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| rien ne change : tout change | |
| | Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: rien ne change : tout change Dim 01 Mai 2022, 12:06 | |
| Ce qui a été, c'est ce qui sera. Ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Qohéleth 1,9.
J'aurais pu rattacher ce verset bien connu à tant de fils et de thèmes (être, temps, histoire, devenir, éternité, nouveauté, renouvellement) que je préfère en définitive le laisser seul ici, pour bien le regarder, l'entendre et le méditer; sans même rappeler son contexte non moins connu (le chapitre et le livre, qu'on pourra toujours relire en y retrouvant maintes répliques, variantes et combinaisons des énoncés ci-dessus); sans m'arrêter non plus sur les hésitations de traduction (p. ex.: "ce qui est advenu", "ce qui adviendra" ou "deviendra", "ce qui a été fait", "ce qui sera fait", ou à la rigueur "pas de tout-nouveau" au lieu de "rien de nouveau").
Ce qui me frappe aujourd'hui tout d'abord, c'est la ressemblance de la première proposition à l'interprétation du nom divin (notoirement absent de Qohéleth) en Exode 3,14 ('hyh 'šr 'hyh, je serai-deviendrai qui-que-quoi je serai-deviendrai, même verbe hyh au même aspect "inaccompli" que "ce qui sera-deviendra-adviendra", à la différence du "sujet", là première personne "personnelle" = "je", ici troisième personne "impersonnelle" = "ce qui", mh š- / hw' š-) et ses suites ("je suis l'étant" ou "celui qui est" dans la Septante, 'ny hw' / egô eimi dans le deutéro-Isaïe, "l'étant, l'était et le venant" dans l'Apocalypse, "celui qui est, était et sera" dans les textes rabbiniques, etc.).
Sans doute le "cycle", tout ce qui ressemble à un cercle ou à une figure fermée, s'est-il toujours inscrit, décrit, tracé et clos contre l'expérience phénoménale contraire d'un devenir irréversible et erratique, flux de changement et de mouvement sans retour, ni retour au passé ni retour du passé. Avec une certaine "mauvaise foi" donc, nécessaire toutefois pour faire de la singularité absolue de l'"événement" ou du "devenir", où rien ne se fixe ni ne se répète jamais, un "monde" habitable, à la faveur des illusions de permanence et de répétition (favorisées par l'apparence des répétitions "cycliques", reconnaissables, calculables et mesurables, du jour et de la nuit, du soleil et de la lune, des saisons, des générations) qui permettaient l'émergence d'une "culture" dans tous les sens du terme (de l'agriculture au langage, à la nomination et à la numération). L'antagonisme des deux "points de vue" n'a cependant pas toujours été le même, ni de la même nature ni de la même structure ni de la même intensité: entre Héraclite et Parménide, l'opposition à première vue diamétrale est moins profonde que l'accord (un-cycle ou un-logos qui inclut le devenir et toutes ses contradictions ou un(e-)sphère qui fait mine de les exclure en rendant par là même toute exclusion impensable, comme non-être n'étant pas); en revanche, la conception "scientifique" de l'"histoire" qui s'impose au XIXe siècle (après Hegel encore plus que chez lui) et s'étend à l'ensemble du pensable ("histoire" des espèces, du vivant, de la terre ou de l'univers, donc aussi de la pensée, des religions, des croyances ou des idées) semble reléguer toute idée de "cycle" (et, partant, toute "idée" tout court) dans l'erreur ou la fiction (cf. emblématiquement Nietzsche: il faudra désormais être fou et/ou poète, Narr / Dichter, pour proclamer un éternel retour).
Qohéleth, comme on sait, réagissait aux tendances eschatologiques et morales d'une partie du judaïsme de son époque (hellénistique), qui favorisaient une vision "linéaire" de l'histoire tendue entre création initiale et jugement dernier, pessimiste dans un sens et optimiste dans l'autre (dans la mesure où la "fin de l'âge-monde" y débouchait sur un nouvel "âge-monde" et le salut des "justes", au moins). S'il fallait lui coller une étiquette, malgré les réductions et les anachronismes que ça implique, ce serait celle du (proto-)"sadducéen", d'une part attaché à un culte rituel (cf. chap. 5), d'autre part réfractaire à tout enthousiasme "apocalyptique", aussi au sens de la "révélation": le divin ou le dieu (ha-'elohim) reste distant, inapparent et transcendant, son "œuvre" est aussi mystérieuse que constante, elle ne se laisse notamment pas réduire à une théorie de la rétribution individuelle ou collective, instantanée ou différée -- ce qui est aussi compatible avec une certaine "philosophie" grecque, épicurienne surtout mais pas seulement.
Bien entendu, entre "rien de nouveau" et "tout nouveau" (p. ex. 2 Corinthiens 5 ou Apocalypse 21) le renversement est aisé et inévitable, il suffit d'un changement de regard sur les mêmes "choses" (qui ne sont jamais les mêmes) pour basculer de l'un à l'autre et inversement. Mais ce renversement-là, qui est à la portée de chaque œil, ne se laisse pas facilement enfermer dans une doctrine particulière. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Dim 01 Mai 2022, 15:54 | |
| Il en est ainsi du regard que nous accordons au soleil et à ses manifestations, depuis son "lever" jusqu'à son "coucher". Ce que nous voyons ou contemplons c'est toujours le soleil mais il n'est plus le même, il a changé. Et c'est, sans doute, ce qui lui donne tant de valeur à nos yeux puisque nous avons dans toutes les langues des expressions pour parler de sa manifestation au début de la journée et à la fin du jour. Ce n'est qu'un astre, une étoile mais il/elle joue un rôle important dans notre quotidien.
Nous sommes émerveillés par un coucher de soleil et plus encore si nous avons la possibilité de l'observer debout sur le toit d'un pagode dans la plaine birmane de Bagan. Pourtant nous le savons bien le soleil, comme nous-mêmes, change comme tout autre phénomène et ce changement ne provient pas de l'extérieur mais de l'intérieur de chaque phénomène. Cela peut paraitre secondaire mais il n'en est pas le cas. Car tout peut se modifier autour de nous et du soleil, mais le principal changement vient de notre nature impermanente qui n'a de cesse de se modifier que nous le voulions ou le souhaitions ou non. Est-ce là la raison de la souffrance, mal être, qui nous habite? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Dim 01 Mai 2022, 23:28 | |
| L'im-permanence (traduction possible de la "vanité" ou "futilité", v. 2, 14 etc., hbl comme l'"Abel" de la Genèse, terme dont on ne devine que difficilement un sens "propre" ou "concret" comme "buée, fumée, vapeur, souffle", cf. Isaïe 57,13 ou Proverbes 21,6) reste chez Qohéleth "permanente" en tant que "cyclique", et perceptible par les différences de rythme ou de tempo des divers "cycles" (celui des "générations" n'est pas celui de la "terre", v. 4, ni celui du soleil, v. 5, ni celui du vent, v. 6, ni celui des fleuves, v. 7) -- il n'y a pas ici de "création" initiale, encore moins ex nihilo, ni de "fin" en ce qui concerne le "tout" (h-kwl, v. 2ss etc.), mais le dieu "fait" toutes "choses" à même leur succession phénoménale, de leur apparition à leur disparition, "en leur temps" (cf. chap. 3); création et destruction continues (cf. Anaximandre) -- monothéisme à part, ça ne me semble pas très différent de la perspective bouddhique (samsâra et autres "cycles", soit une certaine "permanence" de l'"impermanence" même). C'est évidemment une tout autre "vision du monde" qu'impose l'astrophysique moderne, celle d'un univers "histoire" ou "événement" singulier où même les régularités apparentes, à l'échelle d'une vie humaine ou d'une "civilisation", sont foncièrement illusoires: personne n'a vu ni ne verra (sauf accident qui n'en serait même pas un, puisque aussi bien tout est accident) le rythme "solaire" (rotation et révolution de la Terre) changer de son vivant, mais tout le monde ou presque a appris à l'école, contre toute "expérience" individuelle ou collective, qu'il a changé et changera encore, donc qu'imperceptiblement (même avec les meilleurs instruments de mesure) il change tout le temps. Paradoxalement, cela devrait rapprocher le "savoir" scientifique de l'intuition immédiate des phénomènes, en deçà de la construction mentale et culturelle des "régularités" qui dépend du délai des répétitions apparentes, de jour en jour, d'année en année, de génération en génération: par exemple la perception d'une lumière, de formes et de couleurs qui varient continument, pour peu qu'on se donne la peine de les regarder...
Tout dépend évidemment de quoi on parle, quand on dit par exemple "rien de nouveau" ou "ceci est nouveau" (cf. v. 10s), "ça change" ou "ça ne change pas"; autrement dit comment on détermine le "sujet" ou l'"objet" de l'énoncé (en quoi notre "pensée" reste inséparablement liée au langage, à une langue et à sa grammaire): ce papillon-ci n'était pas là l'année dernière, mais le papillon ou les papillons en général y étaient, sans quoi je ne saurais même pas appeler celui-ci "papillon" (ni du nom d'une espèce plus précise si j'étais plus savant). En tout être-événement il y a du "nouveau" et du "pas nouveau", qu'il s'agisse de la forme d'une montagne ou du tracé d'un éclair. "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", la physique contemporaine ne l'entend sans doute plus comme Lavoisier, mais la formule garde un fond de vérité et d'illusion sans lequel aucune "science" ne pourrait rien décrire ni expliquer.
Reste que toute "chose", tout ce qui se présente sous une "forme" tant soit peu durable, concrète et sensible (visible, tangible) ou "intelligible" comme une "idée" (idea > eidos = forme, figure, vision, visage, c'est aussi parent du latin video) est le produit provisoire de "forces" agissantes et subies, qui se traduisent sur un registre "pathologique" en "violence" et "souffrance". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 02 Mai 2022, 11:41 | |
| "Il n'y a qu'une seule chose dans la vie qui ne change jamais, c'est le changement." Par ailleurs et paradoxalement, le but de la sagesse, qui est d'observer, de classer et de maitriser l'univers visible dans l'intention de comprendre les lois de l'être_ humain-au-monde pour s'y conformer, est ici quelque sorte atteint, puisque le caractère insignifiant et incessant de l'activité humaine (1, n'est plus que la participation à ce mouvement perpétuel, répétitif et stérile de la création (1, 5-7). Mais l'ironie, c'est que la conformité de l'agir de l'homme aux lois de la création se réalise sans que l'homme puisse, par la parole, être le maître de la création. Ainsi Q 1,4-11 peut très bien se lire comme une excellente critique de Gn 1,26 et 2,19-20 ... Lien.
Dernière édition par free le Mar 03 Mai 2022, 11:27, édité 1 fois |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 02 Mai 2022, 11:51 | |
| Je pense aussi à l'enfant qui découvre ce qui l'entoure; pour lui tout est nouveau, du moins la première fois qu'il en prend conscience. Par la suite il se sera habitué à voir le soleil (puisque je parlais de lui dans mon dernier message) se lever et se coucher. Ce rythme régulier et journalier va d'ailleurs dans un premier temps indiquer des repères dans sa vie. Il prendra l'habitude de se réveiller, puis de se lever dès l'apparition du soleil, que celui-ci soit visible ou non selon les conditions météorologiques, lumière naturelle éclairant le début des journées. Puis il se couchera après la disparition du soleil (à moins d'habiter près du cercle polaire et d'affronter les longues nuit hivernales et les longs jours d'été).
La notion du changement ou du non changement nous apparait après mures réflexions et nous assimilons ce qui peut paraitre contradictoire à savoir : rien ne change tout change. Nous vieillissons cela nous finissons par le constater même si le matin face à notre miroir nous jouons à nous voir toujours jeunes, conscient que cela n'est pas possible... Il faut être face à des situations plus contraignantes pour ne plus pouvoir nier notre progression vers la "décrépitude" et surtout une bonne dose de philosophie pour accepter, avec ce je ne sais quoi d'impertinence, la vie telle qu'elle est. Rien ne change tout change; nous continuons de nous lever, de faire notre toilette puis de prendre notre petit-déjeuner. Tout change imperceptiblement notre personne change, du moins notre corps que nous pouvons observer tel un entomologiste le ferait avec un scarabée. Pour l'esprit les changements sont plus rapides et nous ne pouvons parfois pas nous en rendre compte ou alors sommes-nous persuadés que nous pensions déjà comme cela par le passé, alors qu'il n'en était rien. Ce qui était en nous s'étant agrégé avec les pensées nouvelles venues de l'extérieur. Dans un lent processus les anciennes idées, pensées se mélangent avec les nouvelles venues et forment nos pensées, nos idées qui ne sont plus les anciennes de l'intérieur ni celles arrivées de l'extérieur, ce sont nos pensées augmentées. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 02 Mai 2022, 12:26 | |
| @free: Merci pour ce document de grande qualité (thèse de J.J. Lavoie, 1989/92), pour ce qu'on peut en lire via GoogleBooks: en ce qui concerne notre passage (1,2-11) et au-delà de l'exégèse "technique", je vois beaucoup de réflexions qui me semblent très justes, notamment sur l'"histoire" -- la "vision du monde" de Qohéleth est en effet l'une des plus anti-"historiques" ou anti-"historiennes" qui soient; non pas "pré-historique" car elle réagit à beaucoup d'"histoires" qui la précèdent, et à l'"histoire sainte" juive qui se confond encore avec le "mythe" et la "légende", telle qu'elle se dessine depuis les premières pages de la Genèse, et au développement de l'historiographie grecque puis hellénistique, corollaire de la "philosophie", qui entend se détacher du mythe et de la légende tout en les recueillant. Une seule chose me fait réagir du peu que j'ai lu: le "monde" de Qohéleth n'est certainement pas gai, quoiqu'il soit la seule source et occasion de gaieté, de plaisir, de joie ou de bonheur passagers à saisir d'autant plus "en leur temps" (carpe diem, autre trait remarquable du livre, bien connu pour ses résonances "épicuriennes"), mais il ne me semble pas du tout "mécanique": c'est bien l'"œuvre" ou le "faire" mystérieux du dieu qui le "fait" en permanence (d'impermanence), qui à la fois s'y dévoile et s'y voile à la contemplation du "tout". "Le dieu" est lointain, distant, transcendant mais pas "absent" (contrairement à la pensée moderne, d'abord déiste, du dieu architecte ou horloger produisant une "machine" qui ensuite fonctionne sans lui, pensée qui s'enracine dans une autre lecture du "repos de Dieu" à la fin du premier récit de la Genèse compris comme "création initiale").
@lct: merci de ces réflexions profondes. J'ajouterais que pour l'enfant même la "nouveauté" est seconde, elle ne s'aperçoit (au sens de l'"aperception", de la "prise de conscience", du "remarquer" ou "se rendre compte") que par les variations d'une série de répétitions toujours déjà commencées. On habite d'abord son corps, son lit, sa chambre, sa maison, son quartier, mais surtout sa langue et ses signes reçus et imités des autres, habitat et habitude, avant de le savoir et de s'en étonner le cas échéant. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 02 Mai 2022, 13:25 | |
| Y a-t-il vraiment du nouveau sous le soleil des humains ? Entrer en dialogue avec Qohélet Par Christophe PICHON Dire « c’est nouveau », est-ce si juste ? (Qo 1, 8-11) Qo 1, 8 est charnière dans le poème initial. Sa compréhension est difficile : « Toutes les paroles / choses (debarîm) sont usées / fatigantes. Un homme ne peut pas le dire. L’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend. » La polysémie du mot hébreu (debarîm) que l’on peut traduire par paroles et/ou choses laisse comprendre que les « paroles sont usées / fatigantes » et/ou que les « choses sont usées / fatigantes ». Dans un cas, Qohélet s’affronte à la difficulté de trouver des mots pour dire les choses, à l’incapacité du langage à dire le réel. Les mots s’épuisent chez le locuteur et/ou sont lassants pour l’auditeur. Dans un autre, ce sont les choses elles-mêmes qui ne changent pas, sont fatiguées de leur mouvement répétitif et ennuient ceux qui les observent. L’affirmation que les paroles sont fatiguées est aussi « un énoncé polémique contre la sagesse traditionnelle qui est pleine d’admiration à l’égard de la parole du sage (cf. Pr 15, 23 ; 24, 26 ; 25, 11)4 ». Quid dès lors de cette capacité à parler donnée par Dieu à l’humain (Gn 2, 19) ? Qohélet alerte sur les discours tout fait, usés, sur la prétention des humains à voir, entendre de façon définitive. Il interroge sur la capacité et la prétention des humains à connaître pleinement et pouvoir énoncer ce qui leur advient. Chaque génération refait ce travail de mise en mots sans jamais accéder à la complétude d’un discours toujours en deçà du réel. Les quatre éléments (terre Qo 1, 4 – soleil Qo 1, 5 – vent Qo 1, 6 – eau Qo 1, 7) sont en place quand survient l’évocation d’un homme (Qo 1, . La terre est stable, elle tient bon, ce n’est pas le chaos (1, 4). Elle demeure et est l’horizon des générations qui se succèdent. Ce qui fait la vie de chaque génération n’est pas raconté (« une génération s’en va, une génération vient » Qo 1, 4), comme pour souligner leur caractère éphémère ; chacune ne fait que venir au monde et repartir. C’est alors que survient un refrain : « Rien de nouveau sous le soleil » qui sonne comme une provocation pour celui qui se souvient que le Seigneur va faire du neuf (Is 43, 19), des cieux nouveaux et une terre nouvelle (Is 65, 17 ; 66, 22), une alliance nouvelle (Jr 31, 31), un coeur neuf (Ez 36, 26)5. Qohélet invite lui à raisonner d’abord sur un phénomène observable. Et le sage entend d’autres que lui parler : « Regarde cela, voilà du nouveau ! » (Qo 1, 10). Il écoute, mais dément en écrivant : « Rien de nouveau ». Il s’inscrit dans une discussion, en contraste avec des discours ambiants. Le dire de chaque génération, entre oubli et transmission Alors que le soleil se lève et revient (Qo 1, 5), les générations viennent mais ne reviennent pas (Qo 1, 4). Elles passent. Pourquoi celui qui dit « c’est nouveau » se trompe ? Il est d’une génération qui semble méconnaître ce que les autres générations ont expérimenté et en on dit. Tout a déjà été expérimenté. C’est à chaque génération de refaire l’expérience mais sans prétendre faire du neuf, juste vivre à son tour ce que les générations précédentes ont vécu. Car ce qui fut, cela sera (Qo 1, 9a). L’oubli caractérise chaque génération. Si chacune des générations essaie de « dire » ce qui est, a cette capacité, cette connaissance est toujours limitée d’abord parce qu’elle est marquée par l’oubli de ce qui a été vécu et dit de ce qui a été vécu. « Il n’y a pas de souvenir des temps d’avant ; et des temps qui seront après, il n’y aura pas de souvenir d’eux, chez ceux qui seront après eux » (Qo 1, 11). C’est aussi la remise en cause de la transmission, un désaveu de l’appel à la mémoire qui est redondante dans l’histoire d’Israël. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 02 Mai 2022, 15:01 | |
| Bonnes remarques -- ça doit d'ailleurs être assez difficile de faire un mauvais commentaire sur Qohéleth, à moins de chercher à tout prix, pour des raisons "dogmatiques" par exemple, à l'empêcher de dire ce qu'il dit ou à lui faire dire ce qu'il ne dit pas...
Il est en effet (relativement) utile de souligner que le verset que j'ai délibérément isolé (9) est un "point de vue de l'homme" (v. 8 ): certes tout énoncé l'est, y compris quand l'homme fait parler un dieu ou autre chose qu'un homme, mais de manière plus ou moins explicite, assumée, consciente, réfléchie (miroir, miroir, sapiens sapiens) -- cependant "l'homme" était évoqué tout aussi explicitement aux v. 3-4.
La question de la mémoire et de l'oubli (v. 10s; cf. 2,16; 8,15; 9,15; 11,8; 12,1) est aussi passionnante: à la limite, il vaudrait mieux se souvenir de l'avenir (et en particulier de la mort à venir, le seul avenir certain, memento mori) que du passé, d'autant que la mémoire du passé rate toujours son "objet" (le "présent" du "passé") et empoisonne de mille manières le présent et l'avenir, ce qui a de quoi faire apprécier l'oubli. (C'est un thème qu'on retrouverait chez beaucoup de penseurs, Nietzsche notamment, mais il reste contre-intuitif et comme clandestin sous la célébration officielle de la "mémoire", de sorte que c'est une surprise, et finalement une bonne surprise, à chaque fois pour celui qui le redécouvre. Tout sera oublié, quelle grâce inouïe quand on y pense... |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mar 03 Mai 2022, 10:33 | |
| - free a écrit:
- "Il n'y a qu'une seule chose dans la vie qui ne change jamais, c'est le changement."
C'est une remarque intéressante. Les bouddhistes ont une réflexion à peu près identique : rien n'est permanent sauf l'impermanence. Non que l'impermanence soit fixe mais elle est toujours là. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mar 03 Mai 2022, 11:01 | |
| Le passé est déjà passé (disparu) sauf peut-être dans notre mémoire et encore ne l'est-il plus tout à fait à l'identique puisque nous sommes victimes de la réinterprétation que nous faisons, que nous orchestrons, de ce passé qu'il nous plait de revivre de telle ou telle façon. Il faut donc faire preuve de prudence lorsque nous évoquons les jours anciens. De plus nous ne pouvons pas/plus le revivre puisqu'il est "déjà" passé.
Que savons-nous du futur? Nous pouvons l'imaginer en tenant compte des éléments qui sont à notre disposition. Mais nous n'avons à ce moment-là qu'une seule certitude : l'incertitude de nos connaissances. En effet, ce que nous savons peut se modifier à tout moment, de plus des éléments peuvent/vont s'ajouter à ceux que nous possédons. Serons-nous présent au moment de cet avenir que nous imaginons? Nous ne pouvons que le supposer sans en avoir la moindre certitude, la plus petite confirmation. Si nous devons mourir à l'instant à quoi peut bien nous servir de nous projeter dans l'avenir puisque nous n'y serons pas. Nous ne pouvons vivre un moment qui n'existe pas encore ou qui est déjà passé. Seul l'instant présent nous offre la possibilité de vivre, d'être vivant.
Rien ne change tout change. Nous pensons, continuons de penser ainsi que rien ne change. Du moins avons nous cette impression erronée, lancinante et répétitive que tout continue comme si un plan avait été tracé il y a fort longtemps afin d'amener l'humanité vers une destination qui a parue lointaine aux générations qui se sont succédées les unes les autres. Tout change, cette pensée provient-elle de notre orgueil, de notre aveuglement nous plongeant dans cette sensation qu'il n'en sera pas de même pour nous comme il en a été pour ceux qui nous ont précédé. Nous pouvons regarder ce qu'ils ont accompli, comment ils ont réagi face aux événements, de quelles façons ils ont essayé d'inverser le court du temps. Sans doute ne ferons nous pas mieux. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mar 03 Mai 2022, 11:18 | |
| (Sur ton premier post)
Toujours du petit bout de ma lorgnette logico-grammaticale, je ne résiste pas à re-re-remarquer que c'est le nom (nom commun, substantif, nom propre, prénom, pronom etc.) qui fait la "chose", ou l'illusion de la "chose", y compris de la notion ou du concept le plus abstrait (comme "changement") ou le plus négatif (comme "im-permanence"): du "rien" ou du "néant" même, dès lors qu'ils sont nommés, substantivés, déterminés par un article défini (LE rien ou LE néant), on a l'impression qu'ils sont quelque chose ("rien" vient d'ailleurs de rem accusatif de res, "chose"), à l'encontre même de leur définition. Que la "pensée" s'imagine surmonter cet obstacle congénital de la langue qui est aussi son instrument, elle y retombe aussitôt, en pensant le "changement" ou l'"impermanence" comme changement ou impermanence de quelque chose, d'un "x" arbitrairement déterminé, fixé et clos sur une "identité" et une "ipséité", séparé en principe de tout autre, de toute provenance et de tout avenir, fût-ce pour dire qu'*il* ne l'est pas (ni déterminé, ni fixé, ni clos, ni séparé). La "méditation" devant le fleuve ou le nuage doit oublier ou suspendre jusqu'au nom de "fleuve" ou de "nuage" (et de "méditation") pour voir "ce" qu'"elle" voit, et le "ce" et l'"elle" sont encore de trop. Tout cela ne peut qu'échouer à se dire, dans des complications infinies, mais l'échec ou l'échouage ouvrent quand même le langage-pensée (je ne dis pas sur quelque chose). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mar 03 Mai 2022, 11:19 | |
| De même, l'introduction du livre angélologique, en particulier aux chapitres 2-5, oppose l'ordre cosmologique régulier à l'erreur des pécheurs et à leur comportement fautif :
Considérez tous les corps célestes : ils ne modifient pas leur parcours ; et les luminaires célestes : ils se lèvent et se couchent chacun au moment fixé, ils apparaissent en leurs saisons et ne s'écartent pas de la règle fixée à chacun d'eux. Voyez la terre et pensez aux travaux qui s'y font, du commencement jusqu'à la fin : tout pousse, rien ne change de ce qui est sur terre, mais tout vous apparaît comme l'œuvre de Dieu. Voyez les signes de l'été <.. .> et les signes de l'hiver : toute la terre regorge d'eau, la nuée, la rosée et la pluie se déversent au-dessus d'elle. Considérez et voyez tous les arbres : ils apparaissent desséchés et dépouillés de leurs feuilles - sauf les quatorze arbres dont le feuillage persiste -, mais ils attendent que de l'ancien sorte le nouveau au bout de deux ou trois ans. Considérez aussi les signes de l'été : le soleil y est ardent et brûlant, et vous, vous recherchez l'ombre et les lieux couverts pour lui échapper. La terre est ardente, et vous ne pouvez pas fouler la poussière ni le roc tant elle est ardente. Considérez encore tous les arbres, et tout leur fruit (leur) fait honneur et gloire. Réfléchissez bien à toutes ces œuvres et reconnaissez que c'est un Dieu vivant à tout jamais qui a fait toutes ces œuvres. D'année en année, à jamais, toutes Ses œuvres se produisent de la sorte, ainsi que toutes les œuvres qu'elles accomplissent pour Lui : elles ne changent pas, mais tout apparaît s'accomplir selon un ordre. Voyez comme la mer et les fleuves accomplissent leurs œuvres de manière uniforme, et leurs œuvres ne changent pas (ne s'écartent pas) de Sa parole. Or, vous, vous avez changé vos œuvres. Vous n'avez pas agi selon Ses commandements... (Hén 2,1 - 5,4)
Plusieurs textes trouvés à Qumran attestent à quel point le problème du calendrier était inquiétant, du moins pour ceux parmi les Juifs au début du IIe siècle av. J.-C. qui possédaient des connaissances sur le plan théologique. Si l'on compare les affirmations du livre de Qohéleth au sujet du temps aux énoncés de la littérature hénochienne, on discerne bien et les points communs et les différences. Tout comme les textes hénochiens, Qohéleth considère l'aspect du temps comme une œuvre créatrice de Dieu : «Il a fait toute chose belle en son temps» (Qo 3,11). En plus, Qohéleth reconnaît l'attestation de l'œuvre créatrice de Dieu dans la répétition permanente de procédés similaires dans le monde : il n'existe rien de vraiment nouveau sous le soleil (cf. Qo 1,4-11 ; 3,14-15). Par contre, il ne mentionne pas une quelconque perturbation de cet ordre par une activité humaine et encore moins par un faux calendrier. Car d'un côté, aucun agir humain ne peut dépasser le cadre des possibilités déterminées par la création ; il ne peut donc répéter que ce qui, dans le passé, a déjà été fait (Qo 1,9). De l'autre, l'ordre cosmique du temps n'est de toute façon perceptible pour l'homme que de manière très limitée (Qo 3,11), de sorte que l'«erreur» dénoncée par le livre d'Hénoch est quasiment la norme pour Qohéleth ...
... De même, les expressions «le nouveau», «l'antérieur» et «le postérieur» en Qo 1,9-11 rappellent les considérations d'Es 40-66 sur la détermination divine de l'histoire et sur son annonce prophétique. Selon ces chapitres, Yahwé crée du «nouveau» dans l'histoire (Es 43,18s) dont il a pourtant annoncé «dès le début la fin» (Es 46,10 : maggia meresit 'aharit). Ces deux aspects sont expressément contestés par Qohéleth : d'une part, il n'y a vraiment rien de nouveau sous le soleil (Qo 1,9 ; 3,15), parce que la création ne peut pas être modifiée et n'a pas non plus besoin de modifications (Qo 3,14) ; d'autre part, l'œuvre de Dieu ne peut être saisie par l'homme «depuis le début jusqu'à la fin» (Qo 3,11 ; 8,16, 11,5).
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=rtp-003%3A1999%3A49%3A%3A511 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mar 03 Mai 2022, 12:21 | |
| Excellent article, qui mérite d'être lu en entier (sa présentation comparative des textes grosso modo contemporains de Qohéleth le rend d'ailleurs facile et agréable à lire). On y retrouve aussi les problèmes de calendrier dont nous avons reparlé récemment à propos de Daniel ( ici, 28.4.2022): il suffit d'une petite approximation sur un calendrier "solaire" (364 jours au lieu de 365 et des poussières) pour qu'une impression d'"ordre" théorique (364 divisible par 7, accord idéal de l'année au rythme hebdomadaire) se mue en impression de "désordre" effectif (en 30 ans un mois de décalage, en un siècle plus d'une saison, par rapport à la "réalité") -- pour rappel, le nombre de 365 est pourtant connu, cf. Hénoch dans la Genèse, mais il ne clôt pas le débat calendaire parce que son avantage d'exactitude (relative) se traduit par un inconvénient symbolique majeur (perte de la correspondance des "sabbats" et des "fêtes" annuelles, qui faisait tout l'intérêt d'un calendrier de 364 jours; le réel n'est décidément pas coopératif). J'insisterais davantage sur l'aspect de la "création continue" dont nous avons parlé plus haut -- "le dieu" de Qohéleth n'est pas "avant" ni "après" le monde, il est en quelque sorte l'envers ou la face cachée du "tout", coextensive à celui-ci à même son "temps" et tous ses "temps". Quoi qu'il en soit, si Qohéleth s' oppose clairement aux doctrines "novatrices" en tout genre (qoumraniennes, hénochiennes, proto-pharisiennes), sur le "commencement" et surtout sur la "fin", il est tout aussi clairement marqué par leurs thématiques: son "archaïsme" est réactif (plus réactionnaire que conservateur), ce qui se traduit par un certain durcissement des positions: la mort est plus radicalement "rien" chez Qohéleth que dans le She'ol ancien, par exemple. Qui réagit à la nouveauté, pour la combattre ou en dénoncer l'illusion, ne reste ou ne revient pas simplement à l'"ancien", malgré lui il fait aussi du "nouveau" contre le "nouveau", jusqu'à l'énoncé "rien de nouveau" qui est paradoxalement assez "nouveau" dans une "histoire de la pensée". On peut refuser une conception "linéaire" de l'"histoire" en se donnant l'air de retourner au "cycle sans histoire", mais ce ne sera plus tout à fait le même "cycle", le "cycle" idéal indemne de toute confrontation à l'"histoire", si tant est que cela ait jamais existé... Le dernier post du chapelier toqué me suggère une remarque qui n'est pas non plus nouvelle, sur le côté illusoire (aussi) du "présent" réduit à lui-même (ce qu'on qualifie parfois ces derniers temps de "présentisme"): que je contemple un arbre, un fleuve ou un nuage qui change à chaque instant, ce que je vois au "présent" n'est jamais seulement le "présent", sa forme présente n'est pas dissociable d'un "avant", d'un "après" et d'un "ailleurs", d'une provenance, d'un avenir et d'un environnement (l'arbre est tel qu'il est parce qu'il a été ce qu'il était d'heure en heure, de jour ou jour et d'année en année, et son "espèce" sur des millénaires, etc., et parce qu'il tend toujours vers quelque chose, floraison ou dissémination, dût-il être coupé le jour même)... Point de "présent" qui de proche en proche ne débouche sur tout le "temps" et tous les "temps", quoique le(s) "temps" ne se laisse(nt) pas totaliser (cf. chap. 3). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mer 04 Mai 2022, 10:27 | |
| « Rien de nouveau sous le soleil »
En guise d’entrée en matière, Qohélet va poser trois thèses. La première nie toute nouveauté parmi les humains (1,4-11). Le point de départ de sa réflexion est l’observation élémentaire que les générations se succèdent sur la terre. L’une s’en va, tandis que la suivante s’en vient. L’histoire de nos familles est ainsi faite, mais aussi celle de toute la race humaine. Immense mouvement où, chacune à son tour, les générations apparaissent, montent, puis s’éclipsent avant de disparaître. Seule la terre sur laquelle elles passent demeure le lieu perpétuel de leur transit. Qohélet ne fait évidemment pas de la science, il s’en tient aux perceptions immédiates de notre monde. Il perçoit aussi la parenté avec les humains des différentes réalités en action dans cet univers centré sur la terre. La course du soleil, recommencée chaque jour, est aussi celle de l’homme haletant et essoufflé. Le vent qui tourne sans cesse en tout sens ne ressemble-t-il pas à l’homme agité sans fin dans des directions les plus contradictoires ? Et les fleuves qui portent imperturbablement leurs eaux à la mer, sans que celle-ci voie son niveau monter ? A refaire chaque jour la même tâche inlassablement, quel profit l’homme peut-il enregistrer ? Rien n’est jamais définitivement acquis. Il lui faut toujours recommencer à zéro pour encore s’épuiser dans un labeur lassant et souvent monotone, toujours aussi peu cohérent que le vent qui vire et vire encore. L’homme fait bien partie du monde qui bouge autour de lui et auquel il ressemble. La mer engouffre sans sourciller les eaux des fleuves qui s’y jettent, et nos yeux n’en ont jamais assez de regarder, ni nos oreilles d’entendre. Comme si chaque regard, chaque son perçu apportait enfin la nouveauté capable de nous émerveiller comme jamais, et surtout de nous assouvir enfin.
Chaque génération s’agite ainsi sans arrêt, sans réel profit, sans progrès véritable. Elle est en outre dans l’impossibilité de transmettre à celle qui la suit l’expérience qu’elle a acquise. A chaque génération de refaire en son propre parcours l’expérience du cœur humain : amour, haine, justice et corruption, joies et peines, solitude ou communion fraternelle, guerre et paix. C’est de cela que parle Qohélet. En raison de son métier de sage, il observe les hommes tels qu’ils sont. Ce n’est pas à lui de prendre en compte, comme le feront les prophètes et les psalmistes, la nouveauté inouïe du salut de Dieu dans l’Histoire. Il n’empêche que, même pour les croyants, cette nouveauté du contenu de la foi doit être reproclamée à chaque génération, qui l’accueillera ou la rejettera, tantôt la placera au cœur de son existence, tantôt l’oubliera dans son agir.
Qui prétendrait découvrir du nouveau dans ces domaines serait simplement victime de son ignorance du passé. Certes, Qohélet n’a que faire, dans ses réflexions, des nouveautés technologiques sans cesse en progrès, et peu importe. Car la guerre, par exemple, divise toujours les humains, qu’ils l’entreprennent à mains nues ou avec des moyens toujours plus terrifiants. Le fait essentiel est que chaque génération doit affronter elle-même le choix de la guerre ou de la paix.
Nous voyons avec effroi des idéologies meurtrières d’il y a deux générations resurgir de nos jours, comme si l’humanité n’avait rien appris de leur poison. C’est que, comme le pense Qohélet, l’oubli ensevelit ce qu’a vécu la génération précédente. Il en sera de même après nous. Ceux qui nous suivront devront faire à leur tour la découverte de ce dont l’homme est capable, puis l’oubli ensevelira à nouveau leur expérience, si bien que leurs successeurs devront reprendre le chemin comme s’il était tout neuf.
https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-5-page-639.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Mer 04 Mai 2022, 11:57 | |
| Il me semble que nous avons déjà vu cet article quelque part... Si l'on sort de l'exégèse stricte de Qohéleth pour tenter de penser ce qui nous est donné à penser (à nous comme à lui, quoique autrement), le "rien de nouveau" peut s'entendre à peu près aussi bien, peut-être même mieux, dans une perspective "historique" que dans une perspective "cyclique", pourvu que la notion d'"histoire" soit approfondie, étendue, voire portée à l'"absolu": si l'on considère l'"étant", l'"univers", le "multivers" ou l'"espace-temps" non comme une "chose" ou un ensemble de "choses" auxquelles il arrive des "événements", mais comme un seul "événement", unique de part en part et donc rigoureusement comparable à rien (la bien-nommée "singularité"), aussi inextricablement différencié et complexe qu'il soit, immense et incompréhensible au sens d'une "compréhension" englobante qui le comprendrait "de l'extérieur" comme un contenant un contenu (point de vue impossible de l'"observateur universel" de la science classique, déjà déclassé par la relativité: il n'y a plus que des "points de vue" relatifs et "intérieurs" à l'"événement" même, qui en font comme on dit partie intégrante), alors non plus il n'y a "rien de nouveau", et pas seulement "sous le soleil". Non que des "choses" ou des "événements" se répètent, mais parce que c'est toujours et partout le même "événement" qui se joue et se poursuit de façon multilinéaire, dans tous les sens. Ce n'est certainement pas ainsi que Qohéleth l'entendait, mais la pertinence de ce qu'il dit ne se limite pas à ce qu'il "voulait dire". Au passage, la Septante traduit différemment les deux (seules) occurrences du même mot hébreu pour "nouveau" ( hdš) en 1,9s: au v. 10 elle emploie le très courant kainos (voir p. ex. ici et les liens subséquents), mais au v. 9 c'est le beaucoup plus rare pro-sphatos, qui serait à la lettre (au sens dit "littéral", "propre" ou "concret") un terme de boucherie ou de sacrifice (fraîchement tué ou abattu, de sphazô; ainsi dans l'Iliade), et dans son usage plus large et plus courant ("figuré" donc par rapport au sens "propre") un quasi-synonyme de neos (nouveauté du neuf, du frais ou du récent, p. ex. pour le vin nouveau, les outres neuves ou le tissu écru des paraboles synoptiques, cf. le lien ci-dessus). Il n'apparaît qu'une fois dans le NT, en Hébreux 10,20 où il retrouve peut-être quelque chose de son sens "littéral", mais dans un sens éminemment paradoxal: "la voie (ou le chemin hodos) neuve (fraîchement frayée si l'on veut adapter l'image de l'adjectif à celle du nom, mais prosphatos rappelle quand même "étymologiquement" le "sacrifice", ou du moins la mort) et vivante ( zaô) qu'il (Jésus) a inaugurée ( en/g-kainizô, de kainos) à travers le voile, c'est-à-dire sa chair" (le tout rapporté au "sang" de Jésus, v. 19). Simple curiosité lexicale dans un sens, mais ça n'en rappelle pas moins que quand on parle de "nouveau" (ou pas) comme de quoi que ce soit de "réel", il y va toujours, "humainement" et "animalement" si je puis dire, de la "vie" et de la "mort", de la "chair" et du "sang", de la "cruauté", de la violence et de la souffrance, de la passion et de la compassion... Du reste ce que Qohéleth décrit "sous le soleil" (v. 3.14; 2,11.17ss; 3,16; 4,1ss.7.15; 5,13.18; 6,1.12; 8,9.15.17; 9,3.6.9.11.13; 10,5; il n'est question de "nouveau" qu'en 1,9s) est plutôt... sombre. --- Je reviens, pendant que j'y pense, au thème de l'oubli (cf. supra 2.5.2022), dont nous avons sûrement déjà parlé ailleurs (p. ex. à propos d'Isaïe 65,17 et d'autres textes de la même veine), mais je ne sais plus où (ça me rappelle par contre, de mon enfance, une formule de Greg dans Achille Talon, sur un monument: "A la mémoire des amnésiques tombés dans l'oubli"). Il est clair que la perception du changement ou de la nouveauté a un rapport direct avec ce qu'on appelle mémoire, mais ce rapport est ambigu: on peut croire à du nouveau parce qu'on a oublié l'ancien (c'est à première vue le propos de Qohéleth 1,9ss), mais on pourrait aussi nier toute nouveauté pour la même raison. Plus profondément, si l'on peut dire, les notions mêmes de nouveau ET d'ancien, leur différence ou leur opposition, sont impensables sans une mémoire, et il y va de la mémoire jusque dans l'oubli, du moins dans la notion ou la sensation d'oubli ("je savais que j'oubliais quelque chose", c'est à peu près ce que dit le personnage de Liv Ullmann en racontant son rêve à la fin de La Honte). Il y a toujours quelque chose qui m'étonne dans les histoires d'amnésie qui sont nombreuses au cinéma (p. ex. L'homme sans passé de Kaurismäki), c'est que les personnages qui ont tout oublié, ne se souviennent ni de leur nom ni de leur histoire, ne reconnaissent rien ni personne, n'ont généralement pas oublié leur langue ni le sens des mots comme "mémoire", "histoire" et "oubli"... ça a certainement d'excellentes explications neurologiques, c'est par ailleurs nécessaire à la construction d'un récit qui ne soit pas simple compte rendu "objectif" d'observation clinique, mais ça ne laisse pas d'interroger sur l'intrication et l'interdépendance de ce qu'on appelle "mémoire" et "oubli". (On pourra, si le cœur en dit, se promener par ici.) La négation ou dénégation du changement (rien de nouveau) contrevient a fortiori, mais également, aux concepts de "progrès" ET de "déclin" qui assortissent une représentation "linéaire" du temps d'une axiologie (jugement de valeur, bien et mal, bon et mauvais, meilleur et pire): le "bon" et le "mauvais" qui paraissent évidents d'un "point de vue situé" (perspective d'un individu, d'une famille, d'un peuple, d'une civilisation à tel moment de son "histoire") se volatilisent, non d'un autre point de vue (extérieur, englobant ou surplombant), mais du même point de vue dès lors que celui-ci s'ouvre, "de l'intérieur", à l'impensable "tout" (cf. Qohéleth 3,11, mais aussi les discours de Yahvé à la fin de Job), inchangé à même tout changement: que les mêmes choses soient dites du "ce" et du "dieu" (Qohéleth 1,9 et Exode 3,14, cf. post initial), cela s'entend précisément à partir d'une telle ouverture ou déclosion d'un "point de vue" (mais alors peu importe lequel). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 09 Mai 2022, 13:14 | |
| En tant que rationaliste, Qohélet s'en tient à ce qui tombe sous les sens. Ainsi le monde est pour lui un monde objectif que l'on peut décrire par ses éléments (Qo 1,4-7). Or le monde tel qu'il peut être observé par l'homme est une donnée naturelle. Rien en lui ne permet de le comprendre comme création divine opposée à un anti-monde toujours menaçant. Pour Qohélet, le monde est naturellement stable: "une génération s'en va et une génération vient, mais le monde reste stable pour l'éternité" (Qo 1,4) ; "Il n'y a rien de nouveau sous le soleil" (Qo 1,9). Mais l'absence de chaos en deçà du cosmos est partiellement compensée par un élément négatif et angoissant à l'intérieur du monde, l'"absurde" ou le "transitoire", en hébreu: hevel. Cette conception est angoissante parce qu'il n'y a plus de Dieu derrière le système qui soutient le monde contre les forces du mal.
Au plan théologique, la conséquence fondamentale du rationalisme de Qohélet est la suppression de toutes les oppositions traditionnelles fondées sur la distinction entre cosmos et chaos. Ainsi, pour Qohélet, il n'est plus vraiment possible de distinguer entre le sage et l'imbécile, entre le pieux et l'impie, le bon et le méchant, le sacrifiant et le non-sacrifiant, etc. "Le sage a les yeux là où il faut, l'imbécile marche dans les ténèbres. Mais je sais, moi, qu'à tous les deux un même destin arrivera. Alors, moi, je me suis dit en moi-même: Ce qui arrivera à l'imbécile m'arrivera aussi, pourquoi donc ai-je été si sage?" Qo 2,14-15; (cf. aussi Qo 3,18-21; 9,3).
L'empirisme de Qohélet aboutit donc à une forme de scepticisme. Dieu est incompréhensible, il est transcendant, il est "dans le ciel, et toi sur la terre" (Qo 5,1). Mais son Dieu est le Dieu biblique. Il ne s'agit pas d'une construction philosophique, comme chez Platon et Socrate. Qohélet admet même que Dieu est créateur du monde (Qo 3), que le monde est création de Dieu (Qo 3), que les sages, les justes et leurs travaux sont entre les mains de Dieu (9,1), et aussi que les plaisirs des êtres humains sont un don de Dieu (3,13; 5,17-19). Il l'admet, mais cela reste irrationnel, invérifiable et incertain.
L'éthique n'a pas disparu de son système, même si elle est sans garantie de réussite pour le sage. L'homme doit se débrouiller tout seul dans le monde: "Tout ce que ta main se trouve capable de faire, fais-le selon ta force, car il n'y a pas d'action, ni d'intrigue, ni de connaissance, ni de sagesse dans l'Hadès, où toi tu iras" (9,10). L'absurdité radicale de l'existence n'est donc pas un argument pour ne rien faire (ou attendre que quelque chose se passe venant de la part de Dieu, espérer ou prier). La pensée de Qohélet est assez moderne: il n'existe pas de garantie de bonheur, mais il subsiste néanmoins pour l'homme la possibilité de chercher son bonheur par ses propres moyens.
http://www.unige.ch/theologie/distance/cours/ats3/lecon6/lecon6.htm
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: rien ne change : tout change Lun 09 Mai 2022, 13:55 | |
| Je trouve non seulement anachronique, mais franchement aberrant de qualifier Qohéleth de "rationaliste": rien ne correspond exactement chez lui à un concept de "raison" (que ce soit la ratio latine ou le logos grec), et la "sagesse" (hokhma, sophia) qui s'en rapprocherait le plus ne produit précisément pas ce que représente le logos pour un "rationaliste" (de type platonicien, aristotélicien ou stoïcien): ni explication du monde, ni assurance morale, ni recette de conduite optimale.
Il est vrai qu'il n'y a plus d'opposition entre cosmos et chaos, mais il n'y a pas de "cosmos" non plus au sens d'ordre ou d'arrangement autonome; "le dieu" est derrière "le tout", non comme créateur initial susceptible de s'absenter ensuite, mais comme acteur ou "faiseur" constant et mystérieux de tout événement, qu'il paraisse bon ou mauvais, juste ou injuste (creatio continua, voir supra), pas plus réductible à une "raison" qu'à une "déraison" (sagesse ou folie): ce sont plutôt la sagesse, la justice etc., qui doivent retrouver leur mesure, ni trop ni trop peu, dans un "tout" et devant un "dieu" qu'elles ne sauraient ni comprendre ni maîtriser. |
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