs pensées. Les paroles portent en elles les mensonges, les disputes, les tromperies. Le sermon du Pasteur éclate ainsi dans tout son ridicule, logorrhées répétées à l’identique pour tous les morts. Lorsqu’il vient prier au chevet d’Agnès, commencent alors les ridicules récitations d’usage : « Il t’a trouvée digne d’une lourde et longue souffrance. Tu t’es soumise, patiemment, sans une plainte. » Horreur de cette pensée puritaine qui cède bientôt la place, comme dans un songe, au véritable ressenti du pasteur, alors filmé en gros plan face caméra. Il ne peut plus comprendre pourquoi Dieu est silencieux, pourquoi ce monde n’est fait que de souffrances et de malheurs. C’est le pasteur Thomas Ericsson des Communiants, c’est la foi qui vacille et l’humain qui prend le dessus. Si les mots sont mensonges, la musique, les regards, les visages, sont, eux, vérité. Lorsque Karin et Maria baissent leurs barrières, se livrent, se touchent enfin, cette vérité profonde qui surgit efface les mots et laisse entendre sa musique intime. Ces caresses échangées, et a contrario le rejet du contact physique, rappellent les relations qui liaient Anna et Ester dans Le Silence. Dans une scène-clé du film, Ester contemple Anna, nue et endormie, approche sa main puis la retire d’un coup. Ester se souvient alors qu’Anna s’était fait passer pour une amante lors d’un tel échange de caresses, s’en était servi pour humilier sa sœur. Anna déteste sa sœur, Anna aime sa sœur. Dans Cris et chuchotements, Maria attire Karin, brise ses barrières, la couvre de baisers et de caresses avant de la rejeter froidement à la fin du film, au moment même où Karin n’a plus de protection et recherche l’amour de sa sœur. https://www.dvdclassik.com/critique/cris-et-chuchotements-bergman |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: le poids du silence Mar 08 Fév 2022, 16:04 | |
| Le commentaire est excellent, il ne remplace évidemment pas la vision du film -- qu'on peut revoir cent fois comme la plupart des oeuvres de Bergman et de quelques autres, pas si nombreux d'ailleurs à ce niveau: l'"expérience" ne fait que s'enrichir et s'approfondir. [Anecdote d'il y a plus de 30 ans: j'avais un jour emmené un ami (et néanmoins professeur de théologie à Vaux-sur-Seine), qui ne connaissait pas Bergman, voir ce film au cinéma, à Paris. A la sortie nous étions allés prendre une bière à la terrasse d'un café, pour discuter du film et d'autres choses: presque aussitôt il a cassé son verre, du même geste "involontaire" que Karin, qui dans le film conserve le tesson -- aussi présent dans Persona -- pour son automutilation... Nous en avions simplement ri, mais il n'est pas besoin de se référer à une théorie psychanalytique des "actes manqués" pour comprendre que ce "cinéma"-là affecte profondément ses "spectateurs", que les films continuent de "travailler" (dans) la mémoire et l'inconscient, de s'y élaborer, de s'y re-jouer, re-tourner et re-monter autrement, d'où aussi la nécessité de les revoir pour rapporter à l'"oeuvre originale" ce qu'elle est devenue en nous -- et en effet on les revoit de mieux en mieux.] P.S.: sur la "théologie du silence", un lien à l'article de Siegwalt que tu as cité ailleurs. |
| | | free
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| Sujet: Re: le poids du silence Mer 09 Fév 2022, 15:13 | |
| Le silence du Samedi Saint Le grand silence du Samedi saint est signifié par la liturgie quand elle fait taire toute cloche depuis le Jeudi saint au soir et ne convoque plus de grande célébration après celle du Vendredi saint, avant de rassembler les chrétiens autour du feu qui luit au cœur de la grande nuit de Pâques. Il inscrit dans l’histoire des hommes le silence qui recouvre les textes évangéliques depuis la mise au tombeau de Jésus jusqu’aux premières manifestations du Ressuscité. Alors que les quatre évangiles ralentissaient le rythme au fur et à mesure que se déroule la passion de Jésus, pour atteindre un véritable arrêt sur image à l’instant où il meurt, ils se taisent après l’ensevelissement pour ne reprendre le fil du récit qu’au matin du premier jour de la semaine, avec les manifestations inaugurales du Ressuscité. Entre ces deux moments, nous sommes en présence d’un blanc textuel, à peine occupé par Matthieu qui mentionne les précautions prises par les grands prêtres et les pharisiens pour que les disciples de Jésus ne viennent enlever le corps et faire ainsi accroire que leur maître est ressuscité (Mt 27, 62-66). Dans l’histoire racontée, cette ellipse du récit coïncide avec le moment de la résurrection de Jésus. Comment l’interpréter ?Il convient d’abord de remarquer que ce silence contraste avec les récits de résurrection dont les évangiles ne sont pas avares, particulièrement avec celui de Lazare que le quatrième évangile rapporte en grand détail. Il tranche aussi avec l’évangile apocryphe dit « de Pierre », qui narre la sortie du sépulcre du Christ ressuscité, portant sa croix et entouré de deux anges, dans un style apocalyptique dont l’évangile de Matthieu fait par ailleurs un certain usage. À ce point, on pourrait objecter que les évangélistes du corpus canonique n’ont pas raconté la résurrection parce qu’il n’y eut pas de témoin. Mais ils ne se privent pas de rapporter des paroles que nul n’a pu entendre ou de relater des faits que personne n’a pu voir, comme c’est le cas dans la scène située au jardin de Gethsémani. Aussi bien la prière adressée par Jésus à son Père que le détail de la sueur perlant de son front « comme des gouttes de sang tombant à terre » (Lc 22, 44) ne peuvent être recueillis par des témoins : les trois textes ont pris soin de mentionner que Jésus est alors éloigné des disciples qui l’ont suivi en ce lieu et qui, de plus, se sont abandonnés au sommeil. Il faut donc conclure que le blanc dont les récits canoniques recouvrent la résurrection de Jésus est intentionnel et non pas subi par défaut d’information. Une première interprétation à caractère théologique peut y reconnaître l’affirmation du caractère supra-historique de la résurrection. Ce silence textuel manifeste que la Résurrection « constitue une déchirure de notre finitude et, en tant que telle, échappe aux vérifications». La résurrection de Jésus jaillit du cœur de l’histoire pour la transcender et atteindre l’homme en tout point de l’espace et du temps. Parce qu’elle n’est pas racontée, elle peut puissamment rejoindre le silence des profondeurs de l’homme, là où se tient la Présence. Ou plutôt : parce qu’elle s’opère à la racine de toute l’histoire, dans un silence au-delà de toute parole, elle ne peut être racontée.Une seconde lecture identifie dans ce silence un espace dégagé pour la foi. La résurrection de Jésus ne s’impose pas, elle demeure dans la pénombre du mystère. Ce silence n’est donc pas refus d’engager un dialogue ou d’avancer une parole. Bien au contraire : il appelle la parole de la foi dont Paul affirme dans l’épître aux Romains qu’elle est tout à la fois sur « les lèvres qui confessent que Jésus est Seigneur » et dans le cœur qui « croit que Dieu l’a ressuscité des morts » (voir Rm 10, 8-9). Le silence des évangiles provoque et attend cette parole de foi, mais il ne l’oblige pas. Il respecte ainsi la liberté de la réponse humaine au geste de salut. https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2005-HS-page-93.html#re32no32 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: le poids du silence Mer 09 Fév 2022, 16:09 | |
| Cf. supra 10.11.2021 (cet article me laisse décidément une impression mitigée, de bonnes choses et beaucoup de bavardage sur "le silence", sans doute n'y échappons-nous pas non plus) et, sur la portion citée cette fois-ci, ceci. Soit dit en passant, ce "mixage" de textes illustre bien (fût-ce malgré lui) la fragilité du " silence": dans toute lecture "synoptique", qu'elle se veuille "synthétique" (façon Diatessarôn ou "harmonie des évangiles") ou "comparative" et "critique", les "silences" du moins bavard (Marc le plus souvent et notamment en matière d'"apparitions", si le récit s'arrête, originellement ou non, en 16,8, avec le silence des femmes qui "ne dirent rien à personne") passent automatiquement pour des "lacunes", aussitôt comblées par les "compléments" des autres évangiles, bien qu'il soit quasiment impossible de combiner ceux-ci en un récit cohérent. Même quand on s'attache à ne lire que Marc en "oubliant" les autres, ceux-ci continuent de le hanter en suggérant insidieusement des "intentions" dans ses "silences"... |
| | | free
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| Sujet: Re: le poids du silence Jeu 10 Fév 2022, 11:44 | |
| Les formes du silence dans le discours mystique, ou quand dire, c'est taire
Silence et mystique
1. Une expérience au-delà des mots
C’est en amont du discours, dans l’expérience mystique elle-même, qu’il convient de saisir à la racine le conflit du dire et du taire dont le discours mystique est à la fois l’expression, l’amplification et la résolution. Que pour les âmes en quête de Dieu le silence soit préférable à la parole, toute la tradition spirituelle est là pour en témoigner : il est l’un des piliers de la vie monastique, l’objet des recommandations répétées des visiteurs d’ordre, le souci constant des plus grands saints. Les plus éloquents des Pères de l’Église en ont fait l’éloge, et les moins austères des directeurs d’âmes en ont affirmé les vertus. « Colloque de silence » pour François de Sales, « concert silencieux » pour Jean de la Croix, « immense silence » pour Thérèse d’ Avila, l’union à Dieu est célébrée par tous les mystiques comme une plénitude de silence qui frappe d’inanité le langage humain : « où l’amour règne, on n’a pas besoin du bruit des paroles extérieures [...] pour s’entretenir et s’entr’ouïr l’un l’autre », écrit François de Sales dans son Traité de l’Amour de Dieu ; et Bérulle écrit aux carmélites : « Nous avons plus à adorer qu’à dire ni à penser en ces matières. » Toute la problématique du silence dans le discours mystique est déjà là en germe dans cette méfiance généralisée envers la parole, dans cette constante dévalorisation des mots. Le problème a plusieurs facettes, et le silence se fait à plusieurs niveaux. Il est d’abord une conquête de l’intériorité contre la dissipation et les tentations du monde extérieur : selon Jean de la Croix,
l’âme qui se porte à parler et à converser beaucoup a bien peu d’attention à Dieu, car quand elle en a, aussitôt elle est fortement attirée vers l’intérieur au silence et à la fuite de toute sorte de conversation
Mais c’est aussi en lui-même que le mystique doit faire silence, renonçant à son propre discours intérieur : à la fin du De Trinitate saint Augustin prie ainsi Dieu :
Délivre-moi, ô Dieu, de ce flot de paroles que je supporte intérieurement en mon âme misérable qui se tient en ta présence [...]. Car mes pensées ne se taisent pas, même si ma voix se tait.
Ce «silence du sens et du discours », nécessaire pour entendre Dieu, n’est pas seulement renoncement à des mots, mais à l’activité propre de l’esprit, car la moindre pensée fera bruit en ce profond silence qui doit être en l’âme, quant au sens et à l’esprit, pour pouvoir entendre un si profond et si délicat langage que Dieu tient.
Sous le nom de silence, il faut donc entendre passivité et réceptivité : «Dieu seul est Celui qui agit et qui parle alors secrètement à l’âme solitaire — elle se tenant en silence. » Tous les mystiques insistent sur cette abdication des facultés de l’âme et cette suspension des puissances intellectives : dans «le Saint des Saints où règne un silence profond », écrit Louis de Blois,
il n’y a plus là d’opération humaine, c’est Dieu seul qui agit, l’homme n’est que patient. Les facultés de l’âme éprise de son Dieu ont fait le silence, elles ont abdiqué leur activité propre [...]. Dieu alors parle à l’âme, fait agir comme il l’entend ses facultés, et accomplit en elle son œuvre merveilleuse.
Cette intervention de Dieu dans l’âme qui se tait suscite un langage nouveau dont l’âme n’a pas l’initiative : un Autre parle en moi ; c’est la mystérieuse loquela dont témoigne le Journal spirituel de saint Ignace, et qu’expérimente aussi, à sa façon, Marie de l’Incarnation, dont la prière se formule en elle malgré elle ...
https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2000_num_39_1_1474 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: le poids du silence Jeu 10 Fév 2022, 12:37 | |
| Fine et belle analyse des "stratégies" ou "dramaturgies" linguistiques, littéraires, oratoires, stylistiques, syntaxiques et même typographiques du "silence (mystique)", autour du cas français de Bérulle qui ne fut pourtant pas qu'un obscur "contemplatif", mais un (grand) homme d'Eglise et d'Etat, donc sans doute un (beau) parleur...
Anti- ou contre-rhétorique, reflet inversé ou symétrique de la rhétorique, qui conserve les structures de la rhétorique en les retournant, cela me semble particulièrement bien vu.
Au passage, la mode française du "ô" ne fait que ressusciter dans une autre langue l'usage grec et latin, dans la droite ligne de l'"humanisme" de la Renaissance -- cf. notamment ces doxologies pauliniennes que j'ai quelquefois qualifiées d'"orgasmes" du discours, où le sublime superlatif confine au silence par l'excès et la saturation du sens, p. ex. Romains 11,33ss. (Sans "ô" même en grec, Qohéleth 7,23s mérite aussi d'être relu.)
On pourrait dire que tous les "silences" communiquent dans la polysémie folle du "silence", qui n'est elle-même que le reflet de celle du langage, de la parole ou de la langue (langue folle à lier, disait quelque part Derrida) -- en quoi le (silence) "mystique" peut aussi se rencontrer à partir d'un tout autre "silence" (honte, confusion, impuissance, faiblesse, infirmité, dépit).
Sans rapport direct avec ce qui précède (quoique...), je remarque que le "poids du silence" (titre de ce fil, d'après Isaïe 21) s'inverse aussi en "légèreté" (d'après 1 Rois 19, dont nous avons parlé plus loin). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Dim 26 Mai 2024, 12:13 | |
| Les morts ne louent pas Yah ( lo' ... yehallelou-yah, négation de l'"alléluia") , ni tous ceux qui descendent au silence ( yorde douma). Psaume 115,17. La discussion sur le oui et le non m'a rappelé ce texte et ce fil-ci (où le rapport du " silence" et de "la mort" avait été évoqué dès le début). L'expression "descendre au silence" m'a toujours frappé, même si elle s'explique facilement comme une variante d'expressions plus courantes: on "descend" ( yrd, qu'on retrouve dans le nom propre du "Jourdain", souvent traité comme un nom commun en hébreu, avec article, ha-yarden, qui descend vers la mer... Morte pour nous, simplement "du Sel" en hébreu) au she'ol, dans la fosse ( b'r, aussi proche de puits ou citerne selon la vocalisation), selon le lexique usuel des "enfers", du "monde des morts" ou "monde souterrain" dont relève accessoirement ou métonymiquement douma, " silence", au même titre que les " profondeurs" abyssales ou océaniques. Mais on peut aussi l'entendre comme une approche, progressive ou régressive, parfois douce, pas toujours brutale: une descente fluviale peut être chutes, rapides, cascades, engouffrements, mais aussi, et même souvent sur la fin, estuaire ou delta paisible, ouverture, élargissement, disparition insensible dans la mer -- sans bruit, sans éclat, ni oui ni non retentissant. On cite plus souvent ce genre de texte (aussi, p. ex., Psaumes 6 ou 88) dans des études thématiques, théologiques ou historiques, sur les croyances relatives à la mort et aux morts: contrairement à ce qui s'est longtemps répété, le caractère négatif du she'ol / hadès (presque rien, quasi-néant) n'est pas forcément ancien ni archaïsant, il s'est au contraire développé et approfondi dans certains milieux du judaïsme du Second Temple, à la fois en parallèle et en opposition avec les croyances à la survie de l'âme ou à la résurrection, d'inspiration perse ou grecque; témoin la ligne qui va de Qohéleth aux sadducéens, dans l'aristocratie sacerdotale du Temple (cf. la "maison d'Aaron" au psaume 115, v. 10ss). De sorte que le contraste avec le v. 18 ("et/mais nous, nous bénirons Yah, dès maintenant et pour toujours: louez Yah, hallelou-Yah"), qui dans d'autres contextes pourrait prendre une nuance d'argument à la limite de la menace ou du chantage (= sauve-moi, sauve-nous de la mort, sinon tu ne seras plus loué), peut aussi s'entendre de façon sereine et désintéressée, comme une sorte de complémentarité heureuse entre la louange et le culte des vivants et le silence des morts; soit entre ascensions spectaculaires, visibles, sonores, odorantes (on monte en pèlerinage à Jérusalem, puis au mont du Temple, cf. les psaumes dits des "degrés" ou "montées", 120--134; la fumée des sacrifices ou de l'encens monte au ciel comme les prières et les chants, ou comme l'esprit à la mort selon Qohéleth 12) et descente insensible ou disparition silencieuse. Il irait en tout cela d'une curieuse "physique", jusque dans la prétendue "méta-physique" -- le titre de ce fil, d'après Isaïe 21, évoquait le poids, la charge, massa', même si le rapport avec la "masse" latine est de pure coïncidence. Je remarquais ces jours-ci chez Eckhart -- bien avant Copernic, Galilée ou Newton -- cette idée à nos yeux bizarre, mais pas idiote dans son contexte, que le vide absolu entraînerait n'importe quoi, et singulièrement l'"âme", directement au "ciel": grâce opposée à la pesanteur, comme encore chez Simone Weil, mais grâce liée quasi-physiquement au vide, au rien plus léger que tout. Il faut que ceci descende pour que cela monte, c'est aussi le propos du Baptiste (le seul "Jean" du texte) dans l'évangile "selon Jean"... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: le poids du silence Lun 27 Mai 2024, 11:18 | |
| - Citation :
- Il y irait en tout cela d'une curieuse "physique", sinon "méta-physique" -- le titre de ce fil, d'après Isaïe 21, évoquait le poids, la charge, massa', même si le rapport avec la "masse" latine est de pure coïncidence. Je remarquais ces jours-ci chez Eckhart -- bien avant Copernic, Galilée ou Newton -- cette idée à nos yeux bizarre, mais pas idiote dans son contexte, que le vide absolu entraînerait n'importe quoi, et singulièrement l'"âme", directement au ciel: grâce opposée à la pesanteur, comme encore chez Simone Weil, mais grâce liée au vide, au rien plus léger que tout. Il faut que ceci descende pour que cela monte, c'est aussi le propos du Baptiste (le seul "Jean" du texte) dans l'évangile "selon Jean"...
L'ex-sistence de la déité chez Maître Eckhart Pascale Macary-Garipuy L’union mystique : le retour à l’indifférencié, le retournement du « fond de l’âme » Comment ce travail sur le langage peut-il avoir un effet selon la doctrine eckhartienne ? Par une action sur l’âme, qui n’est pas une substance, comme dans la scolastique classique, mais qui relève dans cette théorie, pour une part fondamentale, de l’incréé, qu’Eckhart nomme le « fond de l’âme ». Affirmation qui a pour conséquence qu’une part de la déité est dans l’homme ou que l’homme est fait d’une part de déité : quelque chose n’a pas été recouvert par le voile de la multiplicité. Une part de l’âme est créature du fait d’être située dans l’espace, le temps et le multiple : évanescence et changement. Mais l’âme a pour vocation ou du moins comme possibilité de dépasser les traces de la créature en elle pour coïncider avec la déité. Tout ce qui fait consister l’âme ayant eu la première grâce d’être créée doit refluer pour laisser place à « l’indistinct » en se détachant de tout ce qui est particulier : il s’agit de ne pas se laisser distraire par le monde et de revenir à un état d’incréé. Il s’agit d’un dé-devenir, de retourner vers le néant. « Il y a quelque chose au-dessus de tout l’être créé de l’âme à quoi ne touche rien de créé qui est néant . » Ainsi le néant gîte-t-il, caché au fond de l’âme : « C’est une chose étrangère, c’est un désert, c’est innommé plutôt que cela a un nom. » Cette chose étrangère, ce « quelque chose » est le lieu d’un éprouvé, d’une expérience, rendue possible par le désert d’une âme vide et dépouillée. Cette âme a su brûler tout souci de soi, tout ce qui la distrayait de cette néantisation, condition de son dé-devenir. Ce néant nous dit que pour l’âme il n’y a nul monde : un anéantissement du langage et un effacement de toute image. Il n’y a nul lieu du familier pour l’âme de l’homme juste, il n’y a que le désert de Dieu. Nulle effusion d’amour en ce lieu : plutôt vacuité de l’éprouvé d’un non-être. Nous sommes loin de la mystique nuptiale, Eckhart tient en respect toute manifestation d’affect ou manifestation du moi. La course de l’âme est quête de l’étranger, de l’Autre demeurant en moi comme en tout, dont les chatoiements de la vie me détournaient. Cette radicale étrangeté du divin fait que je dois tout laisser de moi pour aller vers lui et m’y dissoudre : c’est la défaite du moi, mais aussi bien celle du sujet et du symptôme, qui doit consentir à ne plus se manifester en obéissant à cet appel néantisant. « Néant » est le seul signifiant requis pour dire le divin. Signifiant qui ne se négativise pas puisqu’il porte le négatif en lui-même, il est en lui-même négation de tout. https://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2011-1-page-65.htm |
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