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 aspects -- du temps

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMar 02 Avr 2024, 16:11


Contes et décomptes du temps juif
Sylvie Anne Goldberg


4La notion de temps, substance volatile et imprécise s’il en est, se construit donc à partir de multiples sources qui relèvent tant de la culture que des sciences. La construction d’un temps qui serait « juif » s’édifie au travers d’éléments qui mêlent le religieux au culturel. Élaborée en puisant à la source biblique et au corpus des lois religieuses, cette construction, pour être dotée de ces caractéristiques, ne s’en frotte pas moins aux univers culturels qui nourrissent les juifs et s’en imprègne également en retour. Si l’idée du temps est hautement subjective et nettement qualitative, elle est plus encore que l’objet d’un récit, le vecteur d’une transmission fondatrice : le temps est la structure qui domine le mode de vie juif. Tels que présentés ici, les contes du temps établissent le lien entre le passé, le futur et le présent : leur lexique entrelace des notions héritées de diverses traditions historiques, philosophiques et théologiques. En admettant que le judaïsme a inventé une forme de temporalité qui se rejoue en permanence par le réensemencement du passé dans le présent, les contes du temps seraient les gardiens de sa mémoire comme de son histoire. Mais, pour inscrire le passé des juifs dans le temps et l’histoire, le décompte du temps, situe l’histoire d’Israël à l’origine de la création du monde : le récit biblique, en consignant les mémoires de l’émergence du monothéisme, prolonge l’évolution de l’humanité depuis ses origines par le déroulement d’une histoire nationale. En témoignant de la formation de l’univers, il est le garant de la continuité du peuple juif. Les rédacteurs de l’exposé biblique, en posant son canon, ont également fixé des axes à la flèche du temps, échelonnant ainsi des paliers menant vers l’avenir. Arrimé sur l’échelle du temps, l’axe en oriente le déplacement dans le flux de la temporalité humaine : déterminant un point d’origine, il guide son aboutissement. Le déploiement de cet axe du temps situe et insère les événements historiques dans un cours « juif » des choses, s’appropriant ainsi le fil du temps. Cet axe est jalonné de diverses scansions temporelles ; ces scansions forment ainsi une chaîne tout à la fois historique, mathématique et eschatologique. La mosaïque du temps s’échafaude ainsi dans l’entrelacs de l’histoire et de l’eschatologie.

5Les registres du temps ont une double vocation ; ils se fondent au sein du temps du vécu pour former le cœur du principe de la vie juive. Transmission de la tradition et organisation du temps social se trouvent ainsi érigés au rang essentiel de la passation de la judéité. Si l’orientation de l’axe et de la flèche du temps revêt une importance déterminante, c’est que le temps est conçu comme la trame eschatologique par excellence. Tant que le temps ne semble pas être précisément défini par son terme, il n’est nul besoin d’en fixer la flèche. Dès lors que le temps est appréhendé comme ayant une origine conduisant à une finalité, sa linéarité pose que la création, origine du temps, parviendra immanquablement à son achèvement, qu’il consiste en un avènement messianique ou à la fin de son écoulement.

6L'agencement temporel consacre un mode de vie dans lequel la répartition entre espaces sacré et profane singularise les Hébreux d’entre les autres peuples, comme l'indique, selon la tradition, ce verset de la Genèse : « Qu’il y ait des luminaires dans l’espace des cieux, pour séparer le jour de la nuit, ils serviront de signes et pour les fêtes, et pour les jours, et pour les années »18. Le temps juif s’ordonne en premier lieu autour de la valeur accordée au chiffre 719. Il régit tant le rythme de l’hebdomade qui gravite autour du shabbat que les cycles de « semaines d’années » qui scandent les jachères et les jubilés et inscrivent la durée humaine dans le rythme de la création du monde (« Et au 7e jour, il se reposa »). Cet ordonnancement consacre un jour par semaine à un temps échappé au temps, puisque entièrement voué au divin. Nommée par son cours, la semaine juive est appelée shavuah (sept) indiquant ainsi la séquence numérique qui va d’un septième jour vers le suivant. Cette hebdomade, en se disposant autour du jour qui signale la vacance cyclique et récurrente accordée chaque semaine à Dieu, désigne chacun d’eux par son nombre, en s’étageant du premier qui ouvre la semaine en succédant au shabbat, jusqu’au sixième, qui le précède et en est la préparation, erev shabbat, le soir – veille – du shabbat. La semaine juive est simplement agencée par l’appellation numérique de ses intervalles en jour un, jour deux, jour trois et ainsi de suite jusqu’au sixième. Si l’hebdomade sabbatique s’observe en tout lieux, les « semaines d’années », qui régissent les lois sociales et agricoles liées aux jachères, ne font sens, pour leur part, qu’en terre d’Israël. Ces deux références, de temps et d’espace, ont maintenu à travers les exils la cohésion d’un peuple dispersé, mais dont une certaine permanence se traduisait dans le partage d'un même registre de temporalité. Ce n'est que lorsque le lien entre la terre et les juifs sera rompu, c'est-à-dire après la destruction du Temple, que la création d’un « espace-temps » concentré autour du shabbat s'imposera.

https://journals.openedition.org/bcrfj/2332?lang=en


Dernière édition par free le Mer 03 Avr 2024, 13:02, édité 1 fois
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Narkissos

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMar 02 Avr 2024, 19:13

Merci pour cet article à bien des égards remarquable...

Toute chrono-logie est ana-chronique, parce qu'elle s'impose et se superpose à d'autres chrono-logies qui la prècèdent, en effaçant les traces tout en s'en inspirant, les relisant et les réorganisant à sa manière, tout en préparant à son insu son propre dépassement sur le même modèle -- palimpseste. Autrement dit, parce qu'elle est aussi "temporelle" que son "objet", parce qu'elle est elle-même "du temps". Sur ce point comme sur beaucoup d'autres le champ "biblique" est exemplaire, mais par là il cesserait aussi d'être "distinctif"...

Les "temps" dits linéaire et cyclique, narratif, historique, légendaire ou fictif, mythique, épique, dramatique, poétique, mais aussi physique, objectif ou subjectif, rétrospectif ou prospectif, mémoriel d'un passé réel ou imaginaire et anticipant l'avenir dans le désir ou la peur, ne se "superposent" même pas -- c'est encore une image spatiale: ils se confondent comme ils se distinguent dans l'unité du temps qui en différant de lui-même génère et engloutit toutes les différences, y compris "spatiales". C'est le temps qui espace l'espace de sorte qu'il y ait perspective et aspect -- ce que Heidegger dit avec Zeitraum, en détournant un terme à la fois ordinaire (l'espace de temps) et scientifique (l'espace-temps), Derrida l'écrit avec la différance, et la khôra qu'il emprunte à Platon...

Nous sommes "du temps", "de l'événement", "du mouvement" avant (!) d'être quelque chose ou quelqu'un, un sujet ou un objet supposé constant, un corps occupant un espace et s'y déplaçant, a fortiori une âme ou un esprit ni temporel ni spatial, "non étendu" comme dirait Descartes: nous habitons le temps dont nous sommes (faits) de part en part avant (!!) d'habiter un quelconque lieu où nous sommes toujours étrangers, passagers, provisoires; c'est "dans le temps" autant que "dans l'espace" qu'il y a (estin, es gibt), quelque chose ou rien, que toute chose-événement "a lieu", qu'elle nous paraisse aussi durable qu'une constellation ou aussi fugace qu'un coup de vent ou un éclair. Le "monde" c'est d'abord (!!!) du temps, ce que dit aussi bien, quoique différemment, le `olam hébreu que l'aiôn grec: d'une manière ou d'une autre c'est du "temps" qui devient "monde". Je rapprochais plus haut (29.3.2024) le weil (tant que) de Goethe du menein (demeurer) johannique, on retrouverait aussi dans les parages le wohnen (demeurer, habiter) de Hölderlin (dichterisch wohnet der Mensch, l'homme habite en poète) -- et je repense soudain que la "demeure" (TM m`wn-ma`on, LXX kataphugè, refuge) était déjà l'appellation du dieu dès le premier verset du psaume 90, d'où est parti ce fil. Nous ne sommes "chez nous" que "dans le temps", plutôt nous y serions à la condition impossible de nous défaire de l'illusion d'être quoi que ce soit d'autre que "du temps", le temps juste -- ce qui ne peut être pour nous qu'une intuition passagère et insaisissable, si souvent qu'elle se répète, tant notre culture, notre éducation, notre langue même dépendent de cette illusion d'être dans le temps autre chose que du temps, comme elles l'entretiennent. A cela on pourrait aussi bien rattacher la "patience" ou l'"endurance" (hupo-menô/monè), qui sont aussi une affaire de "durée", ou de "tenue"...

En-deçà et au-delà, au-dessus et au-dessous, sur les marges, dans les lacunes et entre les lignes du récit, il y a toujours du temps que l'histoire ne capte pas, ou qui lui échappe. Peut-être ce "peu de temps à l'état pur" dont parlait Proust et que fait apparaître parfois l'artifice de l'art, littéraire, musical, cinématographique, mais précisément dans ses creux, par ce qu'il ne raconte ni ne décrit.

Tout commencement (be-re'shith, en arkhè, in principio) est fatal, parce qu'il a une suite, jusqu'à la fin qui n'arrive jamais ou toujours trop tard -- je repense à la phrase "C'était la fin du commencement", par laquelle Giono marquait le tournant de Que ma joie demeure (encore Jean, et Bach), là où l'histoire tournait mal.

Savoir "compter nos jours", lmnwt ymynw, selon le verset 12 du psaume 90, ce serait peut-être justement ne pas les compter, numériquement, indifféremment, de telle façon qu'ils fassent tant et tant d'années (v. 9s), mais bien les nommer, les distinguer ou différencier qualitativement, non seulement les bons et les mauvais (v. 14s), mais ceux qui comptent, plus ou moins... (Le verbe -- tardif -- mnh pour "compter", d'où "mine", nous est au moins connu par l'histoire de Balthazar en araméen et en Daniel 5, mené, mené...) Même problème de "montage", au fond, que celui de Nietzsche devant l'"éternel retour": rien ne peut revenir si tout ne revient pas, mais tout ne mérite pas de revenir au prix que tout le reste revienne; problème de jugement, axiologique, ou de création de "valeur": de ce point de vue Nietzsche est cohérent jusqu'à la folie.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 15 Avr 2024, 14:32

Dans la (droite ?) ligne des dernières réflexions, je suis en train de lire avec beaucoup d'intérêt un cours de Heidegger qui date de 1925, il y a bientôt un siècle, deux ans avant Sein und Zeit (1927), et près de quarante avant Zeit und Sein dont je parlais précédemment (29.3.2024) : Prolégomènes à l'histoire du concept de temps, texte édité en allemand seulement en 1979, à titre posthume, et traduit en français en 2006 par Alain Boutot, l'un des meilleurs traducteurs de Heidegger à mon avis parce que contrairement à la plupart de ses confrères il n'en fait pas trop (ce qui est tout de même plus facile sur un texte "de jeunesse", encore les "âges" de la vie)... Texte intéressant à maints égards, parce qu'il témoigne du passage de Heidegger de la phénoménologie husserlienne à sa propre "analytique du Dasein", et qu'à cette occasion il "s'explique" non seulement avec Husserl, mais avec d'autres penseurs contemporains plus ou moins oubliés (Dilthey, Scheler, Spengler, Cassirer, etc.). On y retrouve déjà l'idée d'un Da(-)sein ("être-là", "être-le-là" suggérera beaucoup plus tard Heidegger lui-même pour la traduction française, mot ordinaire pour l'"existence", pris cependant non au sens d'un concept abstrait, mais bien de l'"existant" concret qui fait l'expérience de l'"être-là") de part en part temporel, mais surtout on voit par quels chemins il y arrive, en passant notamment par saint Augustin (qu'il a étudié quelques années plus tôt): le sujet connaissant de Descartes et de toutes ses suites est d'abord un sujet aimant ou haïssant, désirant ou craignant, affectif, affecté, et par là essentiellement temporel.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeJeu 18 Avr 2024, 13:30

À la source du temps (Article assez ardu et complexe).

Christophe Bouton

La négation du temps naturel

L’explicitation de la dimension ekstatique de la temporalité originaire a atteint son but : désubstantialiser et déprésentifier le temps, le décentrer du présent vers l’avenir. Comme l’a souligné Michel , la contrepartie de la thèse heideggérienne – le temps n’est rien d’étant – est la négation de la réalité physique ou naturelle du temps, qui n’a d’existence que pour autant qu’il est « dérivé » de la temporalité originaire du Dasein. Heidegger résume sa position par une formule lapidaire dans le cours de 1927 : « Il n’y a pas de temps naturel dans la mesure où le temps appartient toujours essentiellement au Dasein. »La théorie de la dérivation repose sur la distinction de trois modes de temporalité. Tout se passe comme si le jaillissement de la temporalité originaire ektatique s’exténuait peu à peu en s’éloignant de la source pour devenir le temps du monde, avec lequel compte le Dasein dans sa préoccupation quotidienne, puis le temps du maintenant attribué à la nature, dans lequel l’ekstatikon a disparu dans le flux continu des instants. Complètement disparu ? Ce n’est pas le cas. Dans le caractère irréversible de la succession des maintenant se lit encore la trace de la temporalité originaire, car l’ekstase de l’avenir est ce qui empêche le Dasein de revenir « en arrière ». Cela est vrai a fortiori pour le temps du monde, centré sur le maintenant, dont l’une des déterminations est l’ « écartement » ou l’ « ex-tension ». Le maintenant de la préoccupation quotidienne, le maintenant « au moment où je fais ceci ou cela », n’est jamais ponctuel, indivis, il comporte toujours une certaine extension, il est un moment riche du passé immédiat et déjà tourné vers l’avenir le plus proche, il est distendu entre passé et avenir, et cette tension est une forme, certes amoindrie mais bien présente, de la dimension ekstatique du temps.

Heidegger explicite le sens de la dérivation dans les § 79-80 d’être et temps, en s’efforçant de montrer le genèse du concept vulgaire du temps à partir de la temporalité originaire. La fuite du Dasein devant son être-pour-la mort, le dévalement ou la déchéance, sa tendance à comprendre tout d’abord le temps à partir des choses, expliquent l’origine du temps du maintenant et de l’intratemporalité. Dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où il parcourt la dérivation en sens inverse, du temps vulgaire à la temporalité authentique, Heidegger rappelle que « toute provenance, toute genèse, sur le terrain de l’ontologie, ne représente ni une croissance, ni un développement, mais une dégénérescence, dans la mesure où tout ce qui résulte, ré-sulte, c’est-à-dire s’écarte d’une certaine façon, s’éloigne de la surpuissance de la source » . La dérivation du temps inauthentique à partir du temps originaire obéit à un schéma platonicien. Heidegger établit un parallélisme entre la temporalité et l’idée du Bien, qui est, selon la formule célèbre, « au-delà de l’être », et « fait fonction de lumière, d’éclairement pour tout dévoilement de l’étant, comme pour la compréhension de l’être lui-même ». On sait que, pour Platon, ce qui est premier dans l’ordre ontologique – l’idée du Bien – est dernier dans l’ordre de l’expérience, qui commence forcément par l’opinion (dpxa), avant de remonter à la connaissance des idées. Tel est le motif central de l’allégorie de la caverne, dont on retrouve un écho dans la conception heideggérienne de la dérivation : ce qui est premier dans l’ordre ontologique – la temporalité originaire, horizon de la compréhension de l’être – est dernier dans l’ordre de l’expérience, de la vie en sa facticité, et inversement. Ce que le Dasein connaît « tout d’abord et le plus souvent », le temps de la montre, le temps qu’il attribue à la nature, c’est la forme du temps la plus dégradée, la plus éloignée de la temporalité authentique. De même que chez Platon le visible n’est une apparence trompeuse que pour autant qu’on ignore son statut véritable, qu’on a oublié qu’il n’est qu’une copie de l’idée, le temps vulgaire a sa légitimité propre, pour peu qu’on ne le confonde pas avec la temporalité originaire, et qu’on le saisisse selon son caractère dérivé.

Cette référence à Platon ne signifie pas que la pensée heideggérienne du temps soit à son corps défendant un platonisme secret. Bien au contraire. La dévalorisation platonicienne de l’opinion devient chez Heidegger une dépréciation de notre savoir immédiat du temps, qui aboutit à un résultat opposé aux thèses platoniciennes sur le temps. Loin d’être un élément fondamental de la nature créé avec l’univers, comme l’enseigne le Timée, le temps dit naturel est dérivé de la temporalité originaire du Dasein, de sorte que l’autonomie apparente de sa réalité est une illusion. Heidegger utilise donc l’idée de dérivation pour « dénaturaliser » le temps, à l’encontre de la pensée grecque. Le temps du monde n’est pas le temps cosmologique, mais le temps que le Dasein se donne et avec lequel il compte. Même l’alternance du jour et de la nuit, « l’horloge naturelle », mesure le temps, aux yeux de Heidegger, uniquement parce que le Dasein utilise le soleil comme instrument de mesure. Sans lui, celle-ci n’a aucun sens ni aucune existence.

C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la critique de l’analyse aristotélicienne du temps, qui correspond à la « compréhension vulgaire préscientifique du temps ». Le temps de la nature, tel qu’il est décrit dans le livre IV de la Physique, n’est rien d’autre, pour Heidegger, que l’oubli de la temporalité originaire du Dasein. Plus précisément, le temps du maintenant, dont Aristote fait la description, loin d’être inhérent à la nature dont il accompagne les mouvements, est dérivé du temps du monde : « Le temps du monde “aperçu” de cette manière dans l’usage de l’horloge, nous le nommons le temps du maintenant. »Le temps du maintenant est le temps du monde, abstraction faite de sa relation au Dasein et réduit à son aspect mesurable. Sur ce point, Heidegger adresse à Hegel, dans le § 82 d’être et temps, les mêmes reproches qu’à Aristote. La conception hégélienne du temps serait la forme la plus conceptualisée du temps vulgaire, le Jetzt-Zeit. Le temps serait compris à tort comme le procès même des choses, un devenir interne à la nature, dominé par le passage, la disparition (Vergehen). Dans le cours de 1925-1926, Heidegger s’interroge à plusieurs reprises sur l’ « énigme » du phénomène de la disparition. Si le temps est un devenir, pourquoi la naissance n’est-elle pas aussi déterminante que la disparition ? Comment peut-on justifier l’attention accordée par Hegel, dans le sillage d’Aristote, à la perte, à la dévoration (Verzehren), autrement que par l’effraction dans sa pensée de l’acception vulgaire du temps, qui ne voit en celui-ci qu’un passage irréversible ?

https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-2-page-261.htm
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Narkissos

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeJeu 18 Avr 2024, 14:47

Merci pour cet article, très proche en effet des lectures que j'évoquais dans mon post précédent: les rares textes par lesquels Heidegger s'est fait connaître de son vivant, en Allemagne et a fortiori en France, en dehors du cercle restreint de son enseignement oral et de sa correspondance privée, ont été considérablement éclairés par l'"oeuvre posthume" (Nachlass) dont la traduction, sinon la publication, n'est toujours pas finie (à ma connaissance).

L'intérêt à mon sens n'est pas de "comprendre" Heidegger ou n'importe quel philosophe pour lui donner raison ou tort, mais plutôt de penser avec lui autant que possible, d'expérimenter jusqu'à un certain point le type d'expérience ou de chemin de pensée qu'il propose. Si l'on se hâte de juger, de critiquer ou de comparer l'expérience tournera court, et ce ne sont pas les malentendus qui manquent pour en fournir l'occasion. Certes "le temps physique" précède en plus d'un sens "le temps humain", mais celui-là ne serait pas pensé ni pensable sans celui-ci, ou du moins sans quelque chose (notion, idée, concept, nom ou verbe, donc langage) d'analogue: qu'au lieu de "l'homme" on parle d'âme, de sujet, de personne, de conscience, d'intelligence ou de Dasein, peu importe a priori... Même quand on compte le "temps" en milliards d'années et les distances spatiales en années-lumières, en excédant très largement la mesure de "l'homme", individu ou espèce, on se réfère toujours à l'"année" de la révolution terrestre autour du Soleil, telle qu'elle s'est stabilisée relativement et provisoirement à l'échelle de l'événement-univers, mais de façon apparemment assez constante pour toute l'expérience historique et même préhistorique de "l'événement homme". Avec ou sans "homme", il faut penser quelque chose comme "le temps" avant de le mesurer et de le calculer, et la naïveté "scientifique" consiste à croire qu'une fois qu'on le mesure et qu'on le calcule il n'y a plus rien à penser... Je trouve pour ma part que Heidegger radicalise beaucoup trop la différence de l'"humain" dans l'affaire, en sous-estimant les continuités de l'"homme" avec l'"animal", le "vivant" et le "physique" en général, mais c'est le propre de toute une époque où la pensée "spéculative" et spéculaire, prenant conscience d'elle-même en son miroir, s'est éprouvée comme enfermée en elle-même, incapable en définitive de parler d'autre chose que d'elle-même, de l'homme et du langage, sous peine d'anthropomorphisme rédhibitoire...

Ce n'est évidemment pas un hasard que "le temps" soit une préoccupation scientifique et philosophique majeure au cours des années 1910-20, même si les contacts entre les "disciplines" tournent le plus souvent au dialogue de sourds (Einstein / Bergson, etc.). L'intuition qu'on ne peut plus traiter "le temps" comme une chose, un objet, un étant, qu'"il" est au contraire le fond sans fond de tout ce qu'on peut nommer, décrire, raconter, mesurer, calculer et penser, s'est imposée à tout le monde à peu près en même... temps -- Hegel l'avait pressenti un siècle plus tôt, la vérité ou conscience n'apparaît qu'en son temps, comme la chouette de Minerve au crépuscule: c'était déjà, plus obscurément, l'intuition de toutes les eschatologies depuis plus de deux millénaires, on ne comprend(ra) qu'à la fin...

A mon sens le principal intérêt de cet article est de montrer qu'on ne peut pas envisager le temps de façon unilatérale dans un dualisme quelconque (bien / mal, création / destruction, naissance / mort, apparition / disparition): si on "lui" attribue quelque chose il faut lui attribuer tout... et l'on retrouve alors dans "le temps", "l'être" ou "l'événement" la même ambivalence qu'un deutéro-Isaïe découvrait ou inventait chez Yahvé devenu "Dieu" unique, sauf à renoncer au dualisme même...

Ce qui m'étonne rétrospectivement, c'est la compulsion de tous les systèmes, d'autant qu'ils pensent juste et profond, à déboucher sur une prescription, une injonction, un impératif -- chez Heidegger, sous l'influence de Kierkegaard, ce sera la nécessité de la décision ou de la résolution "existentielle" ou "existentiale", qui va lui être fatale lorsqu'en 1933 il croira la faire coïncider avec l'engagement nazi... mais c'est aussi ce que sur l'autre bord un Sartre retiendra de Heidegger dans son existentialisme de gauche; ou, sur le plan religieux et avant même Heidegger, Bultmann, puis beaucoup d'autres -- comme si toute pensée, y compris une pensée du "temps" ou de l'"être" qui fait et défait tout sans rien exclure, devait quand même aboutir à un "il faut" (qu'il s'agisse de craindre les dieux ou de cultiver son jardin...).
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeSam 20 Avr 2024, 11:02

Le temps fini au sein du temps éternel
À propos de la vision chrétienne de l’homme
Hans Urs von Balthasar, Traduit de l’allemand par Noémie Piacentino, avec le gracieux concours de Françoise Brague

Face à cette équivocité du temps fini – qui a un sens comme parcours unique, mais qui finalement perd tout son sens en s’égarant vers une fin qui brise tout – existent les tentatives de solution les plus diverses.

1 - L’Israël ancien estimait heureux celui que Dieu laisse mourir « vieux et rassasié de la vie » (Psaume 91, 15 ; Genèse 15, 15 ; Exode 20, 12 ; Job 5, 26 ; Proverbes 9, 11 ; 10, 27 etc.) Le temps fini s’accomplit en lui-même. Cependant, on trouve aussi en Israël la plainte au sujet des jours qui passent trop rapidement (Psaume 90) ; la maladie et la misère laissent la mort pénétrer par avance dans la vie. L’insurmontable finitude de l’existence reste, pour l’homme de l’Ancien Testament, une énigme que Dieu a posée mais qu’il lui est presque impossible de résoudre.

2 - Existent ensuite les nombreuses tentatives des religions de se dérober au vide de la finitude, qui perdure inchangée après la mort de l’individu pour d’autres individus mortels, en se cramponnant à l’intemporel. Ici on peut classer les tentatives les plus hétérogènes les unes à côté des autres :

a. Le bouddhisme sous toutes ses formes cherche à échapper à la ronde insensée de la temporalité (Samsara) en se servant de sa caducité, pour atteindre, peut-être après d’innombrables renaissances, le vrai ’néant-de-tout-le-néant, le Nirvana. « Fuite hors du temps ».

b. Le stoïcisme lui est apparenté : il y a quelque chose en moi qui ne passe pas ; si je me concentre sur ce point, le temps qui s’écoule ne me tourmente plus (Épictète), je peux l’ordonner impérialement à partir de mon point d’éternité, l’étincelle de mon âme (Marc Aurèle).

c. Très proche de cela, on trouve Eckhart, qui reprend l’étincelle de l’âme stoïcienne : ce qu’il y a de plus réel en moi est l’idée que Dieu a de moi et qui en Dieu est divine ; me réfugier en elle est la vraie sagesse, qui abandonne tout ce qui passe à son flot.

d. Mais comment faire, si je veux saisir l’éternel non par la fuite hors du temps, mais dans le temps lui-même ? La première maxime de Faust est : « L’instant est éternité » (sa dernière sentence, alors que le mourant est saisi par les lémures est assurément d’un autre ton). Deux grands héros de Dostoïevski, même s’ils sont tout à fait antinomiques, ont la même maxime : l’épileptique Kirilov fait l’expérience de sa divinité antichrétienne avant de s’effondrer, l’épileptique Mychkine, au même instant, celle de l’avant-goût de l’éternelle béatitude. Toutes proches des deux précédentes on trouve les extases du Zarathoustra de Nietzsche, qui doit tout de même être mentionné dans une section particulière :

c. Car pour Nietzsche la vision de l’éternel retour de toutes choses est éminemment équivoque : joie la plus haute dans la mesure où il se pose lui-même à égalité avec le fatum : « amor fati, ego fatum », chute la plus terrible car l’éternel retour rend tout insensé, même le surhomme. Selon que l’on se tient au centre de la roue tournante de la fatalité (comme Nietzsche se le figurait par moments) ou que l’on est balloté à la périphérie, comme il en a aussi fait l’expérience, alternaient chez lui extase et déclin.

Temps fini : sensé et insensé à la fois : cela n’est-il pas exprimé de manière classique par la mataiotês dans la lettre aux Romains : Le monde « assujetti par Dieu au néant (ou vanité [Vergeblichkeit]) et qui, soumis à lui, gémit avec impatience » (8,19-20) justement parce qu’il ne veut pas reconnaître Dieu et sa vie éternelle et se manifeste par là lui-même comme apparence () ? Mais ce sont justement ces voies sans issue qui nous conduisent des énigmes du temps fini au mystère d’un temps infini, qui ne connaît ni la mort finie, ni le vide infini du toujours-plus-loin qui la déjoue.

Tentons aussi de décrire provisoirement ce temps infini.

https://www.cairn.info/revue-communio-2017-1-page-91.htm
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeSam 20 Avr 2024, 12:16

Merci pour ce très beau texte de (von) Balthasar, qui fut l'un des plus grands théologiens catholiques du XXe siècle -- à apprécier en tenant compte de ce qu'il est, dogmatique, orthodoxe, (mais) remarquablement intelligent et/ou profond (!): il ne faut pas y rechercher de l'exégèse fine (l'Ancien Testament comme le Nouveau sont utilisés sans trop de distinction interne entre les textes), et on peut regretter les coups de patte (d'Urs ?) distribués hâtivement et inutilement à tout ce qui n'est pas catholique (notamment dans ton extrait); mais si l'on joue le jeu, on constate que la doctrine trinitaire, pourvu qu'elle soit pensée assez profondément (!!), fournit un modèle d'interprétation du "temps" tout aussi valable ou intéressant qu'un autre -- j'entends "interprétation" dans un sens non seulement herméneutique mais artistique, au sens de l'interprétation dramatique ou musicale, ainsi qu'au sens de "traduction" qui relève aussi d'un certain "art" (tekhnè, ars). Le versant "exclusif" et "(dé-)négatif", tout ce qu'il exclut ou (dé-)nie (hérésies, autres religions ou irréligions), en se restreignant lui-même, ne me paraît même plus valoir la peine d'être critiqué, sauf à retomber dans le même travers. Pour en rester au "positif", le "mystère" du "temps" peut effectivement s'interpréter et s'élucider en "mystère" trinitaire -- c'était déjà le propos de saint Augustin, et il est tout à fait passionnant de voir en quoi seize siècles de théologie catholique et près de trois siècles de philosophie moderne, surtout allemande même en Suisse, le prolongent et le modifient.

A propos du "sens" (Sinn) et de son élucidation étymologique et heideggerienne (§ 9), il faut signaler que Heidegger après Être et temps a plutôt délaissé ce terme pour d'autres, comme question (Frage) ou "vérité" (Wahrheit, prise au sens de "garde" -- lui-même a souligné plus tard sous ce rapport la pertinence du français "regarder" -- et non au sens de l'a-lètheia, explicitée en Unverborgenheit, apparition, décèlement, éclosion). Comme on l'a déjà relevé, "signification" et "direction" se confondent aussi dans le "sens" français, et celui du "temps" est particulièrement dépaysant puisqu'on le dit "irréversible", "à sens unique", sans pouvoir décider dans quel "sens" il "irait": du passé vers l'avenir, dans un... sens, de l'avenir vers le passé, dans un autre, du présent à la fois vers le passé et l'avenir... -- question d'aspect, de perspective, de regard sur quelque "chose" qui n'est pas une "chose" et qui resterait invisible, s'il n'était pas "tout", d'un "tout" qui toutefois ne se totalise jamais, nulle part.

Au passage, l'élégie de Rilke citée approximativement (§ 5s, et les notes de la traductrice) appelle ou rappelle le Corbeau (The Raven) de Poe: qui dit "une (seule) fois", (nur) Ein Mal, dit "plus jamais", nevermore = nichtmehr...

On pourrait quand même s'interroger sur la manie qui consiste à reprocher aux autres leurs "fuites", sans voir les siennes: à mon sens un théologien catholique comme Balthasar "fuit" autant (la "réalité" ou le temps platement représenté comme linéaire) dans son dogme trinitaire qu'un Eckhart dans l'idée d'un "être" indiscernable du "néant" en-deçà de "Dieu" et de ses "personnes" (et de "l'âme" par la même occasion), ou un hindou vers l'âtman ou un bouddhiste dans le nirvâna... Au-delà du gag inusable (tu es cet homme-là, la paille et la poutre, les trois doigts qui se retournent contre celui qui pointe, l'arroseur arrosé, etc.), la "fuite" ou la "fugue" dit aussi l'essentiel du "temps": cf. le "refuge" du Psaume 90 (89 LXX, kata-phugè), dont on parlait précédemment, et l'ambivalence étymologique de la "fugue" (notamment musicale), au croisement de l'italien fuga, fuite, et de l'allemand fugen, "arranger", "joindre", "ajointer", par exemple les voix divergentes dans un contrepoint polyphonique, au fil du temps. Fuite, poursuite, quête, abandon, perte, oubli et retrouvaille, résurgence, réminiscence ou reconnaissance, c'est aussi "le temps".

P.S.: par coïncidence, outre Deleuze et ses "lignes de fuite" je retrouve un merveilleux film de Lumet, The Fugitive Kind, en français "L'homme à la peau de serpent" avec Marlon Brando et Anna Magnani, sur du Tennessee Williams, qui se termine sur cette phrase de la survivante: Wild things leave skins behind them, they leave clean skins and teeth and white bones behind them, and these are the tokens passed from one to another, so that the fugitive kind can always follow their kind. (Les êtres sauvages laissent des peaux derrière eux, des peaux propres, des dents et des os blancs... ce sont les traces-gages-témoins, tokens, qui passent de l'un à l'autre, pour que l'espèce fugitive puisse toujours suivre son espèce.)
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeVen 03 Mai 2024, 14:29

Une fois pour toutes
Jean-Luc Marion

2. Histoire et récapitulation

Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi donc notre histoire ne peut-elle pas produire par elle-même un sens, ou le découvrir en elle-même ? La réponse s’impose de soi : parce que notre histoire reste structurée par la compréhension commune du temps, dont on a vu l’aporie – elle se résume à la répétition du présent, qui seul précisément est, mais de telle manière qu’il n’offre rien de plus que le néant de l’instant. Le temps, réduit au « présent restreint » (Mallarmé) de la temporalité commune, prive l’histoire du moindre sens – aucun sens au sens d’une signification définitive, ni aucun sens au sens d’une orientation vers un but défini. La compréhension commune du temps (en fait sa compréhension métaphysique, d’Aristote à Hegel et Bergson) condamne l’histoire à une chronologie par définition insensée, et, dans le meilleur des cas, à la téléologie – c’est-à-dire à un idéal que la raison ne peut que postuler, sans jamais le connaître, à un horizon qui s’éloigne à mesure que l’on croit s’en rapprocher. Or, entre la téléologie et l’eschatologie, il faut choisir (Teilhard de Chardin l’a démontré, a contrario et malgré lui). Car si l’on voulait rabattre l’eschatologie sur la téléologie, comme la théologie dogmatique du dernier siècle y fut encline plus que de raison, on aboutirait à comprendre le jugement universel et final de manière sans doute absurde et aussi idolâtrique. – Absurde, parce qu’il faudrait que dans l’histoire chronologique surgisse une interruption temporelle, complètement inconcevable suivant son propre concept (commun) de temporalité, qui n’ouvrirait que sur une éternité elle-même totalement indéterminée, la suspension vide d’un temps qui n’est pas. L’histoire s’interromprait sur une permanence abstraite, elle-même aussi contradictoire que le présent dans l’instant, qu’elle prétendrait . – Idolâtrique surtout, parce que le jugement dernier adviendrait lui-même dans l’histoire (et la temporalité) dont il emprunterait ou validerait le sens supposé. En couronnant le « sens de l’histoire » (couronnement dont le caractère divin resterait lui-même complètement indéterminé) le Christ en gloire désormais mondaine inscrirait son triomphe ambigu (et Dieu sait jusqu’où les millénarismes ont poussé cette ambiguïté !) dans la temporalité commune, comme, au mieux, le dernier triomphe du dernier imperator, réalisant le rêve de tous les Grands Inquisiteurs. Sans aller jusqu’à évoquer l’Antéchrist, on peut y reconnaître un danger beaucoup plus pressant et proche, qui menace tous les croyants et surtout les plus fidèles : si le triomphe final du Christ-roi doit s’inscrire dans le « sens » de notre histoire, alors il n’est pas encore advenu, la seconde Parousie reste à venir, sans laquelle la première demeure encore fragile, provisoire, bref en attente de sa confirmation définitive. Si l’on admet ainsi deux jugements, il faut aussi admettre que le mien, lié à ma mort individuelle, ne décide pas plus de toute l’histoire, que la mort individuelle du Christ (voire sa Résurrection ponctuelle dans notre histoire) ne récapitule encore la totalité ; par suite, il faut encore attendre un autre jugement, collectif et récapitulatif, qui interviendra à la fin de l’histoire, après moi. En fait, seul ce dernier accomplira toutes choses et décidera de la fin – de la victoire du Christ sur le mal. La seconde parousie constitue la seule vraie et la fin du monde finira l’économie du salut, qui, aussi longtemps que durera notre histoire, restera indécise. Il faudrait, durant « cet étonnant ajournement du Victory Day», encore combattre et lutter, pour que le Christ-roi finisse en dernière instance par accomplir son règne et instaurer son royaume pour de bon.

On retrouve alors, inévitablement, la question obsédante et anxieuse que les disciples (en notre nom à nous tous) adressaient au Ressuscité : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci (en tô ehronô toutô) que tu vas rétablir la royauté pour Israël ? » (Actes 1, 6). Question qui soulève deux remarques. D’abord, puisque « en ce temps-ci » peut s’entendre non seulement du moment présent, mais aussi du temps selon la temporalité commune, la question demande en fait : est-ce dans la temporalité chronologique, dans le présent non-étant de l’instant, dans le non-sens de notre histoire, que le règne de Dieu peut et doit se rétablir ? Ensuite, comme cette demande ne vient pas de zélotes ou de pharisiens, ni d’adversaires suspicieux, mais des apôtres (les meilleurs des croyants, les colonnes de l’Église, devant le Ressuscité, qu’ils reconnaissent bien comme tel), faut-il en conclure que, pour eux et à ce moment (avant l’effusion de l’Esprit), le règne de Dieu n’est donc pas déjà rétabli, que l’accomplissement reste encore à venir, que la Résurrection n’y suffit pas ?

Mais alors, comment concevoir ce fait (si c’en est un) que, dès la Passion, « Tout est accompli à son terme, tetelesthai » (Jean 19, 28-30) ? Si le dernier « grand cri » du Christ (Matthieu 27, 50 & Marc 15, 36) ne proclame pas que déjà « C’est fait (gegonen) ! » (Apocalypse 17, 16 & 21, 6), qu’il a déjà « accompli l’œuvre que [le Père] lui a donné à faire » (Jean 17, 4), alors sa « mort sur la croix » n’a pas encore suffi pour que « Dieu l’exalte et lui fasse la grâce du Nom au-dessus de tout nom » (Philippiens 2,9), ni pour qu’il puisse annoncer, dès cette croix : « Je suis l’Alpha et l’Omega, le principe et le terme (telos) » (Apocalypse, 21, 6 & 22, 13 ). Certes, si le Christ n’est pas ressuscité, « vide est notre annonce » (1 Corinthiens 15, 14) ; mais si sa Résurrection n’accomplit pas toutes choses, si une seconde venue doit l’entériner, la confirmer et la valider, « vide aussi est notre foi » (ibid.) La réponse de Paul à cette difficulté paraît aussi nette que surprenante : si la Résurrection du Christ se produisait sans la résurrection finale des morts, alors elle-même ne serait pas effective (1 Corinthiens 15, 12-13 & 16). En bonne théologie, il ne reste donc qu’à admettre que la Résurrection du Christ, elle et elle seule déjà accomplie dans notre temps, implique, englobe et comprend déjà la résurrection des morts, qui, dans notre temps, reste à venir : « Mais de fait (nuni), le Christ est ressuscité (relevé, egêgertai) des morts, premier fruit de ceux qui se sont endormis » (15, 20). Il faut comprendre le double sens de l’adverbe : c’est à la fois [dès] maintenant et de fait (nuni) que le Christ ressuscité inaugure et commence (ap-arkhê) le réveil et le relèvement de ceux qui se sont endormis dans la mort. Le même et unique moment (nun) comprend plus qu’un instant présent (donc absent) du temps de la chronologie ; il régit et commande (arkhein), si l’on veut d’avance (apo), la nouvelle vie hors du temps chronologique. Ce qui pour nous, (dans le temps chronologique de notre histoire insensée) reste encore à venir (la résurrection des morts), se trouve dès maintenant (toujours dans le temps chronologique de notre histoire sans sens) compris dans ce que Paul nomme une récapitulation.

Il faudrait peut-être entendre cette anakephalaiôsis (Éphésiens 1, 10) à la lettre : remettre sous une seule tête certes, au sens de retourner (ana-) la hiérarchie en mettant la tête au sommet, ou plutôt mettant la tête à la tête du corps, en ordonnant l’ensemble sous une seule arkhê, en sorte que ce qui vaut pour la tête (la Résurrection du Christ) vaille aussi, du même coup, pour tout ce qui s’ensuit (la résurrection des morts). Cet entêtement greffe sous le moment (nun) accompli du Christ l’histoire insensée des vivants et des morts, en la sauvant de la dispersion chronologique. Pour répondre à notre question initiale – comment concevoir ce fait que, dès la Passion, « Tout est accompli à son terme, tetelesthai, (Jean 19, 28-30) –, il faudrait donc concevoir ce moment (nun) où Christ récapitule une fois pour toutes (ephapax) ce qu’il accomplit d’un bout à l’autre de notre histoire dispersée.

Mais nous ne pouvons qu’à peine et confusément le concevoir. D’abord parce que la foi et son intelligence nous manquent toujours, à supposer que nous acception de nous y risquer : « O cœurs inintelligents et lents à croire ! » (Luc 24, 25). Mais aussi parce que la compréhension commune (en fait métaphysique) du temps, on l’a dit, nous retient et nous empêche, par une contrainte philosophique : en effet, si notre temps offre le seul théâtre de l’économie du salut, la récapitulation une fois pour toutes (ephapax) reste impossible, car aucune décision (aucune crise) ne peut se produire dans une temporalité à la fois sans permanence (l’instantané n’offre aucune durée selon un nunc jamais stans) et sans conséquence (rien ne vaut for ever, parce que rien n’arrive vraiment, ever). Loin que le temps, selon sa conception commune, puisse offrir le moindre lieu à l’économie du salut, il faut d’abord sauver le temps de sa dispersion littéralement insensée, pour qu’il accueille la possibilité d’une décision. Si rien ne se décide dans le temps, rien ne se sauve dans le temps. Il faut donc sauver le temps de son indécision. La philosophie a montré que la décision (aussi bien le choix et la crise, Entschloßenheit) ne peut ré-apparaître, à l’encontre du temps de l’attitude naturelle (métaphysique), que dans l’affrontement de la mort comme la dernière possibilité, comme le « grand peut-être». Mais il ne suffit pas de décrire une possibilité, encore moins la possibilité de l’impossible, pour l’accomplir en vérité et en acte. Pour y parvenir, il faut partir d’une mort, où un moment présent véritable accomplirait une décision définitive, où donc un moment (nun) délivrerait un événement (). C’est donc la mort et la Résurrection du Christ qu’il faut suivre.


LIRE aussi : 3. Restaurer la décision et 4. Le moment hors d’histoire et 5. Faire mon temps


https://www.cairn.info/revue-communio-2017-1-page-9.htm
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeVen 03 Mai 2024, 15:26

Je suis heureusement surpris -- ou "déçu en bien" -- par ce texte de Marion, quoiqu'il reste exégétiquement déplorable (par son habitude de mettre toutes les citations "bibliques" sur le même plan, dans un total mépris de leur contexte: les encycliques pontificales ou les catéchismes catholiques se montrent souvent, à cet égard, plus prudents que la bondieuserie philosophique). Sur l'"une fois pour toutes" de l'épître aux Hébreux, voir ici, et toutes les autres discussions autour de ce texte sur son rapport très particulier, "médio-platonicien", de l'"éternité" au "temps", qui aurait pourtant de quoi intéresser un philosophe.

Mon impression à cette lecture, c'est qu'une pensée du temps, qu'elle se veuille a priori philosophique ou théologique, ne peut que retrouver ou ré-inventer quelque chose comme l'éternité, un autre du temps, soit ce qui a précisément été exclu par la raison moderne (lignes de fuite romantiques et post-romantiques, mais aussi idéalistes après Kant, Hegel-Schelling-Hölderlin, Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Proust). Elle est mythopoétique ou elle n'est pas, mais c'est aussi bien le "temps", l'"être" ou l'"histoire" qui l'est. Par là aussi l'éternité est éternelle, elle ne passe pas même quand elle passe (cf. Faulkner, post initial), elle finit toujours par resurgir, ou nous par retomber sur ses traces. Et la pensée comme le temps n'échappe pas à la fuite (cf. échange précédent).

P.S.: Je revois en ce moment quelques films de Theo Angelopoulos, qui est à mon avis l'un des meilleurs cinéastes du temps, qui le montre, qui le donne à voir sous tous ses "aspects": plusieurs époques se succèdent dans un même lieu et dans un même plan, indifféremment du présent au passé ou au futur, ellipses radicales contrebalancées par des durées réelles, interminables, de mouvements lents ou suspendus, temps de rêve ou de fantasme mêlés au réel. Deleuze montrait comment le cinéma en général était passé de "l'image-mouvement" à "l'image-temps", c'en est à mes yeux un des meilleurs exemples.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 10:24

Citation :
Depuis nous avons encore beaucoup (trop ?) parlé du "temps" et de ses "aspects", y compris le "présent" comme ponctuel ou duratif, progressif, processif, im-parfait, in-accompli, tendant à la fois vers le futur et vers le passé, mais irréversiblement dans les deux sens...


https://etrechretien.1fr1.net/t1113-parousia?highlight=parousia

Le présent est davantage que l’instant
François Dosse

Le temps présent : doublement issu de la cristallisation du sens et de l’hétérochronie

25La psychanalyse nous a appris l’aporie d’une approche continuiste, linéaire et consécutive du temps. Elle a permis d’introduire de la fragmentation, de l’hétérogène, le refoulement du passé et son retour obsessionnel, l’après-coup. En 1978, Michel de Certeau, dans sa notice « Histoire et psychanalyse », écrite dans l’encyclopédie La Nouvelle Histoire dirigée par Jacques Le Goff, opposait deux stratégies du temps. D’une part, il y aurait l’historiographie construite à partir d’une coupure entre présent et passé, postulant, de la part de l’histoire, un souci d’objectivation de ce qui n’est plus et une stratégie de mise à distance dans un souci d’intelligibilité. De l’autre, il y aurait la mémoire dont la stratégie passe par l’oubli actif, la résistance au passé, à son retour insidieux pour éviter que le mort ne saisisse le vif :

La psychanalyse et l’historiographie ont donc deux manières différentes de distribuer l’espace de la mémoire. Elles pensent autrement le rapport du passé et du présent. La première reconnaît l’un dans l’autre ; la seconde pose l’un à côté de l’autre.

26Cette distinction est certes utile pour éviter le confusionnisme entre les deux démarches historique et psychanalytique, mais il convient d’en nuancer la différence, car depuis 1978 on a pu mesurer l’importance du travail de mémoire dans l’opération historiographique elle-même. Le phénomène de latence nous révèle l’importance, dans le domaine de la psyché comme de l’histoire, de l’après-coup, ce qui induit une conception éclatée de la temporalité. Le psychanalyste André Green la qualifie d’hétérochronie car fondée sur cette importance de l’après-coup qui intervient ultérieurement et vient donner une intelligibilité nouvelle au passé tout en se définissant aussi comme un supplément de sens. À partir de cette conception, l’événement, traumatique ou non, n’agit qu’à retardement, et sa vérité n’est efficace que dans l’après-coup :

Le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie.

27Le sens s’inscrit donc dans un processus temporel au cours duquel le passé n’est pas révolu, mais toujours source d’invention, soit une structure feuilletée du temps individuel comme du temps collectif selon des imbrications temporelles chaque fois singulières, comme l’a magnifiquement montré Freud lui-même à propos de la cité romaine. L’autre rapprochement entre la psychanalyse et l’histoire du temps présent, c’est que toutes deux revêtent une valeur performative, contribuant à édifier « un tombeau pour le mort » au double sens d’honorer le passé et de le remettre à sa place. Les deux pratiques relèveraient à ce niveau d’un même travail de deuil indispensable afin de rouvrir le présent à de nouveaux possibles. L’histoire serait, selon Michel de Certeau, un discours autour d’une « présence manquante », instituante d’une coupure irréversible car l’avoir-été est à jamais absent. En même temps, cette frontière instituée par l’historiographie reste fragile, car elle vise à entériner une limite infranchissable et en même temps elle bute sur l’impossible rupture du lien avec le passé. À la fois travail de la mort et travail contre la mort, l’écriture historienne s’énonce en termes d’une place à trouver pour la sépulture. L’écriture historienne « exorcise la mort en l’introduisant dans son discours25 ». Équivalent de la perlaboration dans la cure analytique, la conversion scripturaire que réalise l’historien exerce un rôle performatif, assigne au lecteur une place qui devient un « devoir-faire » et ouvre à un rapport internalisé entre présent et passé.

https://journals.openedition.org/elh/333
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 11:20

Très bon article, qui tout en partant d'une perspective "historienne" rejoint vite les principales pensées philosophiques du temps et de la mémoire (saint Augustin, Bergson, etc.). On pourrait dire, en écho à l'autre fil ("mémoires de l'oubli"), que la "mémoire" (présente) opère précisément à partir de l'"oubli": du passé en tant que présent passé on ne sait au présent (présent) qu'une seule chose, qu'il a été (quod, existentia), aussi "présent" que notre "présent"; mais que sous cet aspect-là on ne sait précisément plus ce qu'il a été (quid, essentia) -- soit à peu près ce qu'en dit Qohéleth, 1,11 etc.. Ou du moins on ne sait pas qu'on le sait, on sait plutôt qu'on ne le sait pas, et qu'on ne saurait le retrouver que par un processus (travail ou jeu) de reconstruction artificielle qui comporte autant de création ou d'invention que de découverte, de rencontre, de re-trouvaille(s) ou de re-connaissance(s) réelles, événementielles... Rapport proustien de la réminiscence et de la littérature, complexité irréductible de la simplicité du "temps à l'état pur"; ou, façon Derrida, de la différance.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 15:16

Nous ne sommes capable de nous représenter (d’imaginer) que des choses des faits que l’on peut comparer, rapprocher de choses, de faits que nous connaissons.
Imaginer quelque chose qui ne ressemblerait à rien de ce que nous connaissons n’est pas possible.
Le temps est une de ces « choses » que l'on peut définir mais pas se représenter.
La lumière met 8 minutes 20 secondes pour nous arriver du soleil mais le photon qui la transporte lui nous arrive instantanément.  C’est inimaginable pour nous.
Dans la bible le temps et l’espace semblent exister ne même temps que le créateur. Cela n’a pas de sens, me semble-t-il, le créateur devrait avoir créé l’espace et le temps.
Vouloir tenter de comprendre comment fonctionnent temps et espace n’est pas tout à fait déraisonnable.  Vouloir comprendre ce qu’est le temps n’est pas à la portée de notre « intelligence »
Notre problème n'est il pas de vouloir trouver des explications à ce que nous ne sommes pas capables d'expliquer ? Et peut être simplement de croire que cela pourrait avoir une explication.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 15:47

"Le photon (nom commun, sujet, se référant à une "chose", à un "phénomène" ou à un "concept") transporte (verbe, actif, transitif, de mouvement) la lumière (nom commun, objet, se référant à une chose, un phénomène ou un concept, mais pas du même ordre que le sujet "le photon")", c'est une phrase dans une langue, et en plus d'un sens une "métaphore" (meta-phora = trans-port, trans-fert, trans-lation). Toute exactitude mathématique ou physique s'y perd dès qu'elle est prononcée, quelles que soient les formules qu'elle traduit et trahit.

"Le temps" et "l'espace" sont-ils des "choses" ? Des "choses" distinctes, la même "chose", ou tout autre chose qu'une "chose" ? Qu'est-ce qu'une chose ? (Titre de Heidegger)... Autant de questions à se poser (ou pas) avant de se demander si *ça* devrait être "créé" (ou pas -- et selon quels critères, mon Dieu ?!). Tout ça n'intéresse effectivement pas la physique, qui se contente de mesurer et de calculer, sans s'inquiéter de l'"être", ni de l'"essence" ni de l'"existence" de ce qu'elle calcule et mesure.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 18:53

Je pense à l’inverse les exactitudes mathématique ou physique sont trahies lorsqu’on veut les prononcer.  L’exemple le plus amusant est i (racine carrée de -1) que l’on prononce  « imaginaire »  alors qu’on ne peut l’imaginer.
La physique ne s’intéresse effectivement  ni de  l'"être", ni de l'"essence" ni de l'"existence".
La question que je me pose quant à moi si l'"être", l'"essence" ou l'"existence" sont.
Que les chose aient un « sens » une « signification » est un besoin, une nécessité pour certains.  Einstein l’a écrit assez clairement si la vie n’avait de « sens » il serait malheureux.
J’en suis à me demander si les philosophes comme les religieux ne tentent pas de trouver, pour se rassurer, des explications à des problèmes qui n’existent pas.  Pourquoi ce que nos sens perçoivent devrait avoir un "être", une "essence" ou une '"existence"  ?
Ce que nos sens perçoivent  n’est pas  là pour nous plaire
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMar 11 Juin 2024, 00:11

cabri a écrit:
Je pense à l’inverse les exactitudes mathématique ou physique sont trahies lorsqu’on veut les prononcer.

A l'inverse ?! C'est exactement ce que j'essayais de dire (CQFD ! Smile )... A commencer par la formulation ambiguë que ce qu'on (= le physicien, fût-ce l'amateur par vulgarisation interposée) appelle tranquillement "un proton" (comme s'il savait ce que c'est, question d'"essence" ou de "quiddité" en philosophie), porte (comme une brouette, comme une valise, comme un tuyau, comme une torche ? quelle méta-phore pour penser ce trans-port ?) "la lumière", "phénomène" "perceptible" par (presque) n'importe qui ou n'importe quoi, humain, animal, végétal, minéral, machine (donc pas du même ordre logique que "le proton").

Je peux dire "le ciel est bleu", ça ne sera jamais aussi exact que si j'indique numériquement le point précis où je me trouve, la direction précise où je regarde, le jour et l'heure précis de l'observation, à la nanoseconde près parce que ça change tout le temps, et la mesure précise de la fréquence optique et chromatique du "phénomène" que j'appelle, bêtement, "ciel" et "bleu": ça n'aura pas le même usage, même si ni l'un ni l'autre ne servent à grand-chose.

Citation :
La question que je me pose quant à moi si l'"être", l'"essence" ou l'"existence" sont.
Que les chose aient un « sens » une « signification » est un besoin, une nécessité pour certains.  Einstein l’a écrit assez clairement si la vie n’avait de « sens » il serait malheureux.
J’en suis à me demander si les philosophes comme les religieux ne tentent pas de trouver, pour se rassurer, des explications à des problèmes qui n’existent pas.  Pourquoi ce que nos sens perçoivent devrait avoir un "être", une "essence" ou une '"existence"  ?
Ce que nos sens perçoivent  n’est pas  là pour nous plaire

Chacun se pose, se repose, ou pas, les questions qu'il peut, ou qu'il veut, questionne ou non ses propres questions, celles des autres, celles qu'il prête aux autres, que ceux-ci les lui rendent ou non, lui aient demandé quelque chose ou rien... Voir éventuellement ici.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeDim 16 Juin 2024, 22:39

L'endroit et l'envers sont des notions relatives en ce sens qu'elle dépendent d'où on regarde.
Pour le philosophe les mots ont un sens , pour le physicien ce sont simplement des étiquettes qui servent à désigner certaines observations.
C'est pourquoi le philosophe trouve que  les symboles utilisés par les physiciens sont l'inverse de ses mots et que pour le physicien les mots sont l'inverse de ses symboles.
Si le mot proton a pour les philosophes une signification autre  que celle des physiciens il suffit de remplacer l'étiquette 'proton' par 'xxyyzz' pour éviter toute critique philosophique.
Je vois pas ce que ce changement d'étiquette changerait.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 17 Juin 2024, 01:37

J'avais glissé (mea culpa) du photon au proton sans m'en apercevoir...

Si ce qu'on appelle photon c'est un quantum (une quantité, un "combien") "de lumière", ce n'est pas une "chose", ni un "sujet" ni un "objet" comme le laisse entendre le nom commun et tout signe qui le représenterait dans une formule mathématique; quant à ce que signifierait, en physique, le verbe (actif et transitif) "porter" dans la phrase "le photon porte la lumière", ce n'est pas plus clair (c'est le cas de le dire). Autant dire qu'une goutte d'eau ou un fleuve "porte" l'eau (comme un seau ou un tuyau)...

De ma lointaine et brève scolarité je garde l'idée que "la lumière" est à la fois "corpusculaire" et "ondulatoire", autrement dit que ce serait autant ou aussi peu une "chose" qu'un "événement"... on peut certes répéter les mots et les formules, mais c'est autre chose que de les penser, surtout quand ce qui serait à penser n'est pas imaginable, ni représentable, ce qui serait à imaginer ou à représenter étant présupposé par le procès même de l'imagination ou de la représentation (cf. Kant, a priori et pétition de principe). On peut toujours dire "phénomène" si on ne pense pas que c'est là aussi une "métaphore" impliquant d'avance ce qu'elle prétend décrire: manifestation, apparition, de l'ordre du "visuel", de l'"optique", donc de la "lumière", dans toute la métonymie de ces termes. Cela dit on n'a effectivement pas besoin de penser, dans ce sens-là, pour mesurer et calculer; pas besoin de savoir ni de comprendre de quoi on parle, (ce qu'est) ce qu'on mesure et calcule.

Nous nous écartons bien loin du thème de ce fil, mais il en est exactement de même pour "le temps" (ou l'"espace"), que la physique mesure et calcule mais ne pense pas davantage, au sens de l'"essence" (qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que l'"être" du moindre qu'est-ce que c'est, ti to on).

N'insistons pas...

---

Je signale, au passage, que nous sommes revenus tout récemment dans les mêmes parages avec un autre fil.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeDim 15 Sep 2024, 14:13

Dans un autre fil en partie parallèle sur la mémoire et l'oubli, nous avons, sans surprise, beaucoup parlé du "passé", du rapport du "présent" au "passé": je reviens à ce fil-ci pour évoquer ce qui semble y manquer, à savoir l'avenir, ou le futur...

Asymétrie foncière des prétendues "in-stances" ou "ek-stases" du temps, qui sont corrélatives mais nullement équivalentes -- comparables et incomparables: à tout mo(uve)ment, à tout in-stant, il y a, indéniablement, du "présent" et du "passé", quoique sous deux espèces bien différentes de l'"il y a"; mais du "futur", ou de l'"avenir", il n'y en a jamais, ou alors sous une espèce encore différente des deux précédentes. No future, ce n'est pas seulement une formule de fin du monde, de fin d'histoire ou de civilisation réelle ou fantasmée, crainte ou désirée: c'est une "vérité" permanente, quoique négative, coextensive au "temps"; qu'on le prenne dans le sens du futur, devenir du passé et du présent, ou dans le sens contraire (au sens de direction d'un temps spatialisé, planifié, linéarisé, orienté d'avant en après ou d'après en avant, d'avant en arrière ou d'arrière en avant) de ce qui "vient" d'un avenir à venir, venant -- d'où ? d'un ailleurs qui n'est nulle part, de lui-même qui n'est rien ni personne, sauf à l'imaginer comme un livre ou un scénario déjà écrit, un film déjà tourné, mais quand et où, écrit, tourné ? -- on ne le rencontrera jamais que comme un "présent", destiné à passer à son tour, ou à ne jamais passer dans le cadre d'un tableau eschatologique, avenir absolu et par là même sans avenir, immobile ou cyclique.

Ce(lui) qui vient, le venant, ha-bâ', ho/to erkhomenô/on, c'est, comme on sait, un titre du Messie ou du Christ, du Fils de l'homme, d'Elie ou d'autres re-venants, de toutes les figures eschatologiques distinguées ou confondues, même d'un antéchrist pénultième le cas échéant (lui aussi "vient"); et de Dieu lui-même, "l'était, l'étant et le venant" (sic, barbarisme compris) dans l'Apocalypse; mais c'est déjà le Yahvé des récits mythiques, épiques ou théophaniques, des oracles prophétiques ou des psaumes liturgiques, qui "vient", qui "descend" par exemple en Eden, à Babel, au Sinaï ou dans le temple, qui visite ou intervient (pqd), pour inspecter, juger, punir, sauver, comme le deus ex machina du théâtre. Venue, avènement, événement, avent, adventus, advent, promesse ou menace de présence différée par une absence présente, si l'on peut dire, présence future qui n'arriverait jamais qu'en se présentant comme n'importe quel présent; et qui ne reste avenir, à venir, qu'en se retenant de venir (cf. le katekhô/on de 2 Thessaloniciens), en ne se présentant pas (encore). L'avenir comme tel, comme avenir, en personne, c'est bien ce qu'on ne rencontre(ra)(it) jamais, l'absolument non-phénoménal d'où proviendrait, d'une provenance abyssale, se détacherait, tout phénomène, tout ce qui apparaît, se montre, au présent, et disparaît, laissant alors des traces de passé qui marquent, façonnent, constituent et destituent le continuel présent: mystérieuse complicité d'un passé perdu à jamais et d'un avenir qui viendrait de nulle part et n'arrive jamais.

Evidence et illusion de perspective, qui suppose toujours le point de vue d'un étant-présent quelque part à un moment donné, qu'il soit ou non voyant ou vivant, avec les traces d'un passé et un avenir qui ne cesse de lui venir sans jamais lui arriver. Evidence illusoire, illusion évidente, ouverture impensable et indispensable du "temps" même, indifféremment vers ou depuis l'"avenir", au milieu, in medias res, qui est aussi bien sa fin que son commencement -- c'est toujours maintenant le dernier jour, la dernière heure, le dernier épisode connu, peut-être le dernier tout court, de telle ou telle histoire; le premier ou la première de telle autre aussi, qui est pourtant la même.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 16 Sep 2024, 11:06

La perception de l'avenir dans la philosophie augustinienne
Par Kais Hammami

Augustin « présente (la voie) aux chrétiens, et pas uniquement à eux. Son horizon n’est ni le temps immobile et politique de l’empire romain, ni l’éternité platonicienne, ni le temps contemplatif des Pères de l’Église grecque, ni exactement le temps de saint Paul, (qui, lui, récuse « la sagesse de ce monde » et la philosophie) […]. Son horizon est advenu du divin dans le temps, ou, inversement, une introduction des éléments de « l’histoire » dans la religion, donc la prise en compte du monde, qui, pour la première fois dans la sphère chrétienne, émerge vraiment en tant que monde. Il a posé les fondations d’une qualité active du temps qui est encore le nôtre »  [5]. Pour Louis Dumont, Augustin a élevé sa religion à un niveau philosophique sans précédent et, ce faisant, il a anticipé l’avenir  [6]. Jean-Claude Eslin considère Augustin comme l’homme occidental qui a innové pour les siècles modernes.

En effet au début de La Cité de Dieu, l’œuvre finale de saint Augustin, celle dans laquelle il propose une orientation pour le futur, on observe des attaques contre le fatalisme antique. L’idée de destin est radicalement étrangère à l’Ancien Testament et ce n’est pas un terme chrétien. Augustin s’appuie sur ce fait pour mettre à mal le fatum antique. H.I. Marrou  [7] le reconnaît, et félicite Augustin d’avoir rompu le temps cyclique. Augustin a placé l’homme dans le temps : « Pour un peu de temps, une petite lumière brille chez les hommes. Qu’ils marchent, qu’ils marchent afin que les ténèbres ne les saisissent pas. »  [8] Ou encore « Avance sur ta route, car elle n’existe que par ta marche », « Ce que tu désires, tu ne le vois pas encore, mais en le désirant, tu deviens capable d’être rempli quand viendra ce que tu veux voir » (La Cité de Dieu, X, 32).

Ce rapport à l’avenir et au temps alimente toute sa pensée, que ce soit dans les Confessions où il dit je en tant que philosophe, et/ou dans La Cité de Dieu, où il dit nous comme chrétien. Pour Eslin encore, l’évêque d’Hippone « envisage la condition de l’homme, soumis à la naissance et à la mortalité, comme une avancée et une marche polarisée par un avenir présent. En faisant paraître une nouvelle figure de l’individu, dans une perspective où la mémoire, le temps et l’histoire prennent une valeur plus grande quand ils sont interrogés ou visités par le divin »  [9].

Augustin place l’homme au centre de son histoire personnelle. Nous entendons par là que dans le rapport passé/futur, si nous effectuons une radioscopie de nos agissements passés, nous pouvons voir des tendances lourdes quant au futur qui va en découler : « Le récit du passé y raconte l’avenir » ; et, dans le rapport présent/futur, nos actions au présent laissent présager nos espoirs futurs : « les accomplissements dont nous sommes témoins nous attestent ceux que nous espérons » (La Cité de Dieu, X, 32).

Dans le livre X des Confessions, Augustin illustre son passé et explore sa mémoire, il est aux antipodes de la conception classique du passé en tant que souvenir. C’est le passé qui devient l’incarnation du présent. Le philosophe incarne une vision originelle de la mémoire qui constitue selon Hannah Arendt « le pivot de sa philosophie, justement cette articulation conceptuelle de l’expérience spécifiquement romaine »  [10], et comme il le dit lui-même, elle est « Le fruit de mes confessions, non tel que je fus, mais tel que je suis » (Confessions, X, 4). Antoine Prost insiste sur le fait que « l’histoire est la repensée, la ré-activation, la ré-action au présent par l’historien de choses qui ont été autrefois pensées, éprouvées, agies par d’autres. Quoi qu’il fasse, l’historien ne sort pas de lui-même »  [11]. Il argumente ses propos en s’appuyant sur la thèse développée par Robin Collingwood qui définit l’histoire comme une « connaissance du passé dans le présent, connaissance personnelle qu’a l’historien de son propre esprit en tant qu’il renouvelle et revit au présent une expérience »  [12]. Eslin ajoute que « l’expérience pour Augustin, ce sera ce présent romain et ce présent chrétien ou plutôt le présent romain qui trouve un emploi dans le présent chrétien. La mémoire unifie et conduit vers la vérité »  [13]. Saint Augustin établit la mémoire du passé comme une fonction du présent et comme force créatrice, capable d’articuler les expériences en pensant le présent entre la passé et le futur. C’est ce à quoi tend sa célèbre phrase des Confessions :

C’est donc une impropriété que de dire : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Il serait sans doute plus juste de dire : Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. En effet il y a bien dans l’âme trois modalités du temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. (XI, xx, 26)

Pour Augustin le présent du passé, c’est la mémoire ; cette dernière est donc la capacité du présent alimentée par une réflexion sur l’instant présent avec l’idée que le temps est fugace — quand on parle d’avenir au présent, la seconde d’après est déjà du passé. Dans un article où il réfléchit sur « une méthode et une épistémologie de la prospective sociale », Yves Barel brode le futur sur le passé. « Le sens humain de l’avenir a sa source profonde dans le sens humain du passé, le sens de l’histoire. Pour imaginer que ce qui sera, sera différent du présent, il faut d’abord être capable de comprendre que ce qui est diffère de ce qui a été. Or, les humains n’ont pas toujours eu le sens de l’histoire, mais l’ont conquis, l’ont construit. On sait quand cela s’est produit : au moment du passage de la Grèce archaïque à la Grèce classique de l’antiquité. »  [14] Michel Godet de son côté souligne la nécessité de la rétrospective : « La rétrospective est toujours riche d’enseignement pour la réflexion sur le futur. Celui qui ignore son passé ne peut pas anticiper ses futurs possibles. Les choix du passé conditionnent l’avenir : la plupart des événements qui sont appelés à se produire ont déjà pris racine dans le passé lointain »  [15].

https://shs.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-3-page-343?lang=fr
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 16 Sep 2024, 12:03

Ce qui différencie surtout la perspective et la prospective de saint Augustin de toutes celles de la modernité, même d'un Pascal malgré lui, c'est le sens d'une éternité qui n'est pas seulement passée ou future, mais coextensive au temps comme son autre; ce qui, comme on l'a déjà remarqué, réintroduit des représentations circulaires là même où l'on prétend en faire l'économie: qu'on conçoive l'éternité comme le centre d'un cercle ou la surface d'un disque, en rapport constant avec chaque point de sa circonférence, le temps périphérique se recourbe sur lui-même, comme en orbite, attiré par l'éternité centrale: ce n'est pas le passé en soi qui serait éternel, puisqu'il est "créé", il vient d'une éternité in-, a- ou archi-temporelle, un "en-deçà du temps" paradoxal qui est et n'est pas "avant"; de même le futur n'est pas ouvert à un prolongement indéfini, le grand et caetera, l'éternité "longue vers la fin", il retourne à une éternité qui n'a jamais été du "temps", qui est aussi bien le "commencement" que la "fin" du temps, sa source et son embouchure selon la métaphore fluviale, et dont on n'est jamais plus éloigné, au présent (cf. l'aujourd'hui de l'épître aux Hébreux), qu'au commencement ou à la fin de sa vie ou du monde. Ce n'est certes plus un cycle répétitif à la façon stoïcienne, qui elle-même intègre des représentations philosophiques et mythologiques immémoriales, directement liées à la "nature" (phusis, natura, qui est aussi ktisis, poièsis, creatio en christianisme): cycle des jours et des nuits, des mois lunaires, des années solaires, des générations, à la rigueur extrapolé en "grande année", période ou cycle long de périodes (âge d'or, etc., d'Hésiode à Daniel), dont il s'agirait tout juste d'assurer la répétition, le renouvellement, la restauration en cas de dégradation; mais ce n'est pas non plus l'histoire moderne dont l'avenir est, en principe, totalement ouvert et indéterminé malgré le poids du passé, par le jeu de la "contingence", du "hasard" ou de la "liberté".
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 16 Sep 2024, 13:10

Derrida, l'à-venir

1. Le futur n'est pas l'à-venir.

Il ne faut pas confondre l'à-venir et le futur. Comme le passé, le futur est un présent décalé dans le temps, tandis que l'à-venir est un événement imprévisible, irréductible à quelque présent que ce soit. Même s'il le déforme, le futur prolonge et répète un passé, tandis que l'à-venir est une expérience qui s'ouvre à partir d'une archive à lire et interpréter - chaque fois de manière unique, nouvelle. La mémoire mobilisée n'est pas la même. Dans le cas du futur, elle restitue un passé, tandis que dans l'autre cas c'est l'ouverture d'une différence qui se projette vers un avenir inconnu. Mais l'incertitude a un prix : cet avenir n'est pas anticipable, il se présente à nous comme menace, danger - voire monstruosité.

L'imprévisibilité de l'avenir est le sens même de la liberté. Il n'y a du libre que là où ce qui vient est hétérogène, excède mes calculs. Une telle pensée ne peut advenir sans un retrait du moi.

2. Des principes.

Je ne peux pas être indifférent à ce que la langue promet. Il n'y a ni mémoire, ni discours, ni adresse à l'autre, sans une croyance préalable, un héritage, un "Oui" originaire qui gage l'avenir. Cette origine n'est pas, elle non plus, déterminée à l'avance. Elle garde en elle un poids d'impensé, une indétermination radicale qui, à chaque instant, peut ouvrir d'autres portes à l'avenir. Elle n'est pas annoncée à l'avance, mais toujours en après-coup, avec retard. Il y a des commandements, des tâches, des urgences, des principes, des exigences impératives. L'attente, l'engagement, la prière, ne portent pas vers un lieu vide, mais vers ce lieu où s'inaugure la responsabilité.

Comment cela est-il possible? Comment l'indétermination du langage se transforme-t-elle en exigence de justice? Il ne s'agit ni d'un savoir, ni d'une délibération, ni d'une décision, ni d'un calcul, ni d'une guerre, mais d'une réponse, d'un appel qui s'impose, qui s'affirme sans tenir compte des conventions antérieures. Je te dis que c'est injuste, dit-on sans autre justification. L'appel à la justice excède tout autre appel, y compris au plus vivant de la vie. Il commande de refonder et de transformer le droit, une exigence illimitée, qui ouvre un avenir incalculable.

"Ce qui vient", "ce qui arrive" ne peut pas être nommé dans la langue courante. Il faudrait pour cela des mots nouveaux qui émergeront peut-être. En attendant que ces mots arrivent (de l'autre ou d'un autre), on continue à s'appuyer sur la structure du "comme si", de l'analogie ou de l'allégorie, qui déplace et transforme des notions classiques pour inventer une éthique (à venir), une démocratie (à venir), une responsabilité (à venir), de nouvelles Humanités (à venir), un nouveau concept de l'homme (à élaborer), une autre alliance (à venir), etc. On ne peut avancer que par comparaison avec des choses connues (le "comme"), par engagement virtuel (le "comme si"). Par ces termes et d'autres, c'est un à-venir indéterminé qui s'annonce.

https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0511101524.html
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 16 Sep 2024, 13:59

J'avais, tu l'auras compris, beaucoup de ça en tête en écrivant mon post d'hier -- d'autant que je retrouve, en relisant Parages, en particulier dans le texte intitulé "Survivre", un commentaire de Derrida sur L'arrêt de mort, de Blanchot, où figure sur les deux "volets" l'impératif "Viens", qui est aussi dans l'Apocalypse, et entre autres, la réponse de l'épouse (en latin, responsa / sponsa), et qui un peu partout se redouble et se répète sur tous les tons (impératif mais aussi suppliant, désirant, espérant, provocant, défiant, ardent, désabusé, résigné, ironique, sarcastique), "viens, viens", comme "oui, oui"... Tous les tons se perdent dans l'écriture et ressuscitent comme ils veulent ou comme ils peuvent à la lecture, à la citation, à la récitation, à la réminiscence.

Pour rester dans les aspects du temps, je rappelle que ce "viens" et sa réponse à l'indicatif présent ("je viens", auquel le "viens" répond également) est dans l'Apocalypse assorti d'un adverbe, bientôt (takhu) -- imminence infinie et indéfinie de l'à-venir qui arrive toujours et n'arrive jamais, c'est le lieu même du "parage".

A écouter -- en particulier le duo à parir de 9'...

La dimension érotique de la chose ne fait pas mystère, ou plutôt si: c'est elle qui fait tous les mystères en différant infiniment d'elle-même, comme l'illustrent, par exemple, les variations mystiques du Cantique des cantiques (déjà tout un dialogue de "viens", de demandes et de réponses différées et répétées, qui font, prennent, donnent, scandent ou rythment des temps, du temps).
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeSam 28 Sep 2024, 14:47

Ce qu'on appelle "le temps", peu importe comment on l'imagine ou se le représente (toujours spatialement, ligne droite, bande, frise, cercle, sphère, rayonnement, arborescence), on ne peut en penser ni "commencement" ni "fin", aucune limite -- comme "l'espace", ou "l'être", ou "Dieu" si on le conçoit de la même manière; à cet égard il n'y a aucune différence entre "temps" et "éternité", si l'on s'en tient à l'idée première, naïve, naturelle, de l'"éternité" qui est aussi bien grecque (aei, aiôn, aiônios, aidios), en-deçà de la réflexion mathématique et philosophique, qu'hébraïque (`olam): c'est ce qui dure toujours, de toujours à toujours, depuis toujours et pour toujours -- cf. le Psaume 90 d'où est parti le présent fil. "Dans" le temps tout, tout ce qui se nomme, peut avoir un commencement et une fin, mais "le temps" lui-même, si l'on peut dire "lui-même", non. Avant tout commencement, après toute fin il y aurait encore du "temps".

Mais "commencement" et "fin" ne sont pas seulement temporels, ils déterminent bien d'autres aspects du langage et de la pensée: au "commencement", à l'"origine" (arkhè) d'une chose ou d'un étant quelconque, dès que nous le nommons et le distinguons du reste, nous associons son essence, son identité, son ipséité, sa quiddité ou sa qualité, sa nature, on dirait aujourd'hui son ADN, ce qu'il est, ce qui fait qu'il est ce qu'il est, qui il est, tel qu'il est, non autre; et à sa "fin" (telos) le "sens" éventuel de son histoire, de son devenir, imaginés sur un mode spatio-temporel, comme un trajet depuis son commencement, d'un point de départ à un point d'arrivée, de l'alpha à l'oméga: c'est seulement à partir de cette "fin" qu'on pourrait juger rétrospectivement le tout "bon" ou "mauvais", "heureux" ou "malheureux", plus ou moins l'un ou l'autre.

J'ai souvent récité ce conte chinois du cheval et du paysan, dont il existe d'innombrables versions mais toujours sur le même modèle: un paysan trouve un cheval, c'est bien; avec le cheval son fils se casse la jambe, c'est mal; à cause de sa jambe cassée le fils ne part pas à la guerre, c'est bien; faute d'un guerrier le royaume est perdu, c'est mal... Chaque nouvel événement, épisode ou péripétie, renverse le jugement qu'on avait sur les précédents; seule la fin d'une histoire lui donne un sens, une histoire sans fin n'en a pas, et quand même elle  aurait une fin elle en aurait trop de sens, différents et contradictoires, pour en avoir un seul, donc pour en avoir un; a fortiori un "temps" sans commencement ni fin. Toute histoire particulière, histoire d'un sujet individuel ou collectif, sait bien qu'après sa fin le temps continue comme il l'a précédée.

Seule une fin du monde, aussi absolue qu'une création ex nihilo, pourrait donner un sens à ce qu'on appelle l'histoire (tout court), à la condition impossible d'un point de vue sur le tout, qui annulerait de toute façon l'ensemble des points de vue particuliers qui l'ont constituée de part en part; seule une eschatologie lui en donne, catastrophique ou merveilleux, par le tour de passe-passe d'une anticipation qui ne peut être qu'une fiction; à défaut d'eschatologie il n'est que des "sens" relatifs et provisoires, constitués par rapport à un point de vue "passé-présent", qui sait cependant que son présent va passer et qu'il y aura encore, non de l'avenir pour lui mais du présent pour d'autres, au-delà de tout ce qui peut se nommer par rapport à soi (moi, nous, mes proches ou mes lointains, ma famille, ma nation, ma race, ma religion, ma civilisation, mon espèce, nos histoires, humaines, divines, animales, vivantes, terrestres, matérielles, galactiques ou intergalactiques, techniques ou fictives). Non-sens abyssal, fond sans fond sur lequel se détache tout "sens" centré sur l'illusion de perspective d'une présence, ici, maintenant, à un moment donné, quelque part. Celai peut toutefois se lire comme l'ouvert même par quoi nous respirons, vivons, nous mouvons et sommes, plutôt que comme un espace clos en quoi nous serions enclos, gardés, enfermés ou protégés selon l'humeur du point de vue. Utilité, nécessité, causalité, finalité, bon, mauvais, gain ou perte, l'horizon et l'assiette du calcul quotidien se retournent en ouverture infinie sur la gratuité universelle du singulier.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 30 Sep 2024, 11:07

Temps, temporalité, temporalisation
Par Marcel Conche
Pages 9 à 20

La question est maintenant de savoir si le temps est comme le camus, et, selon Aristote, il est effectivement comme le camus. « Camus » se dit d’une certaine forme de nez. La forme est la concavité, mais elle s’inscrit dans une matière (au sens d’Aristote) qui est le nez. De même, le temps a besoin, pour être pensé, dit le Stagirite, d’une matière qui est constituée par la succession des événements : « Le temps, dit-il, n’existe pas sans le changement ou mouvement : en effet, quand nous ne saisissons pas de changements en nous ou n’en apercevons pas dans les choses, il ne nous semble pas qu’il se soit passé du temps. » (Physique, IV, 11, 218 b 21-23). « Le temps n’existe pas sans le changement » : j’entends que le temps ne peut être donné sans le changement. Je me sépare ici d’Aristote : je ne dis pas que le temps ne peut être « pensé » sans le changement, mais seulement qu’il ne peut être donné sans le changement.

Mais si le temps n’est pas sans le changement, il est cependant quelque chose d’autre que le changement ou mouvement, dit Aristote. D’abord, un changement est plus ou moins rapide. Il y a une vitesse du changement. Mais on ne peut attribuer au temps une vitesse, puisque la vitesse ne se définit précisément qu’en fonction du temps. Le temps « indépendant de nous va d’un pas égal », dit B. Constant. En second lieu, le changement se trouve seulement dans la chose qui change, alors que le temps est partout. Par exemple, on est au cirque. On regarde le clown, les mouvements, les fantaisies du clown. Là est le changement, mais le temps est partout.

Ainsi le temps n’est pas sans le changement, les événements, la suite des événements, mais il n’est pas mouvement ou changement. Le temps ne passe pas. C’est nous qui passons. Cependant, si rien ne passait, ne se passait, on ne pourrait parler du temps.

On parle du temps comme destructeur. Il l’est par le changement. Les choses ne se font pas toutes seules, mais elles se défont toutes seules. Il faut bâtir la maison, mais si l’on veut que la maison soit détruite, il suffit de laisser faire le temps, dit-on. Mais observe Aristote, certes, c’est dans le temps que tout est engendré et détruit, mais ce n’est pas par le temps, c’est par le changement que ce qui est cesse d’être ce que c’était : « Tout changement est par nature défaisant (ekstatikon) », dit le Stagirite (ibid., IV, 13, 222 b 16). Ekstatikon : ek-statique ; le terme a été repris par Heidegger pour désigner, dans l’analyse de la temporalité, les trois ek-stases, passé, présent, avenir se dissociant dans une unité de déploiement.

Venons-en à la définition du temps, où nous allons devoir nous séparer d’Aristote. Aristote lie le temps au changement, à la succession des événements, où l’un vient avant, l’autre après. Mais Aristote ne définit pas seulement le temps par l’avant-après, la succession pure, mais par le nombre. Car, lorsqu’on parle du temps, vient la question « combien » : « dans combien de temps la maison sera-t-elle prête ? », c’est-à-dire combien de jours, d’heures = quel nombre d’unités de temps. De là la définition d’Aristote : « Voici, dit-il, ce qu’est le temps : le nombre du mouvement (arithmos kinèseôs) selon l’avant et l’après » (ibid., IV, 11,219 b 1-2).

Mais s’il en est ainsi, que devient ce que nous avons dit au début : que le temps est indépendant par rapport à nous ? Car, s’il y a un compte des unités de temps, qui fait le compte ? C’est l’esprit de l’homme, ou, comme dit Aristote, c’est l’âme (psuchè). Alors, « la question est embarrassante, dit le Stagirite, de savoir si sans l’âme, le temps existerait ou non » (ibid., IV, 14, 223 a 21-22). Il semble que non. « Si rien, dit-il, ne peut par nature compter que l’âme, et dans l’âme, l’intelligence (noûs), il ne peut y avoir de temps sans l’âme » (223 a 25-26). La question semble entendue. Mais Aristote ajoute : si ce n’est que le mouvement peut être sans l’âme, et donc la succession, l’avant-après, qui, sans l’âme, n’est pas nombré en acte, mais qui est nombré en puissance, c’est-à-dire nombrable, et, « en tant que nombrable, constitue le temps » (223 a 29). Ainsi, le temps existerait sans l’âme en tant que le mouvement est nombré en puissance.

Mais cela, c’est encore rendre le temps dépendant de l’âme – ou de l’esprit humain. Si l’on considère le temps en soi, il faut le dépouiller de l’idée de nombre et de la quantification. Reste le temps pur, comme succession pure, sans mémoire, où ce qui est passé n’est plus présent d’aucune façon, est aboli. Et ici se trouve le second point de la définition d’Aristote où il y a lieu de nous séparer de lui. Le temps, arithmos kinèseôs, est défini en fonction du mouvement. Mais dans le mouvement, qui implique le passage d’un état ou d’un lieu à un autre, la pure succession est déjà niée, surmontée : un lien s’établit entre les moments successifs. La définition d’Aristote semble trop riche. Le temps nombre du mouvement, est un temps arithmétisé, physicalisé, qui peut servir de paramètre dans les équations du mouvement. Si le temps n’est donné qu’avec le mouvement ou changement (deux notions, kinèsis et métabolè, qu’Aristote ne distingue pas, du moins dans le Traité du temps), il peut néanmoins, semble-t-il, être pensé en soi et sans le mouvement, de même que la concavité peut être pensée sans le camus. Il suffit des deux notions avant-après, ou passé-avenir. Quelle est l’action du temps ? Ce qui est à venir ne reste pas à venir, il devient du passé. Je vais demain au bord de la mer. Après-demain, demain sera devenu hier. Le temps est une puissance : qu’après une heure il y en ait une autre, contre cela, l’on ne peut rien. C’est une puissance universelle : il n’y a rien de ce qui relève de l’expérience humaine qui ne soit sous le joug du temps. Par l’effet du temps, dis-je, ce qui est à venir devient du passé. De là la définition : le temps est la puissance universelle qui transforme ce qui est à venir en chose du passé. Ou, plus brièvement : le temps est la puissance qui, avec de l’avenir, fait du passé.

Mais ce qui est à venir n’est pas – pas encore. Et ce qui est passé n’est plus. Or, ce qui n’est plus, pour n’être plus, doit avoir été. Il ne peut avoir été dans l’avenir. Il ne peut avoir été que dans le présent. Il faut qu’entre le non-être de l’avenir et le non-être du passé, il y ait de l’être, et où sinon dans le présent ? Mais le présent ne reste pas présent, dit saint Augustin : « S’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité » (Confessions, XI, xiv). Saint Augustin ne veut pas que le présent soit éternel. Il veut réserver l’éternité à Dieu. Le présent, dit-il, pour être du temps, doit rejoindre le passé. Non ! Ce qui passe, ce qui rejoint le passé, c’est ce qui est présent, ce n’est pas le présent, lequel est ce qu’il est, présent, et est éternel ; et le temps lui-même est éternel. Ce qui est passé a eu de l’être, a eu part au réel dans le présent. Par exemple, il ne pleut plus. Donc, il a plu. Quand ? À un moment où l’on a pu dire : « Il pleut ». Il pleut maintenant, ou à présent. « Il pleut » est un événement. Ce n’est pas un être. Dans le présent, ou le maintenant, il n’y a place que pour l’événement, il n’y a pas de place pour un être. Une maison est un être : je la reconnais comme la même que tout à l’heure. Un être ne s’épuise pas dans le maintenant. Il déborde le maintenant. Il contient du passé. C’est une sorte de fantôme. Mais il y a un tremblement de terre. La maison tremble. Le tremblement s’épuise dans le maintenant. Donc, entre le non-être du futur et le non-être du passé, il y a ce qui a lieu dans l’actualité du présent ou du maintenant, et cela est de l’ordre de l’événement.

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 30 Sep 2024, 12:22

Marcel Conche (ici en 2009, il est mort en 2022, presque centenaire) était décidément un excellent pédagogue: j'avais beaucoup apprécié naguère ses commentaires sur Héraclite, Parménide ou Epicure, qui par leur rigueur et leur sobriété intelligentes complétaient ou compensaient très utilement pour moi les interprétations plus "créatrices" de mes philosophes (modernes ou contemporains) favoris, Nietzsche, Heidegger, Deleuze, Derrida par exemple -- il s'est d'ailleurs rapproché considérablement de Heidegger sur la fin, quand beaucoup d'autres s'en éloignaient...

On peut s'étonner que sur un tel thème il ne mentionne pas Bergson, sur lequel il avait pourtant travaillé, mais une conférence ne pouvait pas tout dire -- question de temps, aussi... J'ai particulièrement apprécié la citation de Benjamin Constant -- à laquelle le contexte corse donnait peut-être une saveur particulière.

Une question -- typiquement heideggerienne, sur la trajectoire de Sein (und Zeit) à Ereignis -- serait justement de savoir si l'on peut distinguer un "être" d'un "événement", et c'est toute la question du "temps" telle qu'elle se pose à la modernité: je distingue un orage (événement) d'une maison (être, chose, constante et identique à elle-même) simplement parce que leur durée diffère, mais la maison aussi est un "événement", de sa construction à sa destruction ou à sa ruine; et de même un fleuve, une montagne, une planète, une étoile, une galaxie, un "univers" si ça pouvait se décrire ou se raconter comme d'ailleurs, de l'extérieur ou de nulle part. Seul le tempo de l'événement, du mouvement ou du changement, des événements particuliers qui ne font pourtant jamais qu'un seul événement singulier, diffère d'un lieu et d'un moment d'événement à l'autre, et nous fait croire qu'il y a des "choses" permanentes et des "événements" passagers. Aristote pouvait encore postuler la permanence des cycles astronomiques et l'opposer au temps sublunaire, où les choses naissent et meurent, se font et se défont, nous ne le pouvons plus... La seule "chose" qui paraisse éternelle c'est précisément ce qui n'est pas une "chose" ni un "événement", le mathématique, les rapports invariants mais abstraits, conceptuels, idéels, irréels, déduits ou induits d'un réel infiniment variable; les règles de l'arithmétique et de la géométrie, ce qui est toujours vrai, chaque fois vrai, parce que ça "n'existe" pas en soi, sinon dans le logos de la pensée et du calcul (humains jusqu'à preuve du contraire). Le rapport du rayon du cercle à sa circonférence sera toujours le même, une fois qu'on aura défini ce qu'on entend par "rapport", "cercle", "rayon" et "circonférence", mais il n'"existe" pas comme un caillou, un chien, une puce ou un mathématicien...
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