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| mauvais joueurs | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: mauvais joueurs Jeu 29 Jan 2015, 01:28 | |
| Non loin du précédent il y a un autre passage que j'aime bien, situé à peu près dans le même contexte cette fois (après la question de Jean-Baptiste sur Jésus) chez Matthieu (11,16ss) et Luc (7,31ss). Je le traduis selon Matthieu, en signalant entre parenthèses les principales variantes de Luc: A qui assimilerai-je (les gens de, Lc) cette génération ? Elle est semblable (ils sont semblables, Lc) à des enfants assis sur les places (la place, Lc) du marché qui en interpellent d'autres (s'interpellent les uns les autres, Lc) en disant: Nous vous avons joué de la flûte, et vous n'avez pas dansé; Nous nous sommes lamentés, et vous n'avez pas pris le deuil (pleuré, Lc) . Car Jean est venu, sans manger ni boire, et ils disent (vous dites, Lc) : il a un démon ! Le fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et ils disent (vous dites, Lc) : c'est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs d'impôts et des pécheurs. Et la sagesse a été justifiée par ses œuvres (par tous ses enfants, Lc). Plus guère de rapport ici avec l'évangile de Jean, mais encore une référence, explicite, à la Sagesse sous-jacente, personnifiée comme ouvrière ou mère (elle a des "œuvres" ou des "enfants", cf. Proverbes 8--9 et 31), et présentée sous l'angle de la diversité de ses manifestations (thème cher notamment au livre de la Sagesse; cf. aussi "la sagesse si diverse de Dieu" en Ephésiens 3,10): elle est en l'occurrence tantôt gaie, tantôt triste, en tout cas joueuse (elle l'était déjà en Proverbes 8). L'image poétique (parabole, proverbe ?) des enfants qui s'interpellent est en double tension avec son application évangélique, qui paraît par conséquent secondaire: A) l'ordre est inversé (1° le "jeu du mariage" avec ses danses, 2° le "jeu de l'enterrement" avec ses complaintes vs. 1° l'"ascétisme" de Jean-Baptiste, 2° le "libertinage" de Jésus); et B) la "génération" serait plutôt "semblable" aux enfants interpellés (ceux qui n'ont ni dansé, ni pleuré quand c'était le moment) qu'à ceux qui interpellent (encore que, pendant que ceux-ci se plaignent que les autres ne jouent pas, ils aient eux-mêmes cessé de jouer). Reste l'idée ("ecclésiastique" au sens de Qohéleth l'Ecclésiaste, chap. 3) qu'il y a un temps pour rire ou danser, et un autre pour pleurer ou se lamenter, et que l'un et l'autre relèvent de la même sagesse. Ce n'est qu'un jeu, peut-être, ça ressemble un jeu d'enfant qui du point de vue des adultes peut paraître futile, mais qu'il est cependant sage de jouer en son temps ou en sa saison. Qui veut être trop sage se détruit (autre notion "ecclésiastique", chap. 7), rate tout, passe à côté de tout: à avoir tout le temps raison il a tort à tous les coups; à trop savoir qu'avec le temps "cela aussi passera", il n'est jamais dans le temps ni dans le ton, dans l'action ou l'émotion du moment. On a souvent remarqué (aussi à juste titre, comme tout cliché) que la religion des pauvres était plutôt gaie et celle des riches plutôt triste ( l'épître de Jacques complique un peu la perspective en suggérant paradoxalement une même joie de l'humiliation des riches et de l'élévation des pauvres). On peut, à titre personnel et selon les moments de sa vie, avoir la foi (ou la pensée, ou l'existence) gaie ou triste, comme le vin. Il y aurait là, sans doute, de quoi rire et danser sans fin, de quoi pleurer et se lamenter (ou se repentir) sans fin. On ne peut certes pas tout faire à la fois, mais ce n'est pas une raison de ne faire ni l'un ni l'autre. |
| | | VANVDA
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 29 Jan 2015, 23:58 | |
| Il arrive aussi qu'on joue le jeu, qu'on se laisse aller à être "dans le ton, dans le temps, dans l'action du moment", tout en gardant au fond de soi un indécrottable aquoibonisme qui nous le fait mépriser en même temps qu'on le joue. Trop intelligent pour ne pas reconnaitre sa propre connerie, mais trop con pour laisser faire l'intelligence, telle est la règle du je (...et me voilà à recycler un jeu de mot tarte-à-la-crème, pour couronner le tout). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Ven 30 Jan 2015, 13:32 | |
| En matière d'aquoibonisme, Qohéleth ne craignait personne (d'ailleurs sa "question rhétorique" rengaine à lui, ma yitrôn, se traduit très bien par "à quoi bon"). Et son exhortation à la jouiss(ouffr)ance du mo(uve)ment (carpe diem, patere diem ?) se complique et s'enrichit de cette distance et de cette contradiction interne, sans laquelle peut-être nous ("sujets" d'action et d'émotion, mais aussi de mémoire et d'anticipation, d'abstraction et de réflexion) ne goûterions ni bon ni mauvais, ni vie ni mort comme nous (seuls ?) les goûtons, tendus comme une corde entre l'exigence relative mais insistante de l'instant et l'indifférence absolue du reste (the shrug of eternity, le haussement d'épaules de l'éternité comme disait Koestler). La fameuse "éternité du cœur" qui conclut (3,11) la série des antithèses chronologiques (ou kairologiques) est à la fois cruelle et anesthésiante. A priori le Jésus des évangiles (synoptiques) n'est pas du tout sur la même longueur d'onde, et pourtant il use beaucoup du même levier rhétorique (ex: que sert-il à un homme de gagner le monde entier...). Mais à tout prendre il est plus "pharisien" que "sadducéen", et chez lui la question se pose le plus souvent au bénéfice d'un lieu qu'elle épargne (le trésor dans le ciel, le royaume de Dieu) et où peut encore s'inscrire du sens, de la valeur, de l'utilité, de l'intérêt, et même du calcul et de la comptabilité (heureusement paradoxaux). Il faut sans doute jouir (et sourire) aussi des tartes à la crème: notre je(u) de hasard idiomatique est très riche, puisqu'en plus le jeu est chez nous enfantin, théâtral, musical ou mécanique. Les Anglais dans leur I peuvent entendre eye ou aye, c'est tout autre chose mais ce n'est pas moins intéressant ni moins futile. Quand on a compris qu'il n'y a pas de langage ni de pensée sans langue, on ne saurait en mépriser aucune, et surtout pas la sienne. |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Sam 31 Jan 2015, 17:41 | |
| Je me rappellerai toujours de la remarque d'une toute jeune ado, devenue depuis jeune femme, qui m'avait dit, le soir de notre mariage, alors que la fin de la fête approchait : "J'aime beaucoup les mariages, car on peut jouer à être heureux." Je me suis pas mal demandé si elle se rendait compte de la profondeur de ce qu'elle disait là. J'avais d'ailleurs déjà pensé à ces versets, où les enfants jouent "à la noce" : ils jouent à imiter les grands qui jouent à être heureux... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Sam 31 Jan 2015, 18:13 | |
| (Si c'est celle que je pense, elle promettait, comme on dit... ;) )
Je n'avais pas songé à mettre en regard de ce passage celui de Paul (1 Corinthiens 7,29ss): Mais je dis ceci, frères: le temps (ou la saison, kairos) s'achève. Pour ce qui reste, que ceux qui ont des femmes (sic) soient comme s'ils n'en avaient pas (ou: comme ceux qui n'en ont pas, idem passim), ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s'ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s'ils ne possédaient pas, ceux qui usent du monde comme s'ils n'en usaient pas; car la forme (le schème) de ce monde passe.
(Faire) comme si: l'anti-jeu (de fin de partie, quand on "joue la montre" ?), encore du jeu... |
| | | VANVDA
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Sam 31 Jan 2015, 21:49 | |
| Non ce n'était pas celle que tu penses, c'en était une autre, avec laquelle je n'avais pas le même lien, mais que j'aimais beaucoup quand même, une gamine d'un étonnant discernement, sur tout un tas de sujets (familiaux, spirituels, religieux...) et qui n'a pas fini "mieux", du coup, que l'autre... |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 09 Fév 2015, 17:42 | |
| - Citation :
- Reste l'idée ("ecclésiastique" au sens de Qohéleth l'Ecclésiaste, chap. 3) qu'il y a un temps pour rire ou danser, et un autre pour pleurer ou se lamenter, et que l'un et l'autre relèvent de la même sagesse. Ce n'est qu'un jeu, peut-être, ça ressemble un jeu d'enfant qui du point de vue des adultes peut paraître futile, mais qu'il est cependant sage de jouer en son temps ou en sa saison. Qui veut être trop sage se détruit (autre notion "ecclésiastique", chap. 7), rate tout, passe à côté de tout: à avoir tout le temps raison il a tort à tous les coups; à trop savoir qu'avec le temps "cela aussi passera", il n'est jamais dans le temps ni dans le ton, dans l'action ou l'émotion du moment.
La morale de cette fable se résume à l'idée suivante : Que l'on agisse à temps ou à contretemps, on ne peut pas faire l'unanimité. |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 12 Juin 2023, 11:54 | |
| 2 – Les récits des « repas » de Jésus (Mt 9, 9-19 ; 26, 6-13 ; 26, 17-29)
(5) À propos de la controverse sur le jeûne les disciples n’ont pas à jeûner quand l’époux est là. Le « jeûne » n’est pas une règle qui a son sens en elle-même mais par rapport à la personne du Christ ; il ne se comprend pas comme une marque religieuse identitaire (cf. les trois piliers de la piété que sont le jeûne, l’offrande et la prière), mais se vit dans un rapport existentiel à la personne de l’époux. La pertinence du jeûne est liée à la christologie, c’est-à-dire ordonnée à la personne de Jésus. La pratique du jeûne ne suit plus le calendrier liturgique pharisien, baptiste ou même essénien. Il est ordonné à un nouveau temps, celui inauguré par l’événement pascal . Lorsque les disciples de Jésus jeûnent, ils ne font donc pas la même chose que les pharisiens ou les disciples du Baptiste. Leur pratique de ce rite relève d’un ordre de choses totalement nouveau. En outre, le Sermon sur la Montagne (cf. Mt 6,16-18) a indiqué l’esprit dans lequel doit se vivre le jeûne : cela ne doit pas se voir car ce qui est en jeu relève non pas du signe visible (le marqueur religieux) mais d’une expérience ou l’intime est en « je(u) » (devant le « Père Céleste » qui voit « dans le secret »). Ainsi, le jeûne ne relève plus du rite religieux mais de la vie intime. Il est en quelque sorte métaphorisé : il y a un temps de l’expérience de la présence (jouissance ?) avec l’époux, puis le temps de l’absence où l’on jeûne dans le secret de sa chambre.
Contrepoint : Jean-Baptiste l’ascète et Jésus le glouton (Mt 11, 18-19)
Car Jean est venu : il ne mangeait ni ne buvait, et l’on dit : « Il a un démon ! » Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant et l’on dit : « C’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs de taxes, des pécheurs ! » Mais la Sagesse a été justifiée par ses œuvres.
De Jean-Baptiste le monde ne voit que le démoniaque car son attitude est incompréhensible dès lors qu’elle n’entre pas dans le cadre défini par le religieux officiel. Il est donc « possédé » dès lors qu’il s’oppose au pouvoir religieux en place (même accusation contre Jésus qui encadre celle portant contre Jean-Baptiste, cf. 9, 32-34 et 12, 22-30).
De Jésus, le monde ne voit que ce qui relève du « besoin », de l’immédiateté, de la luxure (il se goinfre avec les pécheurs) sans percevoir ce que signifie son attitude (il communie avec tous ceux qui se savent perdus). On ne retient que l’aspect scandaleux de son geste mais on ne l’interprète pas : on reste dans la fascination idolâtre de l’image.
Mais, dans les deux cas, « la Sagesse est justifiée par ses œuvres » qu’on pourrait traduire : on reconnaît l’arbre à ses fruits, c’est-à-dire aux effets de vie ou de mort dans l’existence de ceux qui entendent Jean-Baptiste ou croisent Jésus.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2007-2-page-193.htm
Que dit Jésus de la danse ?
Si la danse n’est pas très présente dans le Nouveau Testament, deux passages méritent néanmoins d’être mentionnés. Lors du retour du fils prodigue à la maison de son père, la joie des festivités se manifeste tout d’abord au fils aîné par la musique et les danses. « Quand, à son retour, il fut près de la maison, il entendit de la musique et des danses » (Lc 15,25).
Dans un autre passage de l’Évangile de Luc (aussi en Mt 11,16), Jésus compare les hommes de sa génération à des enfants « qui sont assis sur une place et s’interpellent les uns les autres, en disant : Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! » (Lc 7,31-32). À la mélodie entraînante d’une flûte, la réaction normale, attendue, n’est-elle pas de se mettre à danser ? Reprochant à certains juifs de n’avoir pas réagi de manière adéquate au message de son Père, le Christ recourt à la métaphore de la danse. De ce fait, pour Dany Nocquet, Jésus sous-entend qu’il s’agit d’une nouvelle réjouissante. « Jésus n’est pas uniquement un épicurien, mais cette dimension de fête et de joie qu’il faut parfois savoir exprimer est bien présente dans son enseignement. »
Le bibliste va même plus loin en affirmant que selon l’Évangile, le fait d’être croyant impose en quelque sorte le devoir d’être joyeux. « Il y a pour les croyants une sorte de nécessité de se réjouir, comme une obligation au bonheur », assure-t-il. Si cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire de la chrétienté, le XXe siècle semble avoir contribué à la redécouverte de cette dimension. Désormais, la danse occupe d’ailleurs une place de choix dans la louange de certaines communautés nouvelles catholiques, ainsi que d’Églises évangéliques protestantes.
https://www.la-croix.com/Abonnes/Formation-biblique/danse-Bible-2018-06-29-1700951150 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 12 Juin 2023, 13:17 | |
| L'article de Cuvillier sur Matthieu et la nourriture (ta première citation du jour) est très stimulant, bien au-delà du présent fil, mais il ne traite pas du logion (11,16ss) qui était, sinon le sujet ou l'objet, du moins le point de départ de notre discussion -- normal, puisqu'il s'agissait de danse et de lamentations et non de nourriture ou de jeûne; il traite en revanche sa suite immédiate (11,18s), là où il s'agit d'opposer l'ascète et le glouton-ivrogne (présumés), mais non le rapport entre les deux (logia). Je soulignerais pour ma part que l'enchaînement de Matthieu 9 dépend presque intégralement de Marc (2) -- où ne figure pas, par contre, le logion susmentionné. Et j'insisterais peut-être davantage sur le fait qu'en matière de "christologie" les modifications textuelles (de Marc à Matthieu) peuvent être mineures et impliquer cependant une "christologie" tout à fait différente. Le "Christ" marcien (cet adjectif savant me fait toujours sourire) est avant tout l'"Esprit" qui habite, "possède", anime et agite l'"énergumène" Jésus (si quelque chose s'"incarne" chez Marc, c'est l'Esprit et non le Verbe, pneuma et non logos), tandis que le "Christ" matthéen est le maître-enseignant parfait de la loi (ce qui implique, entre autres, que toute transgression de la loi autorisée ou requise par Jésus ne peut être qu'apparente, et argumentée selon la loi, à l'inverse de l'"anomie marcienne" qui remet en cause la loi dans son ensemble), et que ce "Christ"-là ne sauve que par la pratique... ce qui n'empêche pas que le rapport affectif à ces deux types de "Christ-époux" si différents s'exprime à peu près dans les mêmes termes.
(En survolant les échanges précédents, j'ai repensé au proverbe anglais all work and no play makes Jack a dull boy, "seulement travailler, ne jamais jouer, cela fait de Jack un garçon terne ou ennuyeux", que Kubrick avait si génialement mis en scène, et en page, dans The Shining...) |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 12 Juin 2023, 14:38 | |
| À propos du rire. Un dialogue entre la philosophie et la théologie
2. LE RIRE DANS LA BIBLE
a) Remarques préliminaires
Pour avoir une brève vue d’ensemble, je me réfère entre autre à l’ouvrage du théologien strasbourgeois René Voeltzel, Le rire du Seigneur 31. Le rire n’est pas souvent évoqué dans la Bible, ce n’est justement pas un thème biblique central. Le verbe grec (...) n’apparaît que trois fois dans le Nouveau Testament : tout d’abord, dans les deux paroles de Jésus du sermon sur la montagne selon Luc : « Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez » et « Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez. » (Luc 6,21.25) ; et ensuite dans une exhortation de la lettre de Jacques (4,9). Les verbes hébraïques – (...) – et les substantifs correspondants apparaissent environ 65 fois. Il est remarquable que ces deux verbes semblent souligner fortement l’aspect corporel du rire, car leur formes au Piel signifient « jouer », « danser », « plaisanter », ce dernier aussi dans le sens érotique.
Le rire au sujet du comique semble notamment absent de la Bible. On rit de joie ou par moquerie. Concernant Dieu, nous apprenons, en particulier dans les psaumes, qu’il rit de ceux qui veulent s’élever contre lui (Ps 2,4 ; 37,13 ; 59,9 ; Pr 1,26). À propos de l’homme, il est plusieurs fois question du rire des moqueurs ou des insensés, comme par exemple en Pr 7,6 : « Car, tel le pétillement des broussailles sous la marmite, tel est le rire de l’insensé. »
Mais il nous faut réfléchir particulièrement à deux autres témoignages vétérotestamentaires sur le rire : d’une part les textes de la Genèse qui traitent de l’annonce de la naissance d’Isaac et de son nom (Gn 17, 18, 21), d’autre part quelques allusions au rire dans la littérature sapientielle.
c) « J’ai dit du rire : insensé, et de la joie : à quoi sert-elle ? »
Dans les écrits vétérotestamentaires de sagesse, il y va aussi de l’ambivalence du rire humain. J’aimerais y jeter un bref regard. Dès le début du livre de Qohéleth (2,2), il est dit : « J’ai dit du rire : insensé, et de la joie : à quoi sert-elle ? » Au regard de la brièveté de la vie, tout bien terrestre pour lequel on peine, vers lequel on tend, est vanité et insensé. À cela s’ajoute justement, à coté de la sagesse, la joie et le rire vers lesquelles tendent tous les humains. Cela ne signifie aucunement que le rire et la joie seraient à proscrire. La vraie connaissance du rire se trouve dans le célèbre chant des différents temps sous le soleil, où rire et pleurer se côtoient (3,4) : « un temps pour pleurer, un temps pour rire ; un temps pour se lamenter, un temps pour danser ». Qohéleth ne critique pas le rire en tant que tel, mais le désir laborieux de l’homme de se l’assurer, de le provoquer au lieu de laisser le rire et le pleur venir vers soi, de le considérer comme partie d’un tout. Le rire du Qohéleth connaît aussi les pleurs, c’est un rire dans toute la limitation humaine, finalement un rire coram morte, face à la mort. C’est dans ce sens que Qohéleth peut dire (7,3) : « Mieux vaut le chagrin que le rire ; car avec un visage triste le cœur peut être content ». On peut ajouter la déclaration de Pr 14,13 : « Au milieu même du rire le cœur peut être affligé et la joie peut finir par la détresse. »
Dans ces phrases se révèle l’état brisé et limité de l’existence humaine, une existence qui est reconnue, supportée et acceptée dans le vécu reconnaissant du moment. Le rire de Qohéleth est un rire véritablement humain, rire d’un homme qui connaît la condition humaine dans sa finitude, mais aussi dans sa beauté.
Dès lors la question se pose de savoir dans quelle mesure et de quelle manière la théologie s’est préoccupée de ce thème. Peter Berger aurait-il raison de dire – peut-être en maniant lui-même l’humour – qu’« il n’est pas nécessaire d’être Nietzschéen pour voir dans l’histoire de la théologie chrétienne une affaire déprimante et pleurnicharde » ?
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2003_num_83_4_1050 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 12 Juin 2023, 16:34 | |
| Les études (sérieuses, qu'elles soient philosophiques, théologiques ou psychologiques) sur le rire sont le plus souvent tellement sinistres que ça finit par en être drôle... mais celle-là ne s'en tire pas mal. Il est vrai que le rire, comme tout "propre de l'homme" (dixit entre autres Rabelais, plus légèrement qu'Aristote), signe l'inadéquation essentielle de l'humain, de son langage et de ses représentations: l'"erreur" aussi est un propre de l'homme (errare humanum est), de sorte que toute "vérité" est pour ainsi dire toujours prête à éclater, de rire ou en sanglots.
Même si pour nous la notion de "jeu" (celle qu'évoque le plus spontanément notre logion de départ) est assez distincte de celle de "rire", il est vrai que dans les langues et les littératures "bibliques" les deux sont liées, comme en témoigne dès la Genèse la série des jeux de mots sur "Isaac = Rire": émerveillement, incrédulité, moquerie, joie et jeu érotique, tout se tient au moins lexicalement. Et dans notre logion lui-même le jeu joue, sinon du rire, du moins des signes de la joie (danse) et de la tristesse (lamentations; soit dit en passant, la flûte peut aussi être élégiaque, cf. 9,23), sentiments ou émotions susceptibles d'ailleurs de s'exprimer par les mêmes larmes. La distance n'est pas si grande du jeu d'enfants au jeu de scène du théâtre grec, inséparablement tragique et comique, "satyrique" sous l'invocation de Dionysos. Tous les rôles et les masques (persona) sont nécessaires, en dépit et à cause de quoi chacun doit s'en tenir au sien, selon la place qu'il occupe à chaque moment du cours ou de la course (drama) de l'action ou de la passion. |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 13 Juin 2023, 12:52 | |
| Théologie luthérienne et théâtre : Le « jeu divin » de la justification (Gen. 37-50)
Le Réformateur souligne d'emblée que le jeu qui s'engage entre Joseph et ses frères est une «comédie ». Ces Hébreux agenouillés devant le vizir inconnu (Gen. 42, 6-7) ne savent pas en effet qu'ils accomplissent une prédiction. Joseph enfant avait rêvé de onze gerbes, puis de onze étoiles qui se prosternaient devant lui (Gen. 37, 5-11), songe qui eut, comme on sait, pour effet d'éveiller aussitôt une vive jalousie chez les fils de Jacob. Or voici que le rêve ancien se trouve désormais réalisé : le cadet jadis persécuté reçoit à leur insu l'hommage de ses persécuteurs. «Il ne faut pas lire ce passage distraitement, fait observer Luther, il faut le considérer avec attention comme l'exemple et le spectacle les plus charmants qui soient, comme le plus beau miroir du gouvernement divin ». Et, anticipant sur ce qui va suivre, il ajoute un peu plus loin :
«Joseph traite ses frères de façon fort étonnante, il leur joue une comédie extraordinaire (ludus miri ficus) ». Mais le but de ce jeu est sérieux. Il s'agit en effet de leur faire prendre conscience de leur péché en les jetant en pâture à la mort et à l'enfer. Or, poursuit le théologien, Dieu n'agit pas autrement avec ses saints. S'il les livre aux tentations et les accable de tourments, il le fait, non pour le plaisir de les persécuter, mais pour éveiller en eux la conscience du péché et leur donner ainsi accès à la miséricorde divine.
Le passage que nous venons de citer contient en germe tout l'enseignement que le Réformateur va s'appliquer à dégager de l'histoire : «l'extraordinaire comédie » que Joseph s'apprête à jouer à ses frères lui apparaît comme une image parfaite de la «divine comédie », du jeu de cache-cache que Dieu joue constamment avec les hommes. Autrement dit, la conversion des fils de Jacob ne se comprend vraiment que si l'on projette sur elle la doctrine luthérienne de la justification.
Or la première étape qui marque le chemin de la justification est celle de la terreur que fait naître au cœur de la conscience lucide l'expérience de la colère divine. On sait avec quelle force Luther, dans son Commentaire des Psaumes pénitentiels, daté de 1517, en a décrit les effets. «Tous les saints, tous les chrétiens, écrit-il, doivent se reconnaître pécheurs et craindre le jugement de Dieu » 16. En prenant conscience de son péché, l'homme est brisé, anéanti, livré aux ténèbres et à l'angoisse de la mort. Il découvre sa laideur physique et morale, son abandon, son impuissance. Il plie sous le joug de la Loi. Point de salut pour lui s'il ne traverse pas cette épreuve. La première phase du «jeu divin » joué par Joseph à ses frères, soit la plus grande partie de l'histoire, nous fait assister à la montée progressive de la peur qui traduit dans le secret des consciences coupables la découverte de la faute commise, l'agnitio peccati. «Comédie pénible, mais comédie divine », ces termes reviennent à plusieurs reprises dans la longue introduction que Luther consacre à cette partie du récit dans le but de permettre à ses jeunes auditeurs de mieux saisir ce qui va constituer le «nœud de l'intrigue ».
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1983_num_63_1_4697 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 13 Juin 2023, 13:56 | |
| Etude déjà ancienne (1983) mais superbe, qui me ravit à bien des égards (par le goût du théâtre jusqu'au cinéma, de la théologie luthérienne, du "roman" de Joseph, jusqu'au souvenir plus personnel de ma "sortie" simultanée du jéhovisme et d'une certaine lecture "réaliste" de la Bible, sortie qui suivit à sa façon un chemin analogue, dialogue ludique et tragicomique, de la question sérieuse "pourquoi la rançon" à l'idée -- exprimée par une autre -- d'une "pantomime de Dieu"; soit la révélation même du "spectacle", theôria, theatron, peut-être même theos et theologia).
Luther, comme on l'a souvent remarqué, ne dit quasiment qu'une seule chose, n'a qu'une seule véritable idée qu'il retrouve partout, elle-même théâtrale puisqu'il s'agit déjà, encore et toujours, d'une révélation ou d'un dévoilement, de la "justice" comme "justification"... la révélation même, processus temporel par définition, nécessitant qu'on ménage une place, toujours la première dans l'ordre de l'exposition, à la "fausse idée" de la justice qui est en même temps la plus "naturelle" (la loi, la justice rétributive, etc.), pour aboutir finalement à la "vraie", si paradoxale ou contre-intuitive soit-elle. Processus dynamique à renouveler indéfiniment si la justification est la révélation même, qui doit à chaque fois re-partir du faux pour arriver au vrai -- lequel n'a aucun sens hors de ce mouvement "dialectique" et ne saurait se tenir tout seul: Luther "rappelle" à cet égard le Socrate de Platon et "annonce" Hegel, mais aussi Nietzsche, tout aussi "théâtral" à sa manière, le Freud du Fort/Da, ou encore Heidegger, qui fait passer la "vérité" et/ou l'être" par le même processus de "révélation" (a-lètheia, Un-verborgenheit, décèlement, désabritement, venue du caché au jour, apparition de l'inapparent, phénomène, etc.). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 13 Juin 2023, 15:01 | |
| Du rire du sage au rire carnavalesque
Chez Rabelais, le rire se décline sous différents modes, du rire ironique de Socrate jusqu’aux éclats d’un rire débridé. Recelant, comme le vin, un pouvoir qui libère l’individu de ses limites, il devient le propre de l’homme au début du Gargantua, dans un « Aux lecteurs » qui est un pied de nez à l’idée humaniste que la parole serait le propre de l’homme :
Vray est qu’icy peu de perfection Vous apprendrez, si non en cas de rire : Aultre argument ne peut mon cueur eslire. Voyant le dueil, qui vous mine et consomme, Mieulx est de ris que de larmes escripre. Pource que rire est le propre de l’homme.
L’adresse bienveillante du bonimenteur fonde l’écriture de Rabelais sur le rire, qui rime d’emblée avec écrire. Dans le sillage d’Aristote, le rire devient le propre de l’homme, seul animal capable de rire. La suite du prologue rattache au rire même la figure du sage par excellence, Socrate, qui s’en allait « toujours riant, toujours buvant […] toujours dissimulant son divin savoir ». Le rire et le vin traduisent la même énergie dionysiaque alors que la discrétion de Socrate montre que son rire est celui de l’ironie, qui ne se livre qu’à demi. Montaigne sera aussi frappé par la grande humanité de Socrate, qui « recueilloit, tousjours riant, les contradictions qu’on faisoit à son discours », c’est-à-dire sans se mettre en colère. Au fil des Essais, la sérénité de Socrate, sa simplicité et sa « naifveté », marque du « mouvement naturel et commun » de son âme, remplaceront la crispation stoïcienne, figurée par l’« alleure tenduë » de Caton, « tousjours monté sur ses grands chevaux ». Rabelais et Montaigne renoncent ainsi à la tradition d’un Socrate héroïque pour lui préférer un Socrate plus humain, qui rit et qui boit.
(...)
« J’ai soif » (Jn 19, 28) : la parole pathétique du Christ sur la croix sert, suivant l’humour monastique franciscain, à justifier le banquet bachique et carnavalesque : le buveur, comme le rieur, fait corps avec le monde, dans une inextinguible soif de l’incorporer à soi. Cette « beuverie d’éternité » devient une victoire de l’instant sur le temps dans une vision chrétienne capable de parodier et de pasticher doucement ce qu’elle vénère, comme l’ont montré E. Gilson et M. A. . Aucun dessein subversif ici, mais une allègre réappropriation de la parole christique et une fusion conviviale qui met en scène le rire pour le susciter, rompant ainsi les limites entre la fiction et le lecteur. Oscillant entre humour corporel et sérieux spirituel, Rabelais aime précisément effacer les clivages entre le haut et le bas, entre l’âme et le corps, entre les larmes et le rire. Ainsi, Le Quart Livre décrit la mort du dieu Pan, assimilé par allégorie au Christ. La matière est donc éminemment sérieuse et grave, mais la manière dérape vers la facétie :
Pantagruel ce propous finy resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps aprés nous veismes les larmes decouller de ses œilz grosses comme œufz de Austruche. Je me donne à Dieu, si j’en mens d’un seul mot.
L’émotion profonde de Pantagruel est comme brisée par l’intrusion d’un narrateur qui tourne en dérision les larmes, ici rattachées à un animal traditionnellement ridicule. L’élan pathétique est rompu par un animal grotesque, alors qu’un lapsus tronque enfin la formule consacrée « je me donne au diable, si je mens », renversant ainsi la réalité et les hiérarchies.
https://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2006-2-page-12.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 13 Juin 2023, 15:21 | |
| J'avais l'impression d'avoir déjà lu ça quelque part ( ici, 26.1.2023)... Rabelais, Montaigne, mais aussi Cervantes ou Shakespeare, c'est -- après Dante et les "romans" médiévaux -- l'invention de la "littérature" moderne, théâtre compris, qui n'invente peut-être rien par rapport à l'ancienne, sinon l'éternelle redécouverte de la distance, aux sentiments, émotions, passions, mais aussi aux opinions, idées ou croyances, qu'apporte la re-présentation en tout genre (narrative, descriptive, mimétique, dramatique, romanesque, cinématographique, etc.). Mise en scène, en récit, en perspective, en abyme. Jeu de miroirs complexe et retors par où "l'homme" ne se contente jamais de vivre mais ne croit vivre qu'en se regardant, en s'écoutant, en se sentant "vivre" comme un autre, dans la dissociation de l'acteur et du spectateur sans laquelle il n'y a pas d'identification ni d'identité possibles. Tout processus de "vérité" passe en somme par le faux, le factice, le fictif. |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 14 Juin 2023, 12:10 | |
| Le rire théologique de Franz Kafka
On peut faire bien des reproches à Max Brod : l’ami de Kafka a puissamment contribué à faire de l’auteur du Procès et du Château un auteur à mi-chemin entre le saint et le prophète, hanté par la contemplation de l’Absolu, tout occupé à bâtir d’intimidantes allégories métaphysiques. C’est pourtant à lui que l’on doit une anecdote souvent citée depuis :
lorsque [Franz Kafka] fit entendre à ses amis — dont j’étais — le premier chapitre du Procès, tous furent saisis d’un rire irrésistible, et lui-même riait tellement que par instant il ne pouvait continuer sa lecture. C’est assez surprenant si l’on songe au terrible sérieux du début.
Brod précise aussitôt :
Ce n’était certes pas un rire tout à fait franc et sans retenue. Mais il l’était en partie, sans que je veuille pour autant diminuer la prépondérance des impressions inquiétantes que nous produit cet étrange univers. Je ne fais qu’attirer l’attention sur ce qu’on a trop tendance à oublier en considérant Kafka : l’apport d’une certaine joie de vivre.
Dans un développement situé un peu plus tôt dans ce livre de souvenirs, Brod évoque le caractère particulier de l’humour et du sourire de Kafka en le mettant explicitement en relation avec la profondeur de l’oeuvre :
C’est un sourire nouveau qui distingue l’œuvre de Kafka, un sourire né dans l’intimité des vérités dernières, un sourire métaphysique pour ainsi dire. Parfois, quand il lisait à ses amis un de ses récits, ce sourire se faisait plus intense et nous éclations de rire. Mais nous nous taisions bientôt. Ce n’est pas un rire destiné à des hommes, seuls des anges ont le droit de rire ainsi — […].
On le voit, ce témoignage de Max Brod n’entre pas formellement en contradiction avec la grille de lecture qu’il a longtemps cherché à imposer. Le rire est inséparable d’une certaine gêne, d’une mauvaise conscience, même s’il témoigne de la « joie de vivre » qu’apporte Kafka (car Max Brod doit prouver que son ami est un être fondamentalement sain) ; c’est un rire presque usurpé, un rire de contrebande auquel les humains n’ont part que par une faveur imméritée. Kafka est ce Grand Prêtre qui aurait fait participer les lecteurs à des mystères que ceux-ci seraient inaptes à comprendre.
Or, si l’on rit en abordant le Procès, de quoi rit-on ? Le premier chapitre du roman justifie-t-il l’hypothèse de Max Brod ?
On rit des deux gardiens, qui semblent tout droit sortis d’une farce, de leurs enfantillages, de leur corruption (ils proposent à l’accusé de le débarrasser de ses vêtements pour les revendre au marché noir), de leur muflerie (ils dévorent son petit-déjeuner). On sourit de l’empressement des trois collègues de Joseph K. qui se mettent à courir dans son appartement « à la queue leu leu », le troisième « d’un élégant petit trot », pour aller chercher son chapeau. Bientôt, on rira, un peu jaune, des rodomontades de Joseph K. qui se révéleront toujours le prélude à ses capitulations devant l’autorité.
Le procès fourmille de moments de bouffonnerie ou de non-sens. Même les épisodes les plus graves n’en sont pas exempts. L’un des chapitres les plus pénibles (« Le fouetteur ») est aussi l’un des plus drôles. Willem, qui va être soumis à la flagellation parce que Joseph K. a dénoncé sa conduite lors de son arrestation, cherche à attendrir son accusateur et lui explique que, sans sa plainte, il aurait pu lui aussi s’offrir une belle carrière de « fouetteur » comme son bourreau (Pr, 199)… Lequel ne manque pas de se gausser d’une telle ambition :
Ne va pas croire tout ce qu’ils disent. […] Vois comme il est dodu — les premiers coups de fouet se perdront tout bonnement dans la graisse. — Sais-tu comment il est devenu si gras ? Il a pour habitude de dévorer le petit-déjeuner de tous les prévenus. […] Or, un homme avec un ventre pareil ne pourrait, au grand jamais, devenir fouetteur, c’est tout à fait exclu.
Qu’entendre donc par les aspects comiques de la théologie juive ? Il ne s’agit pas ici d’humour juif, lequel n’a rien de spécifiquement théologique, ni même précisément de l’humour dans le judaïsme, mais de ce qu’il peut y avoir de comique, volontaire ou non, dans le rapport juif à Dieu. La théologie juive est fondée sur deux piliers : un pilier législatif (appelé la halakha), qui consiste à déterminer la Loi et ses applications ; un second pilier, narratif et légendaire (appelé aggadah). Benjamin avait pu affirmer que l’oeuvre de Kafka était une aggadah sans halakha, autrement dit une floraison d’histoires dont la source légale aurait été perdue ou abandonnée. Généralement, penser aux aspects comiques de la théologie juive revient à se souvenir de quelques légendes drolatiques. Pourtant, c’est peut-être au coeur même de la halakha qu’il faut chercher la source de ce comique.
Nous devons à Georges Hansel d’avoir attiré notre attention sur un passage du Talmud, que Kafka ignorait peut-être, mais dans lequel il est possible de trouver la matière d’une réflexion stimulante sur ces « aspects comiques » de la théologie. Il s’agit, rappelle Georges Hansel, d’une controverse entre Rabbi Eliezer et ses collègues concernant le statut d’un four construit en plaques détachées reliées par du sable. Rabbi Eliezer considérait qu’un tel four ne peut être rendu impur et ses collègues soutenaient l’avis contraire.
Ce jour là, Rabbi Eliezer a donné tous les arguments imaginables mais les autres savants ne les ont pas agréés. Alors il leur a dit : « si la loi est comme moi, ce caroubier le prouvera ». Le caroubier fut déraciné et déplacé de cent coudées et selon d’autres de quatre cents coudées. On lui dit : « on n’apporte pas de preuve avec un caroubier ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, ce cours d’eau le prouvera ». Les eaux du cours d’eau remontèrent à contre-courant. On lui dit : « on n’apporte pas une preuve avec un cours d’eau ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, les murs de la maison d’étude le prouveront ». Les murs commencèrent à s’incliner. Rabbi Yehochoua se fâcha : « si les savants se combattent sur la loi, cela ne vous regarde pas ». Les murs ne s’écroulèrent pas par respect pour Rabbi Yehochoua mais ne se redressèrent pas par respect pour Rabbi Eliezer et ils sont restés penchés jusqu’à aujourd’hui. Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, le ciel le prouvera ». Une voix céleste intervint et dit : « qu’avez-vous à contredire Rabbi Eliezer fils de Horkanos ; la loi est comme lui en toute circonstance ». Rabbi Yehochoua se dressa et dit : « elle [la Torah] n’est pas au ciel ».
Que signifie « elle n’est pas au ciel » ? Rabbi Jérémie a dit : la Torah a déjà été donnée au Mont Sinaï ; dès lors on ne fait plus attention à une voix céleste car il est écrit dans la Torah elle-même que l’on décide à la majorité.
Rabbi Nathan a rencontré le prophète Elie. Il lui a demandé : que faisait le Saint-Béni-Soit-il à ce moment ? Il lui a répondu : il riait et disait « mes fils m’ont vaincu, mes fils m’ont vaincu ».
Trois rires sont ici articulés : celui de Dieu, finalement beau joueur qui accepte la défaite ; celui des hommes qui lisent l’histoire de ce bon tour joué à l’Éternel ; enfin, implicitement, le rire suscité par la portée métaphysique de cette fable. Que nous dit-elle, en effet, sinon que le message de Dieu ne lui appartient plus et que les hommes sont désormais à même d’assurer une sorte d’administration autonome de la loi divine ?
https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2011-v47-n2-etudfr1815851/1005651ar/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 14 Juin 2023, 13:42 | |
| Article remarquable, dont on peut surtout souhaiter qu'il donne envie de lire ou de relire Kafka, mais qui me semble aussi exceptionnellement juste dans son analyse du rapport de celui-ci à la tradition rabbinique, entre humour et obsession également délirants, si étranges ou étrangers à une religiosité chrétienne ou à une morale humaniste... Ce qui s'explique habituellement comme une satire de la bureaucratie administrative de l'empire austro-hongrois, considérée d'un point de vue multiplement excentré (juif et germanohone à Prague, Blanchot et Deleuze ont à peu près tout dit là-dessus), s'explique aussi bien par l'herméneutique rabbinique qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau empire inflationniste de l'interprétation d'une loi à jamais coupée de toute origine "vivante" et "présente", de toute "source" et de tout "centre". Puisque nous venons de passer par l'épître aux Colossiens, je serais tenté par cet autre rapprochement anachronique: l'univers des "apocalypses", des "mystères" ou des "gnoses" peut nous paraître tout à fait "kafkaïen", avec ses séries de "trônes, principats, seigneuries, autorités, etc.", qui ressemblent elles-mêmes à l'empire romain et à toutes les médiations politiques, judiciaires, militaires, policières et administratives d'un pouvoir central éloigné. Où le Christ fait office de simplification drastique qui court-circuite toutes les médiations en mettant les siens en relation im-médiate avec l'origine et la fin absolues. Ici l'humour serait à même les textes, spécialement dans les deutéro-pauliniennes, où l'Eglise va générer à son tour une tradition et une hiérarchie infinies de "médiations", comme l'empire avec lequel elle va d'ailleurs finir par se confondre ou se superposer. En rapport avec l'échange précédent, j'attire aussi l'attention sur le paragraphe 7: en un sens Kafka est exemplaire de toute la littérature et la fiction modernes, théâtre ou cinéma inclus, et de ce qu'il y avait déjà de "littéraire" dans tout ce qui s'est écrit, lu, récité, joué depuis l'invention de l'écriture et sans doute bien avant encore: la distance au "réel" par la re-présentation du "réel" (et inversement). |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 15 Juin 2023, 14:31 | |
| Pleurer et rire pour de vrai
9 Pleurer vraiment est chose difficile, comme le montrent ces exemples un peu gothiques. Pourquoi ? La raison est simple : il n’est pas facile de dire ce que c’est que pleurer à juste titre. Mais les raisons des autres, les raisons qui les font pleurer, sont difficiles à vérifier et encore plus à partager. Il semble toujours que les autres pleurent sans motif, bref qu’ils ne sachent pas pourquoi ils pleurent, mais qu’ils pleurent pour des raisons futiles, pour des motifs insuffisants à justifier leurs pleurs (ou leur rire, surtout si les autres rient de nous). S’agissant de la difficulté de vérifier les raisons d’autrui, il n’est pas nécessaire d’être un existentialiste pour comprendre que les autres, surtout dans leurs sentiments, sont impénétrables, ou du moins peuvent l’être, ou qu’il est commode de penser qu’il en est ainsi. Nous voyons quelqu’un pleurer, il nous semble qu’il n’a pas de motifs suffisants pour le faire, et nous désapprouvons : « Qu’est-ce qu’il a à pleurer, celui-là ? » En vain, l’autre, la voix cassée par les sanglots, nous expliquera que l’Autre est complètement transcendant, que nous ne réussirons jamais à nous mettre à sa place, que l’individu est ineffable, et qu’en dépit de tout cela il a de bonnes raisons de pleurer. Nous continuerons à penser qu’il n’est pas en train de pleurer à bon escient, qu’il pleurniche, etc., et qu’il continuera à pleurer, et de ce fait pleurera encore plus, parce qu’il se sentira seul dans sa douleur.
10 Il est difficile de pleurer vraiment, à la fois parce qu’autrui est inconnaissable — du moins si l’on en croit les existentialistes — et surtout parce que, dans le pleur et le rire à bon escient se cache un puissant élément normatif. On peut pleurer ou rire seulement à certaines conditions, et si on pleure ou rit sans satisfaire à ces conditions, alors il est exclu que l’on pleure ou rie vraiment, et il faut prendre des mesures comme « pleurer à juste titre » ou « rira bien qui rira le dernier ».
11 La normativité du pleur et du rire devient à ce point une espèce de règle d’humanité. Dans l’abstrait, c’est vrai : après tout, il n’y a que les hommes qui pleurent ou qui rient, les animaux tout au plus montrent les dents, c’est une autre paire de manches. Mais dans la vie réelle il faut considérer les raisons : « on ne pleure pas sur ceci », « on ne rit pas de cela ». Mais quelles sont les choses sur lesquelles on peut pleurer ou rire ? Cela se décide en privé. Et la censure intervient de deux façons. D’abord, on peut nous dire que nous rions ou pleurons pour des broutilles. Ensuite on peut nous dire que les raisons pour lesquelles nous rions ou pleurons sont inadaptées, qu’on ne rit ni ne pleure pour des choses comme ça : il est répugnant de rire d’un génocide, mais en pleurer est aussi trop peu, ce n’est pas pleurer qui convient. Apparemment, on peut rire ou pleurer seulement de choses intermédiaires, mais qu’est-ce qu’une chose intermédiaire ?
https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2013-v40-n1-philoso0815/1018374ar/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 15 Juin 2023, 19:02 | |
| Merci encore pour cet excellent texte, qui m'a aussi fait pleurer de rire par endroits, et qui me touche beaucoup, moi qui pleure plus facilement en regardant un film ou en écoutant une musique que "dans la vie", tellement moins bien écrite et jouée (ou interprétée, dans tous les sens du terme) le plus souvent... Non seulement le vrai ment (aussi) mais il ment mal, et c'est bien la fiction, ou la poésie au sens le plus large, qui le sauve (quelquefois), quand même il ne s'agit pas de lui donner un "sens". Il faut paradoxalement du théâtre pour dire " Life's but a walking shadow; a poor player, that struts and frets his hour upon the stage, and then is heard no more: it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing.” (La vie n’est qu’une ombre errante, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite son heure durant sur la scène, et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, — et qui ne signifie rien. Macbeth, V, 5). Au même titre que le rire ou les larmes, et sans doute avec la même mauvaise foi par rapport à "l'animal", on pourrait dire que la fiction (de fingo, qui signifie aussi bien façonner ou figurer que feindre) est le "propre de l'homme", et l'" image de Dieu" par la même occasion... Accessoirement, la menace dont je me souviens de mon enfance, c'est "tu vas pleurer pour quelque chose..." (au lieu de "à juste titre" ou "à bon escient"). Si Platon (j'y reviens à cause de mes lectures récentes) veut chasser les "poètes" (mythiques, épiques, tragiques, comiques, lyriques) de sa cité idéale, ce n'est pas seulement parce qu'ils contreviennent à sa morale et à son projet éducatif ( paideia) en soumettant les dieux et les héros aux "passions" de l'âme (colère, jalousie, affliction, etc.; premier argument de La République, l. III), c'est aussi (second argument, l. X) parce que comme le peintre ils feignent et imitent l'apparence multiple, diverse, bariolée et contrastée, en particulier des sentiments, des émotions et de leurs expressions, en tendant à les exacerber et à les différencier toujours plus, au lieu de se rapporter à l'idée-forme intelligible présumée unique, centrale, royale, judiciaire, pondératrice, qui est à ses yeux (de l'esprit nous, mens, mind) le vrai, ou l'étant véritable, immuable en dépit de la variation de ses images, copies, ombres, reflets, etc. Curieusement cette obsession du vrai qui fait mépriser le jeu, ludique ou théâtral, poétique au sens large (tout ce que Platon par ailleurs aime et admire, il ne s'en cache pas) m'a rappelé un détail qui m'avait frappé lors de ma dernière lecture du Coran (cf. ici, 6.1.2016), à savoir qu'Allah ne fait rien "par jeu", que notamment il n'a pas créé le monde "par jeu" (c'est du moins la traduction que j'ai gardée en mémoire et que je ne suis pas en mesure de vérifier); on devine dans cette obsession du "sérieux", du "pour de vrai" et pas "pour rire" (aussi dans la tradition selon laquelle Mahomet, lui non plus, ne riait jamais, du moins pas au point de montrer ses dents) comme une crainte de la dissolution de tout sérieux dans l'illusion et le "jeu" en tout genre. Et pourtant le "jeu" ressemblerait aussi à la " grâce", à la gratuité du "pour rien", à la divinité même... Cependant Platon lui-même ne cesse d'user du "faux" pour arriver au "vrai" (cf. notre avant-dernier échange, 13.6.2023), aussi bien par la forme du dialogue et de la dialectique, du moins quand l'interlocuteur du locuteur principal (Socrate ou l'Etranger) n'est pas un pur faire-valoir mais présente et défend des thèses plus ou moins contraires (p. ex. Thrasymaque dans la République, à un moindre degré et par moments Glaucon ou Adimante), que par l'allégorie (exemplairement la caverne du livre VII) ou le mythe (mythe d'Er dans le livre X, présenté comme le récit réel d'un ressuscité, pour ce qu'on pourrait appeler une eschatologie ou une apocalypse -- destin des âmes après la mort; mythe du démiurge plus tôt et dans le Timée comme mythe de "création", etc.), ou encore par l'analyse même de l'erreur préalable à celle de la vérité (ainsi dans le Théétète dont Heidegger avait fait un remarquable commentaire, que par hasard j'ai lu avant le texte commenté). |
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 20 Juin 2023, 11:05 | |
| Selon Schopenhauer, nous pourrions rire de ce qui nous fait pleurer le plus : la mort
II – En quoi la mort relève-t-elle de la bouffonnerie ?
Notre question philosophique peut désormais être précisée en ces termes : en quoi la mort relève-t-elle de la bouffonnerie ? De prime abord, cela paraît très étrange. Comment est-il possible de rire de la mort ?
Jusqu’à présent, nous n’avons pas encore entendu Schopenhauer rire de la mort, mais seulement rire et faire rire de ceux qui prétendaient nous débarrasser de la peur de la mort et de la souffrance grâce à leurs maximes abstraites, en quelque sorte, comme le fait la comédie : castigat ridendo mores [il corrige les mœurs grâce au rire].
1 – Comment un philosophe peut-il rire de ceux qui craignent exagérément la mort ?
Mais il faut aller plus loin et d’autres passages de son œuvre montrent que Schopenhauer essaye aussi de tourner en ridicule les hommes qui craignent exagérément la mort (particulièrement le chapitre XLI des Suppléments consacré à la mort et à l’indestructibilité de notre être véritable dans MCVCR). À la limite, il tente de rire de la mort elle-même… Il y a là une application paradoxale de sa célèbre formule selon laquelle la mort serait le musagète de la philosophie, puisque « c’est la connaissance des choses de la mort [um den Tod] et la considération de la douleur et de la misère du monde qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde » . Mais quel philosophe, et qui en général, est capable de rire de la mort ? Si Épicure réduit la mort à n’être rien pour nous, parce qu’elle n’est rien pour les vivants et que les morts ne sont rien pour elle, selon la célèbre formule de la Lettre à Ménécée, s’il ose même affirmer que le sage ne la rencontre jamais, il ne va pas jusqu’à en rire ! Dans le temps même où il réduit la mort au rien, il lui restitue sa dimension redoutable et sauvage précisément par le geste qui devait la lui ôter. Il rit seulement du destin.
2 – Le rire diabolique
À vrai dire, il y a bien une réponse facile et odieuse à la question de savoir si l’on peut rire de la mort (et de la souffrance) ! Oui, il est possible d’en rire dans le cas de celle des autres… Ce rire est le rire diabolique que Schopenhauer a su noter et examiner à plusieurs reprises : « la joie maligne est diabolique et sa raillerie, le ricanement de l’enfer ». À l’opposé des larmes de compassion, ce rire diabolique se réjouit du malheur des autres et même de leur mort :
[…] mais le plus mauvais trait de la nature humaine reste la joie maligne parce qu’elle est étroitement apparentée à la cruauté, elle n’en diffère à vrai dire que comme la théorie de la pratique, mais généralement elle apparaît là où la compassion devrait trouver sa place, elle qui, à titre de contraire, est la vraie source de toute justice et de toute charité authentique
Schopenhauer campe une scène paradigmatique au cours de laquelle le diable fait entendre ce rire cruel qui est le sien propre : « aussitôt après le coït, on entend ricaner le diable ». En accord avec l’Écriture Sainte qui tient le diable pour menteur, Schopenhauer suggère que la sexualité serait une duperie, un piège que le diable – menteur et père du mensonge – tendrait aux hommes. En effet, si la sexualité fait surgir la vie, elle entraîne aussi secrètement la mort de l’individu qui résultera de l’union amoureuse. Elle fait croire à la vie et introduit la mort inexorablement liée à l’individuation de l’existence.
3 – Si la théorie du ridicule peut s’appliquer à l’amour, elle peut s’appliquer à la mort
Est-il possible d’appliquer la théorie schopenhauerienne du ridicule – la contradiction entre l’accord conceptuel et le désaccord concret – à ce ricanement infernal si pervers ? Ce n’est pas impossible. On dira alors que bonheur et surgissement de la vie peuvent se réunir à l’intérieur d’un même concept, c’est-à-dire dans l’abstrait… mais la différence finira par se manifester concrètement par la mort du nouvel individu. Ainsi, les œuvres du démon auraient un caractère bouffon ! Schopenhauer présente l’amour sexuel comme un tour de passe-passe, une duperie mortelle qui suppose le temps pour s’effectuer. Après cet apparent détour par le rire diabolique, nous pouvons envisager avec Schopenhauer la possibilité d’un tour de passe-passe dans l’autre sens, non plus de l’amour sexuel à la mort mais de la mort à la vie… Mais ce tour de passe-passe sera dépouillé de sa perversité diabolique de sorte que le philosophe soutient qu’on pourrait en rire innocemment, comme d’une plaisanterie. Voilà qui nous consolerait de la mort.
Sa réflexion philosophique aménage cette possibilité par deux tentatives entremêlées. Par la première, il tente d’abord de ridiculiser ceux qui craignent la mort malgré la consolation donnée par les considérations les plus hautes de sa réflexion philosophique. La deuxième consiste à nous amener à rire de la mort elle-même comme d’une plaisanterie.
https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2012-2-page-4.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 20 Juin 2023, 12:38 | |
| Je me suis permis de supprimer le doublon (le premier de tes deux messages qui paraissaient identiques, en espérant qu'ils l'étaient vraiment...).
C'est encore un excellent article, qui mérite d'être lu intégralement -- et qui plaira peut-être aussi à notre chapelier, car avec Schopenhauer on n'est jamais bien loin des intuitions bouddhiques.
Tout se passe comme si la "philosophie", grecque d'abord au moins sous ce nom, s'était repliée après Socrate (qui déjà dans sa version platonicienne trouvait que les dieux et les héros d'Homère, d'Hésiode et d'autres poètes tragiques, comiques ou lyriques riaient ou pleuraient trop) sur une éthique de la modération affective (qui elle-même n'est pas sans rappeler la "voie du milieu"), commune à quasiment toutes les écoles en dépit de leur grande diversité et de leurs oppositions théoriques. Si antagonistes qu'aient pu être dans leur doctrine les stoïciens et les épicuriens de l'époque hellénistique (rationalité ou irrationalité absolue du monde), leur pratique se résume toujours à un "jouir moins et souffrir moins", autrement dit à réduire l'amplitude des sentiments, émotions, passions, sans jamais parvenir à les évacuer ni à en évacuer l'irréductible ambiguïté: car rien ne ressemble plus au rire que les larmes, qui se retournent si facilement l'un dans les autres et inversement (Jean qui pleure et Jean qui rit, disait-on quand j'étais petit; c'était aussi un des motifs favoris de Hermann Hesse, dans Narcisse et Goldmund comme dans Siddhartha: les mêmes expressions, les mêmes traits du visage dans le rire et les larmes, la joie ou la jouissance et la tristesse ou la douleur; cf. aussi, pour les cinéphiles, La chienne de Renoir [1931], où le protagoniste admirablement joué par Michel Simon ne supporte pas de découvrir un rire dans ce qu'il croyait être des pleurs; cf. ici, à partir de 1 h 07')... |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 20 Juin 2023, 13:57 | |
| L’expérimentation de la jouissance - Étude de Qohélet 2,1-3
V. 1 : J’ai dit, moi, en mon cœur : va donc, que je t’éprouve par la jouissance et goûte au bonheur ! Mais voici, cela aussi est absurdité. V. 2 : Du rire j’ai dit : démence, et de la jouissance : qu’est-ce qu’elle fait ? V. 3 : J’ai exploré en mon cœur pour traîner dans le vin ma chair — et mon cœur se conduisant avec sagesse — et pour saisir la folie, jusqu’à ce que je voie ce qui est vraiment bon pour les fils de l’être humain de faire sous le ciel, le nombre des jours de leur vie.
75 En ce qui concerne le v. 2, j’ai d’abord insisté sur le fait que le mot śḥwq, littéralement « rire », n’a ni une connotation sexuelle ni un sens péjoratif (joie superficielle) ; par conséquent, il n’est aucunement l’antithèse du mot śmḥh, « jouissance », au v. 2b. L’ensemble du livre de Qo indique plutôt que le mot désigne soit la manifestation extérieure de la jouissance, soit un plaisir semblable à la jouissance. Quant au mot mhwll, « démence », j’ai montré qu’il ne désignait pas une perversité morale, mais simplement une conduite insensée et déraisonnable. Ainsi, en 2,2a, Qo souligne le caractère déraisonnable de la manifestation externe de la jouissance ou du plaisir lui-même (2,1a). Par ailleurs, j’ai signalé que le v. 2b n’envisage plus la jouissance de manière instrumentale, comme au v. 1, mais plutôt sous l’angle de ses effets. En effet, la question sur le « faire », qui suppose une réponse négative (cf. 1,3 ; 2,11), indique que la jouissance ne produit rien de valable et de durable. Autrement dit, la jouissance est incapable de combler Qo et encore moins de donner un sens à sa vie. Par ailleurs, comme cet avis reflète l’expérience personnelle de Qo, j’ai pris soin de souligner le fait que Qo ne donne pas à cet avis négatif sur la jouissance une portée universelle. C’est d’ailleurs ce qu’indique la suite du livre où la jouissance de la vie n’est plus seulement un sujet d’expérimentation (1,12-2,26), mais aussi un sujet de savoir (3,12), d’observation (3,22 ; 5,17-19), d’affirmation élogieuse (8,15) et même de recommandation (9,7-10 ; 11,9-10).
76 Dans mon analyse du v. 3, j’ai montré que Qo poursuit son investigation intellectuelle (trty, « j’ai exploré ») à l’aide d’un dialogue intérieur (blby, « en mon cœur »), comme en 2,1a, mais cette fois-ci afin d’expérimenter le paroxysme de la jouissance, c’est-à-dire l’ivresse procurée par le vin (lmšwk byyn ’t bśry, « pour traîner dans le vin ma chair »), symbole par excellence de ce qui réjouit les hommes et les dieux. Du point de vue syntaxique, j’ai attiré l’attention sur le fait que les expressions « pour traîner dans le vin » et « pour saisir la folie » sont construites de manière parallèle (l + infinitif + b) et que ce parallélisme indique que le fait de s’attacher à la folie n’est pas un nouveau projet de Qo, mais plutôt une explication du projet qui consiste à traîner son corps dans le vin. Autrement dit, se soûler est folie. Toujours du point de vue syntaxique, j’ai montré que le v. 3b — qui doit être traduit comme suit : « et mon cœur se conduisant avec sagesse », le coeur représentant ici, par métonymie, la personne tout entière — forme une parenthèse dont le propos est non pas moralisateur, mais ironique. En effet, sachant que l’abus d’alcool était dénoncé par les sages, on ne peut que sourire en lisant que c’est en se conduisant avec sagesse que Qo s’est livré à l’ivresse !
77 Enfin, j’ai signalé que ces diverses expérimentations personnelles (2,1-3c) avaient une visée (‘d ’šr, « jusqu’à ce que ») universelle : voir/discerner ce qui est bon/plaisant de faire pour tous les êtres humains sous le ciel. J’ai finalement souligné le fait que l’être humain décrit par Qo est doublement limité : d’une part, il est réduit à son « faire » (2,2b.3d) et, d’autre part, sa vie est éphémère (2,3d). Cette ombre de la mort, qui plane sur la finale de cette petite unité, plane également sur l’ensemble du livre. C’est en effet parce que l’être humain est mortel que Qo l’incite à jouir de la vie (cf., par exemple, 3,22 ; 5,17 ; 8,15 ; 9,9-10 ; 11,7-10), même si cette jouissance n’est qu’un narcotique ou un divertissement incapable de donner un véritable sens à la vie (5,19).
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2016-v72-n1-ltp02888/1038543ar/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 20 Juin 2023, 15:04 | |
| L'artillerie lourde de l'exégèse académique paraît ici quelque peu disproportionnée, mais ça ne va pas non plus sans effet comique. Pour rappel, nous avions vu un autre article de Lavoie sur Qohéleth (à l'autre bout du livre) ici (27.10.2017). Sur ton extrait, j'ajouterais seulement que même si la parenthèse du v. 3 (le coeur sage jusque dans l'ivresse) était une glose (secondaire) à visée moralisatrice, son effet (sur le texte "final") n'en serait pas moins ironique... ce ne serait d'ailleurs pas le seul endroit où l'intention d'un glossateur "moralisant" ou "orthodoxe" serait retournée par le texte qu'il tente d'amender, nous avons remarqué de nombreux cas similaires dans les textes "johanniques" (p. ex. Jean 6,51ss). En tout cas, et en rapport avec l'échange précédent, il me semble assez clair que Qohéleth, visiblement marqué par la "philosophie" grecque et spécialement épicurienne (qui n'est pas du tout ce que nos contemporains imaginent quand ils se disent "épicuriens"), d'ailleurs parfaitement compatible avec une perspective "sacerdotale" (proto-sadducéenne), est aussi un adepte du "juste milieu", allant jusqu'à mettre en garde contre l'"excès de justice" ou de " sagesse" (chap. 7: aberration évidemment par rapport à toutes les traditions, platonicienne entre autres, où la "justice" comme la "sagesse" est le contraire de l'"excès", la modération, la mesure ou l'équilibre mêmes; mais humour au deuxième degré s'il met précisément en question un "excès de modération"). Outre que, comme on l'a maintes fois noté, le "juste milieu" n'est pas le même d'une époque, d'un lieu et d'un "milieu" à l'autre: face à l'ascétisme indien ou dans la cité grecque, pour un empereur comme Marc-Aurèle ou un esclave comme Epictète, autant de "justes milieux" très éloignés les uns des autres, du moins au plan socio-économique. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 21 Juin 2023, 11:22 | |
| L’expérience mystique du rire
7 Dans ces conditions, on comprend que le rire comme manifestation corporelle parfois excessive et bruyante, ne puisse préparer à une disposition spirituelle ou une expérience ascétique. Il témoigne au contraire de la chute de l’humanité suite au péché originel et il est la manifestation du diable pour le christianisme. De plus, la représentation du Christ qui n’aurait jamais ri, confirme la thèse d’un rire anti-mystique. Ce dernier est d’autant plus le propre de l’homme qu’il s’exprime dans sa nature la plus bassement matérielle. Le rire est obscène et bestial, tout comme la sexualité peut l’être. D’où son rejet et sa condamnation par le vieux moine Jorge : « Le rire est un souffle diabolique, qui déforme les linéaments du visage et fait ressembler l’homme au singe ». Pourtant, ceux-ci ne datent pas de l’époque médiévale mais sont un héritage de l’antiquité grecque et notamment de la philosophie platonicienne. Ils s’inscrivent pour partie dans ce modèle ascétique qui se poursuit dans le Christianisme avec un certain courant agélaste fondé sur l’autorité des Pères de l’Église grecque dont le bénédictin Jorge est le garant. Ce dernier suit la règle du Maître, un modèle dont on pense qu’il a peut-être été édicté par saint Benoît lui-même. Il permet de comprendre la vie quotidienne dans les monastères de l’époque. L’historien Jacques Le Goff, dans son étude sur Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Âge, montre d’une part ce détournement du sens charnel des textes fondamentaux du Christianisme ; d’autre part, il justifie qu’au lieu même de cette règle du maître :
« On a surtout retenu les textes hostiles au corps, de type ascétique, telle la fameuse phrase de Grégoire le Grand définissant le corps comme l’abominable vêtement de l’âme. La Règle du Maître explique en fait que le corps peut être le lieu de la malédiction comme le lieu du salut de l’âme. Dans les deux sens, que ce soit de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’intérieur vers l’extérieur, le corps humain dispose de filtres : les trous du visage ; les yeux, les oreilles et la bouche sont les filtres du bien et du mal et doivent être utilisés de façon à laisser entrer ou s’exprimer le bien et à barrer la route au mal. La Règle du Maître parle du « verrou de la bouche », de « la barrière des dents », etc. Quand le rire s’apprête à fuser, il faut empêcher absolument que ce rire ne s’exprime ; et l’on voit comment, de toutes les formes mauvaises d’expression qui viennent de l’intérieur, le rire est la pire : la pire souillure de la bouche. Tout ceci est lié à une sorte de physiologie chrétienne, derrière laquelle d’ailleurs on reconnaît des traités médicaux, des croyances physiologiques si l’on peut dire. »
8 Le rire est dès lors associé, par sa laideur (il déforme le corps et le visage) et son immoralité, à la manifestation du diable. En témoignent les représentations artistiques picturales et sculpturales dont les tympans des églises romanes et gothiques sont pourvus, ainsi que les nombreuses gargouilles des cathédrales montrant le faciès d’un diable ricaneur. Le rire s’inscrit donc dans le corps et par ses manifestations hybristiques, il le déforme. D’où ce rapprochement avec le diable.
9 L’invention du diable comme figure menaçante est aussi pour l’Église le levier du pouvoir qui permet de contrôler les fidèles et d’empêcher toute rébellion possible, notamment par le côté subversif du rire. Le rire est donc lui aussi sous le contrôle de l’Église. C’est pourquoi celui-ci fait l’objet d’interdiction stricte, surtout dans les monastères où une législation rigoureuse est établie, qui dès lors crée la culpabilité et le nécessaire devoir de punition ou d’autopunition pour quiconque transgresserait cet interdit. L’historien Georges Minois précise que « La plupart des règles prévoient des châtiments contre les moines qui seraient surpris à rire ou à plaisanter. Dans celle dite des quatre pères, composée à Lérins vers 400-410, on lit : Si quelqu’un est surpris à rire ou à dire des plaisanteries (…) nous ordonnons que, durant deux semaines, un tel homme soit, au nom du Seigneur, réprimé de toute façon par le fouet de l’humilité ». Et en effet, si le rire est particulièrement prohibé dans les monastères, c’est parce qu’il y est assimilé à un manque d’humilité, première vertu cardinale ainsi que l’observation du silence pour être moine et éviter tout péché par orgueil. C’est l’argument dont use Jorge contre Guillaume de Baskerville. De plus, dans le milieu monastique, les moines sont en majorité persuadés que « l’enfer est le lieu du rire. Au VIIIesiècle, Bède le Vénérable rapporte le récit d’un certain Drycthelm, ressuscité, qui a fait un séjour chez Satan où il a entendu un rire terrible, comme si une populace se moquait d’ennemis enchaînés. ». Il n’est dès lors pas étonnant que le rire soit tabou prenant la connotation négative de ce qui est impur, impie et effrayant. Ce tabou du rire lié au diable ne repose pas sur un motif rationnel ou moral. Les sanctions qui découlent de toute transgression sont normalement acceptées parce qu’émanant d’abord de l’ordre du surnaturel, ce qui renforce le pouvoir des hommes d’Église dont les fidèles croient qu’ils l’ont reçu de Dieu. Par conséquent, les hommes d’Église sont pour ceux-ci, les protecteurs des forces surnaturelles maléfiques. Dans Rire au Moyen Âge, on apprend que le plus célèbre et influent des législateurs grec, saint Basile, avec l’aide de Jean Chrysostome, le plus agélaste des pères de l’Église, introduit une suite de petites et grandes règles par le grand argument contre le rire : « Jésus, modèle que le chrétien doit imiter, n’a pas, durant sa vie terrestre, ri une seule fois, comme l’atteste l’évangile » Et effectivement retrouve-t-on dans une des grandes règles (chapitre 16-17) de saint Basile citant l’évangile selon saint Luc que Jésus n’aurait jamais cédé au rire. Au contraire, il aurait proclamé malheureux ceux qui se laissent dominer par le rire. La réforme des ordres monastiques qui conduit à un ascétisme rigoureux dans lequel l’angélisme domine, ne concerne pas uniquement le rire mais s’étend à tout le corps, si bien que, remarque Jacques Le Goff : « L’intérêt en effet des attitudes théoriques et pratiques à l’égard du rire me paraît résider pour l’historien en grande partie dans le caractère mixte du rire, phénomène culturel qui s’exprime à travers le corps et dont l’étude éclaire aussi l’histoire des attitudes à l’égard du corps. ». Le Christianisme est donc traversé par cette contradiction où il affirme tout à la fois par l’incarnation, l’importance du corps comme lieu possible de rédemption et des attitudes théoriques et pratiques anti-corporelles. Ainsi, y a-t-il un courant théologique qui s’inscrit contre le corps et le rire au Moyen Âge. La superstition n’en est pas exempte. Le vieux moine Jorge en témoigne. Ce courant négateur va à l’encontre d’une théologie positive et rationnelle, celle-là même qu’incarne Guillaume de Baskerville qui défend la raison critique et la connaissance contre l’obscurantisme. Il tente donc de convaincre les moines Bénédictins en leur prouvant que les Saintes Écritures n’ont jamais interdit le rire et que le rire est une spécificité humaine. Tout au long de ce roman, l’ordre franciscain que représente Guillaume de Baskerville est décrit comme plutôt ouvert d’esprit et riche de sciences. Ce dernier s’oppose à l’austérité de l’ordre bénédictin. Le rire y est souvent l’objet de discussions violentes entre les moines, et ce sujet définit à lui seul la vrai thématique de ce roman : La diabolisation du rire contre la liberté d’agir et la notion de liberté dans les ordres. Par cette diabolisation, le rire apparaît donc comme l’adversaire suprême, objet de haine d’autant plus important qu’il s’enracine dans une haine du corps conduisant au déni du rire par la contemption du corps. Le rire est donc peu orthodoxe et ne peut être qu’anti-mystique au regard d’une théologie spéculative et mystique chrétienne canoniques.
https://journals.openedition.org/leportique/3627#tocto4n1 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 21 Juin 2023, 12:50 | |
| Article très riche, peut-être trop, parce qu'il embrasse probablement trop large pour bien étreindre l'ensemble de son ou de ses sujets et/ou objets -- ainsi dans le domaine que nous connaissons certainement le mieux ou le moins mal, "la Bible": je ne vois pas, par exemple, où "saint Paul" se serait opposé au rire (même "bête"), ni en quoi le nom d'Ismaël (El entend[e] ou écoute) aurait le moindre rapport au rire (certes le personnage d'Ismaël rit, joue, s'amuse ou se moque dans le récit, mais c'est toujours un jeu de mots sur le nom d'Isaac), encore moins en quoi le lexique hébreu distinguerait un "bon" d'un "mauvais" rire. Toutefois les citations in-citent à beaucoup d'autres lectures importantes, notamment Bataille dont nous avions déjà parlé, je crois, à propos du rapport toujours ambivalent de la "mystique" et de la "sexualité", qui touche aussi au rire et aux larmes (dès l'Isaac de la Genèse). Par coïncidence, j'ai aussi revu il n'y a pas longtemps le film de J.J. Annaud qui, s'il appauvrit le roman d'Eco (et non Ecco !), en est tout de même une adaptation honorable (un film n'étant jamais un roman, et surtout pas un roman didactique).
Il me semble néanmoins que l'on retomberait dans un dualisme symétrique et tout aussi réducteur que celui de l'"agélastie" si l'on opposait un rire, une joie ou une gaieté qu'il faudrait rechercher à une tristesse ou à une souffrance qu'il faudrait fuir ou éviter. Le "sens" ou même le "pas-de-sens" des "affects" dépendent de l'amplitude et de la diversité de leurs gammes, où les excès ou extrêmes comptent autant que le "milieu", moyen, médian, modéré ou médiocre, qui a également son importance.
On peut apprécier sous ce rapport notre parabole ou comparaison de départ, qui semble renvoyer dos à dos les non-danseurs (non-rieurs, etc.) et les non-pleureurs... mais elle peut être encore plus ambiguë que cela, car à la lettre "cette génération" c'est aussi bien ceux qui reprochent aux autres de n'avoir ni pleuré ni dansé, ou chaque groupe reprochant à l'autre sa différence (par où le texte dépasserait encore de beaucoup toute "intention", si "obvie" qu'elle paraisse). |
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