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 arabesques de la peur

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Narkissos

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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Jan 2023, 20:35

Même si ça reste une hypothèse, c'est intéressant de penser que ces deux textes (1 Samuel 15 et [deutéro-]Isaïe 51), avant d'être réunis dans "la Bible" (juive ou chrétienne), ne se référaient peut-être pas exactement au même genre de divinité: entre un deutéronomisme historiographique prônant l'obéissance exclusive au seul dieu tutélaire (Yahvé comme seigneur d'Israël / Juda, sans préjudice d'autres dieux régissant semblablement, ou subsidiairement, d'autres nations) et le monothéisme radical du deutéro-Isaïe (Yahvé toujours, mais cette fois comme autre absolu du monde, transcendant à tout, comparable à rien ni à personne, unique en son genre et donc littéralement impensable), il n'y aurait de commun que le nom et une certaine dérivation historique, brouillée d'ailleurs à mesure que les textes s'influencent les uns les autres au fil des rédactions et des rapprochements. Mais l'ironie de la chose, c'est que ces deux types de D/dieu(x) auraient à peu près autant de mal à se faire craindre et à susciter la confiance ("ne crains pas") -- comme d'ailleurs un maître "réel" (roi, empereur, suzerain, etc.) peine à se faire obéir aux marges (ou aux marches) de son domaine. Le roi d'Assyrie peut être terrifiant, il est aussi lointain pour la plupart de ses sujets, et il suffit qu'il ne se manifeste pas pendant un certain temps pour que les vassaux de la périphérie se sentent pousser des ailes et montrent des velléités d'indépendance, en s'appuyant les uns sur les autres: le visible et le proche, si faibles soient-ils, comptent plus qu'un hyper-puissant invisible ou lointain (ce qui revient le plus souvent au même); or un D/dieu à qui on préfère les hommes, qu'il soit relatif ou absolu, est toujours dans ce cas: c'est l'inférieur (relatif ou absolu aussi) qu'on lui préfère, parce que cet inférieur (humain, politique, technique, etc.) est proche, visible, tangible, sensible, aussi bien dans ses promesses que dans ses menaces, dans son aide que dans son opposition, même si à la longue il déçoit toujours... Contre cette infériorité structurelle de l'invisible, la diversité des types de divinité, qu'ils fassent appel à l'imagination (enfers et paradis en tout genre) ou à la méditation sapientiale et philosophique de l'existence (être ou ne pas être, etc.), ne peut pas grand-chose.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeSam 14 Jan 2023, 22:01

Magnifique analyse Narkissos du texte proposé par free.
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Narkissos

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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeDim 15 Jan 2023, 15:53

Je n'avais pas commenté le texte de la Watch (TdG 65, ça devait être un Bulletin Intérieur en France), mais il me fait penser que la "crainte des dieux" (en tout genre) et la "crainte des hommes" ne s'opposent pas toujours, loin de là: chaque fois qu'il y a une certaine homogénéité socio-religieuse, de la secte à la religion d'Etat, les deux craintes n'en font qu'une, du moins elles se confortent, se consolident, se complètent et se prolongent mutuellement: les autorités divines et humaines sont cohérentes, du temple à la cité et à la famille, elles prescrivent et interdisent essentiellement les mêmes choses (c'est encore l'idée de Romains 13). C'est en cas de conflit que la question se pose et que les craintes s'opposent -- aussi bien conflit des dieux et des ordres socio-politiques entre eux (Antigone, Iphigénie) que conflits internes et externes des religions petites et grandes (multiplicité des cultes, conversions, prosélytismes, hérésies, schismes, situation de religion minoritaire dans une société irréligieuse, etc.). Pour le TdJ moyen la "crainte de Jéhovah" se confond totalement avec la crainte des "frères et soeurs", des "anciens", du "comité judiciaire de discipline religieuse", du "surveillant itinérant", du "Béthel" ou du "Collège central"; la "crainte des hommes" ne lui est opposable qu'à l'extérieur du groupe -- jusqu'au jour où un conflit apparaît à l'intérieur, où "Dieu" et "l'organisation" ne semblent plus d'accord, et où on vire irrésistiblement à l'"apostasie", à moins de préférer justement la "crainte des hommes" (du dedans) à la "crainte de Dieu" (quelle que soit la figure divergente que prend alors ce dernier)...
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeLun 16 Jan 2023, 11:06

Jonas et la « baleine » : la peur du changement ?

1 La « peur/crainte de Dieu »

Le concept de la « peur/crainte de dieu » semble avoir été directement inspiré de l’Empire assyrien. Il était raisonnable, voire sage, d’avoir peur de l’Empire. Isaïe a toutefois été le premier auteur à inciter les Israélites à craindre YHWH et non les Assyriens. En plein contexte où les Assyriens sèment la terreur en Syrie-Palestine, à la fin du 8e siècle, Isaïe proclame : « C’est le Seigneur de l’univers que vous tiendrez pour saint, c’est lui que vous redouterez » (Is 8, 13). Dans un contexte similaire, le prophète Michée s’exclame : « La voix du Seigneur appelle la ville – il sauvera ceux qui craignent son nom […]. » (Mi 6, 9) Isaïe et Michée ont donc été les premiers, semble-t-il, à transposer la crainte du seigneur humain (le roi assyrien) au seigneur divin. Dans le Deutéronome, la peur/crainte de Dieu est associée à l’observance des commandements de Dieu. Il y a un lien entre « crainte/peur » et respect des commandements. La peur de représailles devrait être suffisante pour que le peuple obéisse aux commandements. Cette idée de peur, d’obéissance et donc d’absence de châtiments se retrouve aussi en 1 Sam 12, 14. Dans ce cas, il n’est pas question des Assyriens, mais l’idée est la même qu’en Dt 5, 29.

Cette dichotomie, récompense/châtiment, rappelle la méthode assyrienne. YHWH se comporte comme un roi assyrien : clément lorsqu’on lui obéit, terrible dans le cas contraire. La peur est donc un élément inextricable de cet enseignement. Comme l’a souligné Römer (1996, 93), le Deutéronome a été construit sur le modèle d’un traité de vassalité assyrien, mais, comme l’a suggéré Lohfink (1977, 12-22), avec une intention polémique, subversive. YHWH remplace en quelque sorte l’Empire assyrien et son dieu Aššur – à qui les peuples soumis devaient jurer obéissance. Après la chute de l’Empire assyrien – où à partir de l’époque où sa chute semble inévitable, dans les années 620 av. J.-C. – le seul suzerain d’Israël n’est plus le roi d’Assyrie, mais YHWH que l’on tente alors de promouvoir comme Dieu unique. Bel exemple de mimétisme colonial alors que les auteurs du Deutéronome – autant ceux de l’époque de Josias que ceux de l’époque exilique – repensent la religion d’Israël en empruntant la rhétorique et l’idéologie développées dans les traités assyriens où les conséquences du non-respect d’un traité sont terribles. Or, les formules de malédiction que l’on retrouve dans le Deutéronome – qui reprennent, en subvertissant l’impérialisme assyrien, des éléments que l’on retrouve dans les traités d’alliance des rois assyriens – sont au fondement de la « crainte de Dieu». Celle-ci est d’abord essentielle à la survie du peuple de Dieu et elle sera plus tard assimilée à la sagesse suprême. C’est le cas, par exemple, en Pr 3, 7 Ne sois pas sage à tes propres yeux, crains plutôt YHWH et détourne-toi du mal ») et en Qo 12, 13 (« […] Crains Dieu et observe ses commandements […] »). Il est clair que la peur de Dieu est associée à l’obéissance fidèle et intègre aux commandements de Dieu. Le contraire entraîne des conséquences négatives. Il s’agit en somme d’un raisonnement très simple qui s’inspire de la rhétorique impériale assyrienne.

Il faut cependant faire une distinction entre le sentiment de crainte et celui de la simple peur qu’un individu ou un peuple peut ressentir face à une menace quelconque. On peut penser à Jacob qui est effrayé lorsqu’on lui apprend que son frère, Ésaü, marche à sa rencontre avec 400 hommes (Gn 32, 7) ou encore des Judéens qui s’enfuient en Égypte par peur des Babyloniens (2 R 25, 26). Les exemples sont nombreux. La crainte, au contraire, selon le Dictionnaire encyclopédique de la Bible (DEB) (2002, 316), « embrasse toute la religion ; elle est le “commencement de la sagesse”, non pas au sens de “début”, mais d’“essentiel” de la sagesse, le fondement de la religion ». La crainte de Dieu serait quant à elle associée au mysterium tremendum et fascinosum, ce mystère qui repousse, mais attire à la fois. Le DEB (2002, 316) donne comme exemples celui de la Vierge au moment de l’annonciation (Lc 1, 30), des bergers de Bethléem lorsque l’ange du Seigneur se présente devant eux (Lc 2, 9) ou des témoins des miracles de Paul (Ac 19, 17). On ajoute, toujours dans le DEB (2002, 316), que « […] la crainte ne se limite pas à l’angoisse, elle est accompagnée du désir de l’amour de Dieu : à l’idée que Dieu est un roi inspirant la crainte, Israël ajoute celle qu’il est aussi un père aimant. Ces deux sentiments ont été mis en lumière par les prophètes ». Selon cette définition, le concept de mysterium tremendum et fascinosum ne s’applique pas au personnage de Jonas. Sa réaction n’est pas inspirée par la crainte, mais par la simple peur. Peur devant une mission suicidaire et vouée à l’échec. Bref, même si Jonas affirme craindre Dieu, son comportement démontre tout le contraire. Alors que la crainte de Dieu – autant dans la littérature deutéronomiste que sapientiale – implique une obéissance complète, la première action de Jonas est de désobéir à Dieu en fuyant son appel.

2 Chapitre 1 – La Fuite

D’entrée de jeu, YHWH s’adresse à Jonas pour lui dire : « Debout ! Marche vers Ninive, la grande ville et proclame sur elle que leur méchanceté est montée jusqu’à moi [littéralement : devant ma face][10] ». Jonas se lève comme lui avait ordonné YHWH, mais non pas pour marcher vers Ninive, mais pour fuir. Selon da Silva (2000, 51), l’ordre de Dieu bouleverse Jonas : « Il a peur. L’inconnu lui fait peur ». Il faut toutefois souligner que le mot « peur » n’est pas explicitement utilisé dans le récit et que les raisons exactes de sa fuite ne sont pas données. Le contenu de l’oracle que doit prononcer Jonas contre Ninive n’est pas donné non plus. Mais étant donné que Dieu l’envoie parce que la « méchanceté de ses habitants » est montée jusqu’à lui, on peut s’attendre à ce que le message soit semblable ou identique à celui que l’on retrouve explicitement cité en Jon 3, 4b : « Encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous ». Il est donc probable, comme le suggère Sasson (1990, 87), que le personnage de Jonas, mis en scène par le narrateur, refuse cette mission par crainte de la colère des Ninivites. Pas celle de Dieu, ajouterions-nous. À noter que cette peur est « normale » ; ce qui n’est pas normal, c’est que le prophète refuse d’écouter son Dieu. De « craindre » son Dieu. Par ailleurs, Jonas s’avère être le seul prophète de toute la Bible hébraïque à refuser un ordre de YHWH. Ce détail n’est pas anodin : le narrateur du chapitre 1 du livre de Jonas s’attache à représenter ce dernier comme un homme faisant le contraire de ce à quoi l’on s’attend d’un prophète. Il s’agit d’un premier exemple.

https://www.erudit.org/en/journals/theologi/1900-v1-n1-theologi07445/1093587ar/
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Jan 2023, 00:12

Très intéressante analyse, qui ne tombe pas dans le piège -- contrairement à ce que j'avais craint (!) en survolant ton extrait en diagonale -- de modifier la définition fondamentale de la peur / crainte au gré des contextes ou (pire) du "politiquement (ou religieusement) correct" (ce que ne semble pas avoir évité la TOB 2010). Il ne faut surtout pas distinguer une "crainte" d'une "peur", ce qui est si tentant en français, parce que ça ne fonctionnerait absolument pas ainsi en hébreu -- même s'il y a aussi des synonymes et des nuances d'intensité, des usages "théologiques" ou non, plus ou moins stéréotypés, et ainsi de suite, l'émotion de référence reste la même: les différences sont les effets que produisent les textes dans leur ensemble, il appartient à l'exégèse de les analyser, mais ça ne se règle pas à coup de dictionnaire, surtout bilingue, en énumérant des "sens" différents du même mot (selon l'acception la plus bête de la "polysémie") et en piochant au coup par coup celui qui nous arrange.

Pour raccrocher ce cas à la discussion précédente, Jonas est précisément quelqu'un (et le reflet d'une époque) qui a du mal à "craindre les dieux", et en particulier le sien, tout en véhiculant le précepte traditionnel. Comme le montre l'auteur de l'article, ce n'est pas pour autant qu'il craigne autre chose (p. ex. le changement), en tout cas si on en reste aux énoncés du texte sans y introduire une psychologie étrangère et anachronique. Il ne semble pas spécialement craindre les Ninivites, ni les marins, ni la mort par noyade, ni le poisson, ni le she'ol; la crainte n'entre tout simplement plus dans sa "religion" (même si elle est encore dans celle des marins et des Ninivites repentis, ironie supplémentaire). Mais le texte produit bien du changement religieux, de type sapiential en effet, et pas loin d'une "philosophie", en suggérant un autre type de "religion" que celui qui instrumentalise indéfiniment la crainte, la récompense, le châtiment: un rapport pensé entre le divin et l'humain, et l'animal, et même le végétal si on compte le ricin... Nous en avons déjà discuté longuement [url=https://etrechretien.1fr1.net/t325-dieu-solidaire]dans ce fil-ci[/url), mais cela mérite d'être remarqué et médité car c'est extrêmement rare, non seulement dans l'AT mais même dans le NT.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Jan 2023, 12:53

Spinoza et le problème de la peur : metus et timor
Jean-Marie VAYSSE

L’obscur objet de la crainte 

12La proposition L de l’Éthique III affirme que « une chose quelconque peut par accident être cause d’espoir ou de crainte ». Dans la mesure où nos évaluations sont d’abord imaginaires, la vie psychique se déroule sur fond d’interprétations et peut donner lieu à un délire d’interprétation. Ce processus implique des déplacements de l’amour et de la haine du présent vers le passé et le futur, les transformant en crainte et espoir. À la fin du scolie, Spinoza dit que puisque « en tant que nous espérons ou craignons quelque chose, nous l’aimons ou l’avons en haine », il en résulte que « tout ce que nous avons dit de l’amour et de la haine, chacun pourra aisément l’appliquer à l’espoir et à la crainte ». Il résulte de là que nous interprétons les choses qui sont causes d’espoir ou de crainte comme de bons ou de mauvais présages, qui sont eux-mêmes causes de joie ou de tristesse. Nous utilisons ces présages comme des moyens pour parvenir à ce que nous espérons ou pour éviter ce que nous craignons. Or, nous sommes plus enclins à espérer qu’à craindre, car nous croyons aisément en ce que nous espérons et plus difficilement en ce que nous craignons.

13Telle est la source des superstitions combinant espoir et crainte, qui nous font aimer ou haïr des présages et instituent un culte des signes positifs, des bons présages, auxquels nous sommes portés à croire et que nous aimons. Le paradoxe est alors que la joie peut être malsaine, en nous berçant dans l’illusion, et la tristesse saine, en nous poussant à la réflexion. Toutefois, le régime mental et affectif est déstabilisé, oscillant entre crainte et espoir. Ceux-ci ne naissent point tant des choses passées ou futures en elles-mêmes que du doute portant sur l’issue de ces choses. Or, si le doute est une suspension du jugement, il n’est pas, comme chez Descartes, un acte de liberté, mais une incertitude provenant du flottement de l’imagination, un état psychologique d’inquiétude. La joie de l’espoir est inconstante, car elle est liée à la crainte de la déception. Or, s’il n’est pas d’espoir sans crainte, celle-ci semble avoir le dernier mot, car celui qui est en suspens dans l’espoir imagine forcément que ce qu’il espère peut très bien ne pas arriver, même si, devant cette crainte, il peut toujours continuer à espérer. Si donc nous sommes portés à espérer, nous sommes aussi assiégés par la crainte qui nous répugne, que nous refoulons mais qui revient sans cesse comme un symptôme. C’est ainsi que nous sombrons dans la peur qui fait que de deux maux redoutés, nous finissons par espérer le moindre, sans avoir cependant la moindre certitude. Ce cercle vicieux tend à montrer que la crainte est la passion la plus agissante de toute et que c’est sur elle que repose la domination de la superstition.

https://journals.openedition.org/philonsorbonne/410#tocto1n3
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Jan 2023, 19:53

Merci (encore) pour cet excellent article, qui m'a beaucoup rappelé Deleuze (d'ailleurs cité en note), et plus largement montre bien ce que la pensée contemporaine doit à Spinoza, consciemment ou non -- jusqu'à la philosophie et à la psychologie de comptoir qui recyclent des expressions comme "passions tristes" sans la moindre idée de ce qu'elles signifiaient dans leur contexte d'origine...

Il illustre par ailleurs remarquablement ce que j'essayais de suggérer en parlant d'arabesques de la peur: dessins, formes, tracés, entrelacs, plis, replis, déplis, co(i)mplications, complexifications et simplifications, tours, détours, retours, construction, tissage, texture et texte illisible à force d'être lisible en tout sens, d'une même "chose" ou "essence" pourtant (la peur, ou le désir) qui n'en finit pas de se différencier et d'interagir avec elle-même, jeu ou travail tantôt se démultipliant ou se neutralisant, se limitant, se pondérant ou s'infléchissant, et ainsi de suite. Qu'on différencie ou non le vocabulaire (en latin ou en français) pour distinguer tel type ou moment de "peur" de tel autre ne change pas grand-chose au jeu, si ce n'est que ça fait oublier que c'est toujours le même qui joue à l'autre, s'altère, s'itère, ou l'autre qui joue au même sans pour autant y revenir...
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Jan 2023, 12:04

"Tout le peuple voyait : les coups de tonnerre, les éclairs, le son de la trompe, la montagne fumante. Le peuple vit ; ils tremblèrent et se tinrent à distance. Ils dirent à Moïse : Parle-nous toi-même, et nous écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions. Moïse dit au peuple : N'ayez pas peur ; c'est pour vous mettre à l'épreuve que Dieu est venu ; c'est pour que vous ayez la crainte de lui, afin que vous ne péchiez pas. Le peuple se tenait à distance ; mais Moïse s'approcha de l'obscurité épaisse où était Dieu." (Ex 20,18-21).



Venue de Dieu et crainte du peuple (20,18-21)

En 20,20, Moïse répond au peuple effrayé : « C’est pour vous mettre au test que le Dieu est venu ». La proclamation des dix Paroles est ainsi présentée comme une « venue » de Dieu, présent non seulement dans les signes que le peuple perçoit (v. 18), mais aussi dans la parole entendue. Cette présence constitue pour Israël un test (verbe nasah, au Piel). En effet, tout événement important – ici, c’est la présence de Dieu –, en particulier tout don – ici, c’est la Loi et l’alliance – ne peut manquer de provoquer une réaction chez le bénéficiaire. Et celle-ci est révélatrice de ce qu’il est et de la manière dont il vit l’événement et reçoit le don. Comment donc le peuple va-t-il réagir à la venue de Dieu dans le don de la Loi pour l’alliance ?

La réaction du peuple est de se tenir au loin, d’assumer la limite, de la renforcer même puisque le peuple prend ses distances. En cela, il respecte jusqu’à l’excès les préoccupations et les ordres de Dieu, ce que confirme sa demande à Moïse de parler seul désormais : « Parle, toi avec nous, que nous écoutions, mais que Dieu ne parle pas avec nous » (v. 19) – une requête mue par la crainte de la mort, qui se manifeste dans un frémissement, un vacillement (v. 18).
 
Dans sa réponse (v. 20), Moïse déclare que cette peur est à convertir. Si la crainte du peuple face aux signes théophaniques engendre chez lui un recul, une prise de distance, il ne doit pas en rester là. Car il a vu que Dieu vient pour sa vie. Qu’il oublie donc sa peur pour entrer dans la « crainte » qui est respect positif de la différence de l’autre, acceptation volontaire et libre de la limite qui permet la rencontre et l’alliance. « Ne craignez pas… », dit Moïse, avant d’ajouter : c’est « pour que sa crainte soit sur vos faces et que vous ne péchiez pas ». C’est ce que le peuple fait lorsque, sans qu’on parle encore de peur, il se tient à distance tandis que Moïse monte vers la nuée pour y recevoir d’autres paroles de Dieu – signe que, pas plus qu’avant, la distance n’est séparation.

Sur ce point, l’expérience du Sinaï rejoint celle de la libération d’Égypte. Au Sinaï comme lors du passage de la Mer (Ex 14,10.13.31), il s’agit pour Moïse d’inviter Israël à quitter la peur générique qui le tient pour entrer dans la « crainte » positive de Dieu. Comme l’écrit Ska à propos de 14,31, celle-ci est « un sentiment né d’un acte libre d’Israël. Alors que la crainte servile (…) provient d’une menace de mort, la crainte de YHWH se situe là où la mort n’a plus d’empire (…) dans l’univers de la vie et de la liberté ». C’est bien un tel univers qu’ouvre l’alliance.

L’enjeu de cette crainte, c’est de ne pas « pécher » (hata’), autrement dit d’éviter l’échec de la relation que Dieu inaugure. Pour cela, il s’agit de trouver la bonne distance – ni trop près, ni trop loin – en acceptant la non-immédiateté de Dieu, ce qui est une autre manière de décrire la « crainte ». Mais concrètement, cela signifie aller à contre-courant du mouvement spontané de l’humain qui croit d’emblée que l’autre est tel qu’il le perçoit, ce qui, lorsqu’il s’agit de Dieu, est pure idolâtrie. Ainsi, les manifestations théophaniques dans la nuée et le feu provoquent chez le peuple une réaction qui, corrigée par la réponse de Moïse, correspond adéquatement aux premières des dix paroles, celles qui invitent Israël à renoncer à toute idolâtrie.

Enfin, et c’est à souligner, dans cette même scène, le peuple confirme le choix du médiateur. Moïse, déjà légitimé par Dieu qui parle avec lui aux oreilles du peuple (19,19, voir v. 9), est à présent accrédité par l’autre partenaire de l’alliance, Israël. Et il est à noter que celui-ci semble considérer le rôle du médiateur comme vital, puisque c’est pour ne pas mourir qu’il demande à Moïse de parler seul désormais. Voilà qui confirme le caractère indispensable du médiateur dans la relation d’alliance telle que le narrateur la conçoit.

https://books.openedition.org/pus/11688?lang=fr
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Jan 2023, 14:39

L'étude de Wénin est un peu trop harmonisante à mon goût, mais il y a toujours beaucoup de choses à y puiser... Il est vrai que ce passage de l'Exode (19--24) est l'un des plus "réécrits" de toute la Bible et qu'aussi bien les analyses "diachroniques" (celles qui veulent distinguer les unités littéraires ou les strates rédactionnelles successives) que "synchroniques" (p. ex. l'analyse narrative qui s'efforce de donner un sens à la totalité du texte définitif, au risque de tout niveler et de confondre les "accidents" et les "intentions") ont de quoi s'y perdre.

Quoi qu'il en soit, question jeu de la peur / crainte avec elle-même, 20,20 est remarquable, surtout si on le traduit de façon un peu plus cohérente: "n'ayez pas peur... pour que sa peur soit sur vos faces", OU "ne craignez pas... pour que sa crainte soit sur vos faces" -- il faudrait en tout cas une formule comparable de part et d'autre, car en hébreu il s'agit toujours de la racine yr', conjuguée d'abord, substantivée ensuite (je ne reviens pas sur le "de peur que" qui par contre traduit tout autre chose, cf. supra 12.1.2023). Il semble que la NBS ait harmonisé trop systématiquement (modification semi-automatique) la tournure défensive ("n'ayez pas peur"), sans prêter assez d'attention aux incohérences locales que ça pouvait générer, notamment avec la "crainte de Dieu" qui restait inchangée... La Septante avait d'ailleurs traduit (ici) de façon encore plus formellement incohérente, mais idiomatique et sémantiquement juste, l'impératif négatif (n'ayez pas peur) par un positif (tharseite, "soyez courageux, courage"), sans rapport visible (ni audible) avec la seconde occurrence (phobos: pour que la peur / crainte de lui soit / advienne en / parmi vous).

On a bien ici un jeu de la peur qui se différencie d'elle-même, tantôt s'exacerbant tantôt se neutralisant: tout se passe comme s'il fallait avoir peur pour ne pas avoir peur, mais cet objectif n'est pas atteint non plus sans l'expression de la contradiction réciproque: il faut avoir peur, mais dès lors que vous avez peur, n'ayez pas peur...
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeJeu 19 Jan 2023, 20:11

Je me demande s'il est possible de ne pas avoir peur ou de ne pas ressentir de crainte, de déplaire à Dieu lorsque l'on tente, s'efforce de comprendre, de faire sa volonté, de lui obéir. En effet, il est bien difficile de comprendre ce que Dieu demande, exige de l'être humain à travers tous les textes qui nous sont parvenus et les "trahisons" de la traduction.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeJeu 19 Jan 2023, 21:57

Franchement, je n'ai pas l'impression que les traditions religieuses en général et monothéistes ou bibliques en particulier changent grand-chose à la peur: elles en résultent et l'affectent en retour, lui donnent des formes spécifiques, l'exacerbant ici pour l'apaiser ailleurs, mais on peut dire exactement la même chose de toutes les structures sociales, économiques, politiques, techniques, culturelles, linguistiques, cognitives, existantes ou possibles... On pourrait évoquer mille choses comme la consommation d'anxiolytiques dans les sociétés modernes et sécularisées, mais ce serait tout aussi faux de suggérer par là que c'était mieux avant ou que c'est mieux ailleurs: il y a certainement quelque chose comme une économie générale du désir et de la peur, infiniment diversifiée selon les époques, les lieux et les milieux, et même les espèces animales, mais à laquelle au fond personne -- aucun vivant du moins -- n'échappe.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 26 Mar 2024, 12:04

Je repense souvent à l'une des dernières répliques du Trésor de la Sierra Madre, l'un des premiers films (1948) de John Huston: You know, the worst ain't so bad when it finally happens. Not half as bad as you figure it'll be before it's happened. (Tu sais, le pire n'est pas si terrible quand il finit par arriver. Rien à voir avec [mot-à-mot, même pas la moitié de] ce à quoi on s'attendait avant que ce soit arrivé.) Histoire ou parabole d'un trésor gagné et perdu, poussière d'or laborieusement arrachée à la montagne et qui y retourne dans un coup de vent et un éclat de rire homérique.

Cela renvoie la peur à son temps, à son "aspect" inaccompli, qui est aussi celui du désir, de l'espérance, de la foi, de la vie (cf. supra 9.1.2023 et ailleurs). Le malheur survenu détruit la peur bien plus sûrement que le malheur évité, comme d'ailleurs la réalisation d'un désir ou d'un espoir anéantit celui-ci plus radicalement qu'un échec ou une déception; ils font soudain apparaître après coup, dans leur disparition, leur aspect illusoire, fantomatique ou fantasmatique. Ce sont des évidences et des banalités, mais à ne pas manquer pendant qu'elles sont là, car même le temps du malheur passe, et la peur et le désir se relancent, en partie mutuellement. Au temps du malheur, regarde, disait Qohéleth (7,14).
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 26 Mar 2024, 16:44

Citation :
Le malheur survenu détruit la peur bien plus sûrement que le malheur évité, comme d'ailleurs la réalisation d'un désir ou d'un espoir anéantit celui-ci plus radicalement qu'un échec ou une déception; ils font soudain apparaître après coup, dans leur disparition, leur aspect illusoire, fantomatique ou fantasmatique. Ce sont des évidences et des banalités, mais à ne pas manquer pendant qu'elles sont là, car même le temps du malheur passe, et la peur et le désir se relancent, en partie mutuellement.



Spinoza et le problème de la peur : metus et timor

Jean-Marie VAYSSE

Peur et désir

Étant admis que nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, mais que nous la jugeons bonne parce que nous tendons vers elle, on peut dire que « chacun juge ainsi ou estime selon son affection quelle chose est bonne, quelle mauvaise, quelle meilleure, quelle pire, quelle enfin la meilleure ou la pire ». L’évaluation de l’intérêt ne procède donc pas de la raison et le jugement de valeur est purement affectif, les critères demeurant tout à fait précaires et les évaluations incertaines. Spinoza en donne trois illustrations : pour l’avare, le meilleur est l’abondance d’argent, et le pire, la pauvreté ; pour l’ambitieux, le meilleur est la gloire et le pire la honte ; pour l’envieux, le meilleur est le malheur d’autrui et le meilleur et son bonheur, le pire pour autrui. La certitude de savoir ce que l’on veut demeure subjective et exige de se plier à des conditions tout aussi contingentes qu’aliénantes. De telles représentations et associations d’idées reposent sur l’imagination. Il en résulte une déstabilisation de l’affectivité donnant lieu à la peur.

Si, en effet, chacun juge, selon son affection, de la chose comme bonne ou mauvaise, cette affection « par laquelle l’homme est disposé de telle sorte qu’il ne veut pas ce qu’il veut ou veut ce qu’il ne veut pas, s’appelle la peur ». Elle n’est donc rien d’autre que « la crainte en tant qu’elle dispose un homme à éviter un mal qu’il juge de voir venir par un mal moindre ». La peur introduit ainsi dans la crainte une dimension stratégique de calcul d’intérêt qui se phénoménalise comme une anxiété. C’est ce qui d’ailleurs permet à P. Macherey de traduire timor par « angoisse ». Si l’avare vit dans la hantise de la pauvreté, il n’accumule son trésor que pour conjurer sa peur de devenir pauvre en finissant par mener une vie de pauvre, au sens où Marx dira du thésauriseur que « saint ascète juché sur sa colonne de métal, il est le martyr de la valeur d’échange ». Il accepte ce qu’il juge comme un moindre mal pour éviter ce qu’il estime être le pire. Si ce phénomène peut se manifester comme une régulation de l’affectivité, il est cependant d’autant plus aliénant. De même l’ambitieux, pour éviter la honte, préfèrera la réserve à la gloire. L’envieux pour éviter la tristesse que lui procure le bonheur d’autrui préfèrera sans doute ce que Spinoza appelle la consternation.

Celle-ci semble d’ailleurs résumer la situation d’incertitude afférente à la peur. À la fin du scolie de la proposition XXXIX, Spinoza écrit : « Enfin, si le désir d’éviter un mal futur est réduit par la peur d’un autre mal, de façon qu’on ne sache plus ce qu’on veut, alors la crainte s’appelle consternation, principalement quand l’un et l’autre maux dont on a peur sont parmi les plus grands ». Nous sommes ici dans le cas où nous ne savons plus que choisir, entre la peste et le choléra, et qui donne lieu à une sorte d’affolement, selon la traduction que Macherey donne du terme consternatio. La définition XLII des affects nous dit que celle-ci « se dit de celui dont le désir d’éviter un mal est réduit par l’étonnement du mal dont il a peur ». Elle est une espèce de la pusillanimité, que Macherey rend par la frousse, voire la trouillardise de celui qui a peur de tout. Il s’agit en fait d’une double peur, nous dit l’explication de la définition, car elle est « la crainte qui retient de telle sorte un homme frappé de stupeur ou flottant, qu’il ne puisse écarter le mal ». On est frappé de stupeur en ce sens que nous concevons le désir d’écarter le mal comme réduit par l’étonnement, et flottant en ce sens que ce désir est réduit par la peur d’un autre mal qui nous tourmente également. La consternation est ainsi un alliage de crainte et de peur, où le sujet ne sait plus vers quoi se tourner et s’affole en ne faisant plus face à la situation.

La consternation est ainsi le destin de la peur qui finit par ne plus savoir de quoi elle a peur, si ce n’est d’elle-même, du désir qui est à la racine de toute évaluation affective et qui se fixe sur un objet imaginaire obsessionnel dont l’individu désirant ne parvient à se détacher. L’avare est obsédé par son trésor et vit dans la peur de le perdre, comme l’ambitieux obsédé par la gloire vit dans la peur de la honte, et l’envieux obsédé par le malheur d’autrui vit dans la peur de son bonheur. Or, dans tous les cas, on débouche sur une double peur articulant crainte et consternation. Craignant de dépenser ou de risquer son argent, l’avare finit par vivre comme un pauvre et peut même finir par se ruiner en ne faisant pas fructifier son capital ; craignant la honte, l’ambitieux finit par renoncer à toute entreprise ambitieuse ; craignant pour son bonheur fait du malheur d’autrui, l’envieux finit par faire son perpétuel malheur dans le ressentiment.

Bien évidemment, la crainte s’alimente de l’espoir : l’avare espère s’enrichir davantage, l’ambitieux espère toujours plus de gloire et l’envieux toujours plus de malheur pour l’autre. Or, dans l’espoir comme dans la crainte il y a le doute, et nous savons comment sécurité et désespoir en levant le doute apportent une relative stabilisation de l’affectivité. Toutefois, la peur interdit ici cette stabilisation du fait de l’étonnement et du flottement, qui font qu’en définitive l’individu ne peut plus penser à autre chose qu’à l’idée de l’objet qui l’obsède. Il convient alors de considérer que les affects ici considérés sont des vices du fait de leur caractère immodéré ou excessif. L’avarice est un désir immodéré des richesses, qui en elles-mêmes ne sont pas un mal. L’ambition est un désir immodéré de la gloire, qui en est même peut être une aspiration légitime de la raison. Quant à l’envie, elle est une sorte de haine, c’est-à-dire « une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », qui, si elle est toujours mauvaise, joue un rôle essentiel dans l’intersubjectivité, la vie économique et la vie politique, pouvant même affecter le rapport à Dieu compris comme un rapport personnel.

https://journals.openedition.org/philonsorbonne/410#tocto1n3
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMar 26 Mar 2024, 18:33

Cf. supra 17.1.2023.

Spinoza avait compris et analysé finement beaucoup de choses, et on comprend qu'il ait inspiré de grands successeurs, de Leibniz à Nietzsche ou Deleuze, même si l'on ne partage pas leur affect "positif" ou leur allergie au négatif, au passif, au réactif, qui font aussi partie du jeu...

L'"éthique" de Spinoza au fond ne prescrit rien, puisqu'elle ne croit pas au "libre-arbitre": elle reprend dans une perspective moderne, post-cartésienne, tout ce qui restait de "sagesse" (sophia) dans la philosophie antique, stoïcienne, épicurienne, aristotélicienne ou platonicienne, qui analysait toujours les différences comme dérivation et écart par rapport à un "principe" unique, logos, plaisir, cause première, bien ou un au-delà de l'être, ainsi que des sagesses plus anciennes encore parlaient de "justice", d'équilibre, d'harmonie, de mesure, et de destin, comme de principes fondamentaux et supérieurs même aux dieux. La pensée même déplaçant au fil du temps la perspective du penseur et sa position dans un ordre logico-cosmique foncièrement immuable, tout autre chose que ce que nous entendons par "choix" moral.

Toute prétendue libération de la peur (ou de la crainte, ou de l'angoisse, il n'y a entre les quasi-synonymes présumés que les différences qu'on veut y mettre) ne fait guère que la déplacer, on le voyait aujourd'hui encore à propos des amplifications ou des caricatures de la peur de la mort en peur de l'enfer ou du jugement dernier, en islam comme ailleurs. Je m'étonne du reste qu'on n'ait pas évoqué ici, quoiqu'on en ait souvent parlé, Hébreux 2,14s, parmi les stratégies pour contourner ou exorciser la peur, celle de la mort qui se cache derrière toutes les autres (encore Huston, Le faucon maltais, 1941, ou Key Largo, 1948 aussi) -- au même titre que Matthieu 10,28, Romains 8,15 ou 1 Jean 4,18 mentionnés dès le premier post. Là aussi le pharmakon est inséparablement remède et poison, ce qui guérit de la peur de la mort la complique et la pervertit à loisir, comme la mort guérit de la vie après l'avoir empoisonnée.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 27 Mar 2024, 12:02

"Regarde l'œuvre de Dieu : qui pourra redresser ce qu'il a courbé ? Au jour du bonheur, sois heureux, et au jour du malheur, regarde : Dieu a fait l'un exactement comme l'autre, de telle sorte que l'être humain ne trouve rien de son avenir" (Qo 7,13-14). 

Le croyant (selon le Qohèleth) ne peut être que dans la contemplation (le spectateur de sa propre souffrance) et l'acceptation du malheur car il ne peut répondre à la question suivante :  Pourquoi Dieu a-t-il courbé certaines choses, alors qu’elles iraient bien mieux si elles étaient droites ? Face à ce mystère, la peur n'a pas sa place, le croyant ne peut que faire ce constat implacable, le malheur est inévitable (comme la mort) et la crainte de sa venue n'y change rien, il "doit" vivre  sans se tourmenter du pourquoi des choses et sans s'inquiéter de ce qui pourrait arriver ni de ce qui viendra après ... Si c'est possible.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 27 Mar 2024, 16:51

En tout cas c'est grande finesse et délicatesse de Qohéleth de ne pas assombrir ou appesantir le temps du bonheur ou de la joie par de la contemplation ou de la réflexion philosophique: le jour du malheur, quand il vient, suffit amplement pour cela, il est inutile de l'anticiper en attristant artificiellement les jours heureux. Puisqu'on parlait récemment de Machado, cela me rappelle ses "caravanes de tristesse" qui empoisonnent inutilement la terre... Au moins c'est une chose qu'on ne peut pas reprocher à Qohéleth, qui recommande la joie tant qu'elle est possible.

Mais la peur aussi fait partie du jeu, et il serait également vain de chercher à l'en exclure, toute "vaine" qu'elle soit comme la joie ou le bonheur. Chez Qohéleth elle se résume à la "crainte du dieu", "des dieux" ou "du divin" qui récapitule à elle seule toutes les peurs: ça aussi c'est un déplacement, bien que classique, traditionnel, immémorial (sur ce point au moins il ne se distingue pas des Proverbes).
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 27 Mar 2024, 17:19

La mort : un kairos ?
Peter Haigis,   Bernard Reymond

I – Le fait brut de la mort

La théologie chrétienne conçoit généralement le phénomène de la mort comme un mal et un indice du besoin de salut qui hante l’être humain. Ce constat, un peu rapide il est vrai, peut aisément se réclamer de toute une série de références néotestamentaires ou relevant de l’histoire de la théologie. Seule une deuxième approche fait voir clairement combien un tel aperçu grammatical et superficiel rend peu compte des angles véritablement multiples sous lesquels la théologie chrétienne a élaboré la problématique de la mort, et combien l’interprétation chrétienne de ce phénomène est diversifiée. Il n’en reste pas moins que nous trouvons dans l’œuvre de Tillich des passages qui relèvent d’une compréhension chrétienne classique de ce thème : la mort est un mal. Il faut rappeler à cet égard les trois types d’angoisse que décrit Tillich – l’angoisse étant entendue ici au sens d’une menace que le non-être fait planer sur l’être.

Le non-être menace l’être humain dans son affirmation ontique de lui-même : de façon relative sous la forme du destin, de façon absolue sous celle de la mort. Le non-être menace l’être humain dans son affirmation spirituelle de lui-même, de façon relative sous la forme du vide, de façon absolue sous celle du non-sens. Le non-être menace l’être humain dans son affirmation morale de lui-même, de façon relative sous la forme de la faute, de manière absolue sous celle de la damnation.

Destin, vide, faute, mort, non-sens, damnation, telles sont les menaces qui pèsent potentiellement sur l’existence humaine et qui déterminent les humains dans leur être, tant sous l’angle général de l’anthropologie que sous l’angle concret de l’histoire intellectuelle, la prévalence de l’un de ces angles sur l’autre variant de cas en cas.

Dans la Théologie systématique, Tillich écrit ceci : « Le mot salut vient de salvus qui signifie “être bien portant”, “être en bonne santé”. On peut l’appliquer à tout acte qui guérit, que ce soit de la maladie, de la possession démonique, de la servitude du péché, ou du pouvoir ultime de la mort. » La mort, cela va de soi, est davantage que le simple fait de mourir au sens d’une fin biologique. En anthropologie fondamentale, le regard porté sur l’être humain peut et doit dépasser la conception biologique selon laquelle toute vie de caractère organique est irréversiblement sujette à des processus de décomposition dont le terme est la disparition définitive des individus concernés, même si l’espèce à laquelle ils appartiennent n’est pas menacée d’extinction. Considéré sous un angle spécifiquement humain, le phénomène de la mort est caractérisé par le moment où le sujet connaissant réfléchit sur lui-même tout en ayant la certitude que sa propre mort est inévitable. Aussi sa propre mort n’est-elle pas l’extrapolation, sur fond de vraisemblance, de ce qu’il peut observer quand meurent des êtres vivants comparables ; elle est au contraire un moment structurant de l’existence finie, considérée comme ce par quoi le sujet qui réfléchit prend précisément conscience de lui-même.

Compte tenu de la diversité des interprétations, un rapport est ainsi établi avec la philosophie de l’existence, disons à la manière de Heidegger ou de Sartre, une philosophie qui se distingue par le fait qu’elle renonce à des interprétations négatives de la mort, découlant d’une échelle des valeurs spécifique et métaphysiquement fondée. (À ce propos, on peut faire abstraction de la controverse portant sur le fait de savoir si la mort appartient à la structure ontologique du Dasein et se rattache à l’aspect de la finitude, voir Heidegger, ou si cette relation est contestée et la mort considérée comme un donné absurde, restreinte qu’elle est à sa simple facticité, voir Sartre.)

Dans son analyse structurelle de la finitude humaine, Tillich est plus près de Heidegger que de Sartre, mais il se montre négatif à l’endroit de ces deux possibilités. Il pense en effet que, en mettant le non-être au-dessus de l’être, l’existentialisme philosophique lui a conféré une puissance qui contredit le sens du mot qui le désigne : « Le “néant néantisant” de Heidegger décrit la situation de l’homme : le non-être fait peser sur lui une menace, celle de la mort, à laquelle ultimement il n’échappera pas. L’anticipation du néant de la mort donne à l’existence humaine son caractère existentiel. Sartre inclut dans le non-être non seulement la menace du néant, mais aussi celle de l’absurde . »

Sans m’en prendre à la critique de Tillich, je me demande pourtant si l’existentialisme, au cas où l’interprétation qu’en donne notre théologien serait correcte, ne s’expose pas honnêtement au donné humain de la mort (y compris avec sa réflexivité), et le fait avec une honnêteté qui, en perspective humaine, ne peut pas être prise en défaut. D’ailleurs Tillich lui-même parvient à la conclusion suivante à la fin de son analyse ontologique de l’être et du non-être : « Sans le concept de non-être dialectique, on n’arrive pas à comprendre la finitude de l’homme, sa condition de créature . »

Ce point est décisif. La question est en effet de savoir si le regard que l’être humain porte sur sa propre finitude est déjà doté des qualités propres à une transcendance de soi allant si loin qu’elle ne pourrait plus être rattrapée par la finitude ou par le non-être. Tillich : « Pour expérimenter sa finitude, l’homme doit se regarder lui-même du point de vue d’une infinité potentielle. Pour avoir conscience d’aller vers la mort, il doit percevoir son être fini comme un tout, et, d’une certaine manière, le dépasser . » Une infinité potentielle n’est toutefois pas identique à une infinité au sens d’une puissance de l’être qui ne serait plus limitée ni fragmentée par le non-être. La course à la mort et le fait de se trouver à son au-delà ne consiste justement pas à véritablement transcender sa propre finitude, mais à en rester prisonnier. L’aboutissement en est ou bien la fiction et une douce illusion, ou bien la souffrance et la perception du caractère tragique de la situation dans laquelle se trouve l’être humain face à l’absurdité de la mort. La liberté n’a plus ici d’autre choix, elle n’a même à proprement parler pas de choix du tout. L’être humain parvient pour ainsi dire à percevoir sa finitude « de l’intérieur », sur fond de non-être et de rien d’autre que le non-être. « Dans l’angoisse d’avoir à mourir, on expérimente le non-être “de l’intérieur”. » Voilà pourquoi, entreprise avec esprit de suite, l’analyse (philosophique) de la finitude n’atteint son but (théologique) qu’en prenant en considération le statut de créaturede l’être humain. C’est aussi pourquoi Tillich peut mettre le concept de « statut de créature » en corrélation avec celui de « finitude », et dire que « le statut de créature donne son sens à la finitude ».

Le fait de considérer la mort comme un phénomène – également sur fond de philosophie de l’existence – nous fait reconnaître en elle un fait brutet nous aide à consentir à la structure de l’être fini, même si cette structure est inéluctable. On peut argumenter philosophiquement, il est vrai, et prétendre que consentir à cette inéluctabilité corromprait le concept de liberté humaine. Mais on ne peut passer outre au sens que prend dans la vie pratique ce consentement à l’inéluctabilité, car la mort ne cesse pas d’être inéluctable du seul fait qu’elle serait le résultat d’un libre choix.

Si la mort représente – théologiquement parlant – un aspect du fait que l’être humain est une créature (et si elle donne ainsi lieu à un développement théologique dans le cadre d’une doctrine de l’origine ou de la création), le besoin qu’a l’être humain d’être délivré de la mort reste indéchiffré. C’est bien plutôt, et seulement, de la corrélation, en arrière-fond, entre la mort et le péché que provient la lumière pour interpréter la mort sous cet angle-là. En première approche, la mort est donc d’abord une expression de la finitude humaine et, théologiquement parlant, un indice de son statut de créature; elle est même un aspect de ce statut que l’homme ne possède pas en propre, mais qu’il partage avec les autres créatures.

La corrélation du péché et de la mort est par conséquent à interpréter ainsi : n’ayant plus de lien avec le fondement ou la puissance de l’être, ne participant plus à l’éternité, la finitude de l’être humain, qui était naturelle, devient fatidique, avec la mort pour destin, car l’homme n’a plus pied sur rien d’autre que sa propre finitude. Et ce qui fait désormais de lui un humain (pour autant qu’il en soit un) est la conscience qu’il a de sa finitude ; il doit en faire le fondement de son existence au jour le jour. Voilà pourquoi l’angoisse devant la mort peut être considérée comme quelque chose de naturel et pourquoi la peur de mourir doit l’être comme quelque chose qui relève du destin : « Le péché transforme la conscience angoissée d’avoir à mourir, en douleur effective d’une éternité perdue. […] L’aliénation fait de la mort un mal, une structure de destruction . »

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2009-4-page-497.htm
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 27 Mar 2024, 18:23

Je suis plutôt réticent à cette surdétermination théologique d'une notion temporelle on ne peut plus commune et banale, kairos = le temps de quelque chose, de n'importe quoi d'exceptionnel ou de quotidien ou de saisonnier, "l'heure du thé" ou "le temps des cerises" (même erreur que d'ériger l'agapè en une sorte d'"amour" particulière, supérieure, divine): du côté aspectuel d'ailleurs un kairos évoquerait plutôt un "inaccompli" (le temps de faire quelque chose, qui est encore à faire) qu'un "accompli" (après l'heure, c'est plus l'heure)... Il n'y a qu'à lire la traduction grecque de Qohéleth pour comprendre que le kairos est un temps comme un autre, le temps de mourir ou de tuer comme celui de naître, d'engendrer ou d'enfanter...

Si le "temps de la mort" n'est pas n'importe quel "temps", s'il oblige à distinguer le "temps" du vivant qui cesse de l'être du "temps" de la vie qui continue, donc à rapporter un "temps" particulier (kairos) au "temps" général (khronos), voire à l'"éternité" (aiôn, aionios, aei, aidios, etc.), tout le mérite, si je puis dire, en revient à la mort qui caractérise ce temps-là et non au "temps" (kairos) lui-même. Bien sûr tout cela dépend de conceptions qui sont aussi "philosophiques" que "théologiques" (comme on l'a vu dans l'épître aux Hébreux, où le médio-platonisme favorise la connexion de l'"aujourd'hui" à une "éternité" conçue comme autre du temps, par la mort précisément; mais c'est aussi par la mort du Christ comme accomplie, achevée, à la lettre par-faite, teleioô etc.).
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeJeu 28 Mar 2024, 11:51

Citation :
En tout cas c'est une grande finesse et délicatesse de Qohéleth de ne pas assombrir ou appesantir le temps du bonheur ou de la joie par de la contemplation ou de la réflexion philosophique: le jour du malheur, quand il vient, suffit amplement pour cela, il est inutile de l'anticiper en attristant artificiellement les jours heureux. Puisqu'on parlait récemment de Machado, cela me rappelle ses "caravanes de tristesse" qui empoisonnent inutilement la terre... Au moins c'est une chose qu'on ne peut pas reprocher à Qohéleth, qui recommande la joie tant qu'elle est possible.


J’ai connu beaucoup de chemins,
j’ai tracé beaucoup de sentiers,
navigué sur cent océans,
et accosté à cent rivages.

Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l’ombre noire

et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants, car ils ne boivent pas
le vin des tavernes.

Sale engeance qui va cheminant
et empeste la terre…

Et partout j’ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leurs quatre empans de terre.

Arrivent-ils quelque part,
jamais ne demandent où ils sont.
Quand ils vont cheminant, ils vont
sur le dos d’une vieille mule;

ils ne connaissent point la hâte,
pas même quand c’est jour de fête.
S’il y a du vin, ils en boivent,
sinon ils boivent de l’eau fraîche.

Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d’autres
reposent sous la terre.

(Antonio Machado)

Merci Narkissos de nous faire découvrir ce poème émouvant, d'une rare profondeur dans une simplicité déconcertante et une sublime beauté.

Ce texte m'a fait penser à Ph 4,12 :  "Je sais vivre dans la gêne, je sais vivre dans l’abondance. J’ai appris, en toute circonstance et de toutes les manières, à être rassasié comme à avoir faim, à vivre dans l’abondance comme dans le besoin".


Contre le bonheur
Laurence Devillairs

Le bonheur ne m’apprend rien

Elle ne rend pas plus intelligent, le bonheur étant davantage cécité que curiosité. Si l’étonnement est par excellence un acte philosophique, c’est parce qu’il naît de la contrariété, et d’une certaine façon du malheur. Les coups d’arrêt dans l’ordre «?normal?» des choses, les heurts et empêchements sollicitent notre capacité de compréhension, notre habileté à trouver du sens. Car le malheur découle le plus souvent d’une perte?: perte de signification, de confiance, de raison. Être malheureux c’est apprendre à vivre, puisque c’est éprouver, dans la douleur, que la matière même de la vie, incertaine et imprévisible, est contradictoire avec notre désir d’être heureux – la philosophie n’étant alors méditation ni de la vie ni de la mort mais du malheur.

La grande question est de savoir comment, dans ces conditions, être à la hauteur de ce qui nous arrive, comment ne pas avoir à en souffrir parce que nous ne l’aurions pas prévu. Une vie contrariée, impliquant une inadéquation entre soi et l’ordre des choses, fait appel à toutes les ressources de l’intelligence pour être surmontée – l’intelligence devenant ainsi synonyme de vertu? :

Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires?; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux

Nager dans le bonheur ne réclame pas une telle sagesse?; il est question de «?profiter?», de savourer le pur plaisir d’exister, dans le silence des organes et le vide de la pensée. C’est pourquoi il n’y pas de romans du bonheur. Si le thème est présent, c’est en tant qu’il est violemment contrarié par d’autres passions ? :

Toute poésie épique ou dramatique ne peut que représenter, quant au bonheur, la lutte, l’effort et le combat, mais jamais le bonheur durable et parfait lui-même. Elle conduit son héros à travers mille difficultés et dangers, jusqu’au but?: dès que celui-ci est atteint, elle fait rapidement tomber le rideau.

Il n’y a donc d’histoires que de bonheurs impossibles.

D’une certaine façon, on est toujours bête et heureux à la fois. Ou alors cette mièvrerie apparente correspond en réalité à cet art des Grecs anciens, consistant à vivre à la surface de l’existence, là où le besoin de sens se fait moins oppressant? :

Oh ces Grecs?! Ils s’y connaissaient pour ce qui est de vivre?: chose pour laquelle il est nécessaire de s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau?; d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence?! Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur?!

C’est sans doute un cliché romantique de faire de l’adversité et de l’exil le lieu de la création, mais cela n’empêche pas d’être également vrai pour toute forme de pensée et pour la philosophie en particulier. La notion de résilience s’inscrit dans cette même logique justifiant le rapprochement entre accablement et accomplissement. Nietzsche le dit toutefois avec plus de style que les neuropsychiatres?:

Seule la grande douleur […], dans laquelle nous brûlons comme sur du bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur et à nous défaire de toute confiance […] de tout juste milieu […]. Je doute qu’une telle douleur «?améliore?» –?; mais je sais qu’elle nous approfondit […]?: on ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre homme, avec quelques points d’interrogation de plus, et surtout avec la volonté d’interroger désormais plus profondément, plus rigoureusement, plus fermement, plus méchamment, plus calmement que l’on n’avait interrogé jusqu’alors. 

Pour les heureux du monde, vivre va de soi?; pour les autres, la notion de vie même pose problème.

Le refus du malheur

Personne n’est «?fait?» pour être heureux ?; le bonheur ne s’apprend pas plus que le malheur.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2012-3-page-343.htm
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeJeu 28 Mar 2024, 13:41

Merci aussi pour ce texte de Laurence Devillairs (2012) que je découvre avec grand plaisir -- plaisir non sans paradoxe, sinon perversion masochiste, puisque c'est "contre le bonheur". D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été profondément réfractaire au bonheur, c'est étrange à dire quand on est passé par une "secte" qui prétendait viser un "bonheur" futur tout en feignant le "bonheur" présent, mais cette expérience même m'a probablement obligé et aidé à approfondir la chose...

Je n'aurais qu'une petite objection sur le concept d'"admiration" développé dans la suite de l'article: dans la langue de Descartes ou de Pascal, l'"admiration" ou l'"émerveillement" ne se distingue pas de l'"étonnement"; ils se disent aussi bien du mauvais que du bon, du pire que du meilleur, pourvu que ce soit inhabituel ou extra-ordinaire, que ça étonne. C'est l'orientation moderne, exclusivement positive, de l'admiration et de l'émerveillement (le miracle, le merveilleux, ne se disent plus que comme superlatifs du beau, du bon, de l'heureux en tout genre, on n'admire plus une horreur et on ne s'en émerveille plus), qui les a appauvris et abêtis. (J'y pensais d'ailleurs l'autre jour (22.3.2024) en comparant les traductions de Thomas 2: être émerveillé, ce peut aussi être étonné, troublé, secoué, effrayé, comme l'ek-stasis des disciples ou des foules devant les miracles de Jésus dans les évangiles -- ex-istèmi, ek-thambeuô, thaumazô etc.)

Notre "bonheur", si vague et indéfini soit-il, n'est qu'une réduction du "bon" qui s'oppose au "mauvais", par exemple dans le second récit de la Genèse, et qui est déjà dans le premier sans antithèse ("bon, très bon", sans rien de "mauvais"). Antagonisme, ou polarité axiologique fondamental(e), dont aucune langue et aucune société ne saurait faire l'économie, sauf à se passer de "jugement" au sens le plus radical et absolu du terme. Mais chaque langue, chaque société, chaque époque et chaque milieu développe et spécialise son vocabulaire en fonction de ses goûts et de ses besoins: agréable / désagréable, beau / laid, précieux / vil, utile / inutile, cher / bon marché, juste / injuste, fort / faible, ce ne sont que des variations sur bon / mauvais qui pourtant dessinent à chaque fois des frontières différentes. Quand Platon, ou Socrate, fait du "bon" ou du "bien" (to agathon), entendu comme "bel et bon" (kalon k'agathon), l'"idée" par excellence, dans l'analogie "intelligible" de l'"esthétique" ("sensible"), il dit quelque chose d'universel et d'incontestable, quoique déjà formé par le rôle particulier de l'"esthétique" et de la "callistique" dans la culture grecque (distinction et identification du "beau" et du "bon"). C'est assez loin du "bonheur" d'une "société de consommation", ou du "bien-être" qui s'efforce de la dépasser sans en sortir, mais l'opposition du "bon" et du "mauvais" reste foncièrement la même...

Cela nous éloigne à première vue du thème de la peur, mais pas tant que ça, si notre "bonheur" se traduit surtout par la tranquillité et la sécurité, l'absence de peur bordée et hantée par la peur de perdre ce que l'on a (argent, famille, emploi, maison, santé); par contre les notions d'étonnement (et d'admiration ou d'émerveillement au sens ancien de ces termes, en bonne et en mauvaise part), ou d'inquiétude, de souci ou d'angoisse, qui s'opposent tant à notre idée de "bonheur", nous y ramènent. On pense à Kierkegaard et au premier Heidegger, qui ont valorisé l'"angoisse" et le "souci"; je repense aussi au desassossego de Pessoa qu'on a traduit par "intranquillité", ou à l'unheimlich allemand qui désigne l'insolite ou l'étrange(r), là où l'on n'est pas et on ne se sent pas "chez soi" -- autant de variations et de nuances subtiles et diffuses de la "peur" qui à la fois menace un "bonheur" et en dessine les contours, tout en le travaillant secrètement de l'intérieur (obsession ou hantise).
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeVen 29 Mar 2024, 16:04

Les fondements psychologiques et religieux de la morale d'Épictète - Jeanne Le Hir

Au contraire, l'homme sain, l'homme de bien «ne se plaint, ne gémit, ni ne se lamente ; nul ne pâlit, ni ne tremble ». La cause de l'anxiété est facile à déceler : «L'orateur qui a conscience d'avoir composé un beau discours, d'avoir bien gravé dans sa mémoire ce qu'il a écrit, dont la voix est agréable » et qui, «néanmoins, reste anxieux » (Π, xVi, 5), «le cithariste qui sait jouer de la cithare, chante, bien, porte une belle tunique, et qui tremble pourtant lorsqu'il entre en scène » (II, XVI, 9), désirent les louanges des auditeurs et redoutent les cris et les railleries de la foule.

Ces hommes sont malheureux parce qu'ils se préoccupent de ce qui ne dépend pas d'eux : ils s'inquiètent d'un résultat à obtenir et non de la valeur de leur acte en soi (II, xvi, 15). Le bonheur, c'est en soi-même qu'il faut le chercher, dans la paix, la sérénité de l'âme. Ce qui s'y oppose, c'est précisément l'anxiété, la crainte, l'asservissement aux passions. Les vrais maux, ce sont «le chagrin, la crainte, le désir, l'envie, la malveillance, l'avarice, la mollesse, l'intempérance » (II, xvi, 46) 3. Celui qui cherche le bonheur au dehors n'arrive jamais à pouvoir être heureux, car il le cherche là où il n'est pas et il néglige de le chercher là où il est (II, xvi, 47).

Et voici que cette recherche du bonheur par l'ataraxie rejoint l'axiome moral énoncé par Épictète : pour éviter l'anxiété, il est nécessaire de ne pas regarder les événements comme des maux, c'est-à-dire qu'il faut les considérer comme indifférents :

Que peut-il donc arriver quand nous regardons les événements comme des maux ? Nous ne pouvons pas ne pas craindre, nous ne pouvons pas ne pas être anxieux (I, 1, 14-16).

Pour préserver sa liberté et sa sérénité, il faut ... veiller à ce que rien n'arrive contre [sa] volonté, à ce que rien de ce que [l'on] veu[t] ne manque d'arriver (II, xvn, 28).

Ne pouvant agir sur les événements, c'est sa volonté que l'homme s'efforcera de conformer à ces événements. C'est déjà la règle qu'énoncera plus tard Kant : «Changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde. »

«Il ne faut pas guider les événements, mais les suivre » ; c'est là, enseigne Épictète, un principe «qu'on doit avoir sous la main » (III, x, 18).

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1954_num_13_4_5052
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeVen 29 Mar 2024, 17:27

Lecture déjà ancienne (1954, sans parler d'Epictète) mais toujours pertinente.

Dans toutes les pensées de l'Antiquité tardive, plus ou moins "philosophiques" et/ou "religieuses" (stoïcisme, épicurisme, cynisme, médio- ou néo-platonisme, mystères ou gnoses, christianismes inclus) on retrouverait à peu près la même aporie: on vise un "salut" individuel, même sous la forme philosophique d'une intégrité ou d'une dignité de l'"âme", et en même temps le sens et l'intérêt mêmes d'une telle recherche se dissolvent dans l'intuition d'un ordre logico-cosmique qui rend nécessaires et indifférents les destins individuels. Dans la conscience qu'il faut au jeu de la raison et du monde des sages et des ignorants ou des imbéciles, des justes et des injustes, des fidèles et des infidèles, sur quoi pourrait se fonder la nécessité d'être, soi plutôt qu'un(e) autre, du "bon" côté ?

En ce qui concerne la peur et ses ramifications, le stoïcisme et les christianismes qu'il influence n'échappent pas non plus à l'aporie, dès lors que l'ataraxie ou le non-souci (ne craignez pas, ne vous inquiétez pas) leur devient un souci... On a vu un autre aspect du même problème autour de la notion de détachement: on peut s'attacher au détachement, il faudrait se détacher du détachement (p. ex. Simone Weil).
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 03 Avr 2024, 14:56

Sens et fonction de la théologie épicurienne d’après le De rerum natura

L’angoisse cosmologique

14La genèse de la pensée religieuse proposée au livre V du De rerum natura répond à cette question. La religion apparaît après que les premières sociétés se sont formées et que les hommes ont pu se dégager du seul souci de survivre, lorsqu’ils lèvent la tête et s’étonnent en regardant le ciel ; ils sont alors pris dans ce que l’on pourrait appeler une « angoisse cosmologique » : avant ils vivaient solitaires, nus, dormaient à même la terre ; ils n’avaient pas peur du noir et :

Accoutumés dès l’enfance à voir constamment / les ténèbres et le jour renaître tour à tour, / ils n’avaient aucune raison de s’en étonner (non erat ut fieri posset mirarier umquam), / ni de craindre qu’à jamais la terre ne sombrât / dans la nuit, lumière du soleil pour toujours enfuie. / Leur souci était plutôt, malheureux hommes (sed magis illud erat curae), / les bêtes sauvages qui menaçaient leur sommeil : chassés de leurs abris de pierre, ils s’enfuyaient / devant un sanglier écumant, un lion féroce, au plus profond de la nuit ils cédaient épouvantés / à ces hôtes furieux leurs couches de feuillages (DRN, V, 977-983).

Même s’il est exempt de superstition, il est difficile d’imaginer cet état comme un idéal auquel on aspirerait à retourner. Ces hommes primitifs sont en somme trop occupés à survivre pour avoir des angoisses. Ce n’est qu’à un stade supérieur du développement de la civilisation que l’homme a le loisir de regarder le ciel et sera pris d’une véritable inquiétude :

Or, quand nous levons les yeux vers les régions célestes / du grand monde, l’éther clouté d’étoiles brillantes, / et que nous pensons au cours du soleil et de la lune, / une angoisse en nos cœurs sous d’autres maux étouffée (tunc aliis oppressa malis in pectore cura) / se réveille et commence à dresser la tête : n’y aurait-il face à nous un pouvoir immense et divin / entraînant les rondes variées des astres candides ? / L’ignorance de la cause assaille notre esprit de doutes (temptat enim dubiam mentem rationis egestas) : / le monde eut-il une origine, aura-t‑il une fin, jusques à quand les murailles du monde pourront-elles / supporter la fatigue d’un mouvement inquiet / ou, dotées par les dieux d’une vie éternelle, / glisseront-elles toujours sous la traction du temps, / bravant les violents assauts des siècles immenses ? (DRN, V, 1204-1225)

Cette angoisse est un sentiment complexe. Elle vient, d’une part, de la contemplation de l’ordre céleste. D’autre part, c’est le manque de raison qui va nous faire douter : on se rend compte que l’on est incapable de donner une explication rationnelle de l’ordre du monde. En quoi consiste ce doute ? Il s’agit d’abord d’un aveu d’ignorance : on reconnaît que l’on ne sait pas pourquoi le monde est comme il est. Contrairement à ce que pensent les sceptiques pyrrhoniens, le doute ne rend pas heureux13. Au contraire, il ronge nos certitudes et amène à prendre conscience que tout ce sur quoi l’on s’appuyait peut être remis en cause. L’homme primitif n’avait pas de doutes (V, 979 : non erat ut fieri posset miriarer umquam). Il s’appuyait sur une certaine forme de confiance dans la régularité du monde fondée sur l’habitude et le manque de temps pour y penser. Le loisir donne le temps de réfléchir et fait entrevoir la fragilité du monde et de notre connaissance14.

Le doute donc ne rassure pas, au contraire il induit des pensées inquiétantes. L’angoisse cosmologique vient de ce que l’on pressent que le monde est un être comme les autres : pourquoi n’y aurait-il pas pour lui comme pour toute chose naissance, vie et mort ? Ces hommes angoissés approchent donc une vérité épicurienne : tout ce qui est né est voué à disparaître, thèse fondamentale de l’épicurisme dont le poème de Lucrèce suit la logique de la première à la dernière ligne, de l’ode à Vénus à la peste. Mais cette vérité est trop violente, elle est découverte trop intuitivement, elle prend la forme d’un souci, et non d’une véritable compréhension. Pour cette raison on se réfugie dans l’idée que le monde est supporté par les dieux et doté d’immortalité.

Ainsi naît la pensée religieuse à laquelle participent tous les philosophes qui défendent la providence : toute manifestation des corps célestes, tout événement naturel est interprété comme une manifestation de la volonté des dieux : les orages, la foudre, etc., sont vus comme des messages envoyés par les dieux. La description de la croyance en la providence comme une sorte de réflexe primitif constitue une puissante critique, à la fois métaphysique et politique. Les philosophes (ceux qui suivent le Timée, les stoïciens…) sont doublement primitifs avec leur cosmologie providentielle : incapables de voir que la nature peut s’expliquer et s’organiser elle-même, ils projettent sur elle une représentation rudimentaire du pouvoir, celle d’une monarchie dont Rome s’est défaite il y a bien longtemps.

https://journals.openedition.org/aitia/7686#tocto2n2
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeMer 03 Avr 2024, 16:06

Intéressant.

J'ai un peu découvert Epicure il y a quelques années grâce aux traductions et commentaires de Marcel Conche -- mais j'ai toujours trouvé Lucrèce superficiel et ennuyeux, à contre-courant ici aussi de l'athéisme moderne qui s'y voit célébré d'avance, fût-ce par anachronisme et contresens... Entre l'épicurisme et le judaïsme sadducéen (Qohéleth), le christianisme (cf. Nietzsche) ou le bouddhisme, les analogies sont nombreuses et profondes.

A titre encore plus personnel, l'un des rares souvenirs que je garde de la petite enfance est précisément la peur du "noir" (buio, dit l'italien, sur un registre plus commun que nos "ténèbres", moins abstrait qu'"obscurité" ou darkness), qui ne cédait à aucune "raison" adulte. Cela passe, mais en attendant il lui faut un peu de lumière, en veilleuse -- ne fût-ce que pour "faire de l'ombre", comme disait ma fille quand elle était petite...

Ce qui est remarquable, c'est que les théories philosophiques aussi opposées que celles des épicuriens et des stoïciens -- hasard atomiste ou ordre absolu du logos et du kosmos -- se rejoignent dans la pratique ou dans l'éthique, en particulier dans le désir de surmonter la peur ou d'y échapper... En quoi elles ne se distinguent guère des oracles pré-philosophiques, aussi bien pré-monothéistes, "n'ayez pas peur, ne craignez pas", sinon par les moyens ou les raisons que chacun donne de ne pas craindre ce qui se donne d'abord à craindre. De toute façon la peur, qui n'est elle-même que de la souffrance différée et anticipée, apparaît bien comme la tonalité fondamentale, ou la basse continue sur laquelle chaque partie ou partition joue son contrepoint, si l'on glisse de l'arabesque au baroque...

Au nombre des perversions ou des ressorts retors de la peur il faut compter avec son plaisir ou sa jouissance -- thème qui n'aurait pas dû échapper aux épicuriens, pour qui le "plaisir" (hedonè) était le principe suprême (encore une variante du "bon" platonicien, soit dit en passant): je repense, dans des genres fort différents, à La nuit de l'iguane de Huston, d'après Tennessee Williams, ou à La belle et la bête, de Cocteau: j'aime avoir peur, avec vous... Il y a tout un cinéma de suspense, ou d'épouvante, de Hitchcock ou De Palma à Dario Argento et consorts, qui s'est construit là-dessus, et qui remonterait aussi bien aux tragédies ou aux épopées grecques telles que les analysait Aristote: la peur est aussi une passion, dans tous les sens du terme.
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MessageSujet: Re: arabesques de la peur   arabesques de la peur - Page 2 Icon_minitimeJeu 04 Avr 2024, 10:29

« L’heuristique de la peur » ou qui a peur de Hans Jonas ? (Article long mais passionnant).
Jean Greisch

1. Un conte : peut-on apprendre à avoir peur ?

Dans une des premières études critiques parues en français sur le Principe responsabilité, je relève la formule paradoxale suivante : « Ce qui devrait faire peur ne fait pas peur1 » Le même paradoxe forme le thème d’un des contes les plus étranges et les plus fascinants du recueil des frères Grimm. Il s’intitule : Marchen von einem der auszog, das Fürchten zu lernen2. Dans la grande édition de 1857, il figure à la quatrième place (« De celui qui partit en quête de la peur », c’est-à-dire, dans une traduction plus littérale : « De celui qui partit pour apprendre à avoir peur »). Dans la traduction française de Marthe Robert, il est promu à la première place, ce qui indique probablement que les Français, descendants d’Astérix et Obélix, ont plus de mal que d’autres nations à apprendre à avoir peur ou à avouer leurs peurs L’intrigue du conte met en scène deux frères, l’aîné, présenté comme un garçon « avisé et intelligent », et le cadet, « sot, incapable de comprendre ou d’apprendre quoi que ce soit ». Sa sottise a sa racine dans un étrange handicap : il ne « sait » pas avoir peur, plus précisément encore, il est incapable d’éprouver le moindre frisson, alors que son frère aîné, en toutes sortes de circonstances, reconnaît un danger ou une menace à travers l’indice somatique correspondant : la « chair de poule ». C’est ce terme Gruseln (le frisson, et sa manifestation somatique la « chair de poule » qui se dit en allemand Gansehaut) qui est le leitmotiv du conte. De manière assez cocasse et paradoxale (du point de vue typologique, les spécialistes des contes classent ce conte dans le genre des Schwankmärchen, c’est-à-dire des contes drolatiques), le cadet ramène tous ses autres défauts, tels que sa paresse ou son manque d’intelligence, que son père lui reproche amèrement, à ce défaut fondamental : « Ils disent toujours : ça me donne la chair de poule, ça me donne la chair de poule ! Mais moi je n’ai pas la chair de poule. Ça doit encore être une de ces choses auxquelles je n’entends rien3 » (das wird wohl eine Kunst sein, von der ich auch nichts verstehe, ce qui veut dire, dans une traduction plus littérale : « Ça doit être encore un de ces arts auxquels je ne comprends rien »).

Le philosophe qui lit ce conte se souviendra peut-être de la thèse aristotélicienne, dont on retrouve l’écho chez bien des auteurs médiévaux, d’après laquelle il y a un lien direct entre la finesse de la peau et la subtilité de l’intelligence. Ceux qui ont les « nerfs à fleur de peau » sont forcément plus intelligents que les pachydermes !

Sommé par son père désespéré de commencer enfin son apprentissage, voilà que notre handicapé mental d’un genre assez spécial se décide à apprendre l’art étrange de frissonner. Presque jusqu’à la fin du conte, son processus d’apprentissage se solde par un échec. En effet, les nombreuses épreuves qu’il doit traverser, et qui le plongent dans des situations de plus en plus effrayantes, ne sont pas des épreuves pour lui, dans la mesure où il est insensible au danger mortel encouru.

Le conte se termine, de manière apparemment classique, par un happy end. Au terme de ses épreuves, notre jeune homme finit par épouser une belle princesse et il devient le roi du pays jusqu’alors hanté par de mauvais esprits. Toujours pas guéri de son ancien mal, il continue à se lamenter : « Tout cela est fort bien, mais je ne sais toujours pas ce que c’est que d’éprouver des frissons. » Le véritable happy end survient à la fin du conte, quand la guérison, si ardemment désirée, se présente sous forme d'une cure de cheval, d'une « douche froide », tout simplement. Ce qui, formulé en termes d’apprentissage, donc de savoir, était un problème insoluble, trouve sa solution lorsque la servante de sa jeune épouse, une nuit, pendant qu’il dort, l’arrose avec un seau d’eau froide, rempli de goujons. Sentant la vie grouillante et frétillante autour de lui, il se réveille en frissonnant. C’est alors, sans l’avoir cherché, qu’il se rend compte qu’enfin il sait ce que c'est que d’éprouver du frisson ! (« Ja nun weiss ich, was Gruseln ist. »).

Je laisserai aux psychanalystes (par exemple Bruno Bettelheim) le soin de donner une interprétation psychanalytique du conte, en l’occurrence d’ailleurs assez facile à deviner. Le philosophe phénoménologue sera plus intéressé par la phénoménologie implicite de l’affect de la peur sous-jacente à ce conte. Elle s’y présente sous un mode particulier, celui du sentiment de l’inquiétante étrangeté, que Freud analyse dans son célèbre article : « Das Unheimliche ». Il nous confronte à la situation-limite où les lignes de démarcation entre le vivant et le mort, l’animé et l’inanimé commencent à se brouiller. Les questions qui surgissent dans ce genre de situation ne concernent pas la capacité ou l’incapacité de faire un « travail de deuil » thématisée jadis par Alexander Mitscherlich, mais la capacité ou l’incapacité de faire la différence entre la vie et la mort, autrement dit, l’incapacité de reconnaître le phénomène de la vie, y compris la fragilité et la vulnérabilité qui le caractérisent.

Dans le conte, le champ sémantique de la peur (couvert par les termes schaurig, gruseln, fürchten) est clairement axé sur l’éprouvé corporel et psychique du frisson4. Le fait que la traductrice française rende le même mot (Gruseln) tantôt par « chair de poule », tantôt par « frisson » n’est pas un hasard. La peur n’est peur que si elle nous atteint « à fleur de peau », c’est-à-dire si elle est éprouvée au niveau de ce que Didier Anzieu appellerait le « Moi-peau ». C’est ainsi que je suggère d’interpréter une marque de la peur qu’Aristote avait déjà soulignée dans sa Rhétorique : la peur n’est peur que si elle nous met en présence d’un danger qui s’approche de nous, qui nous serre ou nous talonne de près. Or c’est cette peur que notre vaurien, qui est en réalité un pachyderme, est incapable d’éprouver. A cet égard il ressemble aux nombreux pachydermes contemporains qui évoluent plus facilement dans le monde virtuel des ordinateurs que dans le monde réel de l’expérience incarnée.

La cocasserie du conte repose sur la méprise catégoriale ou la confusion des genres qui est à l’origine de la quête du héros, dont tous les lecteurs ou auditeurs comprennent le ridicule. Ce qui prête à rire, c’est justement le fait qu’il voudrait apprendre, transformer en quête d’un savoir, ce qui, par définition, ne relève pas d’un processus d’apprentissage, et qui ne peut donc pas être l’objet d’un savoir : l’éprouvé, l’affection. On peut apprendre des représentations, mais non des affects. Paradoxalement, le héros du conte souffre de l’incapacité de souffrir, c’est-à-dire de ressentir en sa chair ce qui l’affecte. Et pourtant, il sait qu’il souffre d’un manque vital qui ne saurait être résolu au moyen du cercle vicieux de la question : « comment apprendre ce qui ne se laisse pas apprendre ? », qui est à l’origine de sa quête.

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