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 méditations islamiques

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Narkissos

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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeVen 09 Fév 2024, 12:00

Ce texte complète très utilement, et d'un point de vue bien mieux informé que le mien (je n'ai lu le Coran que deux fois dans ma vie, en traduction, et plus ce que je lis s'éloigne de mon "canon" premier et principal moins bien je le comprends et plus vite je l'oublie), l'approche "comparative" tentée dans ce fil...

Reste que les "religions", comme les langues ou les civilisations, n'ont jamais été faites pour être comparées, même s'il est fatal que ça arrive, et d'autant plus dans une société "cosmopolite", "multiculturelle", "mondialisée" en matière d'"information" et de "communication" plus que dans tout autre domaine. De plus ou moins bon aloi, la comparaison qui n'était accessible pendant des siècles ou des millénaires qu'à de très rares "savants" sur de très rares textes et corpus est aujourd'hui, tout azimut, à la portée de n'importe qui, et ça n'arrange pas vraiment les choses. Les discours religieux, y compris ceux d'une "religion" ou d'une "civilisation" donnée sur les autres, goïm, "barbares", "païens", "gens du Livre" ou infidèles, mécréants, idolâtres etc., discours tolérants, bienveillants, condescendants au sens favorable ou péjoratif du terme, inclusifs, universalistes ou bien exclusifs, suprémacistes, sectaires ou belliqueux, ne s'adressaient jamais à ces "autres". Or il est inévitable aujourd'hui que ceux-ci les entendent, et le surcroît de "connaissance" qui en résulte démultiplie les occasions de malentendu, y compris sous la forme paradoxale d'un trop-bien-entendu...

Cela vaut aussi pour les discours "occidentaux", non seulement religieux mais laïques, politiques, médiatiques, scientifiques des "sciences humaines", de la sociologie à l'histoire des religions, sur "l'islam". Avec une certaine condescendance (le terme reste pour moi ambigu) "nous" plaquons sur "l'islam" l'idée que nous nous faisons du "bien" ou du "mal" dans notre propre "histoire", et lui souhaitons, dans le meilleur des cas, de l'"évolution", du "progrès", des "réformes", des "Lumières", des "révolutions", du "droit", de la "démocratie" et ainsi de suite, pour qu'enfin "il" soit à notre image, indiscernable de "nous", annihilé par assimilation; pas étonnant que ça entraîne des réactions, de type fondamentaliste, sectaire, identitaire, communautariste ou "séparatiste"...
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 15:23

Torah orale et hadith : transmission, interdit de l'écrit, rédaction
Gregor Schoeler

1 « Le Hadith entretient avec le Coran la même relation que, dans le judaïsme, l’enseignement oral vis-à-vis de l’enseignement écrit ». Cette analogie en soi évidente, telle qu’elle a été formulée par Josef Horovitz, n’est nullement admise de manière unanime dans les études islamiques. Ignaz Goldziher ne l’a mentionnée dans son étude fondamentale « Ueber die Entwickelung des Hadīth » (« Sur le développement du Hadīth ») que pour la rejeter aussitôt énergiquement comme « trompeuse » et « inexacte ».

2 Pour Goldziher, les nombreuses preuves fournies par Aloys Sprenger dans son étude « Ueber das Traditionswesen bei den Arabern » (« Sur le système de la Tradition chez les Arabes ») du fait que des hadiths avaient déjà été fixés par écrit dans les temps les plus anciens semblaient contredire l’idée qu’aurait dominé, dans l’ancienne génération de l’Islam, l’opinion selon laquelle la mise par écrit était exclusivement réservée au Coran, le Hadith devant circuler en parallèle sous la forme d’un enseignement oral. Ces notes consistent naturellement, comme le savait déjà Sprenger, non en « des livres au sens littéraire du terme », mais en « des scripta, en général des notes écrites, peut-être […] des recueils de dictons, des collections, destinés à un usage personnel ».

3 Goldziher reconnaissait néanmoins que la mise par écrit des hadiths, même parmi les spécialistes de la Tradition, avait des adversaires. Selon lui, cette « aversion pour l’écrit » ne domina pas dès les premiers temps, mais fut « la conséquence de préjugés qui se sont développés ultérieurement ». Il se forma en effet, parmi les spécialistes du hadith, une longue querelle, pour savoir s’il fallait seulement conserver les traditions au moyen de la mémoire et les transmettre oralement, ou bien si l’on pouvait aussi les mettre par écrit sans hésitation. Cette querelle fut toutefois, comme le souligne Goldziher à deux reprises, purement « théorique » et ne s’immisça pas dans la « pratique généralisée » de la mise par écrit des hadiths.

4 Goldziher n’a ainsi nullement prétendu qu’après une première période durant laquelle on aurait mis par écrit des hadiths sans réserve, des intérêts théologiques et des préoccupations religieuses seraient apparus, qui auraient provoqué une aversion à l’égard de l’écrit et l’arrêt de sa diffusion (comme on peut le lire dans un ouvrage de référence, qui souhaite dissiper une « superstition » – à savoir celle du caractère oral qu’aurait longtemps revêtu la transmission du Hadith –, mais qui a fait naître à son tour une autre « superstition », à travers la restitution déformée qu’il propose des conceptions de Goldziher).

5 Toutefois, dans son rejet de l’analogie en question, Goldziher était parti du principe que l’enseignement oral des juifs – c’est-à-dire le contenu du Talmud (Mishna et Gémara) et le Midrash (l’exégèse de textes bibliques) formant avec lui une unité –, qui existe aujourd’hui sous une forme écrite et imprimée, tout comme l’enseignement écrit – le Pentateuque ou la Bible –, avait été effectivement transmis à l’origine, durant des siècles, de manière purement orale. En revanche, on sait aujourd’hui qu’il n’en fut pas ainsi. On a pu réunir de nombreux témoignages de l’utilisation de notes écrites. Il n’y eut jamais d’interdit formellement promulgué et universellement reconnu. Toutefois, « il est vrai qu’une forte opposition à l’écrit s’est fréquemment élevée, en particulier contre l’écriture des halakhōth (règles en matière de prescriptions religieuses) ». Cette désapprobation, cependant, vise moins l’écrit en soi, que « l’écrit à des fins d’utilisation publique ». De ce point de vue, Saul Lieberman a établi une comparaison avec les catégoriques hellénistiques de l’ekdosis (version autorisée, publiée) ou du syngramma (le livre au sens propre du terme) et de l’hypomnēma (note destinée à un usage privé). Seule la Bible était un syngramma. Dans l’institut d’enseignement, elle ne devait du reste être lue qu’à partir de pages écrites et ne devait pas être récitée par cœur. À l’inverse, la loi orale – pour autant qu’elle fût fixée par écrit – n’a longtemps existé que sous la forme d’hypomnēmata. Ces derniers ne devaient toutefois pas être utilisés au sein des instituts d’enseignement ou lors de discussions publiques. Toujours est-il que la loi orale a été enseignée et transmise durant toute l’époque des Amoraïm (ca. 200-500 ap. J.-C.) sans support écrit.

6 Les faits mis en avant doivent donc suffire à montrer combien l’analogie « entre le rapport du hadith au Coran et la relation de l’enseignement oral à l’enseignement écrit dans le judaïsme » est discutable.

https://journals.openedition.org/trivium/6480
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 16:19

Ma connaissance de l'islam est beaucoup trop rudimentaire pour que j'arrive à suivre utilement cet article jusqu'au bout, mais ce que j'en comprends me suggère que la "dialectique" de l'"oral" et de l'"écrit" dessine à peu près partout le même genre... d'arabesques. Parce que la frontière entre l'oral et l'écrit n'en finit pas de se déplacer: le Coran, Qur'an, signifie "leçon" au sens de lecture ou de récitation à haute voix, de la racine qr' qui aussi en hébreu signifiait appeler, crier, réciter ou lire à haute voix... Comme d'ailleurs la torah a signifié l'instruction orale du prêtre avant de désigner un ou plusieurs "livres", ou l'"évangile" une "bonne nouvelle" orale avant de devenir un livre ou plusieurs. Ce qui n'empêche pas que la chronologie se renverse quand le "Coran", l'"Evangile" ou la "Torah" sont écrits après une préhistoire orale qu'on ne peut qu'essayer de deviner à travers les écrits, qui sont tout ce qui nous en reste, de même que les "traditions orales", écrites à leur tour, dont ils sont censés se distinguer comme l'écrit de l'oral. Qu'on rapporte ça au Phèdre de Platon ou à son commentaire dans la Pharmacie de Platon de Derrida, on comprendra que le problème, l'aporie ou le sac de noeuds, ne se limite pas à une ou à plusieurs "religions" dites "du Livre", que ce soit ou non du même "Livre"... C'est tout de même remarquable que dans pas mal de livres il y ait le mythe d'un "auteur" qui n'écrit pas et qui se fait écrire par d'autres, Socrate par Platon, Jésus par Paul ou les évangélistes, Mahomet différemment par les rédacteurs du Coran et des hadiths, Yahvé par Moïse (qui brise les tablettes écrites du doigt de Yahvé, que celui-ci les récrive ou non), Moïse différemment par les rédacteurs de la Torah dite écrite ou orale selon la tradition pharisienne et rabbinique... Qui a dit que l'écriture était solitaire ? (Cf. La carte postale, de Derrida encore, qui tourne autour d'une représentation graphique de Socrate et de Platon l'un derrière l'autre dont on ne sait pas au juste qui est qui, qui inspire, dicte, écrit ou sodomise l'autre).
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 19 Fév 2024, 13:22

L'apophatisme chez les mystiques de l'Islam [article]
Eric Geoffroy

III. La création comme « pur néant »

«... Que disparaisse ce qui n 'a jamais été, et que subsiste ce qui n 'a jamais cessé d'être ». Pour les spirituels musulmans, le véritable enjeu du tawhîd - et de la formule « il n'y a de dieu que Dieu » - n'est pas de nier la dualité ou la multiplicité de la divinité. Ce polythéisme grossier a été vécu dans des stades antérieurs de l'humanité, et ne constitue plus désormais un réel danger. Non, cet enjeu, d'ordre ésotérique, consiste bien plutôt à nier toute réalité ontologique à autre que Dieu : l'Être n'appartient qu'à Dieu seul et, sous ce rapport, les créatures sont « pur néant », le 'adam mahd auquel fait directement écho la formule eckhartienne ein luter nicht. Ici encore, les soufis se sont nourris de sources scripturaires telles que cette parole du Prophète : « Dieu est, et rien n 'est avec Lui ».

Le tawhîd ainsi compris a donné lieu à de multiples développements métaphysiques, au sein de la doctrine de l' « unicité de l'Être » {wahdat al-wujûd). On attribue souvent la formulation de cette doctrine à Ibn 'Arabî et son école, mais elle est déjà en germe chez les soufis anciens. Pour aussi élaborée qu'elle soit, elle n'est pas une philosophie abstraite mais l'aboutissement de l'expérience du fana', de l' « extinction en Dieu ». Dans cette expérience en effet, le mystique ne voit plus que Dieu, ne sent plus que Dieu, ne goûte plus que Dieu. Il devient donc pour lui évident qu'il n'y a d'être qu'en Dieu : c'est « l'unicité de l'Être ». « Ce qui définit tel étant particulier, c'est la privation d 'être qui lui est propre et en raison de laquelle il est un cheval, une fleur, un homme, et non pas Etre pur, ou, si l 'on préfère, en raison de laquelle il n 'est pas Dieu ».

« L 'existence de l 'homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la suivra ; l 'être humain est donc lui-même pur néant {'adam) », disait Abu l-'Abbâs al-Mursî (m. 1287). Son successeur à la tête de l'ordre shâdhilî, Ibn 'Atâ' Allah al-Iskandarî (m. 1309) commente ainsi cette parole : « En effet,
les créatures ne détiennent en aucune manière l 'Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n 'appartient qu 'à Dieu ; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n 'existent que dans la mesure où II les dote d'un être relatif. Or, celui dont l'existence puise sa source chez autrui n 'a-t-il pas pour attribut foncier le néant ? (20) ». On relève incontestablement ici des affinités avec la « métaphysique augustinienne de la relation ».

Les créatures sont donc potentiellement amenées à l'existence du fait qu'elles sont contenues de toute éternité dans la Science divine, mais cette existence n'a qu'une valeur relative, voire nulle. Les maîtres shâdhilis les comparent tantôt à la poussière qui se trouve dans l'air, tantôt à l'ombre : elles n'ont aucune consistance, aucune essence autonome. Seul Dieu leur « confère l'être », comme le note Maître Eckhart (22). « Le soufi, affirmait le cheikh Abu l-Hasan al-Shâdhilî, est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l 'air : ni existantes ni inexistantes ; seul le Seigneur des mondes sait ce qu'il en est [...] Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l'univers quelqu'un d 'autre que Dieu, le [seul] Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont tels les grains de poussière dans l'atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien ». « Lorsque tu regardes les créatures avec l 'oeil de la clairvoyance, écrit à son tour Ibn 'Atâ' Allah, tu remarques qu'elles sont totalement comparables aux ombres [...] Les « traces » (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc I 'aspect d 'ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent dans l'Unicité de Celui qui imprime ces traces (al-mu 'aththir) ».

Les soufis reconnaissent généralement un degré d'existence relatif à la création, mais les tenants de l'« Unicité absolue » (al-wahda al-mutlaqa), avec à leur tête Ibn Sab'în (m. 1270), ne font aucune concession et considèrent l'univers comme une pure illusion. Ils transposent d'ailleurs la formule « il n 'y a de dieu que Dieu » en « Il n 'y a rien si ce n'est Dieu» {laysa illâ Allah). Ibn Sab'în résorbe le monde manifesté en observant la progression suivante dans le dhikr (remémoration-invocation de Dieu) : « // n'y a de dieu que Dieu », puis « pas d'agent sinon Dieu » (lâfâ 'il illâ Allah), puis « pas d 'étant sinon Dieu » (la mawjûd illâ Allah), et enfin « Dieu, Dieu » (Allah,Allah) (24). C'est par la négation totale du relatif que je peux goûter et donc affirmer l'Absolu, que je peux me débarrasser totalement de F « associationnisme » entrevu plus haut. Cette conclusion extrême, condamnée par les exotéristes de l'islam et même par certains soufis postérieurs à Ibn Sab'în, est pourtant contenue dans l'enseignement des premiers maîtres. Voici ce que disait, au ixc siècle, Ruwaym de Bagdad : « Le tawhfd consiste à effacer toute trace d 'humanité (mahw âthâr al-bashariyya), afin que ressorte, dépouillée, la divinité (tajarrud al-ulûhiyya).

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1998_num_72_4_3458
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 19 Fév 2024, 13:59

Le rapport (in-)essentiel de la négation (cf. supra 17-18.12.2015) à l'uni(ci)té, du "non" à l'"un" (conçu comme non multiple, non pluriel, non plusieurs, non autre, non nombre), est en effet profondément marqué (sinon compris) dans tout l'islam, mais nulle part aussi explicitement, si l'on ose dire (puisqu'il s'agit précisément d'inter-dire l'explicite), que dans sa "mystique" (soufie ou autre) qui communique autant avec la théologie apophatique de l'Occident (du pseudo-Denys à Eckhart) qu'avec un Orient plus lointain (bouddhisme, brahmanisme, taoïsme etc.).

Cela rend d'autant plus problématique la notion même de "création" (et l'on retrouverait là tout le débat "gnostique" aux origines du "christianisme", mais aussi du "judaïsme" rabbinique et de son insistance parallèle sur l'ex nihilo), inséparable d'une "illusion" -- ce qui met en abyme l'insistance du Coran sur le "sérieux" de la chose, et à vrai dire de toute "chose" (cf. supra 6.1.2016): tout ce qui est "fait" est par là même "dé-fait", rendu factice, voire fictif: le "monde" n'est plus qu'un décor de carton-pâte, ou un rouleau livre comme dans l'Apocalypse, qui se replie comme il s'est déployé; pas de "je" qui tienne, de "sujet" ou sub-jectum sub-stantiel et sub-sistant, pas même de "ça", de "chose" (res) ou de "ré-alité" face à l'unique divin; le divin même n'étant autre, en dernière analyse, que ce jeu-là: rien ne distingue au fond un pur monothéisme d'un panthéisme, ni d'un athéisme. Là encore, l'"impermanence" bouddhique et l'inessence eckhartienne ne sont pas loin (mais l'apeiron d'Anaximandre ou le mè on de Platon non plus).
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMer 21 Fév 2024, 12:19

Questions de théologie selon l'Islam
Emilio Platti

Raison et Christianisme?: une inévitable tension ?

Hani Ramadan joint au problème de l’incompréhension des mystères chrétiens celui du cléricalisme. D’après lui, tous les deux ont été mis en cause par les Lumières. L’Occident s’est alors libéré de l’oppression de l’Église, mais en s’élançant davantage sur le chemin de la liberté, il a dévié vers une liberté absolue de projet, engendrant ainsi l’athéisme. D’après Hani Ramadan, c’est à ce point que commence « la dérive de l’Occident ». Et c’est dans le célèbre petit traité de Sartre « L’existentialisme est un humanisme », que d’après lui, se trouve exprimé le plus clairement cet athéisme occidental?: Dieu n’existant pas, il n’y a pas de projet humain en dehors de celui que l’homme se projette. N’ayant donc aucune « essence » préétablie à la naissance, l’homme doit inventer son chemin. D’après Hani Ramadan et de nombreux auteurs musulmans, ce projet ouvert et libre, ne peut mener qu’au matérialisme?; et c’est précisément ainsi qu’a dérivé l’Occident. En se libérant de l’emprise de l’Église, l’être humain a perdu le sens de sa vocation?; car pour l’islam, celle-ci fait partie de ce qu’il est vraiment?: sa « nature » profonde (al-fitra) s’ouvre sur le salut que Dieu lui offre gracieusement. C’est à l’être humain de décider s’il veut s’engager sur ce chemin établi par Dieu. Pour le musulman, il n’y aurait donc pas vraiment de liberté de projet, mais seulement liberté de choix : ce que dénient certainement des musulmans plus libéraux, qui renvoient au concept coranique de lieutenance, al-Khilâfa, l’homme étant « lieutenant de Dieu sur terre », alors que d’autres s’appuient plutôt sur la finalité de la Loi divine, les « maqâsid al-Sharî‘a », les objectifs de la Loi, pour s’ouvrir davantage à une liberté de projet et d’imagination.

On se rend pourtant bien compte combien lourde de conflits avec l’Occident démocratique – avec toutes ses « libertés » – est le rejet par certains idéologues islamistes de « man made laws », « des lois conçues par l’homme », d’après l’expression maududienne consacrée.

À cette critique s’ajoute souvent une critique du christianisme paulinien?: la liberté excessive prônée par l’Occident moderne aurait déjà ses racines chez saint Paul. Car c’est lui qui aurait aboli la Loi divine elle-même en voulant s’émanciper de la Loi de Moïse. En disant que désormais, dans le Christ, nous ne sommes plus soumis à la Loi, ni serviteurs, ni esclaves (‘abd) de Dieu, il aurait amputé le christianisme de ce qui fait l’essence même de la religion?: la soumission à la Loi de Dieu, la Sharî‘a. Par l’Incarnation et la Filiation, le christianisme a fini par faire de l’homme un dieu?; ce qu’un musulman, soucieux de respecter le statut de dépendance essentielle de l’homme par rapport à Dieu, ne peut d’aucune manière envisager.

Même si de nombreux penseurs musulmans contemporains ont ouvert des brèches importantes dans l’édifice islamique classique ou fondamentaliste, il reste que dans l’ensemble l’islam se conçoit généralement encore dans le sens d’une orthopraxie contraire à un libéralisme à l’occidentale; c’est une religion qui met en avant la vraie nature de l’être humain, soumise à la Loi de Dieu, sans prétendre dévoiler le Mystère de Dieu lui-même.

C’est au sujet de cette Loi de Dieu que se pose encore maintenant une question majeure de la théologie musulmane traditionnelle?: quelle peut être une juste rétribution quand on attribue à Dieu l’attribut divin de justice (‘adl), tout en sachant que l’action de Dieu reste imprévisible, Dieu étant radicalement transcendant ? Cette question a été soulevée lors d’un séminaire par un enseignant qui avait répété en classe la Tradition prophétique musulmane dont voici l’abrégé?: « Il y avait deux hommes parmi les enfants d’Israël liés par un pacte de fraternité?; tandis que l’un péchait, l’autre s’abîmait dans la dévotion. Or, celui qui s’astreignait au bien critiqua l’autre?: cesse donc! Dieu ne te pardonnera pas?! Il ne t’introduira pas au paradis?! Ils moururent et comparurent auprès du Seigneur des mondes, qui dit au vertueux?: Me connaissais-tu? Avais-tu pouvoir sur ce qui est entre mes mains ? Puis Il dit au pécheur?: Va et entre au paradis de par ma miséricorde. Et il dit à l’intention de l’autre?: Amenez-le au feu! »

L’enseignant se trouva interpellé par une jeune musulmane qui mit en doute l’authenticité de la tradition, alors qu’elle est pourtant bien attestée dans les grands recueils de Abû Dawûd et de Ahmad Ibn. Pour elle, la tradition n’était pas conforme au concept musulman de rétribution. Dieu doit rétribuer en parfaite justice?; et dans ce cas, la piété devrait l’emporter sur le péché. 

La réaction de refus de la jeune musulmane nous rappelle l’objection célèbre du théologien Abû l-Hasan al-Ash‘arî (m. 935) contre les Ahl al-‘Adl, les gens de la Justice, c’est-à-dire les Mu‘tazilites rationalistes, qui tenaient que Dieu se devait de rétribuer le bien. L’être humain est responsable du mal qu’il fait et du fait même s’expose à l’enfer. Dieu se doit de rejeter le mal, et le pécheur sera donc puni par Dieu, s’il ne s’est repenti, et il subira la peine d’un enfer éternel. À ceux qui ont évité les péchés majeurs (al-kabâ’ir), Dieu, par sa promesse, a garanti le paradis. C’est apparemment la position soutenue par l’étudiante musulmane, probablement très influencée par le réveil musulman contemporain rationaliste et rigoriste.

L’objection d’al-Ash‘arî tend à démontrer la faiblesse de ce type de position rationaliste qui enferme Dieu dans une logique purement humaine. Elle est contenue dans l’anecdote qui relate comment al-Ash‘arî mit en difficulté son maître Mu‘tazilite Abû ‘Alî al-Djubbâ’î (m. 915)?: « Supposons trois frères. L’un meurt adulte, dans l’obéissance de Dieu?; le second adulte, dans la désobéissance?; le troisième meurt avant l’âge de raison. Qu’advient-il d’eux? - Le premier est récompensé par le paradis, répondit al-Djubbâ’î, le second puni par l’enfer, le troisième n’est ni récompensé ni puni. - Soit, rétorqua al-Ash‘arî?; mais si le troisième dit?: O Seigneur, pourquoi m’as-tu fait mourir enfant, et ne m’as-tu pas laissé vivre pour que je t’obéisse et entre au paradis?, que dira le Seigneur? Et al-Djubbâ’î de répondre?: Le Seigneur dira?: Je sais que si tu avais grandi, tu aurais désobéi et serais allé en enfer?; aussi le meilleur pour toi a été de mourir enfant. Al-Ash‘arî reprit alors?: Et si le deuxième dit?: O Seigneur, pourquoi ne m’as-tu pas fait mourir enfant, je ne serais pas entré en enfer!? - que dira le Seigneur? Et al-Djubbâ’î resta coi?; et al- Ash‘arî s’éloigna des Mu‘tazilites » 

Depuis lors, c’est plutôt la position Ash‘arite qui prévaut dans la théologie musulmane?: laissons à Dieu l’ultime jugement ; car Il est au-delà de nos jugements. La réaction de l’étudiante nous rappelle néanmoins que le rigorisme islamiste actuel tend à souligner davantage une logique de rétribution pour condamner avec force toute désobéissance à la Sharî‘a et exiger sa stricte application : à la lettre.

https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2008-3-page-355.htm#:~:text=L'%C3%AAtre%20humain%20est%20responsable,promesse%2C%20a%20garanti%20le%20paradis.
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMer 21 Fév 2024, 13:02

Réflexion intéressante, aussi par sa date: en 2008 les frères Ramadan n'étaient pas encore aussi "diabolisés" qu'aujourd'hui... Les deux petits contes (paraboles, midrashim, haggadoth) des hadiths sont remarquables, ainsi que la réaction rapportée de l'étudiante: symptôme, une fois encore, de l'appauvrissement qui va de pair avec la résurgence contemporaine d'un islam "fondamentaliste" et "politique", paradoxalement imité du "fondamentalisme" chrétien, protestant et américain qui a aussi appauvri et dynamisé la tradition chrétienne.

Les arabesques de la "morale" ou de l'"éthique" (je n'y mets pas de différence) traversent assez semblablement toutes les "religions", avec les mêmes effets pervers. Même les réactions "amorales", divergentes, de la dogmatique, de la mystique ou de l'athéisme occidental-moderne (qui rebascule en ce moment dans un hyper-moralisme, malgré le changement de "contenu"), en font partie...

Au passage, la présentation (sommaire) du shi'isme me semble assez réductrice: je repense à des lectures anciennes d'Henry Corbin (cf. supra 11.12.2015), qui mettait bien en évidence une tentative originale d'articuler doctrine, morale, mystique, organisation religieuse et politique -- dont il ne reste pas non plus grand-chose dans l'Iran actuel que Corbin n'a pas eu le temps de connaître, puisqu'il est mort en 1978, un an avant la naissance de la République islamique...
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeVen 01 Mar 2024, 14:44

Monothéismes biblique et coranique
Une approche intertextuelle du Coran
Geneviève Gobillot

Critique de la mise en pratique du monothéisme par les Fils d’Israël

Dans le premier cas, le Coran reprend l’épisode du veau d’or en proposant de comprendre quelle a été la position des Fils d’Israël dans cette affaire. Pour ce faire, il renvoie au passage biblique selon lequel leur attitude vis-à-vis de cette statue aurait été, selon leurs dires, liée à l’absence de Moïse, voire même directement causée par elle : « Allons, fais-nous un dieu qui aille au-devant de nous, car ce Moïse, qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé » (Exode, 32, 1). Dans le récit coranique, ils expliquent à Aaron que c’est pour cela qu’ils ont adopté le veau et qu’ils y resteront fixés (‘âkifîn), tant que leur messager ne sera pas revenu auprès d’eux (C 20, 91 : Nous y resterons fixés tant que Moïse ne sera pas revenu parmi nous). Une analogie verbale avec le verset C 7, 138 rappelle toutefois qu’ils avaient, suite à leur traversée de la mer, remarqué un peuple qui restait « fixé » à ses idoles et demandé à Moïse de leur procurer un dieu qui présente les mêmes caractéristiques (« Après que nous avons fait traverser la mer aux Fils d’Israël, ils remarquèrent un peuple qui était fixé sur ses idoles et ils dirent : “Ô Moïse, donne-nous un Dieu qui soit semblable à leurs divinités”. Il dit : “C’est un peuple ignorant” »). Ce rappel confirme leur propension à quêter, avant même l’épisode du veau, des représentations de la divinité, et invite ainsi à relativiser le prétexte de l’absence de Moïse.

Le deuxième exemple est également sous-tendu par une information figurant dans le texte biblique. Il s’agit d’un manque de détermination à suivre les ordres donnés par Dieu, même si, en paroles, ce peuple a toujours proclamé son intention d’obéir. Son attitude se voit définie selon le Coran par une prononciation presque inaudible du shema Israël : (C 4, 46 : « Ils (les Fils d’Israël à qui une partie du Livre a été donnée, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas l’Évangile, ni le Coran) disent : “[…] Entends !” (“Écoute !”) d’une manière inaudible (sma‘ ghayru musma‘). Il est fait là allusion à la proclamation de foi figurant en Deutéronome 6, 4-6 (« Écoute Israël : YHW notre Dieu, YHW est un. (5) Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. (6) Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton cœur ! Tu les répèteras à tes fils[…] ») que des Fils d’Israël sembleraient avoir prononcée en langue arabe devant des fidèles du Coran.

La nuance se joue en effet dans le cadre du passage de l’hébreu à l’arabe. En se fondant sur la prononciation hébraïque du chema, ces gens auraient énoncé un « sma‘ » arabe peu audible, c’est-à-dire dépouillé de son attaque vocalique, et qui, de ce fait, ne rendrait pas correctement compte de la conjugaison du verbe à l’impératif dans cette langue. C’est pourquoi le Coran précise : « (Vous prononcez) un « Écoute (Israël) » inaudible. Dites (clairement et avec une attaque vocalique franche qui exprime la décision ferme de suivre l’ordre donné : isma’) « Écoute » (sous-entendu : “Israël, écoute la parole de Dieu qui, à présent, t’est adressée en arabe”, ce qui semble être la seule signification possible du passage). Le Coran suggère par là d’une part que si les Fils d’Israël avaient su se montrer vraiment fidèles à l’ordre donné par Dieu dans la Torah, nul parmi eux n’aurait rejeté le Messie, Jésus venu pour l’accomplir (C 3, 50 : « Me voici, manifestant la véridicité de ce qui existait avant moi de la Torah et déclarant licite pour vous une partie de ce qui était interdit »), d’autre part que, devant la révélation coranique, ils se montreraient réceptifs, puisqu’elle transmet le même ordre divin.

Cette rectification recouvre aussi de manière symbolique une mise en garde les invitant à une vigilance particulière à l’égard de l’intransigeance de la déclaration d’unicité « chema’ isrâ’il » qui suit l’ordre d’écouter : « YWH est notre Dieu, YWH est Un ». La prononcer en la détériorant devant des Arabes qui ont reçu le Coran pour éviter d’avoir à reconnaître que l’unique vrai Dieu peut s’adresser à un autre peuple et espérer ainsi conserver le titre de « peuple élu», revient à défigurer la proclamation de l’Unicité divine.

https://www.cairn.info/revue-communio-2020-3-page-87.htm?ref=doi
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeVen 01 Mar 2024, 16:09

Merci pour cette étude très précieuse qui documente utilement, par collationnement des textes (surtout Lactance et les pseudo-Clémentines), cette relation d'un certain "judéo-christianisme" (appellation très vague) à l'islam coranique qui me paraît depuis longtemps intéressante, bien que je n'aie jusqu'ici lu et entendu à ce propos que des considérations trop générales. Il semble évident que l'islam naissant a capté bon nombre d'éléments "centrifuges" d'un christianisme oriental qui ne se reconnaissait ni dans l'"orthodoxie" byzantine, ni dans les "hérésies" qu'elle générait et repoussait (nestoriens, jacobites): à tout ceux-là la redécouverte d'un "monothéisme" pur et simple a pu paraître une aubaine...

L'ironie de l'histoire (des religions ou des idées, entre autres), c'est que la confession ou la pensée de l'"un" qui devrait logiquement "unir" produit systématiquement l'effet contraire, depuis la nuit des temps, et que ça n'empêche pas chaque génération de voir en elle la solution miraculeuse de tous ses problèmes, conflits ou divisions, en créant fatalement des conflits et des divisions supplémentaires...
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 04 Mar 2024, 12:57

Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel

1 Dans la cosmologie musulmane traditionnelle, décrite dans le Coran et dans les traditions prophétiques (hadīth-s), l’univers est peuplé par trois catégories d’êtres conscients : les anges, les djinns et les hommes. Les anges sont des êtres purs, créés de lumière ; ils sont des serviteurs obéissants de Dieu, des exécutants de ses volontés dans toutes les parties de sa création, depuis son Trône jusqu’aux confins des terres inférieures et au fond des Enfers. Ils sont purs de toute transgression1. Par leur intermédiaire, le monde est organisé, et la révélation est transmise aux prophètes – par Gabriel ou Séraphiel nommément. Chez de nombreux mystiques, ils représentent aussi le guide intérieur sur la voie vers Dieu, comme Henry Corbin l’a mis en évidence dans plusieurs études. Il nous est cependant impossible de considérer les anges comme des « esprits familiers » : ils sont au contraire le rappel d’une pure transcendance, le témoignage de ce qu’il y a de moins familier en chaque homme et qui fait de lui un « étranger » en ce monde. Toute autre est la situation des djinns. Les djinns sont des êtres terrestres ; ils n’ont pas accès aux cieux. Leur vie est assez parallèle à celle des hommes : ils mangent, se reproduisent, meurent et seront ressuscités par Dieu comme eux. Conscients et responsables, ils sont concernés par la prédication des prophètes, par la religion et par la morale. C’est aux rapports entre les djinns et les humains que sera consacré ce chapitre, et notamment sur les éventuels rapports sexuels entre les deux populations.

2 La croyance dans les djinns existait en Arabie bien avant l’islam. Elle faisait partie de la culture commune à tous. La présence des djinns imprégnait en fait toute la vie sociale. Les djinns étaient rendus responsables de nombreuses maladies physiques ou mentales, d’une multitude de faits inexpliqués ; les magiciens étaient censés recourir à leurs services, et l’on attribuait le talent des grands poètes à leur « génie » familier. Cette conception d’un peuple d’êtres subtils et non humains a été intégralement reprise dans le Coran et dans la tradition prophétique ; les musulmans ne peuvent donc douter de leur existence. Le rôle des djinns dans la vie des hommes s’est cependant trouvé profondément modifié dans la nouvelle religion. Pour résumer, on peut dire qu’ils n’occupent aucune fonction particulière dans l’économie du salut, et que les hommes sont invités à éviter tout contact avec eux.

4 La sourate LXXII explique d’ailleurs que certains djinns sont croyants et vertueux, d’autres mécréants et pécheurs. Des traditions ultérieures expliquent qu’ils sont répartis selon l’exacte croyance des hommes : certains djinns sont musulmans – sunnites, ou chiites – d’autres sont juifs ou chrétiens etc. Comme les humains, ils sont confrontés aux choix de l’obéissance et de la transgression, ils sont responsables de leurs actes devant la Loi religieuse et devant le Jugement Dernier. Ceci dit, la confusion entre les démons (shaytān-s) et les djinns est constante dans la littérature religieuse comme dans la religion populaire. D’après une tradition, Iblīs/Satan serait en effet le père des djinns, tout comme Adam est le père du genre humain. Ce point est important pour évaluer les considérations qui vont suivre.

6 Les djinns, nous le disions, n’ont pas de rôle important à jouer dans la vie religieuse des musulmans. Avant l’islam, il semble que des Arabes établissaient un lien entre les djinns et les anges ; mais l’exégèse coranique rejeta toute confusion entre les deux, et a fortiori qu’un rapport direct entre Dieu et les djinns puisse exister. Ce refus vise la croyance anté-islamique selon laquelle les déesses protectrices de La Mecque auraient été les filles issues du mariage entre Dieu (Allāh) et des jinniyya-s. La Loi religieuse de l’islam invite les croyants à ne pas accorder d’attention aux djinns. Bien que le Coran raconte que le roi Salomon soumit les djinns pour accomplir la construction d’énormes bâtiments, les savants musulmans insistent sur ce point : pour les croyants ordinaires, le contact avec les djinns est inutile, et peut même devenir dangereux. Ce danger peut être matériel (possession, maladies), mais aussi spirituel ; car ils sont une tentation de pratiquer une forme d’idolâtrie, ce qui est en islam le péché le plus grave qui puisse être commis. Les djinns, répétons-le, ne sont en rien assimilables aux anges, et plusieurs exégètes nient même que les djinns bénéficient de la félicité paradisiaque. Par voie de conséquence, les djinns sont cantonnés dans une zone non dite, obscure, de la conscience et de la culture des musulmans. C’est en cela précisément que réside leur intérêt pour ce volume. Le discours théologique officiel n’accorde pas beaucoup d’attention aux djinns. Mais ceux-ci jouent par contre un rôle considérable dans la vie quotidienne de millions de croyants. Dans certaines sociétés, nous allons le voir, ce sont pratiquement toutes les actions quotidiennes qui sont influencées par l’idée d’une présence ou une intervention possible des djinns.

7 Un des contacts possibles entre djinns et humains sont les relations sexuelles. Les djinns, nous l’avons dit, se reproduisent de façon sexuée. Mais ils peuvent également avoir des rapports avec les humains. Le Coran mentionne les vierges du Paradis, les houris, comme des femmes « au regard modeste, que ni homme ni djinn n’aura touchées avant eux ». Dans ce domaine précis, notre principale source de traditions islamiques est le traité Les collines de corail concernant le statut des djinns, un ouvrage de synthèse sur les données traditionnelles sur cette question en islam sunnite composé par Badr al-dīn al-Shiblī (m. 1367). Shiblī explique dans l’introduction de ce traité qu’il en décida la rédaction après une discussion portant précisément sur la question du mariage entre humains et djinns. La question semble donc avoir eu une certaine importance. Selon la plupart des érudits cités par Shiblī, les djinns peuvent rester invisibles, mais peuvent aussi apparaître sous un aspect physique. Sous quelles formes ? Ici, l’imagination de la tradition islamique se montre fertile. Beaucoup d’histoires les décrivent comme prenant un aspect humain, mais ayant des yeux fendus verticalement comme des chats, et des jambes ressemblant à celles de chèvres ou de chameaux. Leurs femelles apparaissent comme de vieilles femmes horribles à la poitrine tombante, mais aussi sous l’aspect de jeunes filles d’une fascinante beauté. Beaucoup de ces savants estiment que les djinns peuvent prendre l’aspect qu’ils veulent. Ainsi, l’effrayante démone dite ghūla cherche à attaquer les hommes isolés dans le désert pour leur prendre leur esprit, les rendre fous et/ou avoir des rapports sexuels avec eux. Le poète Ta’abbata sharran décrivit le combat qu’il livra, seul dans le désert, contre la terrible ghūla :

« Elle avait deux yeux comme ceux d’un chat, un visage horrible, la langue fendue, deux jambes squelettiques, le crâne d’un chien, et sa peau semblait un manteau de cuir de chèvre élimé. »

https://books.openedition.org/pur/121455?lang=fr#:~:text=Les%20djinns%20sont%20des%20%C3%AAtres,religion%20et%20par%20la%20morale.
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 04 Mar 2024, 13:45

Démons et merveilles...

La démonologie n'a pas de frontières, ni ethniques ni culturelles ni religieuses, mais en islam comme ailleurs elle est plus populaire que savante (y compris "théologique"): d'où aussi la relative rareté des "démons" et autres "esprits impurs" dans la Bible (ceux de l'AT, associés de préférence aux ruines, aux déserts et aux animaux sauvages, ressemblent beaucoup aux djinns arabes préislamiques), qui fait ressortir par contraste leur "explosion" dans les évangiles synoptiques à partir de Marc (contrairement à "selon Jean"). En islam comme dans le judaïsme ou le christianisme la littérature et la tradition "périphériques" sont plus prolixes à ce propos que les textes "canoniques" (le Coran en l'occurrence). Pour rappel, la tradition "démonologique" relative à Salomon est déjà largement juive, cf. encore ici -- où l'on remarquera que la tradition juive, "intertestamentaire" ou prérabbinique, oscille aussi entre interprétation "réaliste" et "morale", quand les démons deviennent des allégories des vices comme dans les Testaments des patriarches. [Variante chrétienne, et moderne: je voyais récemment Le roi des rois (1927) de C.B. De Mille, où par un jeu de superposition d'images les "sept démons" qui sortent de Marie-Madeleine (selon Luc) sont les "sept péchés capitaux".] Même si l'on refuse tout lien étymologique entre le djinn et le genius, comme le fait cet article, la coïncidence verbale est significative et communique par-dessus ou par-dessous la tête des linguistes avec tout le vocabulaire du genre, du générique, de la génération et du génital, jusque dans la confusion grecque de gennaô et gi(g)nomai, engendrer-enfanter-naître et devenir ou advenir. On peut aussi penser, du côté "positif", à toute la tradition du daimôn grec, assumée par Socrate selon Platon (bien qu'en l'espèce le "démon" soit à la lettre "négatif", il dit "non", empêche ou retient de dire ou d'agir, à la Bartleby, mais cette "réticence" n'est pas sans mérite).

Lecture instructive en tout cas.

---

En revoyant entre-temps, une énième fois, l'admirable Ugetsu monogatari, Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, je ne saurais m'empêcher d'y remarquer la coïncidence japonaise, peu suspecte d'influence "judéo-chrétienne" historique, des thèmes du "démon", du "fantôme" et de la "sexualité" -- auquel le protagoniste échappe en l'occurrence par la grâce graphique d'un mantra bouddhique écrit à même sa peau... Et comme j'ai revu peu de temps avant l'Orphée de Cocteau où c'est la mort même qui est "personnifiée" et "sexualisée" comme "mort personnelle", possessive autant que possédée, mort d'Orphée (Maria Casarès / Jean Marais) qui vient le regarder dormir, avant de le capturer et de le libérer: amour de la mort dans tous les sens imaginable du génitif, lui-même indissociable du genre et du génie.
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 11 Mar 2024, 14:26

Choisir l’absence de repas : le jeûne
Implications théologiques d’une pratique dans le judaïsme, le christianisme et l’islam

3. Le jeûne en islam

58 « Le jeûne vous a été prescrit, comme à vos devanciers (Qur 2,183) » : par ces mots, le discours coranique invite à lire les prescriptions du jeûne du mois de Ramaḍân en référence aux prescriptions antérieures. L’observance du jeûne en islam s’inspire de certaines pratiques juives et chrétiennes, et innove à son tour : quelles sont ses implications théologiques ? Quelle relation au corps, à la vie et à la mort implique le jeûne en islam ?

3.1 Le jeûne du Ramaḍân et la révélation coranique

59 « Quand le mois de Ramaḍân commence, les portes du Jardin paradisiaque s’ouvrent, les portes du Feu infernal se ferment et les démons sont enchaînés », dit un ḥadîth rapporté par Abû Hurayra (Al-Ghazâlî 2001, 105). Selon Goitein, les motifs présentés par ce dit prophétique sont comparables à ceux de la liturgie juive du jour de l’Expiation (Goitein 1966, 161). D’après la tradition, le Ramaḍân est une période bénie : « Son commencement est miséricorde, son milieu pardon, son terme affranchissement du feu » (DC, 729).

60 Moïse reçoit les Tables de la Loi après avoir jeûné quarante jours. D’après la Sîra, Muḥammad reçoit la première révélation durant le mois de Ramaḍân. Dans la sourate 2, un parallèle peut être discerné entre la révélation mosaïque et la révélation coranique : le jeûne est la théophanie dans laquelle Dieu manifeste Sa grâce et Sa miséricorde et révèle aux êtres humains Sa Parole (Goitein 1966, 161-162).

61 « Ramaḍân » est le seul mois de l’année qui se trouve nommé dans le texte du Coran (DC, 728). D’après la Sîra, c’est au cours d’une nuit du mois de Ramaḍân de l’an 610 que le Prophète Muḥammad reçoit pour la première fois la Parole divine que lui transmet l’ange Gabriel, alors qu’il effectue une retraite dans une grotte située sur les flancs du mont Ḥira (DC, 728).

62 Un ḥadîth rapporté par Bukhârî affirme que Gabriel vient à la rencontre du Prophète chaque nuit du mois de Ramaḍân pour lui enseigner le Coran, établissant lui aussi un lien entre le mois de Ramaḍân et la révélation coranique (Bukhârî, Ṣaḥîḥ, 6).

63 On peut lire dans la sourate 2, qui contient les prescriptions du jeûne de Ramaḍân : « Le mois de Ramaḍân dans lequel (fî-hi) le Coran a été révélé […] » (Qur 2,185). Ibn ʿArabî (m.1240) commente ainsi ce verset : selon lui, le vocable fî-hi (dans lequel) se rapporte ici, non pas au mois de Ramaḍân, mais au jeûne qui l’accompagne : « dans lequel », c’est-à-dire « dans le jeûne duquel ». Pour Ibn ʿArabî, le Coran est descendu au moyen du jeûne durant la « Nuit du Décret » (Laylat al-Qadr) : le jeûne du mois de Ramaḍân et la révélation du Coran apparaissent à Ibn ʿArabî, comme les deux faces d’une unique et même réalité (Ibn ʿArabî 1996, 33-4).

64 Selon un ḥadîth rapporté par Bukhârî (m. 870), celui qui prie au cours de la « Nuit des Décrets », en toute sincérité, confiant dans la récompense divine, obtient la rémission de tous ses péchés. Ce lien entre le Ramaḍân, la révélation coranique et la miséricorde divine s’exprime en la pratique des tarâwîḥ, ces séances de prières nocturnes qui, dans les mosquées, permettent d’assurer une récitation intégrale du Coran durant ce mois (DC, 729-730 ; Bukhârî, Ṣaḥîḥ, 35).

65 Extérieurement, l’observance du jeûne du mois de Ramaḍân implique le respect de certaines règles : le jeûne doit commencer le premier jour du mois, jour identifié grâce à la vision par un témoin oculaire du croissant de la nouvelle lune ; l’intention de jeûner doit être renouvelée chaque nuit par le croyant ; le jeûne doit débuter à l’aurore et être rompu lorsque le soleil disparaît derrière la ligne d’horizon[7] ; il comprend l’abstention de toute boisson, de tout aliment, et l’abstinence à l’égard des relations conjugales.

66 Intérieurement, son observance consiste en l’abstention de toute parole inconvenante ou malveillante, de tout acte susceptible d’éveiller les passions en soi ou chez les autres et implique le devoir d’assistance à autrui (DC, 730 ; EIS, v. 9, 99 ; Al-Ghazâlî 2001, Ch. I.). D’après un ḥadîth, celui qui jeûne en ayant la foi et l’espérance d’une récompense obtiendra le pardon de ses fautes passées (Bukhârî, Ṣaḥîḥ, 38).

67 Le jeûne revêt une dimension sociale : partager le repas de rupture du jeûne (ifṭâr) avec la famille, les voisins ou les amis permet de resserrer les liens et de vivre cette période de privation dans un esprit de partage et de fraternité. À la fin du mois, lors de la fête de la rupture du jeûne (ʿÎd al-Fiṭr), les croyants s’acquittent d’une zakât spéciale, aumône « purificatrice » : l’argent économisé grâce au jeûne doit favoriser le partage des biens. Ce mois est un mois d’attention et de compassion à l’égard des plus démunis.

68 Si l’épreuve de la faim, de la soif et de la faiblesse occasionnée par le jeûne doit permettre de ressentir de la compassion à l’égard des plus pauvres, le jeûne ne doit cependant pas mettre en péril la santé : les personnes souffrantes ou âgées, les femmes qui attendent ou allaitent un enfant peuvent s’en dispenser et s’en acquitter par l’aumône. Les voyageurs et ceux qui accomplissent des travaux pénibles peuvent reporter leurs jours de jeûne à plus tard (al-qaḍâ’). Les enfants en sont dispensés jusqu’à l’âge de la puberté : ces prescriptions montrent distinctement que la pratique musulmane du jeûne se veut respectueuse de la santé et de la vie. 

3.3 Instrument de libération

Selon Rûmî (m.1273), les créatures sont de trois sortes : les anges, dont la nature et la nourriture sont l’obéissance et le souvenir de Dieu (dhikr) ; ensuite les animaux, qui sont pure concupiscence, n’ont ni raison ni obligations ; et enfin les pauvres humains, composés de raison et de concupiscence. L’humain serait donc à mi-chemin entre l’ange et l’animal. Alors que l’ange est sauvé par la connaissance, l’animal est sauvé par son ignorance. Entre les deux, l’humain est en litige (Rûmî 1982, ch.17, 108-109). Le salut de l’humain, sa libération, dépend « principalement de son refus de se soumettre aux appétits de son corps et de sa capacité à les dominer » (Benkheira 2000, 199). Le jeûne est donc un instrument de libération. C’est pourquoi il est pratiqué comme initiation à la vie spirituelle. Cette initiation est ressentie par les ṣûfîs comme une lutte contre l’âme charnelle (nafs), siège des passions et des penchants égocentriques, ou contre le « Soi ».

https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2015-v23-n1-theologi03170/1040868ar/
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeLun 11 Mar 2024, 15:31

Fascinant tour d'horizon -- du côté chrétien et spécialement néotestamentaire, celui qui nous est le plus familier, il y aurait eu bien d'autres choses à dire sur le jeûne, mais le panorama était trop vaste.

Ce qui semble assez évident dans toutes les traditions religieuses, c'est l'antagonisme qu'elles génèrent et tentent diversement de contenir entre la pratique et la pensée du rite -- au lieu de "pensée" on peut dire intelligence, interprétation, allégorie, symbolisme, moralisation, intériorisation, spiritualisation (etc.). Plus le rite est "pensé" et plus sa pratique paraît accessoire, plus on est tenté de s'en dispenser (avec ou sans jeu de mots en français, où la pensée comme la dispense sont cousins de la pesée). C'est déjà le problème que rencontrait Philon avec son interprétation philosophique, morale et allégorique de la Torah, qui à ses yeux ne se substituait nullement à son observance concrète, alors que nombre de gens du même milieu (judaïsme hellénisé, philosophique et allégorisant d'Alexandrie) en tiraient la conclusion contraire: si ce qui compte c'est la conduite morale, le développement intellectuel ou spirituel, l'intériorité, peu importe le rite littéral, matériel, corporel (soit ce qu'on va retrouver dans plusieurs christianismes, notamment celui de Marc, de Paul, de l'Etienne des Actes ou de l'épître aux Hébreux, avec des réactions contraires notamment chez Matthieu -- y compris sur le jeûne). Réciproquement, rien ne garantit que l'observance concrète d'un rite rende meilleur, plus intelligent ou plus spirituel, quoi qu'on entende par là... Bien entendu cette bipolarité pensée / pratique est aussi sociale, au moins par l'"éducation": il y a une religion de l'"élite" (cf. section 3.4, § 71ss) et une religion du "peuple", mais il n'y a vraiment "religion" (et non secte ou école philosophique) que quand l'une et l'autre coexistent et communiquent, malgré d'inévitables malentendus.

Il y a une continuité évidente de la perte du rite et de la "religion populaire" en Occident moderne, qui passe par le protestantisme ultra-paulinien, les Lumières et la sécularisation ou "laïcité" générale -- par rapport à quoi l'islam marque un retour spectaculaire (si l'on compare, par exemple, le poids médiatique du Ramadan à ce qui reste du carême)... Mais comme le signale rapidement l'article, il y a d'autres compensations apparemment non religieuses, de type politique (grèves de la faim), hygiéniques ou pathologiques (du végétarisme et autres modes alimentaires "sans x ou y" à l'anorexie en tout genre).

En tout cas, avec le jeûne comme avec le sabbat on a une valorisation paradoxale du négatif (ne pas manger, boire, ou travailler, cesser de faire...) que cet article met bien en évidence (p. ex. § 82) et qui rejoint ce dont on parlait plus haut (19.2.2024), sur le rapport profond de la "négation" à l'"un" particulièrement sensible dans le monothéisme musulman comme dans celui du deutéro-Isaïe (pas d'autre).
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMer 13 Mar 2024, 11:20

Violence et Islam : le triangle anthropologique
"violence, sacré, vérité" de Mohammed Arkoun

6. Construction historique de toutes les formes de « la vérité »

Toutes les expressions de «la vérité» s'inscrivent dans l'histoire, avec des contenus et des formes concrètes variés qui se transforment au fil des siècles. Le texte coranique, à l'image de tous les textes scripturaires et profanes, s'inscrit dans un contexte socio-historique et une dynamique intertextuelle intrinsèquement mêlés à ses conditions historiques d'émergence. La reconnaissance de l'historicisation des textes scripturaires constitue une avancée majeure de la pensée moderne, qui change complètement le statut théologique de ces textes religieux. En ce qui concerne ce point crucial, Arkoun le voit bien, le fossé existant aujourd'hui entre la pensée islamique et les avancées réalisées par la pensée théologique, catholique et protestante en particulier, est immense et ce décalage traverse «son
expression historique la plus tragique avec le terrorisme».

Les trois expressions de l'expérience monothéiste revendiquent la «vérité» (al-haqq), censée fonder la loi divine, et réactivent à chaque stade prophétique le fonctionnement du triangle anthropologique avec «des intervalles de gestion 'orthodoxe' de la Loi». Pour le cas de l'islam, la transformation de la vérité (al-haqq) du discours coranique en «régime théologico-juridique d'une vérité codifiée», nommé fiqh (jurisprudence islamique), est passée quelque peu inaperçue car la sourate 9, qui selon les raisonnements juridiques abroge une série de versets antérieurs, contient les premières énonciations normatives.

Pour comprendre le caractère construit de « la vérité », il est important d'analyser les conditions - vérifiables - d'émergence de l'idée de vérité en tant que force historique influant la destinée d'un individu ou d'une collectivité. L'histoire de la raison islamique commence avec l'avènement du fait coranique (lié à l'état d'oralité coranique) et du fait islamique (lié à la codification du Coran), qui débute avec ['«expérience de Médine». Cette dernière est transformée par l'orthodoxie en modèle de Médine, autrement dit en histoire du salut. L'idée de vérité religieuse est intrinsèquement liée à la religion officielle, qui s'érige de la sorte en orthodoxie. Dans une optique politico-historique, toute orthodoxie est une vision idéologique orientée vers l'intérêt du groupe auquel elle appartient. C'est ainsi que le courant rationaliste mu'tazilite de l'islam devient doctrine officielle de l'État entre 827 et 847, porteuse de vérité religieuse en reléguant le sunnisme au statut d'hétérodoxie. La situation se renverse par la suite. De même, dans une autre configuration socio-politique, le shiisme aurait pu l'emporter. Dans cette perspective, la vérité religieuse, processus idéologique et historique, est toujours le résultat d'un rapport de force. Pour les acteurs historiques, le phénomène de l'« orthodoxisation » est capital car les groupes sociaux perçoivent et construisent l'histoire au moyen du système de croyances et au moyen des imaginations établies par l'orthodoxie en qualité de religion d'État. Cette dernière, fruit d'une construction historique, érige en essences transcendantales des réalités transitoires. L'orthodoxie sunnite, religion officielle - porteuse de la vérité religieuse - depuis le ixe siècle, a ainsi balisé le pensable en renvoyant à la sphère de l'impensé et de l'impensable les pensées hétérodoxes.

D'ailleurs, souligne Arkoun, la question du Coran créé, introduite par les mu'tazilites, demeure un impensable majeur pour l'orthodoxie sunnite. Dans l'histoire de la théologie médiévale musulmane, la question centrale, autour de laquelle les plus vives - voire les plus violentes - discussions portaient, était celle relative au statut de la « Parole divine ». Contrairement à la théologie orthodoxe sunnite, selon laquelle le Coran est la Parole éternelle et incréée de Dieu, les mu'tazilites, au tout début du ixe siècle, rejettent l'existence d'attributs éternels, qu'ils assimilent à une forme de polythéisme. Pour ces derniers, le Coran est créé par Dieu, autrement, disent-ils, il y aurait deux dieux, à savoir : Allah et la Parole (ou le Livre). Ils défendent le caractère créé du Coran dans sa transmission orale en langue arabe au prophète et dans sa transformation, par ses compagnons, en texte écrit. Les mu'tazilites, opposés à toutes formes d'anthropomorphisme, renvoient Dieu à un sens inconnaissable, absolu et éloigné du monde. Le Coran est considéré par ces derniers comme un attribut descriptif de Dieu dont la récitation ne peut être que créée et donc inscrite dans l'histoire. Cette école, qui se fonde sur le primat de la raison et le libre arbitre de l'être humain, est érigée en doctrine officielle par le calife abbasside Al-Ma'mun en l'an 827. Toutefois, l'école de l'imam Ibn Hanbal (t 855) prend le contre-pied des mu'tazilites en condamnant leurs conceptions et leurs méthodes, qu'elle considère comme autant d'innovations nocives et pécheresses par rapport au Coran et aux hadîths. Pour Ibn Hanbal, il faut suivre à la lettre et de façon très stricte les textes sacrés, en évitant toutes les interprétations qui s'écarteraient de leur sens littéral. Il réussit à obtenir du calife Al-Mutawakkil, en l'an 847, l'adoption officielle de sa posture doctrinale.

https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=rtp-003%3A2018%3A150%3A%3A344
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMer 13 Mar 2024, 12:26

Merci (encore) pour cet article très intéressant.

Autant que pour le jeûne dont on parlait précédemment, même si le sujet paraît très éloigné, il y a décalage et malentendu entre la "religion populaire" et la "religion" de l'"élite savante", aussi dans son rapport à la politique, à la guerre ou au terrorisme. Mais ces deux pôles sont eux-mêmes divers et changeants: les idéologues islamistes de ces derniers temps ne sont certainement pas des imbéciles ni des ignorants, mais ils ne sont généralement ni théologiens ni spécialistes des "sciences humaines" (historiens, philologues, sociologues, ethnologues, etc.); et ces diverses espèces de "savants" ne se comprennent pas beaucoup mieux entre elles que le "peuple" ne les comprend.

Le débat "mu'tazilite" me rappelle beaucoup d'analogies chrétiennes et juives (que j'avais d'ailleurs évoquées dès le premier post de ce fil), contemporaines (du moyen-âge chrétien, du judaïsme médiéval avec lesquels il va interférer historiquement, dans la scolastique, la mystique ou la qabbale) ou plus anciennes (patristique chrétienne, débats "gnostiques" paradoxalement fondateurs de la "grande Eglise", catholique et orthodoxe, judaïsme du Second Temple, hellénistique et philosophique ou apocalyptique): ainsi la situation de la "Parole" entre "Dieu" et "création" qui travaille le "monothéisme pur" de l'islam ressemble comme deux gouttes d'eau aux figures du logos ou de la Sagesse, qui concurrençaient celles du Père et du Fils, des deux "Seigneur", de l'Ange du Seigneur ou de l'Esprit qui re-présentent différemment le Dieu unique dans les premières christologies chrétiennes, reflétant à leur façon des pensées juives et/ou hellénistiques; la distinction du "Coran créé" et "incréé" rejoue celle de la Torah éternelle, qui précède et rend possible le jeu de la Torah orale et écrite, etc..

Bien sûr tout cela prend des sens différents selon la philosophie qui le rend intelligible, autrement d'une lecture à l'autre: dans un néo-platonisme qui distingue l'idéel du réel, de l'historique, du contingent, du "concret", encore différemment dans l'aristotélisme que l'islam a réintroduit en Occident. Pour un penseur moderne et humaniste comme Arkoun, cerné par l'horizon de l'historicité, l'idée d'un Coran incréé est catastrophique, parce qu'elle est synonyme de vérité éternelle ou perpétuelle, intangible, non sujette à interprétation ni à révision, qui motive tous les "intégrismes" ou "fondamentalismes" modernes (eux-mêmes historicistes) ainsi que les velléités politiques de conquête et de pouvoir. Mais pour un penseur médiéval, qu'il soit chrétien, juif ou musulman, l'idéel (logos, noûs, pneuma,, "esprit" en plus d'un sens en-deçà de toute "parole" phénoménale, proférée dans le temps, répétée, récitée, écrite) peut aussi bien relativiser le "réel" et l'"histoire" (le livre, la tradition), comme il arrive chez les "mystiques", là encore indépendamment des frontières religieuses. (Arkoun, qui avait beaucoup lu et fréquenté Derrida à ses débuts, c'est encore sensible dans les "déconstructions" de ce texte, aurait pu sur ce point le lire davantage...)
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Mar 2024, 13:17

Murtadd " - Les mots du Coran

Jacqueline Chabbi - Les mots du Coran

Le murtadd, pour toi, ce n'est plus un musulman ? En es-tu bien certain ? Allons voir ça de plus près. Et où ça ? A la racine du mot, bien sûr.

https://www.youtube.com/watch?v=HSJd19PPv0o


KAFIR

Jacqueline Chabbi - Les mots du Coran

KAFIR - Le travail étymologique consiste à retrouver le sens de base de tous les dérivés d'une même racine. 
Dans les langues indo-européennes le travail étymologique est difficile car il faut revenir à d'autres langues comme le latin ou le grec et bien d'autres pour retrouver l'origine d'un mot. 
Dans les langues sémitiques c''est beaucoup plus facile, notamment en arabe, car la langue est constuite sur un système dérivationnel apparent. 
Par contre, il faut travailler sur le sens car c'est lui qui a pu changer à partir d'un sens de base que l'on a oublié. Cela se produit car on ne vit plus dans la société où ce mot faisait sens par rapport à son terrain. Vous allez voir que c'est le cas pour un mot que l'on utilise souvent à tort aujourd'hui sous sa forme au pluriel, kuffâr, au lieu du singulier kâfir.

https://www.youtube.com/watch?v=z5GRcpR5k0A
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Mar 2024, 14:30

L'approche historico-linguistique est excellente -- on reconnaîtra dans le kfr arabe la même racine sémitique que le kpr hébreu, qui à partir du même sens concret de "couvrir" a pris, presque à l'opposé, un sens rituel, expiatoire ou propitiatoire: kippour, kapporeth, etc., pour ce qui "couvre" les péchés ou le regard du dieu -- mais je doute qu'elle ait beaucoup d'effet sur le public qu'elle vise, au niveau de la "religion populaire" et du langage courant...

Evidemment la portée des termes dépréciatifs comme apostat, renégat (murtadd), infidèle, incroyant ou mécréant, varie du tout au tout selon le rapport de force de ceux qui les emploient et de ceux qu'ils désignent, avec d'inévitables effets d'enclave et d'inversion locales: sans même remonter aux empires, un islam minoritaire et discriminé dans un pays peut être majoritaire et oppresseur dans une famille, une barre d'immeubles ou un quartier, et le rapport au deuxième degré de ces deux rapports de force ne fait que les compliquer et les exacerber: on est encore plus traître à sa "communauté", si dominante soit-elle localement, quand elle est extérieurement dominée on la trahit pour s'assimiler à une majorité plus vaste; une "communauté" est d'autant moins tolérante, à l'intérieur, qu'elle est elle-même mal tolérée par l'extérieur, et sa propre intolérance interne favorise l'intolérance qu'elle subit; cercles vicieux en cascade.

Tout n'est pas faux dans la théorie d'ultra-droite du "grand remplacement", si l'on fait abstraction de ses jugements de valeur et de ses mots d'ordre crétins, du genre "on est chez nous". Les rapports de force, démographiques, économiques et sociaux changent continuellement, et différemment d'un lieu à l'autre, mais ça ne change pas grand-chose de se dire "pour" ou "contre". L'islam pèse évidemment plus en Europe qu'il y a un siècle, d'autant que les religions et traditions locales se sont effondrées, sans qu'il y ait rapport de cause à effet: les Français n'ont pas attendu l'immigration musulmane pour cesser massivement d'être catholiques (pratiquants). Mais la dynamique est complexe: une communauté musulmane plus large et plus prospère deviendra aussi moins obsédée par la pratique religieuse, plus tolérante et plus intelligente de sa propre religion, et l'islamophobie ne fait que retarder inutilement le processus en la retranchant artificiellement dans des postures défensives, et à l'occasion offensives.


Dernière édition par Narkissos le Jeu 21 Mar 2024, 15:09, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Mar 2024, 15:03

Je trouve intéressant de constater combien le sens des termes changent en fonction des époques et des contextes culturels et politiques, il serait hasardeux de se focaliser sur le sens d'un mot à un moment précis et penser qu'il a toujours eu ce même sens, sans évolution et sans changement (je pense à "croix" et "stauros" par exemple). 

" Hijāb " - Les mots du Coran

https://www.youtube.com/watch?v=nzaKwAMLIFg
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Mar 2024, 15:42

Problème complexe:

La sémantique est (devenue !) méthodologiquement synchronique: elle traite une langue comme un système constant, indépendamment de son histoire (diachronique), comme si elle n'avait aucune histoire, comme si elle avait toujours fonctionné à l'identique; seul l'usage détermine le sens à une époque et dans un milieu donné, les mots signifient ce que leurs locuteurs et auditeurs en comprennent, et contre ça on ne peut faire valoir aucune étymologie, aucune "vérité" historique.

En matière religieuse, traditionnelle ou coutumière ça se complique encore, puisqu'on revendique précisément une "autorité" venue du passé (arkhè, principe et autorité, commencement et commandement) et s'imposant au présent comme si elle le surplombait. D'où l'utilité en principe de la recherche historique, philologique et exégétique, pour déconstruire les effets d'autorité par leurs propres moyens -- utilité agonistique, on pourrait dire comme Bourdieu de la sociologie que la linguistique, la philologie, l'étymologie ou l'exégèse sont des sports de combat -- mais aussi ses limites parce qu'en pratique, la religion comme la langue sera ce que ses usagers en feront, ce dont en dernière analyse tout le monde décide et personne en particulier.

(N.B.: J'ai rajouté une réflexion marginale à mon post précédent, sur la question des "rapports de force" -- qui déterminent aussi l'usage, linguistique ou coutumier, éthique et religieux.)
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMar 26 Mar 2024, 12:48

La résurrection dans l’islam
Piotr Kuberski

Le Jugement dernier

23L’idée du Jugement final appartient aux trois traditions monothéistes. Esquissée déjà dans les textes vétérotestamentaires et présentée comme « le Jour de YHWH » (Am 5, 18 ; Is 13, 6 ; Jl 4, 9-14), elle est réaffirmée dans les écrits intertestamentaires et dans le Nouveau Testament. L’islam a repris le concept d’un double jugement, le premier a lieu au moment du questionnement dans la tombe, le second se déroule lors du Jugement dernier62. Un premier tri eschatologique est suivi d’un second tri définitif.

24De même que le Nouveau Testament insiste sur le fait que l’« Heure » de la fin des temps n’est pas connue, le Coran affirme que seul Allah la connaît (31, 34) car il est omniscient (al-‘Alîm). L’arrivée de ce moment est inévitable, comme l’indique le premier mot et le titre de la sourate 69, le hapax coranique, al-ḥâqqah, qui signifie « vrai », « véritable », est compris ici dans le sens du « jour qui aura sûrement lieu » puisqu’il est inévitable63. La tradition place ce jour le vendredi. C’est le jour de la création et de la mort d’Adam et également le jour où retentit la trompette du Jugement (Abu Dawud 1042 ;Tirmidhi 488, 1076)64.

25Les textes musulmans reprennent la dimension imminente de l’arrivée de l’Heure. À ce propos le dit rapporté par Muslim donne quelques précisions : « D’après Anas, un homme vint interroger l’Envoyé de Dieu : “Quand est-ce que l’Heure aura-t-elle lieu ?”. Le Prophète ayant chez lui un garçon des ‘Ansâr, nommé Muḥammad, répondit alors : “Si ce petit garçon reste encore en vie, et avant qu’il ne soit atteint de la décrépitude, il sera témoin de l’arrivée de votre Heure » (5249).

26Les textes de la Révélation coranique empruntent les images apocalyptiques communes aux trois traditions monothéistes65. Comme dans le judaïsme de l’époque du Second Temple, la résurrection dans l’islam aura lieu après un cycle de catastrophes et de cataclysmes ; elle sera précédée par l’anéantissement de la vie de toutes les créatures (49, 1-2 ; 56, 4-6 ; 81, 1-14). Il s’agira d’un retour au chaos primordial accompagné d’une dégradation morale, de la venue de l’Antéchrist (al-Dajjâl) et de Yâjuj et Mâjuj (21, 96-97), c’est-à-dire de Gog et de Magog dans la tradition biblique66. Une telle représentation est bien connue dans les textes intertestamentaires et néotestamentaires. Il en est de même avec le son de la trompette67, repris dans une douzaine de sourates68. L’ange Isrâfîl « souffle dans la trompette en se tenant debout sur le Rocher de Jérusalem (Bayt al-Maqdis) » (Ghazâlî, chapitre 42, p. 37). Ce texte rappelle surtout l’importance dans la théologie musulmane de la ville de Jérusalem (Al-Qûds). En effet, dans plusieurs ḥadîths, Jérusalem apparaît comme le lieu du Jugement dernier et de la résurrection des morts69. C’est un lieu du rassemblement final et de la résurrection. C’est le lieu très convoité pour y reposer après sa mort. La dépouille de Muḥammad a failli être transportée à Jérusalem par ses compagnons et, à l’origine de l’humanité, Adam a demandé de reposer dans ce lieu saint70. Incontestablement, la tradition musulmane reprend l’idée de la centralité de la ville de Jérusalem comme le lieu par excellence de la future résurrection71.

27Le son de la trompette (aṣ-ṣoûr, an-nâqoûr ; bruit : ar-râdifa, cri : aṣ-ṣayḥa) retentira une fois (37, 19 « il n’y aura qu’un seul cri [de la trompette] ») ou deux (39, 68 ; 79, 6-7)72. « […] Le jour où on soufflera dans la Trompette, à l’exception de celui que Dieu voudra, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre s’évanouiront. On soufflera une seconde fois dans la Trompette et je serai le premier à être ressuscité – ou dans une variante : parmi les premiers qui seront ressuscités » (Muslim 4376). Selon certaines sources, la trompette sonnera à trois reprises (Kitâb Aḥwâl, 21). Ghazâlî ne donne pas de précisions à ce sujet. Il est généralement admis qu’à la suite du premier son tous les êtres vivants mourront, le deuxième réveillera tous ceux qui sont morts pour la résurrection universelle. En effet, suivant le Coran 39, 68, « on soufflera dans la trompette : ceux qui sont dans les cieux et ceux qui se trouvent sur la terre seront foudroyés, à l’exception de ceux que Dieu voudra épargner. Puis on soufflera une autre fois dans la trompette, et voici : tous les hommes se dresseront et regarderont » ; toujours dans le Coran 79, 6 : « Ce Jour-là, le grand bruit retentira auquel un autre succédera ». Selon les commentateurs, les anges Jibrîl, Michaîl, Isrâfîl et l’Ange de la mort, ou encore certains personnages du paradis, comme les houris, en seront épargnés73.

28Les morts sortiront de leur tombe (36, 51) pour être réunis par Dieu tous ensemble (18, 99). Le passage coranique 20, 102 mentionne les pécheurs en suggérant ainsi qu’il s’agira d’un jugement universel englobant les élus et les impies. Deux catégories d’hommes, « ceux dont les œuvres sont lourdes » et « ceux dont les œuvres sont légères » se présenteront après le son de la trompette (23, 102-103). Une telle classification paraissait aux yeux de certains théologiens musulmans incomplète74. C’est pour cette raison qu’al-Ghazâlî y distingue quatre types d’hommes (chap. 32-33)75. À la première catégorie appartiennent les maudits qui errent sans cesse après leur mort. La deuxième est composée de tous ceux qui mourront après le son de la trompette. La troisième catégorie regroupe les martyrs dont « l’âme s’envole, emportée par un oiseau qui monte avec elle jusqu’au paradis » (chap. 33). Selon Iḥya ces derniers sont habillés en blancs. Enfin, le dernier groupe est composé des prophètes et des saints. Ils ont le privilège de choisir entre rester sur cette terre, de circuler éventuellement de ce monde terrestre au monde de l’au-delà ou demeurer dans un des sept compartiments du ciel. Une place à part est réservée aux martyrs et aux prophètes. Le Coran précise à propos des premiers : « Ne dites pas de ceux qui sont tués sur la voie de Dieu qu’ils sont morts. Au contraire, ils sont vivants, mais vous n’en êtes pas conscients » (2, 154 ; 3, 169). À la suite de ces passages coraniques, les rites funéraires ainsi que les conceptions eschatologiques réservent donc au martyr (šahîd) une place toute particulière76.

https://journals.openedition.org/rsr/1202#tocfrom1n5
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MessageSujet: Re: méditations islamiques   méditations islamiques - Page 2 Icon_minitimeMar 26 Mar 2024, 15:46

Merci encore pour cet article très bien documenté, non seulement sur l'islam mais aussi sur les traditions juives et chrétiennes qu'il lui compare (au moins du côté "biblique" dont je puis un peu juger): l'importance de "l'état intermédiaire" dont nous avons souvent parlé, entre mort individuelle et résurrection générale, est évidente ici aussi, mais je m'étonne de ne pas y retrouver (à moins que je l'ai manquée) la tradition de l'abolition du temps dans le "sommeil" (cf. supra 11.12.2015), qui présente une certaine tension avec l'idée de souffrance ou de bonheur intermédiaire. On pourrait voir également une contradiction entre le rôle d'intercesseur dévolu à Mahomet (ailleurs à Abraham, Moïse, Elie ou Jésus, Marie, etc., § 30s) et l'insistance d'autres passages sur l'absence d'intercession (personne ne sauvera personne, chacun répondra pour soi, cf. supra 18.12.2015); et, variante ou corollaire de la même idée, commune aussi aux "monothéismes", entre le jugement pour et par les oeuvres (actes, bons ou mauvais, dont la récompense ou la punition acte par acte rendrait logiquement problématique une totalisation "individuelle": il faut aussi qu'une bonne action d'un "méchant" soit récompensée, qu'une mauvaise action d'un "juste" soit punie) et le salut par une confession de foi (shahada entre témoin-martyr, `d-martus-shahid, et homologia, Romains 10 etc.).

Cela me rappelle par ailleurs le fil sur les "arabesques de la peur" que j'ai par coïncidence "ressuscité" ce matin sans penser le moins du monde à l'islam: les imaginaires infernaux, qui ne se bornent pas aux monothéismes, détournent paradoxalement de la crainte de la mort simple ou nue, impensable et insupportable en tant que telle, en la démultipliant, en l'enjolivant ou en l'enlaidissant, en la rendant merveilleuse ou horrible, en la compliquant et en la raffinant, jusque dans la cruauté: arabesque ou baroque ?
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