Les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu

J'ouvre ce fil, suite à l'analyse suivante de Narkissos :

 " Il est extrêmement difficile à une lecture "chrétienne" de l'AT de faire abstraction de sa "morale" pour lire dans les textes ce qu'ils disent vraiment et ne pas leur faire dire ce qu'ils ne disent pas (p. ex., qu'il n'y ait pas eu de relation sexuelle entre Booz et Ruth, ou entre Samson ou les espions de Jéricho et leurs prostituées respectives: les textes non seulement ne le disent pas, mais suggèrent plutôt le contraire)."

Le cas de Rahab est remarquable, l'auteur du livre de Josué qualifie celle-ci de prostituée( 2:1 et 6 :17, 22, 25) dans une parfaite indifférence morale.

Josué 2,3 rapporte les propos du roi de Jéricho qui "fit dire à Rahab : Fais sortir les hommes qui t'ont rendu visite ("qui sont venus vers toi" TOB) , ceux qui sont entrés chez toi, car c'est pour explorer tout le pays qu'ils sont venus !"
 "aller vers" ou "rendre à visite à" quelqu’un c’est avoir des relations sexuelles avec lui. Voir p. ex. Gn 16.2, 4, Abram va vers Hagar; 29.23, Jacob et Léa; 29.30, Jacob et Rachel; 30.3-4, 16; 2 Sam 11.4; 12.24; 16.1.

"Josué laissa la vie à Rahab, la prostituée, à sa famille et à tout ce qui lui appartenait. Elle habite au sein d'Israël jusqu'à ce jour, parce qu'elle avait caché les messagers que Josué avait envoyés pour espionner Jéricho." (6,25)

On peut noter que Rahab  reste ce qu’elle était: une prostituée, tout en habitant au milieu d’Israël.

Il faut aussi noter l'association des femmes dans la généalogie du Christ selon Matthieu (1): Tamar / Rahab / Ruth / la femme d'Urie / Marie, seules mentionnées dans une liste d'hommes. Un des points communs des quatre premières est leur origine étrangère (aussi pour Tamar dans la tradition juive; cf. un peu plus loin le thème des mages), l'autre c'est le caractère "douteux" de leur sexualité au regard de la "morale" contemporaine (de Matthieu) -- et seul ce second caractère vaut pour Marie, d'après le récit qui suit. (C'est le nom de Nahshôn, fils d'Amminadab, qui fait déjà le lien dans Ruth 4,18ss entre la généalogie davidique et celles des Nombres, 7,17; 10,14. Dans la tradition rabbinique Rahab épouse Josué et non Salmon.)

La référence de ton titre aux "prostituées" est par ailleurs exclusivement matthéenne (21,31s; cf. aussi, sur les "pécheurs", 9,10ss // Marc 2,15ss et 11,19 // Luc 7,34). Comme quoi le "légalisme" de Matthieu (cf. 5,17ss etc.) se comprend à l'opposé d'un "pharisaïsme" (quitte à caricaturer celui-ci).

L'éternel problème du christianisme à ce sujet réside dans son mythe de la "conversion": on est prêt à accueillir des gens de tout passé, à s'en vanter même, du moment que leur passé est du passé, qu'il ne compromet pas la pureté du présent et de l'avenir (cf. les "temps d'ignorance" des Actes, ou "va et ne pèche plus" dans le texte pseudo-johannique de la "femme adultère"). Je me souviens d'un pasteur pentecôtiste qui m'avait été présenté, à tort ou à raison, comme un ancien proxénète, et de ma surprise à l'entendre railler l'Eglise catholique qui selon lui acceptait tout le monde, "même les prostituées"... la formule de Brassens, "et comme je n'étais qu'un salaud j'me fis honnête", me revint alors à l'esprit.

A mon avis il n'y a pas plus de "conversion" (religieuse) chez Ruth que chez Rahab: et le "peuple" et le "dieu" (dans cet ordre !) sont subordonnés à l'attachement personnel ou familial qui détermine le choix de la migration (le dieu tutélaire fait partie du lot, si j'ose dire).

D'autre part, les deux textes ont en commun un certain "anti-deutéronomisme" -- une contestation marginale de la théologie "identitaire" dominante, si l'on veut, théologie qu'on retrouve aussi dans Esdras-Néhémie (renvoi des femmes étrangères). Ruth prend le contrepied (par les "pieds" de Booz !) du Deutéronome qui exclut les étrangers, et spécialement les Moabites (23,1ss), de toute agrégation à Israël; l'histoire de Rahab s'inscrit aussi à contresens du récit de conquête de Josué (comme plus loin les Gabaonites): c'est tout simplement une étrangère qu'on ne peut plus éliminer parce qu'on a donné sa parole, et même son serment. Outre les motifs "étiologiques" qui tendent à justifier par le récit l'existence effective de telle ou telle minorité "étrangère" en "Israël": l'introduction deutéronomiste des Juges (chapitre 1--2) montre que de telles exceptions sont nombreuses (y compris Jébus-Jérusalem).

(Je passe sur les nombreuses inepties du blog précité: p. ex., aucun rapport entre Rahab la prostituée et Rahab le monstre marin -- la confusion que la NBS tente d'éviter en transcrivant le second Rahav tient en fait à la lettre h, qui correspond à deux consonnes hébraïques tout à fait différentes, "hé" et "heth", lesquelles ne se confondent jamais en hébreu.)

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Plus en rapport avec le sujet, et la question de la "conversion" des "prostituées" dans le christianisme, il faudrait mentionner ici le paulinisme et son obsession de la porneia ("fornication", "inconduite sexuelle", etc.), directement liée à la pornè = "prostituée" (fornix en latin; d'où aussi "pornographie"). La Première aux Corinthiens est à elle seule tout un programme (chap. 5--7, surtout 6): on y voit notamment ressortir tout le côté "sacré" de la prostitution antique, liée au culte (en hébreu celles et ceux qu'on appelle "prostitué[e]s sacré[e]s" sont à la lettre des "saint[e]s" ou des "consacré[e]s", de la même racine qdš que pour le temple ou la prêtrise) et réprimée par la Torah, mais toujours présente en terre grecque, en particulier autour du culte d'Aphrodite. Ce sont donc deux modèles de "sainteté" ou de "sacralité" qui s'opposent l'un à l'autre, tout au moins dans la tête de "Paul".

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Quelques remarques à propos du texte titre (Matthieu 21,31s) -- dont je m'aperçois que pris hors contexte et avec un soupçon de mauvais esprit il ferait un excellent slogan publicitaire ;) :
- propre à Matthieu, disais-je, et rattaché par celui-ci à la parabole des deux fils qui lui est également propre (v. 28ss, malgré l'introduction semblable de Luc 15,21ss; nous avons évoqué récemment ici les difficultés textuelles de cette parabole);
- semblable cependant à 11,16ss // Luc 7,31ss, avec beaucoup d'autres échos chez Luc (3,12; 7,29.36ss; 18,14; 19,1ss) -- mais tous ces textes évitent la mention explicite de "prostituée(s)", seul Luc 15,30 en parle incidemment dans la parabole du "fils prodigue" (sa version à lui des "deux fils");
- vu l'hostilité habituelle de Matthieu à l'égard du paulinisme (5,17ss; 7,21ss etc.), on pourrait se demander si cette mention positive des "prostituées" n'est pas un autre coup de griffe dans la même direction; d'autant que l'autre anti-paulinien de service, Jacques, choisit aussi Rahab en soulignant sa condition de "prostituée" comme exemple de "justification par les œuvres" (2,25).

Citation :

Quelques remarques à propos du texte titre (Matthieu 21,31s) -- dont je m'aperçois que pris hors contexte et avec un soupçon de mauvais esprit il ferait un excellent slogan publicitaire :

La lecture de ce texte pourrait laisser croire que le métier de prostituée constituerait un avantage pour obtenir le salut, "devenez une prostituée et vous serez sûr, d'être sauvé".
Les différents récits ou paraboles qui mentionnent une prostituée, souligne le fait que Jésus s'est adressé en priorité, aux classes inférieures ou marginales, aux laissés pour compte avec un rejet pour ceux qui  étaient persuadés d'être des justes.
En Lc 7, la femme pécheresse est décrite en ayant un contact très charnel avec Jésus (v 38), qui conclut en disant :

"C'est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu'elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui l'on pardonne peu aime peu. Et il dit à la femme : Tes péchés sont pardonnés." (7, 47-48) 

 
C'est l'amour qui est invoqué comme motif du pardon, la foi ne sera cité qu'après au v 50. Je trouve remarquable que Luc décrive un contact très sensuelle entre Jésus et la pècheresse et ensuite souligne l'acte d'amour.

Nous évoquions encore Luc 7,36ss il y a peu (à partir du 26.2.2018), à propos de Jean 12--13 (séquence Marie de Béthanie + lavement des pieds). On peut aussi noter le rapport à ce qui précède depuis le v. 18 (voir les références et liens de mon post précédent).

Il n'est pas écrit que la "pécheresse" de Luc 7 soit une "prostituée" -- mais cela pourrait certainement être dit, d'autant que l'usage des mots correspondants en grec comme en hébreu est à peu près aussi lâche, dans tous les sens du terme, que celui de "pute" en français populaire: vaste métonymie de l'insulte, qui s'étend à la "femme infidèle" et à tout comportement, habillement ou maquillage même, réprouvé ou méprisé (quoique secrètement désiré ou envié dans bien des cas) par le groupe ou la classe qui parle.

La question fondamentale que "les prostituées" en tout genre posent à un groupe comme "le christianisme", me semble-t-il, c'est celle de son rapport à la société en général. Evidemment ce rapport varie en fonction de la nature et de la dimension du groupe. Une petite confrérie de "purs", de "spirituels", de "saints" ou d'"élus" doit se rapporter au "monde" d'une manière ou d'une autre, et sa différence même lui permet éventuellement de le faire d'une façon originale ou anticonformiste: elle a un recul par rapport aux jugements et aux échelles de valeurs ordinaires (à ses yeux une "prostituée" n'est pas nécessairement "pire" qu'un "notable"). Mais à mesure que le groupe grandit et s'installe, la perspective change: il doit nécessairement se conformer au jugement ordinaire des classes moyennes et supérieures, il y va de sa propre "respectabilité" -- de fait, ces classes mêmes sont de plus en plus représentées et dominantes dans le groupe. C'est l'"embourgeoisement" de l'éthique sensible dans l'ensemble du NT, depuis le corpus paulinien: à force de ne vouloir choquer personne tout en se réservant le droit de penser différemment, on finit par penser comme tout le monde. Au bout de ce parcours, quand l'Eglise devient dominante et doit finalement assumer la direction "spirituelle" de l'ensemble d'une société, elle impose ses "valeurs", mais ses "valeurs" n'ont plus rien d'original, ce sont les valeurs mêmes de la société à laquelle elle s'est conformée pour survivre et se développer qu'elle lui restitue, avec plus ou moins de "nuance", de "sévérité" ou de "miséricorde".

Par-delà les désaccords "théologiques" apparents, c'est contre cette évolution inéluctable que se bat essentiellement l'"antipaulinisme" de Matthieu et surtout de Jacques, sans pouvoir pour autant y échapper lui-même.

Citation :

La question fondamentale que "les prostituées" en tout genre posent à un groupe comme "le christianisme", me semble-t-il, c'est celle de son rapport à la société en général.

La prostituée ne renvoie-t-elle les hommes et les femmes à leurs désirs les plus secrets, les hommes à leur désir de la femme sensuelle, sans tabous et la femme à sa volonté d'inspire le désir, d'être un objet de désir, de plaire et d'exercer un pouvoir sur les hommes. La condamnation de la prostituée étant un excellent moyen d'évacuer ses désirs les plus secrets et de se donner une certaine respectabilité, d'abord à ses propres yeux et ensuite par rapport à notre environnement.

Je reviens au cas, de Samson et au refus de nombreux croyants d'imaginer ce héros biblique copuler avec une prostituée. La citation suivante de la Watchtower est éloquente à ce sujet :

"Dans l’ouvrage Theologisch-​homiletisches Bibelwerk, par J. P. Lange (Das Buch der Richter und Ruth, 1865, p. 143), le commentateur Paulus Cassel dit à ce sujet : “ Samson n’est pas venu à Gaza pour aller voir une prostituée, car il est dit : ‘ Il alla et y vit. ’ Mais quand il voulut passer la nuit là, il ne resta à l’ennemi national d’autre solution que de rester chez la prostituée. [...] Son séjour la nuit est raconté dans les mêmes termes que celui des espions chez Rahab. Les mots ‘ il la vit ’ indiquent seulement que, lorsqu’il vit une femme de ce genre, il sut où il pourrait passer la nuit. ” Il faut également noter que le récit dit : “ Samson resta couché jusqu’à minuit ”, et non : ‘ Samson resta couché avec elle jusqu’à minuit. ’" (https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200003823)

Cette explication néglige la personnalité de Samson telle quelle est décrite dans le livre des Juges, à savoir que sa faiblesse auprès des femmes est patente (Dalila), en effet elles réussissent à lui arracher un secret, d’abord la solution de l’énigme (14, 17), puis le secret de sa force (16, 17). Sa conduite est loin d’être irréprochable, puisqu'il ne respecte pas les deux interdits du nazir énoncés en Jg 13, par exemple il a fait un "festin" ,  au cours duquel il boit probablement du vin (14, 10).  

Enfin Jg 16,1 ; me semble être très clair : "Samson partit pour Gaza ; là, il vit une prostituée et alla avec elle".

Une esquive courante des lectures "prudes" (du récit de Samson comme de celui de Rahab) consiste à souligner que la "prostituée" est aussi "aubergiste"; c'est parfaitement exact, du moment qu'on comprend bien qu'il s'agit d'une ambivalence de fait et non de sens: c'est la "maison" qui est à la fois auberge, taverne, cabaret et bordel, comme dans à peu près toutes les cultures traditionnelles du monde (cf. les "maisons de thé" des geishas japonaises, qui sont aussi musiciennes, dans toute l'œuvre de Mizoguchi entre autres; ou, en version normande, la "maison Tellier" de Maupassant-Ophüls, Le plaisir). Déjà dans l'épopée de Gilgamesh -- qui a certainement influencé les histoires d'Héraklès-Hercule avant celles de Samson, le "Solaire" (šmš = le soleil, ou le dieu Shamash) -- c'est une prostituée-aubergiste qui éveille Enkidu, l'homme sauvage, à la "connaissance" (lointains échos dans le récit de l'Eden de la Genèse), en l'occurrence sexuelle, culturelle et cultuelle (elle l'éloigne de la compagnie des bêtes pour l'envoyer à la ville et au temple).

Dans toutes les civilisations la "prostitution" recouvre des différences sociales énormes: entre la courtisane aristocratique ou l'escort-girl de luxe et la fille des rues ou des camionnettes, en passant par ses "patronnes" le cas échéant. A cet égard, les évaluations "bourgeoises" et "religieuses" se distinguent en partie, même si elles finissent par se rejoindre. On se trompe sans doute si l'on identifie les "prostituées" des évangiles aux "pauvres" -- elles ne sont pas forcément plus pauvres que les "collecteurs d'impôts" qui leur sont associés, quoique la situation économique de ces derniers varie elle-même considérablement, du "publicain" au "péager". Le jugement "bourgeois" méprise et/ou envie, le jugement "religieux" a tendance à tout réprouver indifféremment -- cf. Jean-Baptiste et Hérode/Hérodiade (réplique partielle de la relation Elie-Achab/Jézabel): même s'il ne s'agit pas de "prostitution" au sens strict du mot, le "mariage incestueux" au regard de la Torah tombe à ses yeux dans la même catégorie (en grec, pornéia) -- tout comme l'infidélité supposée de Marie fiancée qui commande la répudiation dans Matthieu (c'est d'ailleurs aussi sous l'angle de l'"inceste" que la Première aux Corinthiens attaque la question de la pornéia, avant d'en venir à la prostitution proprement dite; dans le cas de Jézabel, la "prostitution" signifiait plutôt le contraire de l'inceste, la femme étrangère qui contamine par ses origines "païennes", phéniciennes et baalistes, comme les femmes de Salomon). Cela dit, les évangiles synoptiques donnent plutôt l'impression de s'en prendre aux pratiques des "riches" qu'à celles des "pauvres", même si l'évolution sociologique de l'Eglise tend à tout mettre dans le même sac.

Derrière tout cela, bien entendu, il y a l'ambiguïté foncière de la relation entre "sexualité" et "sacré", qui oscille entre identification et opposition absolues (rien n'en témoigne mieux que la prostitution, entre "sacré" et "souillure") mais se stabilise rarement dans l'indifférence. Cf. aussi ici.

Sur la formule "précéder (ou devancer, voire conduire [en étant devant], proagô) dans (eis <=> into) le royaume de Dieu", où le "royaume" est représenté comme un espace dans lequel on entre ou non, plus ou moins vite ou moins tôt, dont on peut sortir aussi, où l'on occupe telle ou telle place, où l'on est plus ou moins "grand", etc., comparer 5,3.10.19s; 7,21; 8,11s; 11,11s; 12,28; 13,41ss; 16,19; 18,1ss; 19,12ss.23s; 20,21; 23,13; 25,1ss.34; 26,29. On remarquera que par rapport à d'autres textes la formule de 21,31s est plutôt douce: il n'est pas exclu que ceux qui "suivent" entrent aussi (mais après)...

Car la prostituée est une fosse profonde ; l'inconnue, un puits étroit" Prov 23,27

"L'homme qui aime la sagesse réjouit son père ; celui qui fréquente les prostituées perd ses biens." (29,3)

"Je vis un de ces niais, j’aperçus, parmi les jeunes, un adolescent dénué de sens (...) voilà cette femme qui va à sa rencontre,  mise comme une prostituée, séductrice. (...) Il a emporté l’argent dans un sac.  Il ne reviendra qu’à la pleine lune. »" (7, 7)

Le livre des Proverbes invitent à éviter de fréquenter les prostituées, pas pour des raisons morales mais pour leur caractère ruineux. Dans le chapitre 7 (v 15-18), les paroles de la séductrice rappellent la façon de s'exprimer de l'amoureuse du Cantique des Cantiques.

En Proverbes 7 il ne s'agit pas (à proprement parler) de prostitution mais d'adultère: c'est une femme mariée qui se comporte comme une prostituée, c'est son mari qui a emporté l'argent dans un sac (indice qu'il est parti pour longtemps -- jusqu'à la pleine lune). On peut remarquer aux v. 14ss les traits rituels qui évoquent la prostitution "sacrée" -- et éventuellement les rapprocher de la "purification" de Bethsabée qui prélude à l'adultère en 2 Samuel. (L'"étrangère", zara` ou nokhriya, que la NBS traduit par "l'inconnue", est plus ambiguë: selon les contextes il peut s'agir d'une prostituée ou d'une femme adultère; et comme on le disait plus haut toutes les catégories tendent à se confondre dans le langage du mépris ou de l'insulte.)

D'un point de vue sapiential (qui s'en tient aux conséquences "naturelles" ou "pratiques" de l'acte, sans considérations "sacrales" ni "morales" au sens où nous l'entendons) l'adultère (au sens de relation avec une femme mariée) est beaucoup plus grave, comme le souligne la fin du chapitre précédent (6,24ss). Noter en particulier 6,26: on est quitte de la prostituée pour le prix d'une miche de pain (les prix montent dans l'interprétation juive que reflète le texte massorétique: avec la prostituée on se réduit à une miche de pain, autrement dit on se ruine), avec la femme d'un autre (littéralement la femme d'un homme) on risque sa vie (parce que le mari se vengera, parce qu'il n'acceptera pas de compensation, v. 34ss: on n'est même pas dans le cadre juridique de la Torah qui impliquerait automatiquement la peine capitale, mais dans un droit coutumier de vengeance).

Vu sous cet angle, le jugement "sapiential" est plus proche de ce que j'appelais plus haut le point de vue "bourgeois" que d'un point de vue "religieux" (si on en déduit la marque spécifiquement "judéo-chrétienne"): c'est l'"économie" et la "sécurité" personnelles et familiales qui priment, avec tout juste une touche d'"honneur" (cf. 6,33: l'adultère déshonore plus le riche que le vol ne déshonore un pauvre -- sous-entendu comme dans les "dix commandements": l'adultère est un vol, une atteinte à la "propriété" d'autrui; la fréquentation d'une prostituée, quant à elle, est nettement moins "déshonorante").

Article très précieux pour ses références à la littérature juive et gréco-romaine, mais qui me semble souvent discutable dans ses interprétations. Rien que dans les lignes que tu cites: le père de Jephté est connu, mais il n'y a rien de tel dans le "jugement de Salomon" (il n'est pas venu à l'esprit de l'auteur que des prostituées puissent avoir des enfants de père inconnu, ce qui est pourtant plutôt la règle que l'exception, surtout avant toute contraception); quant au cas d'Osée, il est des plus obscurs, mais il semble bien s'agir d'une épouse adultère, qu'elle ait été ou non prostituée au sens strict avant et/ou après, répudiée et reprise (on est de toute façon hors du cadre de la Torah): tout autre chose en tout cas qu'une "maîtresse". D'autre part, il est assez comique de parler d'"entrée en Israël des cultes érotiques de Canaan" -- même selon le schéma pseudo-historique de la conquête, c'est "Israël" qui entre en "Canaan", pas le contraire ! En fait la prostitution sacrée n'a rien d'"importé", elle est autochthone en Israël-Canaan comme ailleurs, selon les textes bibliques eux-mêmes (cf. l'histoire de Juda et Tamar située à l'époque patriarcale; même les récits de l'Exode en portent la trace, cf. les femmes à l'entrée de la tente, comparer Exode 38,8 et 1 Samuel 2,22 etc.).

Plus près de notre sujet et du sien, il est symptomatique que S. Légasse, après avoir récusé le récit pseudo-johannique de la "femme adultère", doive finalement aller y chercher le dernier mot de la miséricorde ecclésiastique: Va et ne pèche plus ! Symptomatique à mon sens de l'incapacité du christianisme à regarder en face le fait de la "prostitution" et plus généralement de la "déviance sexuelle" en son sein; le fait, par exemple, qu'il y a des prostitué(e)s chrétien(ne)s, non seulement baptisé(e)s (encore que pour un catholique ça ne soit pas anecdotique) mais croyant(e)s -- et les questions non seulement "pastorales", mais bien "théologiques", que ça pose.

Citation :

D'autre part, il est assez comique de parler d'"entrée en Israël des cultes érotiques de Canaan" -- même selon le schéma pseudo-historique de la conquête, c'est "Israël" qui entre en "Canaan", pas le contraire ! En fait la prostitution sacrée n'a rien d'"importé", elle est autochthone en Israël-Canaan comme ailleurs, selon les textes bibliques eux-mêmes (cf. l'histoire de Juda et Tamar située à l'époque patriarcale; même les récits de l'Exode en portent la trace, cf. les femmes à l'entrée de la tente, comparer Exode 38,8 et 1 Samuel 2,22 etc.).

Plus tard, la Bible, qui a pris naissance sur ces terres baignées de l'antique culture babylonienne, évoquera à son tour le phénomène de la prostitution sacrée. Ainsi, en Deutéronome 23, 18 : « Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d'Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d'Israël », ou en 2 Rois 23, 7, qui raconte comment le roi Josias « démolit les maisons des prostitués sacrés, qui étaient dans le temple de Yahvé et où les femmes tissaient des voiles pour Ashéra [une déesse] ». Faisant référence aux prostituées du temple de Samarie, Michée (2, 7) promet la colère de Yahvé. Mais la femme d'Osée est cependant une prostituée des cultes cananéens de fécondité, que le prophète a épousée sur ordre de Yahvé, car, dit-il, « le pays ne fait que se prostituer en se détournant de [moi] » (Osée 1, 2). La métaphore est ici particulièrement claire : la prostitution est assimilée à l'infidélité pure et simple envers le Dieu d'Israël. L'anathème le plus fort est jeté sur cette pratique.

La rédemption salvatrice

Et pourtant... Ne peut-on pas trouver, dans Le Cantique des Cantiques, d'étranges résonances entre ce magnifique chant d'amour et ceux qui sont entonnés par les hiérodules lors du mariage sacré : « Embrasse-moi à pleine bouche : tes caresses sont bien meilleures que le vin, (...) ta personne est un parfum qui embaume : les jeunes femmes sont folles de toi ! Entraîne-moi à ta suite : courons ! Le roi m'a introduite en sa chambre : folâtrons, jouissons de toi ! Ah, que l'on a raison de t'aimer ! » (1, 2-4) ? Il est vrai que l'exégèse biblique a interprété ce poème comme une métaphore de l'amour de Dieu envers son peuple. Un amour indéfectible, si l'on en croit le Nouveau Testament : né d'une vierge, Jésus aurait pu éprouver un mépris total envers les femmes faisant commerce de leur corps. Mais d'expliquer au contraire que « les publicains et les prostituées arrivent avant vous [les pharisiens qui observent scrupuleusement la Loi] au Royaume de Dieu » (Matthieu, 21, 31). Pécheresse suprême, la femme de mauvaise vie peut, à condition de se repentir, faire partie des élus. C'est d'ailleurs à Marie-Madeleine, prostituée consolée par sa foi, que Jésus ressuscité apparaît en premier lieu. La Madeleine et le Christ, ou l'ultime association entre la prostitution et le sacré ?
http://www.lemondedesreligions.fr/dossiers/sexe-religion/quand-la-prostitution-etait-sacree-01-07-2009-1870_181.php
 

Citation :

Plus près de notre sujet et du sien, il est symptomatique que S. Légasse, après avoir récusé le récit pseudo-johannique de la "femme adultère", doive finalement aller y chercher le dernier mot de la miséricorde ecclésiastique: Va et ne pèche plus ! Symptomatique à mon sens de l'incapacité du christianisme à regarder en face le fait de la "prostitution" et plus généralement de la "déviance sexuelle" en son sein; le fait, par exemple, qu'il y a des prostitué(e)s chrétien(ne)s, non seulement baptisé(e)s (encore que pour un catholique ça ne soit pas anecdotique) mais croyant(e)s -- et les questions non seulement "pastorales", mais bien "théologiques", que ça pose.

Je suis favorable au fait que les femmes fassent ce qu'elles veulent de leur corps, la seule condition, et elle est essentielle, c'est évidemment qu'elle n'y soit pas contrainte. Pour le reste, les femmes font ce qu'elles veulent. Certains mouvements au nom du puritanisme et de l'égalité, veulent faire interdire la prostitution libre, donc imposer à des femmes leurs valeurs et au détriment de leur liberté. Il n'y a rien d'antinomique entre le fait d'être croyant(e) et un(e) prostituée, « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! ».

(Je regrette presque ma petite critique précédente: de Légasse au Monde des religions on tombe de l'exégèse compétente -- ce qui n'empêche évidemment pas de la discuter -- au journalisme soi-disant spécialisé, qui commence par confondre hiéroglyphes et hiérodules...)

Le Cantique des cantiques -- son texte complexe, à la fois clair et énigmatique, et toute l'incroyable histoire de son interprétation, patristique et rabbinique, mystique et qabbalistique -- illustre à merveille le jeu de miroirs infini qui résulte de l'ambivalence sexualité/sacralité: ce qui se joue dans le mythe (les amours des dieux et déesses) se joue aussi dans le rite (hiéros gamos = mariage ou union sacré[e] des prêtres et/ou souverains, "prostitution sacrée" ouverte aux fidèles) et hors du rite, dans la sphère "profane": les amours humaines s'inspirent des amours divines qui les reflètent, et ainsi de suite dans une dérive sans fin des références (l'épître aux Ephésiens reproduira sensiblement le même schéma en superposant l'union du Christ et de l'Eglise à celle des époux chrétiens, à moins que ce ne soit le contraire): chaque couple en joue un autre.

Il y a de ça aussi dans le destin de "Marie-Madeleine", fusion médiévale de plusieurs personnages évangéliques (outre celle qui est effectivement appelée Marie Madeleine, la "pécheresse" anonyme de Luc 7, celle de l'onction de Marc 14// qui est également appelée Marie par Jean, d'autres pécheresses et d'autres Marie encore) dont on serait tenté de dire qu'ils n'ont rien à voir les uns avec les autres avant de s'apercevoir qu'ils s'inspirent déjà les uns des autres dans les évangiles. De sorte que ce qu'il faudrait distinguer dans la confusion populaire (ou journalistique) se confond à nouveau un peu plus loin, et qu'au bout du compte une connotation érotique équivoque, "sacrale" d'un côté et "pécheresse" d'un autre, reste inséparable du nom de "Marie Madeleine".

L'approche moderne de la question n'échappe pas à ces contradictions: dans "l'amour" comme dans "la liberté" il y a des sacralités ambiguës que les adversaires et les détracteurs de la prostitution (p. ex.) peuvent se renvoyer indéfiniment à la figure. Cerise sur le gâteau, c'est le même texte pseudo-johannique (Jean 8) qui fournit aux uns et aux autres "la première pierre" d'une part et "va et ne pèche plus" d'autre part: la "tolérance" et l'"intolérance", en plus d'un sens, peuvent y trouver leur compte.

Citation :

L'approche moderne de la question n'échappe pas à ces contradictions: dans "l'amour" comme dans "la liberté" il y a des sacralités ambiguës que les adversaires et les détracteurs de la prostitution (p. ex.) peuvent se renvoyer indéfiniment à la figure. Cerise sur le gâteau, c'est le même texte pseudo-johannique (Jean qui fournit aux uns et aux autres "la première pierre" d'une part et "va et ne pèche plus" d'autre part: la "tolérance" et l'"intolérance", en plus d'un sens, peuvent y trouver leur compte.

La prostitution (il parait le plus vieux métier au monde) ne représente pas un idéal pour la société mais c’est un élément de l’humaine et que l'on ne peut pas occulter. Dans l'expression, "va et ne pèche plus", j'y vois un idéal à atteindre mais pas une condition incontournable.

 

Citation :

Il y a de ça aussi dans le destin de "Marie-Madeleine", fusion médiévale de plusieurs personnages évangéliques (outre celle qui est effectivement appelée Marie Madeleine, la "pécheresse" anonyme de Luc 7, celle de l'onction de Marc 14// qui est également appelée Marie par Jean, d'autres pécheresses et d'autres Marie encore) dont on serait tenté de dire qu'ils n'ont rien à voir les uns avec les autres avant de s'apercevoir qu'ils s'inspirent déjà les uns des autres dans les évangiles. De sorte que ce qu'il faudrait distinguer dans la confusion populaire (ou journalistique) se confond à nouveau un peu plus loin, et qu'au bout du compte une connotation érotique équivoque, "sacrale" d'un côté et "pécheresse" d'un autre, reste inséparable du nom de "Marie Madeleine".

Beaucoup d'amour

Bien sûr, on relève la parenté entre la pécheresse au vase de parfum chez "Simon le pharisien" (Lc 7) et la femme qui, chez "Simon le lépreux", parfume la tête de Jésus à l'approche de la Passion (Mt 26,6-13 et Mc 14,3-9) ; cette dernière correspondrait à Marie de Béthanie selon Jn 12,1-8. Mais quel rapport avec Marie de Magdala ?

Réponse : il s'agit de trois femmes en larmes qui ont montré beaucoup d'amour. Amour qui brave les convenances sociales (l'acte de la pécheresse et celui de Marie de Béthanie suscitent la réprobation des spectateurs), amour qui déjà embaume le corps promis à la mort. Pleurs de la pécheresse, pleurs de Marie de Béthanie lors de la mort de Lazare (Jn 11,33), pleurs de Marie de Magdala devant le tombeau (Jn 20,11-14).

Enfin, sachant que péché, maladie et démons sont mêlés dans les récits bibliques, le lecteur peut rapprocher symboliquement Marie de Magdala "guérie" de la pécheresse "pardonnée".

Il admire aussi les correspondances entre deux épisodes qui encadrent le récit de la Passion selon Jean : ici le parfum versé par Marie de Béthanie anticipe sur la sépulture de Jésus (Jn 12) et là les pleurs de Marie de Magdala signent un deuil inouï : le corps de Jésus est hors de portée alors que sa parole demeure et envoie (Jn 20).

https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/572.html

free a écrit:

Dans l'expression, "va et ne pèche plus", j'y vois un idéal à atteindre mais pas une condition incontournable.

Tant mieux ! Mais moi j'entends venir derrière toute l'artillerie terroriste de la repentance et de la conversion, et ses suites encore plus redoutables -- dramatisation de la rechute impardonnable (le chien retournant à son vomi, la truie à son bourbier, etc.); sans compter la "pharisaïsation" du "pire des pécheurs" pardonné et devenu plus "saint" et plus intolérant que tout le monde, rien que pour se couper de son "passé"... (cf. Matthieu 23,13.15 -- je parle ici, bien sûr, de pharisaïsme au sens courant, suivant la caricature évangélique, non du pharisaïsme historique).

Sur les figures de "Marie-Madeleine" (au sens le plus large), cf. aussi ici

Tout ce que tu dis est très juste. C'est bien le sens dominant du récit, qui pétille de malice (de l'écriture sur le sol à l'idée de faire partir les plus vieux en premier).

Il me semble d'ailleurs que l'histoire de ce texte et celle de la "figure" de Marie-Madeleine témoignent d'une "piété populaire" aux antipodes des hiérarchies ecclésiastiques, sociales et savantes. C'est l'intuition et l'invention populaires qui les produisent, les nourrissent, les protègent et finissent par les imposer, dans le "canon" de l'Ecriture ou de la Tradition -- à cet égard le "va et ne pèche plus" apparaît même comme une concession minimale à la commission de censure...

Il est intéressant de noter que d’une part Jésus passe du temps avec des prostituées et des collecteurs d’impôts et d’autre part il est l’objet des critiques et censures de ceux qui se prétendent les pratiquants du culte.

Cela n'empêchera pas les autorités "chrétiennes" d'adopter des attitudes très semblables à la caricature évangélique des "pharisiens" -- à telle enseigne qu'on peut se demander si ce ne sont pas elles qui sont visées au premier chef par cette caricature: dans la mesure où l'organisation des Eglises chrétiennes, avec leur discipline et leur hiérarchie émergentes (cf. le constant souci que montre le corpus paulinien, dès la correspondance corinthienne, pour l'"ordre" et la "pureté" internes et la "respectabilité" externe), précède la rédaction des évangiles, et que ces Eglises n'ont quasiment aucun rapport concret avec le judaïsme pharisien, c'est au moins une hypothèse plausible. Quoi qu'il en soit, chaque génération de lecteurs et d'auditeurs des évangiles reconnaîtra sans peine ses "pharisiens" dans le clergé de son époque...

Citation :

Il faut aussi noter l'association des femmes dans la généalogie du Christ selon Matthieu (1): Tamar / Rahab / Ruth / la femme d'Urie / Marie, seules mentionnées dans une liste d'hommes. Un des points communs des quatre premières est leur origine étrangère (aussi pour Tamar dans la tradition juive; cf. un peu plus loin le thème des mages), l'autre c'est le caractère "douteux" de leur sexualité au regard de la "morale" contemporaine (de Matthieu) -- et seul ce second caractère vaut pour Marie, d'après le récit qui suit. (C'est le nom de Nahshôn, fils d'Amminadab, qui fait déjà le lien dans Ruth 4,18ss entre la généalogie davidique et celles des Nombres, 7,17; 10,14. Dans la tradition rabbinique Rahab épouse Josué et non Salmon.)

La présence des quatre premières femmes préparerait le lecteur à la présence de la cinquième, Marie, ainsi qu'à la formulation ambiguë de la naissance de son fils, qui pourrait se voir infliger d'une accusation de naissance illégitime. Le message transmis pourrait se résumer à celui-ci, même si le lecteur remarque des irrégularités ou des insuffisances humaines dans le récit de la naissance et de la vie de Jésus, ces évènements ne constituent pas un obstacle au fait que Jésus soit bien le Messie. Par exemple les cas de Thamar et de Rahab démontre que même une inobservance de la Torah a rendu possible la continuation de la ligne généalogique conduisant à David. L'exemple de la "femme d'Urie" illustre bien ce fait, alors que David et Bethsabée auraient dû mourir conformément à ce que réclame la Torah, le récit les épargne, car la mort de ces protagonistes auraient signifié l'extinction de la lignée davidique. Le présence de ces femmes dans généalogie, servent à expliquer comment Dieu pouvait-il choisir une femme (en apparence "adultère" (Marie), pour donner naissance au Messie.  
Matthieu comme le soulignait Narkissos, propose peut-être une lecture un peu moins légaliste de la Torah que ce que l'on pourrait imaginer. Le comportement de Joseph à l'égard de Marie va dans ce sens, tente de diminuer la sanction prévue par la Loi, en choisissant "de la répudier en secret", ce qui implique que Joseph renonce à juger Marie. Le lecteur attentif est donc conduit à s'interroger sur la manière concrète de mettre en pratique la Torah, en face d'une faute "reconnue", peut-on réduire ou même supprimer la peine décrétée par la Torah ? ("Allez apprendre ce que signifie : Je veux la compassion et non le sacrifice ;  car je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs." - 9,13)

C'est un des nombreux paradoxes du Nouveau Testament dont tout lecteur peut faire l'expérience: on a souvent plus l'impression de "légalisme" chez un Paul qui récuse la loi en théorie que chez un Matthieu qui affirme en principe la loi dans toute sa rigueur. Tout se passe comme si l'interprétation matthéenne de la Torah était plus libre et plus riche que l'invention paulinienne sans la Torah, tout au moins au plan "éthique" ou "pratique". (Dans le même ordre d'idées, il y a des anarchistes tyranniques, et des juristes libéraux.)

L'interprétation matthéenne de la loi passe par sa hiérarchisation: elle établit un ordre de priorité, une prépondérance et une pondération, certains commandements sont plus importants que d'autres (cf. aussi 23,23: littéralement "plus lourds"); et une priorité de l'agir sur le dire (cf. 7,21ss), donc de l'application à soi plutôt qu'aux autres. Quand on considère le devoir de "miséricorde" ou de "compassion" comme absolu, jusqu'à l'absurde, il devient impossible, de fait, de juger qui ou quoi que ce soit. Même si par ailleurs la loi le demande! C'est par là, notamment, qu'une interprétation "radicale" de la loi peut neutraliser plus profondément le "légalisme" qu'un rejet global de la loi qui se traduit fatalement par de nouvelles lois, pour autant qu'il laisse intacte la nécessité de légiférer...

Narkissos a écrit:

C'est un des nombreux paradoxes du Nouveau Testament dont tout lecteur peut faire l'expérience: on a souvent plus l'impression de "légalisme" chez un Paul qui récuse la loi en théorie que chez un Matthieu qui affirme en principe la loi dans toute sa rigueur. Tout se passe comme si l'interprétation matthéenne de la Torah était plus libre et plus riche que l'invention paulinienne sans la Torah, tout au moins au plan "éthique" ou "pratique". (Dans le même ordre d'idées, il y a des anarchistes tyranniques, et des juristes libéraux.)

Ces "paradoxes", devraient nous inviter à relativiser notre jugement moral sur les "pécheresses" ou prostituées. Matthieu 22,40 fait référence à "la Loi et les Prophètes", indiquant peut-être qu'il procède à un élargissement de la loi, au delà des textes de loi, il prend en compte l'esprit de la loi qui doit être tempéré et complétée par l'enseignement des Prophètes :

"Quel malheur pour vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! Vous payez la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin, et vous laissez de côté ce qui est le plus important dans la loi : la justice, la compassion et la foi ; c'est cela qu'il fallait pratiquer, sans laisser de côté le reste" (23,23).

La loi est hiérarchisée, certains articles de loi sont plus importants que d'autres, ce qui permet de relativiser l'application de la loi, d'alléger ou de suspendre une sanction.

La Torah n'est pas hiérarchisée en soi (seul le "Décalogue" marquerait à la rigueur une sorte de supériorité sur les autres commandements), elle n'est hiérarchisée que si on la hiérarchise; autrement dit, tout est affaire d'interprétation. Mais elle ne peut pas être appliquée du tout sans interprétation hiérarchisante (cf. tous les conflits pratiques à régler, à peine évoqués dans les évangiles mais qui occupent la majeure partie du Talmud: circoncire un enfant le huitième jour si ça tombe un sabbat, sauver une vie le jour du sabbat, etc.). D'où l'importance décisive de l'interprète, prêtre ou prophète autrefois, rabbi ou scribe désormais, qui rend une observance possible (une halakha, une "marche" ou une voie à suivre) au risque de l'interprétation.

D'autre part, tu as tout à fait raison d'insister sur le rôle des Prophètes (au sens des "livres prophétiques") dans cette fonction d'interprétation, telle qu'elle se présente chez Matthieu. Rien que dans l'exemple que tu citais plus haut, c'est Osée (6,6) qui fournit la règle de priorité, "la compassion plutôt que le sacrifice". Mais c'est évidemment Jésus qui devient l'interprète par excellence, le Prophète comme Moïse, qui "accomplit" la loi dans ce sens qu'il en rend possible une observance parfaite (même si elle est très paradoxale, par radicalisation absolue de l'ordre de priorité: à la limite, la priorité de la compassion ou de la justice, de l'amour de Dieu et du prochain devient telle telle qu'on n'en a jamais fini avec elle, qu'on ne peut pas passer à autre chose sans la compromettre, et que toutes les priorités n'en font qu'une).

L'épitre aux Hébreux (11,24-31) affirme que Rahab  est un témoin de foi au même titre qu’Abraham, Isaac, Jacob et Moïse. De son côté, la lettre de Jacques (2,24-25) montre Abraham et Rahab comme des exemples de foi justifiée par ses actions. Il est étonnant de constater que Rahab reçoit ces témoignages en tant que prostituée, puisque les 2 textes, la présentent comme "Rahab la prostituée". Sa qualité de "prostituée" ne semble pas poser un problème et ne nécessite pas de passer sous silence, cette fonction, qui parait même, être un point fort.