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| Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 | |
| | Auteur | Message |
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free
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| Sujet: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 29 Oct 2021, 14:20 | |
| "Car, bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, afin de gagner le plus grand nombre. Avec les Juifs, j'ai été comme un Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme quelqu'un qui est sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi — et pourtant moi-même je ne suis pas sous la loi ; avec les sans-loi, comme un sans-loi, afin de gagner les sans-loi — et pourtant je ne suis pas un sans-loi pour Dieu, je suis lié par la loi du Christ. J'ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver de toute manière quelques-uns. Et tout cela, je le fais à cause de la bonne nouvelle, afin d'y avoir part" (1 Co 9,19-23).
Une lecture superficielle donnerait à penser que Paul fait la promotion de "la fin justifie les moyens" (quoi que ...), se faire passer pour ce que l'on est pas (un sans-loi) pour gagner des personnes à sa cause d'une manière opportuniste et à la manière d'un caméléon qui se transforme en fonction du "terrain". |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 29 Oct 2021, 15:39 | |
| Comme dit l'une de ces phrases que l'on prête à plein de gens, "méfiez-vous de la première impression, c'est souvent la bonne"...
Au-delà ou en-deçà de l'opportunisme (assumé en l'occurrence, donc, au moins ici, aux antipodes d'une hypocrisie: quand on veut vraiment se faire passer pour X aux yeux de X', on ne se vante surtout pas de se faire aussi passer pour Y aux yeux de Y' !), la stratégie ou la tactique n'est pas seulement un "moyen" arbitraire subordonné à une "fin" d'une tout autre nature: il y a une véritable affinité entre cette façon de faire (pratique) et l'"universalisme" théorique de la pensée paulinienne (cf. p. ex. 1,2.10; 3,21s; 6,12; 7,7.17; 8,1.6; 9,19ss; 10,17.23.31.33 etc.), qui tend effectivement à rendre toutes les différences indifférentes. En ce sens le "moyen" ressemblerait à la "fin" (Dieu tout en tous), il en découlerait même par une certaine "logique".
Je remarque toutefois (ça ne m'avait pas frappé jusque-là, ou alors je l'avais oublié) qu'à la seule lecture de ce passage on ne penserait pas du tout que "Paul" soit "juif" (contrairement à la "biographie" qui va se développer dans les textes ultérieurs, du corpus paulinien aux Actes): pour "devenir comme un juif", il ne faudrait précisément pas l'être. Tout au moins ne se concevrait-il pas (plus ?) comme tel, il se situerait plutôt dans une sorte de neutralité (ni l'un ni l'autre), à égale distance des "Juifs" et des "Grecs" ou des "païens" (cf. 1,22ss; 10,32; 12,13). Par ailleurs, il faut se garder de plaquer sur cet énoncé toute la problématique (critique) de la "loi" telle qu'elle va se construire dans les épîtres aux Romains et aux Galates: dans 1 Corinthiens l'usage de nomos (cf. a-nomos et en-nomos, 9,21) est lui-même neutre et indifférent, cf. 7,39; 9,28s; 14,21.34 -- sauf en 15,56 qui implique la logique de Romains-Galates (soit qu'il s'agisse d'une glose tardive, cf. la conjecture de Straatman et l'apparat critique de Nestle-Aland 28, soit que le chapitre tout entier, tout au moins dans sa rédaction définitive, soit postérieur à ce qui précède). |
| | | free
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mer 03 Nov 2021, 17:44 | |
| Il me semble que quand on est capable d'être une chose, sans l'être, tout en l'étant, c'est que l'on est (un peu, pour le; moins) cette chose, en l'occurrence, Paul est aussi un homme sans-loi puisqu'il discute de la question de la liberté du croyant en Christ en affirmant : "Tout m'est permis, mais tout n'est pas utile". En 1 Cor 8, il fait preuve également d'adaptabilité envers les membres les plus faibles de l'Eglise. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mer 03 Nov 2021, 18:51 | |
| Je dirais à peu près la même chose (si je t'ai bien compris) sous l'apparence du contraire: pour être ou devenir tout à tous, il faudrait n'être (vraiment, essentiellement) rien de particulier, en tout cas rien de manière permanente et exclusive, rien qui définisse définitivement, si j'ose dire, un "sujet" comme tel; autrement dit ne s'attacher à aucun prédicat ou attribut, d'identité ou de qualité. Sous ce rapport il y aurait une vraie continuité, non seulement de la "pratique" à la "théorie" à l'intérieur de l'épître (cf. les références de mon post précédent), mais aussi avec les élaborations ultérieures du paulinisme, par exemple sous la forme négative de l'épître aux Galates: ni Juif ni Grec etc., ça dit formellement le contraire de 1 Corinthiens 9 mais c'est au fond la même chose, ou l'absence de "chose" derrière les "choses" (apparences, phénomènes). Continuité aussi, en sens inverse, avec les spéculations (judéo-)hellénistiques plus ou moins stoïciennes sur la divinité, le logos ou la sagesse protéiformes, c.-à-d. capables de revêtir indifféremment toutes les apparences parce qu'aucune n'est "la bonne" ou ne leur convient essentiellement (voir en particulier Sagesse 7,22ss; ou plus loin la description de la manne, 16,20ss, qui prendrait un goût différent pour chaque bouche). |
| | | free
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Jeu 04 Nov 2021, 11:43 | |
| De même le Paul du livre des Actes (21,18-26)a fait croire aux gens qu'il pratiquait encore la Loi mosaïque :
"Le jour suivant, Paul se rendit avec nous chez Jacques, où tous les anciens se réunirent. Après les avoir salués, il se mit à exposer par le détail ce que Dieu avait fait chez les païens par son ministère. Et ils glorifiaient Dieu de ce qu’ils entendaient. Ils lui dirent alors: Tu vois, frère, combien de milliers de Juifs ont embrassé la foi, et ce sont tous de zélés partisans de la Loi. Or à ton sujet ils ont entendu dire que, dans ton enseignement, tu pousses les Juifs qui vivent au milieu des païens à la défection vis-à-vis de Moïse, leur disant de ne plus circoncire leurs enfants et de ne plus suivre les coutumes. Que faire donc? Assurément la multitude ne manquera pas de se rassembler, car on apprendra ton arrivée. Fais donc ce que nous allons te dire. Nous avons ici quatre hommes qui sont tenus par un vœu. Emmène-les, joins-toi à eux pour la purification et charge-toi des frais pour qu’ils puissent se faire raser la tête. Ainsi tout le monde saura qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’ils ont entendu dire à ton sujet, mais que tu te conduis, toi aussi, en observateur de la Loi. Quant aux païens qui ont embrassé la foi, nous leur avons mandé nos décisions: se garder des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et des unions illégitimes. Le jour suivant, Paul emmena donc ces hommes et, après s’être joint à eux pour la purification, il entra dans le Temple, où il annonça le délai dans lequel, les jours de purification terminés, on devrait présenter l’oblation pour chacun d’entre eux." (Actes 21, 18-26)
Dernière édition par free le Ven 26 Jan 2024, 15:03, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Jeu 04 Nov 2021, 12:30 | |
| Dans le cadre des Actes, je ne suis pas certain que ça doive être compris comme une tromperie: les Actes construisent en effet l'image (ou la fiction) d'une "Eglise de Jérusalem", sous la direction de Jacques (cf. notamment chap. 12 et 15), à la fois "juive" et "chrétienne", intégralement l'une et l'autre, et d'un "Paul" en plein accord de fond avec celle-ci: "Paul" lui-même resterait essentiellement "juif" et soumis à la "loi", ne se distinguant que par sa mission auprès des païens, avec la bénédiction des apôtres et de Jacques (pour rappel, les rares critiques théoriques de la "loi" dans les Actes sont attribuées à Pierre plutôt qu'à Paul, cf. notamment 15,10; c'est Pierre qui est à l'origine de l'ouverture de l'Eglise aux païens, chap. 10--11). Bien sûr ça ne correspond pas du tout avec l'idée qu'on se fait de "Paul" d'après les épîtres, et quand on mêle les deux perspectives (en fait il y en a bien plus de deux, si l'on est attentif aux différences internes du corpus paulinien d'une part et des Actes d'autre part), on peut avoir l'impression d'un pur simulacre tactique de la part de "Paul" (et de "Jacques"), voire (la thèse a été soutenue) d'un stratagème de "Jacques" pour éliminer "Paul" (si ce n'était pas l'intention, c'est au moins le résultat, d'après la suite du récit)... |
| | | free
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 05 Nov 2021, 11:22 | |
| [8] Voir par exemple la réponse de Chrysostome (349-407), qui explique que Paul ne fait qu’imiter Jésus dans les Panégyriques de Saint Paul 5.6 [SC 300.240] : « Ainsi Paul non plus, qui imitait son propre Maître, ne pouvait-il faire l’objet d’un blâme, lorsqu’il se comportait tantôt comme un Juif, tantôt comme un affranchi de la Loi, et de fait tantôt il observait la Loi, et tantôt il la dédaignait ; tantôt il s’attachait à la vie présente, et tantôt il la méprisait ; tantôt il demandait de l’argent, et tantôt il refusait même ce qu’on lui donnait ; tantôt il offrait un sacrifice et se faisait raser la tête, et inversement il lançait l’anathème contre ceux qui agissaient ainsi ; tantôt encore il pratiquait la circoncision et tantôt il la rejetait. Sans doute ces attitudes étaient-elles contradictoires, mais le jugement et l’intention qui les inspiraient se tenaient étroitement et ne faisaient qu’un. Car il n’avait qu’un dessein : sauver ceux qui l’entendaient et qui le voyaient ». Cet extrait est cité chez M. D. Nanos, « Was Paul a “Liar” for the Gospel ? », art. cit., p. 595 qui le reprend de Margaret M. Mitchell, « “A Variable and Many-sorted Man” : John Chrysostom’s Treatment of Pauline Inconsistance », Journal of Early Christian Studies 6 (1998), p. 107.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2016-4-page-583.htm#re20no20 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 05 Nov 2021, 12:22 | |
| Au-delà de la citation de Chrysostome, tout cet article est excellent, "en plein dans le mille" du présent sujet, et il complète très utilement ce que nous en avons dit jusqu'ici -- merci encore. Je pense toutefois que la "méthode" (tactique, stratégie, pédagogie, mystagogie, etc.) gagne aussi à être rapportée au "fond universaliste", voire à l'"horizon panthéiste" de l'évangile paulinien (je me fais tout à tous parce que le Christ est mort et ressuscité pour tous, en vue de Dieu tout en tous/t, cf. supra depuis le 29.10.2021) -- même si ce rapport reste implicite dans les textes, en partie impensé, et que de ce fait les conséquences "pratiques" en sont inégalement tirées (différemment p. ex., dans 1 Corinthiens, pour le rapport à la porneia, prostitution ou plus généralement inconduite sexuelle, chap. 5--7, et pour les "idolothytes" ou "viandes sacrifiées aux idoles", chap. 8 et 10, ce qui donne lieu à des explications assez embarrassées des "raisons" pour lesquels on devrait rejeter l'une et on pourrait accepter les autres; a fortiori dans l'ensemble du corpus, p. ex. la tolérance générale affichée en Romains 14 et le refus catégorique de la circoncision en Galates).
Le rapprochement avec la pseudépigraphie est astucieux, à condition de tenir compte des différences: quand plusieurs "auteurs" ou "rédacteurs" (réels et anonymes) écrivent sous le nom de "Paul", leurs motivations et leurs intentions ne sont pas exactement les mêmes que celles d'un seul auteur (p. ex. Kierkegaard ou Pessoa) qui écrit des textes différents sous des pseudonymes ou hétéronymes différents (qu'ils s'en expliquent ou non, généralement après coup -- Pessoa le fait comme Kierkegaard, quoique d'un tout autre point de vue). Il y a certainement un rapport entre ces différentes espèces de pseudonymie, mais il est complexe et obscur; et à chaque fois aussi un rapport entre la "forme" et le "fond", celle-là dépendant toujours de celui-ci (l'"existentialisme chrétien" de l'un, la "mystique nostalgique" de l'autre appellent différemment une pseudonymie différente). |
| | | free
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 05 Nov 2021, 16:19 | |
| Nous pourrions tenter de les qualifier comme suit : (1) l’universel d’inclusion réciproque ou de fusion ; (2) l’universalité négative par le refus des particularismes ; pour reprendre une belle expression de Breton tout en la dévoyant, il faudrait l’appeler « universel d’indifférence » ; (3) l’universel comme totalité de l’humanité par delà les deux pôles qui résultent de la division de l’Alliance et de l’élection ; (4) l’Universel abstrait des particularismes (celui du nouvel Adam) ; (5) l’Universel de globalisation.
Stanislas Breton propose de penser l’Universel au-delà de la question des particularismes ou d’un universel abstrait : Paul est hébreu fils d’Hébreux, citoyen romain et grec d’expression.
La « ligne droite de son universalisme » est donc le lieu où Badiou rencontre Paul comme Breton. Une ligne droite dialectique selon Breton, anti-dialectique selon Badiou.
Tout en se réclamant de Breton, Badiou prend ses distances, notamment en insistant sur le fait que Paul fait signe vers l’universel en refusant doublement les particularismes : au-delà de l’événement, il refuse tout autant d’être juif que grec, tandis que Breton insiste sur la triple origine de Paul : juive, grecque et romaine.
D’emblée, Breton nous propose de penser la singularité de Paul à partir de l’écriteau qui se trouvait sur la croix du Christ, et même comme l’écriteau lui-même. Un signe trilingue et triculturel, qui semblait incarner et présentifier celui qui ne fut pas un apôtre selon la chair – ce qui demeura pour lui une blessure –, mais qui s’identifia avec d’autant plus de force au Christ qu’il n’était pas parmi ses compagnons de vie. Lorsque Paul affirme que « Dieu se fait tout en tous » (1 Co 15, 28), Sichère souligne que Paul se fait lui aussi tout en tous (1 Co 9, 22) : « Pour tous, je me suis fait tout. » Taubes insiste, au contraire, sur le fait que Paul reste le serviteur du Christ et s’identifie à Moïse dans un rapport de rivalité.
Il ne saurait être question de comprendre sa langue comme un vernis, sa citoyenneté comme une concession à la contingence de sa naissance et son identité juive comme une histoire passée. Juif, grec et romain, Paul ne fut pourtant pas chrétien :
Dire qu’il est « chrétien », serait presque lui faire injure, comme si le qualificatif signifiait la chute dans l’oubli. L’être qui palpite en lui se confond avec l’être même du Christ, de telle sorte que les médiations, scripturales ou communautaires, qu’il se garde d’ailleurs de mépriser, s’effacent dans la quasi-immédiateté d’un absolu.
« Si je vis, ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi ».(Ga 2, 20)
https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2009-3-page-63.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Ven 05 Nov 2021, 19:00 | |
| Article très riche, peut-être trop, parce qu'à convoquer tant de philosophes autour de "Paul" on entend difficilement la pensée de chacun et les dialogues particuliers entre tel ou tel: l'ensemble tourne au patchwork de citations directes et indirectes, et la seule pensée directrice qui s'en dégage est celle de l'auteur(e) de l'article, qui n'est pas forcément à la hauteur de ses sources et n'en reflète exactement aucune. L'indigence de la contrepartie exégétique et théologique n'arrange pas les choses, pour ne rien dire des références caricaturales à la "gnose" (marcionisme, manichéisme, etc.) toujours traitée en épouvantail, comme d'ailleurs le "relativisme" ou le "nihilisme" (présumés) contemporains.
Dans la portion que tu cites, la remarque de Sichère rejoindrait tout à fait ce que j'essayais d'exprimer, sur la correspondance profonde entre la "pan-théo-eschato-logie" paulinienne (Dieu tout en tout/s, à l'horizon ultime) et ce qui pourrait passer, en 1 Corinthiens 9,19ss, pour une tactique opportuniste et superficielle (je me fais tout à tous: "Dieu" n'en aurait pas fait moins). Tout aussi pertinent à notre discussion est ce que G. Agamben appelle le "comme non" (ou "comme... ne... pas", suivant la traduction de l'italien; hôs mè en grec; cf. § 90ss), d'après 7,29ss (mot-à-mot, ou presque): "... que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas, ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n'en usant pas (n'en usant pas vraiment, pleinement, n'en abusant pas, selon l'interprétation du préfixe kata-), car la figure (la forme, le schème, skhèma) de ce monde passe." On aurait là, en effet, une "médiation" ou un "moyen terme" décisif entre le "et... et..." (et Juif, et Grec, etc.) et le "ni... ni..." (ni Juif, ni Grec, etc.), qui passerait par le jeu (au sens mécanique ou ludique) d'un "comme" lui-même flottant (en traduction française, entre un "comme si" appelant un "irréel" et un "comme" comparatif réel, comme ceux qui" + indicatif: comme s'ils n'avaient pas / comme ceux qui n'ont pas, etc.). On pourrait d'ailleurs repérer un "jeu" (de rôles) similaire du "comme" (hôs), avec ou sans négation apparente*, dans bien d'autres passages pauliniens, à commencer par celui dont nous parlons, 1 Corinthiens 9,19ss (comme juif, comme sous la loi, comme sans loi etc.; cf. p. ex. 4,9; 5,3; 2 Corinthiens 2,17; 6,8ss; Romains 4,17ss; 6,13, cf. v. 11; 9,25; 13,13; Colossiens 2,20 etc.). Soit dit en passant, cela renverrait aussi les philosophes aux comme si (als ob) de Kant et aux comme tel (als solche) de Heidegger, que Derrida (oublié ici, mais on ne s'en plaindra pas vu la cohue) a tant médités de son côté.
* Apparente ou non, c'est toujours une négation (et là on penserait surtout à Hegel) qui "travaille", qui ouvre le jeu d'un "comme", la fiction d'un "comme si" ou la comparaison tacite d'un "comme tel" (comme un autre ou comme soi-même, cf. aussi Ricoeur): pour qu'il y ait du "comme" il faut que soit secrètement niée, ou déniée, ne serait-ce que par sa (mise en) question, l'évidence massive et tautologique de l'identité (X = X, on est ce qu'on est). Aussi bien pour être ou devenir en surface "comme un Juif" quand on est Grec, et inversement, que pour n'être, profondément, ni l'un ni l'autre. |
| | | free
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mer 10 Nov 2021, 11:36 | |
| « L’instant ultime ayant cargué ses voiles… » (1 Corinthiens 7:28c-32a)
Désormais, que ceux qui sont mariés soient comme non mariés ». Vu le reste du chapitre, il est clair que cela concerne tout autant un appel à ce que les célibataires soient comme non célibataires. Que ceux qui pleurent soient comme s’ils ne pleuraient pas… Qu’est-ce à dire ? Là encore il est utile de regarder le détail du texte grec, je suis désolé. Paul ne dit pas « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas », ce ne serait pas très fidèle ! Il ne dit pas « que ceux qui pleurent soient comme s’ils ne pleuraient pas », merci du conseil ! quand on est triste il est bon de pleurer… Paul n’invite pas ici à sortir du monde, ni à être indifférent au monde. Il ne dit pas de ne pas se marier, de ne plus rire, pleurer, acheter, ni même de profiter des joies de ce monde. Paul n’invite pas non plus à faire « comme si », c’est-à-dire à jouer la comédie du monde alors que nous serions déjà tout entier investis dans le spirituel. Au contraire. Que dit-il alors ? Paul emploie des participes présents substantivés. Quand nous pleurons que nous ne soyons pas « un pleurant » : une personne enfermée dans cet acte, déterminée par cela. Ne pas se laisser devenir sa maladie, son métier, ne pas devenir sa joie ou sa peine. Vivre cette vie authentiquement sans être enfermé, déterminé, prisonnier de cette seule dimension.
Car notre vie en ce monde a été touchée par le kairos, nous dit Paul. Cela nous dépasse, mais c’est comme ça : le salut a déjà été donné à tous. Il n’est plus à arracher. Du coup, Paul avance des idées inouïes : « Il n’y a plus de différences, tous sont pécheurs et tous sont justifiés par pur don de Dieu » (Romains 3:22-24) « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Gal 3:28). « Il est tout en tous » (Col 3:11). Pourtant, ces différences existent bien sûr dans ce monde, et bien d’autres : il y a des différences d’origines, d’orientations du désir, d’intelligences et de sensibilités, de travail, de conditions sociales, de situations de famille, de santé, d’âges, d’humeurs… ces différences existent, seulement : du point de vue de la valeur, du point de vue de la « réussite de notre vie », du point de vue de notre dignité présente et future, la vérité est ailleurs. Christ est en tous. Notre être et notre vie sont là.
https://jecherchedieu.ch/temoignages/predication/predication-linstant-ultime-ayant-cargue-ses-voiles-1-corinthiens-7/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mer 10 Nov 2021, 12:22 | |
| Excellent sermon (nous avons déjà eu l'occasion d'apprécier le Pernot de Genève, à ne pas confondre avec ses homonymes, homographes ou homophones). Du point de vue d'une exégèse plus "sobre", on pourrait discuter pas mal de choses, à commencer par la pertinence et la part éventuelle (plus ou moins sensible, plus ou moins "vive" comme dirait Ricoeur) d'une métaphore nautique au v. 29 (carguer = ramener, replier ou enrouler les voiles), pour su[n]stellô dont ce n'est qu'un des sens possibles (assuré tout au plus dans un contexte nautique, ainsi dans le texte "occidental" d'Actes 27,15, contexte qui fait totalement défaut en 1 Corinthiens 7); il n'est pas évident, c'est peu dire, que l'auteur, les destinataires et encore moins les lecteurs ultérieurs de l'épître en grec aient jamais pensé à cette image (dans le NT, selon les leçons généralement retenues par les éditions critiques modernes, le verbe ne reviendrait qu'en Actes 5,6, et là il s'agit d'envelopper un cadavre; le simple stellô évoque un mouvement de retrait en 2 Corinthiens 8,20 et 2 Thessaloniciens 3,6). Mais l'image est jolie et la prédication aurait tort de s'en priver, même s'il est préférable de l'assortir d'un "peut-être"... D'autre part le "temps" ( kairos, temps relatif, temps de quelque chose, de l'"heure du thé" à la "saison des prunes") qui serait (ainsi ou autrement) raccourci ou écourté ne serait pas seulement celui du "salut" ou de la "fin", mais celui de "l'histoire" en général, considéré comme un temps fini (sinon défini; et là on peut penser aussi bien à la "tribulation-détresse" écourtée, koloboô, du discours eschatologique des Synoptiques, Marc 13,20 // Matthieu 24,22, qu'au ciel roulé comme un livre-rouleau en Apocalypse 6,14). Mais tout cela n'affecte guère l'aporie essentielle, au sens strict de ces termes: pour "devenir" quoi que ce soit, y compris ce que l'on "est" (selon la formule classique de Pindare dont le jeune Nietzsche avait fait sa devise), il faudrait paradoxalement ne pas "être" quoi que ce soit (essence, nature, identité, qualité, attribut, prédicat); ne jamais l'"être" vraiment, essentiellement, totalement, exclusivement, ou définitivement. Être sans être, pourrait-on dire à la manière sibylline de Blanchot. Bien sûr on retrouve là tout le problème philosophique de l'" être" et de l'" essence" qui rendraient en principe le mouvement ou le changement impossibles ou impensables (Parménide et les Eléates, Héraclite et sa lointaine descendance stoïcienne, en passant ou non par le "meurtre du père" du Parménide de Platon et les répliques d'Aristote sur le "moteur immobile"; mais aussi bien le 'ehyeh 'asher 'ehyeh d'Exode 3). Cf. aussi ici. On peut également noter, au passage, que dans une bonne partie du corpus paulinien le Christ-tout-en-tous fonctionne comme une actualisation (prolepse, anticipation, etc.) "ecclésiastique" (mythe ou mystère présent et opérant dans le cadre restreint de l' ekklèsia) du Dieu-tout-en-tout/s à l'horizon eschatologique et proprement universel. Ce que "Dieu" serait à la fin, et pour "tout" et "tous", le "Christ" le serait dès maintenant "pour nous". Bien entendu, cela serait à nuancer d'un texte à l'autre -- du Christ-esprit-corps-Eglise de 1 Corinthiens qui devrait encore s'effacer ou se résorber à la fin dans le Dieu-tout-en-tout/s (chap. 12 et 15) au Christ-tête qui se confond avec le Christ-Dieu et dont le règne s'étend d'emblée à l'ensemble de l'univers dans les deutéro-pauliniennes (Colossiens-Ephésiens): dans le premier cas le "christo-ecclésiastique" préfigure l'horizon "théo-cosmique", dans le second c'est le mystère "théo-christo-cosmique" qui fonde d'entrée de jeu le mystère ecclésial. |
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Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mar 30 Jan 2024, 13:06 | |
| Saint Paul aux prises avec les viandes sacrifiées aux idoles, les idolothytes Jean-Pierre Lémonon
Il faut savoir restreindre sa liberté et se méfier des idoles
Paul sait parfaitement combien il peut en coûter de restreindre sa liberté, car il a eu l’occasion de mettre en œuvre ce qu’il demande : renoncer à des droits légitimes. Aussi, en 9,1-23, l’Apôtre rappelle-t-il son propre parcours et la raison de son attitude.
Paul a vu le Seigneur et a reçu de celui-ci une charge, il est Apôtre. À Corinthe personne ne peut lui contester ce titre et les bénéfices qu’il au rait pu en tirer. Or, il a renoncé à des avantages dont usent légitimement les autres apôtres : se faire accompagner dans la mission par une sœur et être à la charge des communautés qu’il évangélise ; il a négligé ces biens : « Mais moi, je n’ai fait usage d’aucune de ces choses » (9,15). Bien plus, libre à l’égard de tous il s’est fait lui-même « esclave vis-à-vis de tous » afin de gagner la plupart (9,19). Il demande le même comportement à ceux qui, à Corinthe, estiment pouvoir consommer en toute liberté des viandes sacrifiées aux idoles. Ces derniers sont appelés à renoncer à leur liberté en se faisant « tout à tous » au bénéfice de leurs frères faibles.
En se comportant ainsi, les frères recevront alors un véritable titre de gloire à mettre en œuvre devant le Seigneur. L’effort demandé n’est pas vain. En effet, l’enjeu de cet effort n’est pas une simple gratification passagère, mais une « couronne impérissable » (9,24-27). Le rappel de son parcours personnel fonde la vérité de l’appel à l’imitation qu’il lance au terme de sa réflexion (11,1).Voilà ce qu’il en est pour son exemple personnel.
https://www.cairn.info/revue-communio-2018-5-page-63.htm
Demander aux autres de renoncer à leur liberté parce que j'affirme l'avoir fait (dans la cas de Paul, pour fonder son apostolat) ma parait peu excessif. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Je me suis fait tout à tous - 1 Cor 9,22 Mar 30 Jan 2024, 14:41 | |
| L'article de Lémonon a le mérite de situer le verset dont nous parlons (1 Corinthiens 9,22) dans son contexte, mais je suis moins convaincu que lui par la consistance et la cohérence (textuelles, logiques, rhétoriques) de ce contexte.
Le principal problème de lecture pour nous est à mon sens lié à notre idée de liberté ou de droit qui est assez décalée par rapport à celle(s) de "Paul". Il faut rappeler ce qui se joue autour du substantif exousia (autorité, pouvoir, mais aussi droit ou liberté: "par quelle autorité" <=> "de quel droit") et du verbe correspondant exeimi / exestin (ce qui est autorisé ou permis, ce qu'on a le droit ou la liberté de faire, leitmotiv des controverses des Synoptiques, "est-il permis... ?" mais déjà de 1 Corinthiens, "tout est permis" que "Paul" assume mais à quoi il oppose l'"utilité", l'"édification" = à la lettre le "constructif" ou l'"amour"; cf. 6,12; 10,23). On n'est sans doute pas encore dans la logique de Romains où l'homme-sujet n'est jamais "libre" au sens où nous l'entendons, mais passe d'un esclavage (du péché, de la chair, de la loi, de la mort) à un autre (du Christ, de Dieu, de l'esprit, de la vie, et même de la liberté, eleutheria), en changeant de maître, et/ou à la rigueur en passant du statut d'esclave à celui d'affranchi et/ou de fils, adoptif, légitime ou naturel mais héritier du maître, donc d'"homme libre" dans la métonymie du sens social, par opposition à l'"esclave". Mais on est déjà en 1 Corinthiens dans une dialectique de l'esclavage (7,15.21ss; 9,19; 12,13), fort éloignée de notre a priori selon lequel l'"homme" en tant que tel serait naturellement (= naîtrait) "libre" et aurait d'emblée des "droits" -- auxquels il pourrait pourtant renoncer "librement", ce qui n'est d'ailleurs pas non plus sans paradoxe (aliénation de l'inaliénable)...
Quant au problème pratique de tout ce passage (chap. 8--10), mais aussi de Romains 14, nous en avons souvent parlé: il tend à constituer les "faibles" au sens où l'entend "Paul", c'est-à-dire les plus scrupuleux, en tyrans effectifs de tout le monde par la médiation d'un chantage à l'amour; en définitive ce sont eux qui fixeront la norme auxquels tous devront se soumettre "librement", même quand ils ne seront plus "faibles" du tout, mobilisant à cet effet tout le pouvoir coercitif de la hiérarchie et du bras séculier...
Pour revenir à d'autres moments de cette discussion (p. ex. 3.11.2021): pour être tout à tous il faudrait (idéalement, à la limite) n'être rien ni personne, masque (persona) sans visage, apparence sans essence, pure surface sans profondeur, ou sans autre profondeur qu'une absence... Entre cet énoncé en plus d'un sens superficiel et les dialectiques dénégatoires du sujet esclave qui tournent à l'alibi permanent dans l'épître aux Romains (ce n'est pas moi, je ne suis pas là) il y a une continuité... profonde. |
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