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 aspects -- du temps

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMar 02 Avr 2024, 16:11


Contes et décomptes du temps juif
Sylvie Anne Goldberg


4La notion de temps, substance volatile et imprécise s’il en est, se construit donc à partir de multiples sources qui relèvent tant de la culture que des sciences. La construction d’un temps qui serait « juif » s’édifie au travers d’éléments qui mêlent le religieux au culturel. Élaborée en puisant à la source biblique et au corpus des lois religieuses, cette construction, pour être dotée de ces caractéristiques, ne s’en frotte pas moins aux univers culturels qui nourrissent les juifs et s’en imprègne également en retour. Si l’idée du temps est hautement subjective et nettement qualitative, elle est plus encore que l’objet d’un récit, le vecteur d’une transmission fondatrice : le temps est la structure qui domine le mode de vie juif. Tels que présentés ici, les contes du temps établissent le lien entre le passé, le futur et le présent : leur lexique entrelace des notions héritées de diverses traditions historiques, philosophiques et théologiques. En admettant que le judaïsme a inventé une forme de temporalité qui se rejoue en permanence par le réensemencement du passé dans le présent, les contes du temps seraient les gardiens de sa mémoire comme de son histoire. Mais, pour inscrire le passé des juifs dans le temps et l’histoire, le décompte du temps, situe l’histoire d’Israël à l’origine de la création du monde : le récit biblique, en consignant les mémoires de l’émergence du monothéisme, prolonge l’évolution de l’humanité depuis ses origines par le déroulement d’une histoire nationale. En témoignant de la formation de l’univers, il est le garant de la continuité du peuple juif. Les rédacteurs de l’exposé biblique, en posant son canon, ont également fixé des axes à la flèche du temps, échelonnant ainsi des paliers menant vers l’avenir. Arrimé sur l’échelle du temps, l’axe en oriente le déplacement dans le flux de la temporalité humaine : déterminant un point d’origine, il guide son aboutissement. Le déploiement de cet axe du temps situe et insère les événements historiques dans un cours « juif » des choses, s’appropriant ainsi le fil du temps. Cet axe est jalonné de diverses scansions temporelles ; ces scansions forment ainsi une chaîne tout à la fois historique, mathématique et eschatologique. La mosaïque du temps s’échafaude ainsi dans l’entrelacs de l’histoire et de l’eschatologie.

5Les registres du temps ont une double vocation ; ils se fondent au sein du temps du vécu pour former le cœur du principe de la vie juive. Transmission de la tradition et organisation du temps social se trouvent ainsi érigés au rang essentiel de la passation de la judéité. Si l’orientation de l’axe et de la flèche du temps revêt une importance déterminante, c’est que le temps est conçu comme la trame eschatologique par excellence. Tant que le temps ne semble pas être précisément défini par son terme, il n’est nul besoin d’en fixer la flèche. Dès lors que le temps est appréhendé comme ayant une origine conduisant à une finalité, sa linéarité pose que la création, origine du temps, parviendra immanquablement à son achèvement, qu’il consiste en un avènement messianique ou à la fin de son écoulement.

6L'agencement temporel consacre un mode de vie dans lequel la répartition entre espaces sacré et profane singularise les Hébreux d’entre les autres peuples, comme l'indique, selon la tradition, ce verset de la Genèse : « Qu’il y ait des luminaires dans l’espace des cieux, pour séparer le jour de la nuit, ils serviront de signes et pour les fêtes, et pour les jours, et pour les années »18. Le temps juif s’ordonne en premier lieu autour de la valeur accordée au chiffre 719. Il régit tant le rythme de l’hebdomade qui gravite autour du shabbat que les cycles de « semaines d’années » qui scandent les jachères et les jubilés et inscrivent la durée humaine dans le rythme de la création du monde (« Et au 7e jour, il se reposa »). Cet ordonnancement consacre un jour par semaine à un temps échappé au temps, puisque entièrement voué au divin. Nommée par son cours, la semaine juive est appelée shavuah (sept) indiquant ainsi la séquence numérique qui va d’un septième jour vers le suivant. Cette hebdomade, en se disposant autour du jour qui signale la vacance cyclique et récurrente accordée chaque semaine à Dieu, désigne chacun d’eux par son nombre, en s’étageant du premier qui ouvre la semaine en succédant au shabbat, jusqu’au sixième, qui le précède et en est la préparation, erev shabbat, le soir – veille – du shabbat. La semaine juive est simplement agencée par l’appellation numérique de ses intervalles en jour un, jour deux, jour trois et ainsi de suite jusqu’au sixième. Si l’hebdomade sabbatique s’observe en tout lieux, les « semaines d’années », qui régissent les lois sociales et agricoles liées aux jachères, ne font sens, pour leur part, qu’en terre d’Israël. Ces deux références, de temps et d’espace, ont maintenu à travers les exils la cohésion d’un peuple dispersé, mais dont une certaine permanence se traduisait dans le partage d'un même registre de temporalité. Ce n'est que lorsque le lien entre la terre et les juifs sera rompu, c'est-à-dire après la destruction du Temple, que la création d’un « espace-temps » concentré autour du shabbat s'imposera.

https://journals.openedition.org/bcrfj/2332?lang=en


Dernière édition par free le Mer 03 Avr 2024, 13:02, édité 1 fois
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Narkissos

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeMar 02 Avr 2024, 19:13

Merci pour cet article à bien des égards remarquable...

Toute chrono-logie est ana-chronique, parce qu'elle s'impose et se superpose à d'autres chrono-logies qui la prècèdent, en effaçant les traces tout en s'en inspirant, les relisant et les réorganisant à sa manière, tout en préparant à son insu son propre dépassement sur le même modèle -- palimpseste. Autrement dit, parce qu'elle est aussi "temporelle" que son "objet", parce qu'elle est elle-même "du temps". Sur ce point comme sur beaucoup d'autres le champ "biblique" est exemplaire, mais par là il cesserait aussi d'être "distinctif"...

Les "temps" dits linéaire et cyclique, narratif, historique, légendaire ou fictif, mythique, épique, dramatique, poétique, mais aussi physique, objectif ou subjectif, rétrospectif ou prospectif, mémoriel d'un passé réel ou imaginaire et anticipant l'avenir dans le désir ou la peur, ne se "superposent" même pas -- c'est encore une image spatiale: ils se confondent comme ils se distinguent dans l'unité du temps qui en différant de lui-même génère et engloutit toutes les différences, y compris "spatiales". C'est le temps qui espace l'espace de sorte qu'il y ait perspective et aspect -- ce que Heidegger dit avec Zeitraum, en détournant un terme à la fois ordinaire (l'espace de temps) et scientifique (l'espace-temps), Derrida l'écrit avec la différance, et la khôra qu'il emprunte à Platon...

Nous sommes "du temps", "de l'événement", "du mouvement" avant (!) d'être quelque chose ou quelqu'un, un sujet ou un objet supposé constant, un corps occupant un espace et s'y déplaçant, a fortiori une âme ou un esprit ni temporel ni spatial, "non étendu" comme dirait Descartes: nous habitons le temps dont nous sommes (faits) de part en part avant (!!) d'habiter un quelconque lieu où nous sommes toujours étrangers, passagers, provisoires; c'est "dans le temps" autant que "dans l'espace" qu'il y a (estin, es gibt), quelque chose ou rien, que toute chose-événement "a lieu", qu'elle nous paraisse aussi durable qu'une constellation ou aussi fugace qu'un coup de vent ou un éclair. Le "monde" c'est d'abord (!!!) du temps, ce que dit aussi bien, quoique différemment, le `olam hébreu que l'aiôn grec: d'une manière ou d'une autre c'est du "temps" qui devient "monde". Je rapprochais plus haut (29.3.2024) le weil (tant que) de Goethe du menein (demeurer) johannique, on retrouverait aussi dans les parages le wohnen (demeurer, habiter) de Hölderlin (dichterisch wohnet der Mensch, l'homme habite en poète) -- et je repense soudain que la "demeure" (TM m`wn-ma`on, LXX kataphugè, refuge) était déjà l'appellation du dieu dès le premier verset du psaume 90, d'où est parti ce fil. Nous ne sommes "chez nous" que "dans le temps", plutôt nous y serions à la condition impossible de nous défaire de l'illusion d'être quoi que ce soit d'autre que "du temps", le temps juste -- ce qui ne peut être pour nous qu'une intuition passagère et insaisissable, si souvent qu'elle se répète, tant notre culture, notre éducation, notre langue même dépendent de cette illusion d'être dans le temps autre chose que du temps, comme elles l'entretiennent. A cela on pourrait aussi bien rattacher la "patience" ou l'"endurance" (hupo-menô/monè), qui sont aussi une affaire de "durée", ou de "tenue"...

En-deçà et au-delà, au-dessus et au-dessous, sur les marges, dans les lacunes et entre les lignes du récit, il y a toujours du temps que l'histoire ne capte pas, ou qui lui échappe. Peut-être ce "peu de temps à l'état pur" dont parlait Proust et que fait apparaître parfois l'artifice de l'art, littéraire, musical, cinématographique, mais précisément dans ses creux, par ce qu'il ne raconte ni ne décrit.

Tout commencement (be-re'shith, en arkhè, in principio) est fatal, parce qu'il a une suite, jusqu'à la fin qui n'arrive jamais ou toujours trop tard -- je repense à la phrase "C'était la fin du commencement", par laquelle Giono marquait le tournant de Que ma joie demeure (encore Jean, et Bach), là où l'histoire tournait mal.

Savoir "compter nos jours", lmnwt ymynw, selon le verset 12 du psaume 90, ce serait peut-être justement ne pas les compter, numériquement, indifféremment, de telle façon qu'ils fassent tant et tant d'années (v. 9s), mais bien les nommer, les distinguer ou différencier qualitativement, non seulement les bons et les mauvais (v. 14s), mais ceux qui comptent, plus ou moins... (Le verbe -- tardif -- mnh pour "compter", d'où "mine", nous est au moins connu par l'histoire de Balthazar en araméen et en Daniel 5, mené, mené...) Même problème de "montage", au fond, que celui de Nietzsche devant l'"éternel retour": rien ne peut revenir si tout ne revient pas, mais tout ne mérite pas de revenir au prix que tout le reste revienne; problème de jugement, axiologique, ou de création de "valeur": de ce point de vue Nietzsche est cohérent jusqu'à la folie.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeLun 15 Avr 2024, 14:32

Dans la (droite ?) ligne des dernières réflexions, je suis en train de lire avec beaucoup d'intérêt un cours de Heidegger qui date de 1925, il y a bientôt un siècle, deux ans avant Sein und Zeit (1927), et près de quarante avant Zeit und Sein dont je parlais précédemment (29.3.2024) : Prolégomènes à l'histoire du concept de temps, texte édité en allemand seulement en 1979, à titre posthume, et traduit en français en 2006 par Alain Boutot, l'un des meilleurs traducteurs de Heidegger à mon avis parce que contrairement à la plupart de ses confrères il n'en fait pas trop (ce qui est tout de même plus facile sur un texte "de jeunesse", encore les "âges" de la vie)... Texte intéressant à maints égards, parce qu'il témoigne du passage de Heidegger de la phénoménologie husserlienne à sa propre "analytique du Dasein", et qu'à cette occasion il "s'explique" non seulement avec Husserl, mais avec d'autres penseurs contemporains plus ou moins oubliés (Dilthey, Scheler, Spengler, Cassirer, etc.). On y retrouve déjà l'idée d'un Da(-)sein ("être-là", "être-le-là" suggérera beaucoup plus tard Heidegger lui-même pour la traduction française, mot ordinaire pour l'"existence", pris cependant non au sens d'un concept abstrait, mais bien de l'"existant" concret qui fait l'expérience de l'"être-là") de part en part temporel, mais surtout on voit par quels chemins il y arrive, en passant notamment par saint Augustin (qu'il a étudié quelques années plus tôt): le sujet connaissant de Descartes et de toutes ses suites est d'abord un sujet aimant ou haïssant, désirant ou craignant, affectif, affecté, et par là essentiellement temporel.
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeJeu 18 Avr 2024, 13:30

À la source du temps (Article assez ardu et complexe).

Christophe Bouton

La négation du temps naturel

L’explicitation de la dimension ekstatique de la temporalité originaire a atteint son but : désubstantialiser et déprésentifier le temps, le décentrer du présent vers l’avenir. Comme l’a souligné Michel , la contrepartie de la thèse heideggérienne – le temps n’est rien d’étant – est la négation de la réalité physique ou naturelle du temps, qui n’a d’existence que pour autant qu’il est « dérivé » de la temporalité originaire du Dasein. Heidegger résume sa position par une formule lapidaire dans le cours de 1927 : « Il n’y a pas de temps naturel dans la mesure où le temps appartient toujours essentiellement au Dasein. »La théorie de la dérivation repose sur la distinction de trois modes de temporalité. Tout se passe comme si le jaillissement de la temporalité originaire ektatique s’exténuait peu à peu en s’éloignant de la source pour devenir le temps du monde, avec lequel compte le Dasein dans sa préoccupation quotidienne, puis le temps du maintenant attribué à la nature, dans lequel l’ekstatikon a disparu dans le flux continu des instants. Complètement disparu ? Ce n’est pas le cas. Dans le caractère irréversible de la succession des maintenant se lit encore la trace de la temporalité originaire, car l’ekstase de l’avenir est ce qui empêche le Dasein de revenir « en arrière ». Cela est vrai a fortiori pour le temps du monde, centré sur le maintenant, dont l’une des déterminations est l’ « écartement » ou l’ « ex-tension ». Le maintenant de la préoccupation quotidienne, le maintenant « au moment où je fais ceci ou cela », n’est jamais ponctuel, indivis, il comporte toujours une certaine extension, il est un moment riche du passé immédiat et déjà tourné vers l’avenir le plus proche, il est distendu entre passé et avenir, et cette tension est une forme, certes amoindrie mais bien présente, de la dimension ekstatique du temps.

Heidegger explicite le sens de la dérivation dans les § 79-80 d’être et temps, en s’efforçant de montrer le genèse du concept vulgaire du temps à partir de la temporalité originaire. La fuite du Dasein devant son être-pour-la mort, le dévalement ou la déchéance, sa tendance à comprendre tout d’abord le temps à partir des choses, expliquent l’origine du temps du maintenant et de l’intratemporalité. Dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où il parcourt la dérivation en sens inverse, du temps vulgaire à la temporalité authentique, Heidegger rappelle que « toute provenance, toute genèse, sur le terrain de l’ontologie, ne représente ni une croissance, ni un développement, mais une dégénérescence, dans la mesure où tout ce qui résulte, ré-sulte, c’est-à-dire s’écarte d’une certaine façon, s’éloigne de la surpuissance de la source » . La dérivation du temps inauthentique à partir du temps originaire obéit à un schéma platonicien. Heidegger établit un parallélisme entre la temporalité et l’idée du Bien, qui est, selon la formule célèbre, « au-delà de l’être », et « fait fonction de lumière, d’éclairement pour tout dévoilement de l’étant, comme pour la compréhension de l’être lui-même ». On sait que, pour Platon, ce qui est premier dans l’ordre ontologique – l’idée du Bien – est dernier dans l’ordre de l’expérience, qui commence forcément par l’opinion (dpxa), avant de remonter à la connaissance des idées. Tel est le motif central de l’allégorie de la caverne, dont on retrouve un écho dans la conception heideggérienne de la dérivation : ce qui est premier dans l’ordre ontologique – la temporalité originaire, horizon de la compréhension de l’être – est dernier dans l’ordre de l’expérience, de la vie en sa facticité, et inversement. Ce que le Dasein connaît « tout d’abord et le plus souvent », le temps de la montre, le temps qu’il attribue à la nature, c’est la forme du temps la plus dégradée, la plus éloignée de la temporalité authentique. De même que chez Platon le visible n’est une apparence trompeuse que pour autant qu’on ignore son statut véritable, qu’on a oublié qu’il n’est qu’une copie de l’idée, le temps vulgaire a sa légitimité propre, pour peu qu’on ne le confonde pas avec la temporalité originaire, et qu’on le saisisse selon son caractère dérivé.

Cette référence à Platon ne signifie pas que la pensée heideggérienne du temps soit à son corps défendant un platonisme secret. Bien au contraire. La dévalorisation platonicienne de l’opinion devient chez Heidegger une dépréciation de notre savoir immédiat du temps, qui aboutit à un résultat opposé aux thèses platoniciennes sur le temps. Loin d’être un élément fondamental de la nature créé avec l’univers, comme l’enseigne le Timée, le temps dit naturel est dérivé de la temporalité originaire du Dasein, de sorte que l’autonomie apparente de sa réalité est une illusion. Heidegger utilise donc l’idée de dérivation pour « dénaturaliser » le temps, à l’encontre de la pensée grecque. Le temps du monde n’est pas le temps cosmologique, mais le temps que le Dasein se donne et avec lequel il compte. Même l’alternance du jour et de la nuit, « l’horloge naturelle », mesure le temps, aux yeux de Heidegger, uniquement parce que le Dasein utilise le soleil comme instrument de mesure. Sans lui, celle-ci n’a aucun sens ni aucune existence.

C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la critique de l’analyse aristotélicienne du temps, qui correspond à la « compréhension vulgaire préscientifique du temps ». Le temps de la nature, tel qu’il est décrit dans le livre IV de la Physique, n’est rien d’autre, pour Heidegger, que l’oubli de la temporalité originaire du Dasein. Plus précisément, le temps du maintenant, dont Aristote fait la description, loin d’être inhérent à la nature dont il accompagne les mouvements, est dérivé du temps du monde : « Le temps du monde “aperçu” de cette manière dans l’usage de l’horloge, nous le nommons le temps du maintenant. »Le temps du maintenant est le temps du monde, abstraction faite de sa relation au Dasein et réduit à son aspect mesurable. Sur ce point, Heidegger adresse à Hegel, dans le § 82 d’être et temps, les mêmes reproches qu’à Aristote. La conception hégélienne du temps serait la forme la plus conceptualisée du temps vulgaire, le Jetzt-Zeit. Le temps serait compris à tort comme le procès même des choses, un devenir interne à la nature, dominé par le passage, la disparition (Vergehen). Dans le cours de 1925-1926, Heidegger s’interroge à plusieurs reprises sur l’ « énigme » du phénomène de la disparition. Si le temps est un devenir, pourquoi la naissance n’est-elle pas aussi déterminante que la disparition ? Comment peut-on justifier l’attention accordée par Hegel, dans le sillage d’Aristote, à la perte, à la dévoration (Verzehren), autrement que par l’effraction dans sa pensée de l’acception vulgaire du temps, qui ne voit en celui-ci qu’un passage irréversible ?

https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-2-page-261.htm
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Narkissos

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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeJeu 18 Avr 2024, 14:47

Merci pour cet article, très proche en effet des lectures que j'évoquais dans mon post précédent: les rares textes par lesquels Heidegger s'est fait connaître de son vivant, en Allemagne et a fortiori en France, en dehors du cercle restreint de son enseignement oral et de sa correspondance privée, ont été considérablement éclairés par l'"oeuvre posthume" (Nachlass) dont la traduction, sinon la publication, n'est toujours pas finie (à ma connaissance).

L'intérêt à mon sens n'est pas de "comprendre" Heidegger ou n'importe quel philosophe pour lui donner raison ou tort, mais plutôt de penser avec lui autant que possible, d'expérimenter jusqu'à un certain point le type d'expérience ou de chemin de pensée qu'il propose. Si l'on se hâte de juger, de critiquer ou de comparer l'expérience tournera court, et ce ne sont pas les malentendus qui manquent pour en fournir l'occasion. Certes "le temps physique" précède en plus d'un sens "le temps humain", mais celui-là ne serait pas pensé ni pensable sans celui-ci, ou du moins sans quelque chose (notion, idée, concept, nom ou verbe, donc langage) d'analogue: qu'au lieu de "l'homme" on parle d'âme, de sujet, de personne, de conscience, d'intelligence ou de Dasein, peu importe a priori... Même quand on compte le "temps" en milliards d'années et les distances spatiales en années-lumières, en excédant très largement la mesure de "l'homme", individu ou espèce, on se réfère toujours à l'"année" de la révolution terrestre autour du Soleil, telle qu'elle s'est stabilisée relativement et provisoirement à l'échelle de l'événement-univers, mais de façon apparemment assez constante pour toute l'expérience historique et même préhistorique de "l'événement homme". Avec ou sans "homme", il faut penser quelque chose comme "le temps" avant de le mesurer et de le calculer, et la naïveté "scientifique" consiste à croire qu'une fois qu'on le mesure et qu'on le calcule il n'y a plus rien à penser... Je trouve pour ma part que Heidegger radicalise beaucoup trop la différence de l'"humain" dans l'affaire, en sous-estimant les continuités de l'"homme" avec l'"animal", le "vivant" et le "physique" en général, mais c'est le propre de toute une époque où la pensée "spéculative" et spéculaire, prenant conscience d'elle-même en son miroir, s'est éprouvée comme enfermée en elle-même, incapable en définitive de parler d'autre chose que d'elle-même, de l'homme et du langage, sous peine d'anthropomorphisme rédhibitoire...

Ce n'est évidemment pas un hasard que "le temps" soit une préoccupation scientifique et philosophique majeure au cours des années 1910-20, même si les contacts entre les "disciplines" tournent le plus souvent au dialogue de sourds (Einstein / Bergson, etc.). L'intuition qu'on ne peut plus traiter "le temps" comme une chose, un objet, un étant, qu'"il" est au contraire le fond sans fond de tout ce qu'on peut nommer, décrire, raconter, mesurer, calculer et penser, s'est imposée à tout le monde à peu près en même... temps -- Hegel l'avait pressenti un siècle plus tôt, la vérité ou conscience n'apparaît qu'en son temps, comme la chouette de Minerve au crépuscule: c'était déjà, plus obscurément, l'intuition de toutes les eschatologies depuis plus de deux millénaires, on ne comprend(ra) qu'à la fin...

A mon sens le principal intérêt de cet article est de montrer qu'on ne peut pas envisager le temps de façon unilatérale dans un dualisme quelconque (bien / mal, création / destruction, naissance / mort, apparition / disparition): si on "lui" attribue quelque chose il faut lui attribuer tout... et l'on retrouve alors dans "le temps", "l'être" ou "l'événement" la même ambivalence qu'un deutéro-Isaïe découvrait ou inventait chez Yahvé devenu "Dieu" unique, sauf à renoncer au dualisme même...

Ce qui m'étonne rétrospectivement, c'est la compulsion de tous les systèmes, d'autant qu'ils pensent juste et profond, à déboucher sur une prescription, une injonction, un impératif -- chez Heidegger, sous l'influence de Kierkegaard, ce sera la nécessité de la décision ou de la résolution "existentielle" ou "existentiale", qui va lui être fatale lorsqu'en 1933 il croira la faire coïncider avec l'engagement nazi... mais c'est aussi ce que sur l'autre bord un Sartre retiendra de Heidegger dans son existentialisme de gauche; ou, sur le plan religieux et avant même Heidegger, Bultmann, puis beaucoup d'autres -- comme si toute pensée, y compris une pensée du "temps" ou de l'"être" qui fait et défait tout sans rien exclure, devait quand même aboutir à un "il faut" (qu'il s'agisse de craindre les dieux ou de cultiver son jardin...).
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeSam 20 Avr 2024, 11:02

Le temps fini au sein du temps éternel
À propos de la vision chrétienne de l’homme
Hans Urs von Balthasar, Traduit de l’allemand par Noémie Piacentino, avec le gracieux concours de Françoise Brague

Face à cette équivocité du temps fini – qui a un sens comme parcours unique, mais qui finalement perd tout son sens en s’égarant vers une fin qui brise tout – existent les tentatives de solution les plus diverses.

1 - L’Israël ancien estimait heureux celui que Dieu laisse mourir « vieux et rassasié de la vie » (Psaume 91, 15 ; Genèse 15, 15 ; Exode 20, 12 ; Job 5, 26 ; Proverbes 9, 11 ; 10, 27 etc.) Le temps fini s’accomplit en lui-même. Cependant, on trouve aussi en Israël la plainte au sujet des jours qui passent trop rapidement (Psaume 90) ; la maladie et la misère laissent la mort pénétrer par avance dans la vie. L’insurmontable finitude de l’existence reste, pour l’homme de l’Ancien Testament, une énigme que Dieu a posée mais qu’il lui est presque impossible de résoudre.

2 - Existent ensuite les nombreuses tentatives des religions de se dérober au vide de la finitude, qui perdure inchangée après la mort de l’individu pour d’autres individus mortels, en se cramponnant à l’intemporel. Ici on peut classer les tentatives les plus hétérogènes les unes à côté des autres :

a. Le bouddhisme sous toutes ses formes cherche à échapper à la ronde insensée de la temporalité (Samsara) en se servant de sa caducité, pour atteindre, peut-être après d’innombrables renaissances, le vrai ’néant-de-tout-le-néant, le Nirvana. « Fuite hors du temps ».

b. Le stoïcisme lui est apparenté : il y a quelque chose en moi qui ne passe pas ; si je me concentre sur ce point, le temps qui s’écoule ne me tourmente plus (Épictète), je peux l’ordonner impérialement à partir de mon point d’éternité, l’étincelle de mon âme (Marc Aurèle).

c. Très proche de cela, on trouve Eckhart, qui reprend l’étincelle de l’âme stoïcienne : ce qu’il y a de plus réel en moi est l’idée que Dieu a de moi et qui en Dieu est divine ; me réfugier en elle est la vraie sagesse, qui abandonne tout ce qui passe à son flot.

d. Mais comment faire, si je veux saisir l’éternel non par la fuite hors du temps, mais dans le temps lui-même ? La première maxime de Faust est : « L’instant est éternité » (sa dernière sentence, alors que le mourant est saisi par les lémures est assurément d’un autre ton). Deux grands héros de Dostoïevski, même s’ils sont tout à fait antinomiques, ont la même maxime : l’épileptique Kirilov fait l’expérience de sa divinité antichrétienne avant de s’effondrer, l’épileptique Mychkine, au même instant, celle de l’avant-goût de l’éternelle béatitude. Toutes proches des deux précédentes on trouve les extases du Zarathoustra de Nietzsche, qui doit tout de même être mentionné dans une section particulière :

c. Car pour Nietzsche la vision de l’éternel retour de toutes choses est éminemment équivoque : joie la plus haute dans la mesure où il se pose lui-même à égalité avec le fatum : « amor fati, ego fatum », chute la plus terrible car l’éternel retour rend tout insensé, même le surhomme. Selon que l’on se tient au centre de la roue tournante de la fatalité (comme Nietzsche se le figurait par moments) ou que l’on est balloté à la périphérie, comme il en a aussi fait l’expérience, alternaient chez lui extase et déclin.

Temps fini : sensé et insensé à la fois : cela n’est-il pas exprimé de manière classique par la mataiotês dans la lettre aux Romains : Le monde « assujetti par Dieu au néant (ou vanité [Vergeblichkeit]) et qui, soumis à lui, gémit avec impatience » (8,19-20) justement parce qu’il ne veut pas reconnaître Dieu et sa vie éternelle et se manifeste par là lui-même comme apparence () ? Mais ce sont justement ces voies sans issue qui nous conduisent des énigmes du temps fini au mystère d’un temps infini, qui ne connaît ni la mort finie, ni le vide infini du toujours-plus-loin qui la déjoue.

Tentons aussi de décrire provisoirement ce temps infini.

https://www.cairn.info/revue-communio-2017-1-page-91.htm
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeSam 20 Avr 2024, 12:16

Merci pour ce très beau texte de (von) Balthasar, qui fut l'un des plus grands théologiens catholiques du XXe siècle -- à apprécier en tenant compte de ce qu'il est, dogmatique, orthodoxe, (mais) remarquablement intelligent et/ou profond (!): il ne faut pas y rechercher de l'exégèse fine (l'Ancien Testament comme le Nouveau sont utilisés sans trop de distinction interne entre les textes), et on peut regretter les coups de patte (d'Urs ?) distribués hâtivement et inutilement à tout ce qui n'est pas catholique (notamment dans ton extrait); mais si l'on joue le jeu, on constate que la doctrine trinitaire, pourvu qu'elle soit pensée assez profondément (!!), fournit un modèle d'interprétation du "temps" tout aussi valable ou intéressant qu'un autre -- j'entends "interprétation" dans un sens non seulement herméneutique mais artistique, au sens de l'interprétation dramatique ou musicale, ainsi qu'au sens de "traduction" qui relève aussi d'un certain "art" (tekhnè, ars). Le versant "exclusif" et "(dé-)négatif", tout ce qu'il exclut ou (dé-)nie (hérésies, autres religions ou irréligions), en se restreignant lui-même, ne me paraît même plus valoir la peine d'être critiqué, sauf à retomber dans le même travers. Pour en rester au "positif", le "mystère" du "temps" peut effectivement s'interpréter et s'élucider en "mystère" trinitaire -- c'était déjà le propos de saint Augustin, et il est tout à fait passionnant de voir en quoi seize siècles de théologie catholique et près de trois siècles de philosophie moderne, surtout allemande même en Suisse, le prolongent et le modifient.

A propos du "sens" (Sinn) et de son élucidation étymologique et heideggerienne (§ 9), il faut signaler que Heidegger après Être et temps a plutôt délaissé ce terme pour d'autres, comme question (Frage) ou "vérité" (Wahrheit, prise au sens de "garde" -- lui-même a souligné plus tard sous ce rapport la pertinence du français "regarder" -- et non au sens de l'a-lètheia, explicitée en Unverborgenheit, apparition, décèlement, éclosion). Comme on l'a déjà relevé, "signification" et "direction" se confondent aussi dans le "sens" français, et celui du "temps" est particulièrement dépaysant puisqu'on le dit "irréversible", "à sens unique", sans pouvoir décider dans quel "sens" il "irait": du passé vers l'avenir, dans un... sens, de l'avenir vers le passé, dans un autre, du présent à la fois vers le passé et l'avenir... -- question d'aspect, de perspective, de regard sur quelque "chose" qui n'est pas une "chose" et qui resterait invisible, s'il n'était pas "tout", d'un "tout" qui toutefois ne se totalise jamais, nulle part.

Au passage, l'élégie de Rilke citée approximativement (§ 5s, et les notes de la traductrice) appelle ou rappelle le Corbeau (The Raven) de Poe: qui dit "une (seule) fois", (nur) Ein Mal, dit "plus jamais", nevermore = nichtmehr...

On pourrait quand même s'interroger sur la manie qui consiste à reprocher aux autres leurs "fuites", sans voir les siennes: à mon sens un théologien catholique comme Balthasar "fuit" autant (la "réalité" ou le temps platement représenté comme linéaire) dans son dogme trinitaire qu'un Eckhart dans l'idée d'un "être" indiscernable du "néant" en-deçà de "Dieu" et de ses "personnes" (et de "l'âme" par la même occasion), ou un hindou vers l'âtman ou un bouddhiste dans le nirvâna... Au-delà du gag inusable (tu es cet homme-là, la paille et la poutre, les trois doigts qui se retournent contre celui qui pointe, l'arroseur arrosé, etc.), la "fuite" ou la "fugue" dit aussi l'essentiel du "temps": cf. le "refuge" du Psaume 90 (89 LXX, kata-phugè), dont on parlait précédemment, et l'ambivalence étymologique de la "fugue" (notamment musicale), au croisement de l'italien fuga, fuite, et de l'allemand fugen, "arranger", "joindre", "ajointer", par exemple les voix divergentes dans un contrepoint polyphonique, au fil du temps. Fuite, poursuite, quête, abandon, perte, oubli et retrouvaille, résurgence, réminiscence ou reconnaissance, c'est aussi "le temps".

P.S.: par coïncidence, outre Deleuze et ses "lignes de fuite" je retrouve un merveilleux film de Lumet, The Fugitive Kind, en français "L'homme à la peau de serpent" avec Marlon Brando et Anna Magnani, sur du Tennessee Williams, qui se termine sur cette phrase de la survivante: Wild things leave skins behind them, they leave clean skins and teeth and white bones behind them, and these are the tokens passed from one to another, so that the fugitive kind can always follow their kind. (Les êtres sauvages laissent des peaux derrière eux, des peaux propres, des dents et des os blancs... ce sont les traces-gages-témoins, tokens, qui passent de l'un à l'autre, pour que l'espèce fugitive puisse toujours suivre son espèce.)
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeVen 03 Mai 2024, 14:29

Une fois pour toutes
Jean-Luc Marion

2. Histoire et récapitulation

Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi donc notre histoire ne peut-elle pas produire par elle-même un sens, ou le découvrir en elle-même ? La réponse s’impose de soi : parce que notre histoire reste structurée par la compréhension commune du temps, dont on a vu l’aporie – elle se résume à la répétition du présent, qui seul précisément est, mais de telle manière qu’il n’offre rien de plus que le néant de l’instant. Le temps, réduit au « présent restreint » (Mallarmé) de la temporalité commune, prive l’histoire du moindre sens – aucun sens au sens d’une signification définitive, ni aucun sens au sens d’une orientation vers un but défini. La compréhension commune du temps (en fait sa compréhension métaphysique, d’Aristote à Hegel et Bergson) condamne l’histoire à une chronologie par définition insensée, et, dans le meilleur des cas, à la téléologie – c’est-à-dire à un idéal que la raison ne peut que postuler, sans jamais le connaître, à un horizon qui s’éloigne à mesure que l’on croit s’en rapprocher. Or, entre la téléologie et l’eschatologie, il faut choisir (Teilhard de Chardin l’a démontré, a contrario et malgré lui). Car si l’on voulait rabattre l’eschatologie sur la téléologie, comme la théologie dogmatique du dernier siècle y fut encline plus que de raison, on aboutirait à comprendre le jugement universel et final de manière sans doute absurde et aussi idolâtrique. – Absurde, parce qu’il faudrait que dans l’histoire chronologique surgisse une interruption temporelle, complètement inconcevable suivant son propre concept (commun) de temporalité, qui n’ouvrirait que sur une éternité elle-même totalement indéterminée, la suspension vide d’un temps qui n’est pas. L’histoire s’interromprait sur une permanence abstraite, elle-même aussi contradictoire que le présent dans l’instant, qu’elle prétendrait . – Idolâtrique surtout, parce que le jugement dernier adviendrait lui-même dans l’histoire (et la temporalité) dont il emprunterait ou validerait le sens supposé. En couronnant le « sens de l’histoire » (couronnement dont le caractère divin resterait lui-même complètement indéterminé) le Christ en gloire désormais mondaine inscrirait son triomphe ambigu (et Dieu sait jusqu’où les millénarismes ont poussé cette ambiguïté !) dans la temporalité commune, comme, au mieux, le dernier triomphe du dernier imperator, réalisant le rêve de tous les Grands Inquisiteurs. Sans aller jusqu’à évoquer l’Antéchrist, on peut y reconnaître un danger beaucoup plus pressant et proche, qui menace tous les croyants et surtout les plus fidèles : si le triomphe final du Christ-roi doit s’inscrire dans le « sens » de notre histoire, alors il n’est pas encore advenu, la seconde Parousie reste à venir, sans laquelle la première demeure encore fragile, provisoire, bref en attente de sa confirmation définitive. Si l’on admet ainsi deux jugements, il faut aussi admettre que le mien, lié à ma mort individuelle, ne décide pas plus de toute l’histoire, que la mort individuelle du Christ (voire sa Résurrection ponctuelle dans notre histoire) ne récapitule encore la totalité ; par suite, il faut encore attendre un autre jugement, collectif et récapitulatif, qui interviendra à la fin de l’histoire, après moi. En fait, seul ce dernier accomplira toutes choses et décidera de la fin – de la victoire du Christ sur le mal. La seconde parousie constitue la seule vraie et la fin du monde finira l’économie du salut, qui, aussi longtemps que durera notre histoire, restera indécise. Il faudrait, durant « cet étonnant ajournement du Victory Day», encore combattre et lutter, pour que le Christ-roi finisse en dernière instance par accomplir son règne et instaurer son royaume pour de bon.

On retrouve alors, inévitablement, la question obsédante et anxieuse que les disciples (en notre nom à nous tous) adressaient au Ressuscité : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci (en tô ehronô toutô) que tu vas rétablir la royauté pour Israël ? » (Actes 1, 6). Question qui soulève deux remarques. D’abord, puisque « en ce temps-ci » peut s’entendre non seulement du moment présent, mais aussi du temps selon la temporalité commune, la question demande en fait : est-ce dans la temporalité chronologique, dans le présent non-étant de l’instant, dans le non-sens de notre histoire, que le règne de Dieu peut et doit se rétablir ? Ensuite, comme cette demande ne vient pas de zélotes ou de pharisiens, ni d’adversaires suspicieux, mais des apôtres (les meilleurs des croyants, les colonnes de l’Église, devant le Ressuscité, qu’ils reconnaissent bien comme tel), faut-il en conclure que, pour eux et à ce moment (avant l’effusion de l’Esprit), le règne de Dieu n’est donc pas déjà rétabli, que l’accomplissement reste encore à venir, que la Résurrection n’y suffit pas ?

Mais alors, comment concevoir ce fait (si c’en est un) que, dès la Passion, « Tout est accompli à son terme, tetelesthai » (Jean 19, 28-30) ? Si le dernier « grand cri » du Christ (Matthieu 27, 50 & Marc 15, 36) ne proclame pas que déjà « C’est fait (gegonen) ! » (Apocalypse 17, 16 & 21, 6), qu’il a déjà « accompli l’œuvre que [le Père] lui a donné à faire » (Jean 17, 4), alors sa « mort sur la croix » n’a pas encore suffi pour que « Dieu l’exalte et lui fasse la grâce du Nom au-dessus de tout nom » (Philippiens 2,9), ni pour qu’il puisse annoncer, dès cette croix : « Je suis l’Alpha et l’Omega, le principe et le terme (telos) » (Apocalypse, 21, 6 & 22, 13 ). Certes, si le Christ n’est pas ressuscité, « vide est notre annonce » (1 Corinthiens 15, 14) ; mais si sa Résurrection n’accomplit pas toutes choses, si une seconde venue doit l’entériner, la confirmer et la valider, « vide aussi est notre foi » (ibid.) La réponse de Paul à cette difficulté paraît aussi nette que surprenante : si la Résurrection du Christ se produisait sans la résurrection finale des morts, alors elle-même ne serait pas effective (1 Corinthiens 15, 12-13 & 16). En bonne théologie, il ne reste donc qu’à admettre que la Résurrection du Christ, elle et elle seule déjà accomplie dans notre temps, implique, englobe et comprend déjà la résurrection des morts, qui, dans notre temps, reste à venir : « Mais de fait (nuni), le Christ est ressuscité (relevé, egêgertai) des morts, premier fruit de ceux qui se sont endormis » (15, 20). Il faut comprendre le double sens de l’adverbe : c’est à la fois [dès] maintenant et de fait (nuni) que le Christ ressuscité inaugure et commence (ap-arkhê) le réveil et le relèvement de ceux qui se sont endormis dans la mort. Le même et unique moment (nun) comprend plus qu’un instant présent (donc absent) du temps de la chronologie ; il régit et commande (arkhein), si l’on veut d’avance (apo), la nouvelle vie hors du temps chronologique. Ce qui pour nous, (dans le temps chronologique de notre histoire insensée) reste encore à venir (la résurrection des morts), se trouve dès maintenant (toujours dans le temps chronologique de notre histoire sans sens) compris dans ce que Paul nomme une récapitulation.

Il faudrait peut-être entendre cette anakephalaiôsis (Éphésiens 1, 10) à la lettre : remettre sous une seule tête certes, au sens de retourner (ana-) la hiérarchie en mettant la tête au sommet, ou plutôt mettant la tête à la tête du corps, en ordonnant l’ensemble sous une seule arkhê, en sorte que ce qui vaut pour la tête (la Résurrection du Christ) vaille aussi, du même coup, pour tout ce qui s’ensuit (la résurrection des morts). Cet entêtement greffe sous le moment (nun) accompli du Christ l’histoire insensée des vivants et des morts, en la sauvant de la dispersion chronologique. Pour répondre à notre question initiale – comment concevoir ce fait que, dès la Passion, « Tout est accompli à son terme, tetelesthai, (Jean 19, 28-30) –, il faudrait donc concevoir ce moment (nun) où Christ récapitule une fois pour toutes (ephapax) ce qu’il accomplit d’un bout à l’autre de notre histoire dispersée.

Mais nous ne pouvons qu’à peine et confusément le concevoir. D’abord parce que la foi et son intelligence nous manquent toujours, à supposer que nous acception de nous y risquer : « O cœurs inintelligents et lents à croire ! » (Luc 24, 25). Mais aussi parce que la compréhension commune (en fait métaphysique) du temps, on l’a dit, nous retient et nous empêche, par une contrainte philosophique : en effet, si notre temps offre le seul théâtre de l’économie du salut, la récapitulation une fois pour toutes (ephapax) reste impossible, car aucune décision (aucune crise) ne peut se produire dans une temporalité à la fois sans permanence (l’instantané n’offre aucune durée selon un nunc jamais stans) et sans conséquence (rien ne vaut for ever, parce que rien n’arrive vraiment, ever). Loin que le temps, selon sa conception commune, puisse offrir le moindre lieu à l’économie du salut, il faut d’abord sauver le temps de sa dispersion littéralement insensée, pour qu’il accueille la possibilité d’une décision. Si rien ne se décide dans le temps, rien ne se sauve dans le temps. Il faut donc sauver le temps de son indécision. La philosophie a montré que la décision (aussi bien le choix et la crise, Entschloßenheit) ne peut ré-apparaître, à l’encontre du temps de l’attitude naturelle (métaphysique), que dans l’affrontement de la mort comme la dernière possibilité, comme le « grand peut-être». Mais il ne suffit pas de décrire une possibilité, encore moins la possibilité de l’impossible, pour l’accomplir en vérité et en acte. Pour y parvenir, il faut partir d’une mort, où un moment présent véritable accomplirait une décision définitive, où donc un moment (nun) délivrerait un événement (). C’est donc la mort et la Résurrection du Christ qu’il faut suivre.


LIRE aussi : 3. Restaurer la décision et 4. Le moment hors d’histoire et 5. Faire mon temps


https://www.cairn.info/revue-communio-2017-1-page-9.htm
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MessageSujet: Re: aspects -- du temps   aspects -- du temps - Page 3 Icon_minitimeVen 03 Mai 2024, 15:26

Je suis heureusement surpris -- ou "déçu en bien" -- par ce texte de Marion, quoiqu'il reste exégétiquement déplorable (par son habitude de mettre toutes les citations "bibliques" sur le même plan, dans un total mépris de leur contexte: les encycliques pontificales ou les catéchismes catholiques se montrent souvent, à cet égard, plus prudents que la bondieuserie philosophique). Sur le "une fois pour toutes" de l'épître aux Hébreux, voir ici, et toutes les autres discussions autour de ce texte sur son rapport très particulier, "médio-platonicien", de l'"éternité" au "temps", qui aurait pourtant de quoi intéresser un philosophe.

Mon impression à cette lecture, c'est qu'une pensée du temps, qu'elle se veuille a priori philosophique ou théologique, ne peut que retrouver ou ré-inventer quelque chose comme l'éternité, un autre du temps, soit ce qui a précisément été exclu par la raison moderne (lignes de fuite romantiques et post-romantiques, mais aussi idéalistes après Kant, Hegel-Schelling-Hölderlin, Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Proust). Elle est mythopoétique ou elle n'est pas, mais c'est aussi bien le "temps", l'"être" ou l'"histoire" qui l'est. Par là aussi l'éternité est éternelle, elle ne passe pas même quand elle passe (cf. Faulkner, post initial), elle finit toujours par resurgir, ou nous par retomber sur ses traces. Et la pensée comme le temps n'échappe pas à la fuite (cf. échange précédent).
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