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| mémoire(s) de l'oubli | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 11 Sep 2024, 16:13 | |
| Merci pour ce texte tout à fait extraordinaire de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier (publié en 2009, mais à titre posthume si elle est morte en 2007) qui est pour moi une véritable découverte, aux confins de ces contrées, de ces noms et de ces lieux que j'ai fréquentés sur le tard ( sero te amavi, dirait saint Augustin, tard je t'ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle). La philosophie, le cinéma, la littérature, Deleuze, Resnais à ses débuts, Proust, et Derrida qui n'est pas ici nommé mais comme en filigrane partout, dans les marges, entre les lignes, entre les mots. J'en suis si impressionné que ça me laisse sans commentaire, ce qui n'est pas plus mal... Tout de même, l'ultime citation (de Proust) conson(n)e avec une réflexion que je me faisais récemment, sur l'idée de "retour" temporel, transie de la même ambiguïté que le " temps" lui-même, s'il y a jamais un "même" du "temps": temps unidirectionnel, irréversible, et pourtant descriptible indifféremment dans les deux "sens", allant ou passant du passé vers le futur ou du futur vers le passé; ainsi le retour, cyclique, tournant toujours dans le même "sens" lui-même ambigu, de ses modèles antiques à sa réinterprétation nietzschéenne... ou bien refaisant à l'envers le chemin parcouru, du présent vers le passé, comme dans le mythe platonicien du temps de K(h)ronos, réversible celui-là, qui faisait en somme des allers-retours sur lui-même, en sens "normal" et à l'envers, se rembobinant, les hommes vieillissant, puis (comment, puis ?) rajeunissant, avant (comment, avant ? !) le temps de Zeus, de l'histoire et de la politique, changement de régime (inscrit dans quel "temps" englobant tous les "temps" ?), où le dieu s'éloigne du monde et où les hommes deviennent responsables de leur destin, contraints dès lors à la sagesse, à la tekhnè, à la politique... Comme disait finement Douglas Adams ( The Hitchhiker's Guide to the Galaxy, Le guide du routard galactique), la principale difficulté des voyages dans le temps est grammaticale: problème syntaxique, de concordance des temps... |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 12 Sep 2024, 12:13 | |
| Le passé selon Bergson Par Miklos Vetö
La contemporanéité de la perception et du souvenir
Le devenir bergsonien est fondé sur le principe de l’hétérogénéité. Ce devenir qu’est la durée est une succession de moments incommensurables, d’une originarité propre. La durée est ponctuée par le déroulement des différents moments qu’on sait en même temps discerner en et pour eux-mêmes et intégrer dans le tout. Or cette aptitude à discerner les différents moments, à lire l’hétérogène, bref, cette pensée articulée selon le particulier a comme principe ou schème fondateur la distinction primordiale des trois temps. Nous pensons le temps selon la triade du passé, du présent et du futur, et la contribution majeure du bergsonisme à la rupture avec l’aporétique classique, d’origine aristotélicienne, avec toute cette vision où le temps manque de structure véritable car il n’a pour ainsi dire pas le temps pour s’arrêter et s’articuler selon ses figures différentes, c’est que passé, présent et avenir ne dénotent pas seulement une différenciation tout extérieure de l’écoulement temporel, mais connotent des catégories sui generis de notre perception du temps. Le passé n’est pas seulement le présent qui n’est plus là comme le futur n’est pas du présent qui ne serait pas encore là. Passé, présent et futur ne sont pas des incises provisoires pratiquées sur le corps de la durée, ils constituent des réalités autonomes que n’efface pas le passage du temps. La différence entre le passé et le présent n‘est pas d’ordre chronologique, elle est eidétique. Le passé est différent « en lui-même » par rapport au présent, il « tranche » dès toujours sur le présent [28]. Cette différence a priori entre passé et présent est mise à jour à travers l’analyse comparative de la différence entre la perception et le souvenir. Le souvenir n’est pas seulement de la perception affaiblie, tombée dans la virtualité, dans le passé; il est, bien au contraire, de par sa nature, une réalité différente de la perception. Le souvenir relève du passé mais il n’est pas du passé en raison seulement du passage du temps. Souvenir et perception – c’est le profond paradoxe du bergsonisme – naissent différents, et la contemporanéité de leur genèse atteste leur différence de nature qui, à son tour, correspond à l’intuition fondatrice de « la distinction métaphysique » [29] et pas seulement chronologique entre passé et présent.
Perception et souvenir apparaissent comme des réalités identiques selon la matière, différentes seulement selon la forme, d’une différence qui serait toute superficielle car provisoire. En réalité, l’analyse conceptuelle du rôle respectif des deux notions dans l’économie de la pensée bergsonienne montre qu’il s’agit d’une différence substantielle car originaire. Perception ou sensation et souvenir sont des instances majeures de la représentation, et leur exposé en termes de temporalité est d’une haute portée métaphysique. Bergson rapproche avec insistance la perception de la matérialité [30], tandis que le souvenir « pur » dont le sol natal est la mémoire, cette catégorie fondatrice de la conscience [31] relève du monde de l’esprit [32]. De fait, l’opposition matière-esprit, donc l’opposition perception-souvenir, correspond à celle qui prévaut entre le présent et le passé [33]. La perception se situe dans le présent, elle se meut dans la dimension du présent [34], le souvenir, lui, a évidemment partie liée avec le passé. Or, le passé, le passé qui est la vérité du souvenir, n’est pas une catégorie temporelle symétrique au présent de la perception. Ce présent connote une matérialité plate, une simultanéité sans profondeur qui reste en deçà de la vraie durée. En revanche, le passé qui fournit l’horizon du souvenir est un moment propre, un moment fondateur de la succession. Le présent de la perception relève de l’homogénéité infratemporelle quand le passé, qui est la dimension propre du souvenir, représente une réalité hétérogène par rapport au présent, mais qu’il appelle néanmoins de ses vœux.
Surtout depuis l’empirisme britannique, le souvenir n’est considéré que comme une perception affaiblie, diminuée. Hobbes avait déjà défini la mémoire comme decaying sense et, pour Hume, le souvenir d’un état de conscience n’est que « ce même état de conscience simplement moins vif, diminué dans son intensité » [35]. Quant à la psychologie matérialiste de l’époque du jeune Bergson, elle fait écho à l’empirisme philosophique, elle ne reconnaît qu’une différence d’intensité entre la perception présente et cette perception passée qu’est le souvenir. Le souvenir s’obtient par une opération effectuée sur la perception. Cette opération qui serait le ressort de la conversion de la perception en souvenir ne saurait se rapporter à la qualité « puisque le souvenir doit nous représenter le passé sans l’altérer ». Elle ne concerne donc que la quantité. Bien entendu, cela ne peut pas signifier l’extension « car s’il ajoutait quelque chose au passé, il serait infidèle, et s’il en retranchait quelque chose, incomplet » [36]. « Reste donc – continue Bergson – que la modification porte sur l’intensité; et comme ce n’est évidemment pas un accroissement, c’est une diminution » [37]. La mémoire et la perception étant des réalités du même ordre, le souvenir ne serait que de la perception moins intense, diminuée, de la perception tombée dans l’inconscient, dans la latence [38]. Quand le souvenir, cet être d’ombre, cette image effacée apparaît « ravivé, conscient », il nous fait « l’effet d’être la perception elle-même ressuscitant sous une forme plus modeste… ». C’est dire que si le souvenir d’une perception ne peut « être que cette perception affaiblie », on devrait en conclure « que la mémoire ait dû attendre, pour enregistrer une perception dans l’inconscient, que la perception se fût endormie en souvenir » [39].
Ces développements proviennent d’un magnifique texte de l’Énergie spirituelle, la grande étude Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance, mais ils ne sont que l’écho de la doctrine qu’avait déjà énoncée Matière et mémoire: souvenir et perception sont des réalités différentes selon la nature, et non seulement le degré [40]. Si le souvenir n’était qu’une sensation affaiblie, on devrait pouvoir observer que la sensation devient « souvenir » avant de s’éteindre [41], et inversement, on pourrait découvrir dans le souvenir comme une sensation naissante [42]. Or la conscience sait ne pas sombrer dans ce genre de méprise. L’affaiblissement de la sensation peut atteindre un stade où je ne saurais plus dire si j’éprouve effectivement une sensation faible ou si je l’imagine seulement, « mais jamais cet état faible ne m’apparaîtra comme le souvenir d’un état fort » [43]. Et Bergson de conclure : « jamais la conscience d’un souvenir ne commence par être un état actuel plus faible que nous chercherions à rejeter dans le passé après avoir pris conscience de sa faiblesse ». Non, si le souvenir ne recelait pas en lui-même un signe distinctif, une marque sui generis du passé, on n’y reléguerait pas des « états… les moins intenses, alors qu’il serait si simple de les juxtaposer aux états forts comme une expérience présente plus confuse à une expérience présente plus claire » [44].
https://shs.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-1-page-5?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 12 Sep 2024, 14:57 | |
| Merci (encore) pour cette formidable synthèse bergsonienne de M. Vetö (2005), longue mais (décidément) passionnante, que j'ai (re-)lue intégralement avec grand plaisir, avant de m'apercevoir que je l'avais déjà lue (peut-être moins attentivement) il n'y a guère plus d'un an ( supra 21.3.2023). J'ai même failli raconter à nouveau (à peine différemment) les souvenirs qu'elle m'avait rappelés alors... Vetö a bien raison d'insister sur la beauté du texte de Bergson -- une qualité qui était aussi une affaire d'époque, mais qui a sûrement compté pour moi, alors que je m'étais justement remis à lire pour améliorer ma maîtrise de la langue française (j'avais pour elle un certain goût, mais aussi de grosses lacunes). Une chose qui me frappe en (re-)lisant Vetö aujourd'hui c'est l'articulation, pourtant évidente, du thème bergsonien du dédoublement du temps (simultanément, si l'on peut dire, présent et passé à chaque instant comme dans sa totalité, pourtant intotalisable) avec celui de la réflexivité spéculaire (miroir, miroir) qui m'a beaucoup occupé par ailleurs (Lacan, etc.; ce n'est pas pour rien, même si c'est aussi par hasard, que je suis retombé sur le pseudonyme de Narkissos-Narcisse, qui me venait, avant de lire Ovide, du roman de Hermann Hesse lu à la même époque, Narcisse et Goldmund). Effet-miroir que Lacan tend à réduire à un effet du langage, strictement humain, alors que de la mémoire et du miroir il y en a partout, par un jeu de différence continu ou lisse qui n'exclut pas, mais implique au contraire tous les effets de seuil et les différences qualitatives: dans le vivant, animal ou végétal, mais aussi dans le minéral, la matière comme dit Bergson, cf. les cristaux de Deleuze ou aussi bien ses machines, toutes nos mémoires artificielles et les "intelligences" qui s'ensuivent: jeu de trace et de relève in-fini, en-deçà et au-delà du signe, de la signification ou du code définissable comme tel... En même temps, ce qui paraît oublié dans la mémoire totale de Bergson, qui pourrait bien être un autre nom de l'éternité (cf. la référence médiévale de la note 129), ce serait justement l'oubli, sinon sous la forme de l'(in-)utilité (on oublie, provisoirement, ou croit oublier, oublie même d'avoir oublié, ce qui ne paraît plus utile au présent ou à l'avenir)... Mais l'oubli est aussi corollaire de la temporalité même du temps, de ce qui lui permet, comme on dit, de "passer", de faire qu'il y ait toujours à nouveau du présent et du passé. Comme disait à peu près Héraclite, tout coule parce que tout cède, tout fait place ( panta rhei, panta khôreil). Je repense, encore, à Faulkner (cf. p. ex. ici, post initial). |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 17 Sep 2024, 10:50 | |
| Le fantôme pose le problème de la mémoire
Son apparition même est provocation, provocation du passé, et c’est pourquoi le fantôme a trait essentiellement à l’art de la mémoire. Un art mnémonique au sens où, pour reprendre Charles Baudelaire, « Le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra la lumière et le mouvement de la vie, et se fera présent ». Cette mémoire est hantise : « être hanté par un fantôme, c’est avoir la mémoire de ce qu’on n’a jamais vécu au présent, avoir la mémoire de ce qui au fond n’a jamais eu la forme de la présence » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen). Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’ait jamais existé. C’est une mémoire sans deuil, qui passe par la fidélité d’une affirmation, pour ainsi dire amnésique, car sans mémoire, immémoriale, et qui s’écrit au passé absolu tout autant qu’elle procède « d’une hypermnésie oublieuse », au titre de la vérité de ce « présent vivant » qui tient lieu d’amitié. Un présent qui engage « auprès d’un passé absolu, irréductible à aucune forme de présence ; l’être-mort qui ne revient plus jamais lui-même, qui ne sera plus jamais là, présent pour répondre à cette foi ou pour la partager ? Certains en concluraient aussitôt que Narcisse alors fait retour, retour sur lui-même, dans l’économie de l’intériorité, du deuil et de la dialectique, dans la fidélité à soi. Oui, c’est vrai [ !] mais quoi de cette vérité si le soi-même n’a ce rapport à soi que depuis l’autre, depuis la promesse (pour l’avenir, trace d’avenir) faite à l’autre en tant que passé absolu, depuis ce passé absolu, grâce à l’autre dont la sur-vivance, c’est-à-dire l’être-mortel aura toujours excédé le “nous” d’un présent commun ? » (Mémoires, pour Paul de Man). La théorie derridienne du « fantôme » s’articule donc à la question du deuil. Question qui se poursuit en filigrane à travers toute son œuvre. À commencer par Glas où le travail du deuil « serait coextensif de tout travail » : ce qu’il ne cessera de répéter jusque dans Échographies – de la télévision, en passant par Schibboleth, Feu la cendre, De l’esprit. Heidegger et la question (où le revenant apparaît à l’ouverture même du texte [5]), Mémoires – pour Paul de Man, Donner le temps, Spectres de Marx et autres « survivre », sans oublier tous les spectres qui hanteront ses ouvrages suivants, tels que Chaque fois unique la fin du monde, Adieu ou Apories... Il faut ajouter toute une conceptualisation affinée concernant la mémoire, l’effacement, la trace, la lisibilité qui efface la date et son inscription même, la revenance, la survivance, l’adresse, l’envoi, le poème, la main, le gage, la promesse, l’alliance et la chance, la signature, la différance, la restance, la cendre, la coupure, le partage, le propre, la frontière, la dette et le don, sans compter l’héritage… Il en serait ainsi de la mémoire comme du deuil. De même qu’il existe une différence, déjà déployée par Hegel dans son Encyclopédie, entre intériorisation du souvenir comme incorporation (Erinnerung) et mémoire pensante (Gedächtnis), il existe une différence entre le deuil normal, décrit par Freud comme processus d’intériorisation et d’idéalisation, et le deuil « pathologique » dans lequel, en raison d’une mauvaise incorporation « le mort est pris en nous, mais ne devient pas nous-même ». Il se prend à parler tout seul à « ventriloquer notre propre corps, notre propre discours, tant et si bien que le fantôme est retenu en nous comme dans une crypte. De sorte que nous devenons un cimetière pour les fantômes… » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen). Toutefois, la théorie de la « crypte », développée par Nicolas Abraham et Maria Torok, ne recouvre pas entièrement celle du « fantôme », car celle-ci retient plutôt un mort-vivant qu’un fantôme, même si le fantôme reste lié à la crypte. « Le fantôme, cela peut être aussi notre propre inconscient, mais précisément c’est l’inconscient d’un autre. C’est l’inconscient de l’autre qui parle à notre place. C’est non seulement notre inconscient mais l’inconscient d’un autre qui nous joue des tours, ce qui peut être terrifiant… » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen). Ainsi, le fantôme pose la question de la voix. Qui parle, et par quelles voies ? Notre voix est hantée par la cohorte des fantômes qui répondent à notre place, et nous condamnent à être ventriloqués par la voix d’un autre, par le chœur de ces voix qui nous ont précédés, qui hantent à notre insu autant qu’à notre su, le corps de notre esprit et donc son cœur. « Croyant parler de ma voix, précisément parce que je crois parler de ma voix, je la laisse parasiter par la voix de l’autre, pas de n’importe quel autre mais de mes propres fantômes si l’on peut dire ; à ce moment-là il y a des fantômes, et ce sont eux qui vont vous répondre, qui vous ont peut-être déjà répondu… » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen).
https://shs.cairn.info/revue-rue-descartes-2016-2-page-70?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 17 Sep 2024, 11:46 | |
| Le motif spectral a pris en effet de plus en plus de place dans la pensée et l'écriture de Derrida, avec toutes ses séries lexicales et thématiques -- le visuel et l'optique du -spec- ( specio, etc.), de l'aspect, de l'espèce, du spéculaire ou du spéculatif; l'apparition du fantôme, phantasme, phénomène ( phainô etc.); l'esprit, la hantise, l'hôte, l'intrus, l'ennemi, l'hospitalité, l'hostilité, ghost-Geist-guest-host-hospes; la possession, l'invasion, l'occupation, l'inhabitation, l'infestation, l'infection, la contamination, l'aliénation, l'immunité et l'auto-immunité, dans toute leur métonymie pathologique, médicale ou militaire; le retour du revenant comme celui du symptôme, supplément, répétition, itération, altération: tout finit par s'y confondre, s'y perdre et s'y retrouver de façon inattendue, troublante, inquiétante, insolite, unheimlich, spooky...Je n'ai jamais vu Ghost Dance et je le regrette -- d'autant que Pascale Ogier, la fille de Bulle, fut aussi une interprète de Rivette, grand metteur en scène de fantômes; et que Derrida a relativement peu parlé de cinéma, par rapport à Deleuze par exemple... Je vais tâcher de le trouver. Le fantôme (etc.), c'est aussi le retour en philosophie d'un revenant protéiforme qu'on croyait passé, dépassé, trépassé, exclu, enseveli ou brûlé, sous les noms et les titres de tradition, de légende, de superstition, de magie, de croyance primitive, de métaphore ou de fiction de genre "fantastique": on croyait pouvoir désormais parler "sérieusement", voire "scientifiquement", du "temps", du "présent" ou du "passé", de la "mémoire", de l'"histoire", de l'"oubli", comme si on savait ce que c'est alors qu'on n'en sait toujours rien, que ça ne relève peut-être même pas d'un "qu'est-ce que c'est" ni d'un "qu'est-ce que ça veut dire": arrive inopinément un fantôme qui dit au fond la même chose, plus d'un fantôme qui bouleverse(nt) tous les genres, les nombres, les catégories, les domaines, les disciplines, de sorte que plus rien ni personne n'est exactement ce qu'on le croyait être, il (se) passe soudain quelque chose, sans qu'on puisse dire au juste quoi ou qui... Mutatis mutandis, on retrouverait au sujet des fantômes ce qu'on dit plutôt, dans (certaines parties de) "la Bible", des " démons" ou des "anges" qui en médiatisant démultiplient et confondent les "sujets", humains, divins, animaux, thématiques ou topiques mêmes... There are more things in Heaven and Earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy (Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve ta philosophie), c'est ce que dit Hamlet à propos du fantôme de son père; mais c'est aussi l'inquiétude du rêve dans le sommeil qui lui fera redouter la mort dans une tirade plus fameuse encore ( To be or not to be...) |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 26 Sep 2024, 11:16 | |
| Répétition et repentir : les paradoxes d'une mémoire religieuse Par Barbara de Negroni
Oubli, fidélité, répétition
L’oubli et la mémoire font partie des concepts qui permettent de différencier les stades esthétique, éthique et religieux. Celui qui ne se préoccupe que d’esthétique ne se soucie pas de la mémoire : il vit, tel le séducteur du Journal, dans un renouvellement permanent de sensations, dans un présent instantané, en refusant toute continuité du temps. Il s’efforce de ne jamais se souvenir et pratique l’art difficile de l’oubli : l’évènement dont on se ressouvient prend un caractère éternel et n’a plus aucun intérêt temporel [3]. L’esthète ne vit que dans la fugacité des belles sensations légères et éphémères : le séducteur écrit dans les dernières lignes de son journal, après avoir abandonné Cordélia : « Je désire perdre tout souvenir de mes relations avec elle ; elle a perdu tout parfum et les temps ne sont plus où le chagrin d’une jeune fille abandonnée par son amant infidèle la transformait en héliotrope [4]. » Considérant quel éthique est aussi ennuyeuse dans la vie qu’en philosophie, il refuse tout engagement moral et en particulier le mariage.
À ce discours esthétique, l’éthicien répond par un éloge de la fidélité : l’amour se distingue de la volupté par « son empreinte de l’éternité [5] ». Il s’agit de fonder la vie sur ce qui relève essentiellement de l’être, de posséder le particulier dans le général, de vivre dans une continuité du temps, et dans la sécurité que donne la décision d’un engagement définitif.
Ces deux conceptions reposent l’une comme l’autre sur une représentation du temps comme déroulement linéaire de moments : au stade esthétique, chaque instant est vécu dans sa discontinuité, sous le mode de la rupture, en appréciant l’instant, dans sa solitude, loin de toute forme d’engagement ou de permanence ; au stade éthique, on cherche au contraire à maîtriser cette succession et à chanter les beautés de la fidélité et de la constance. C’est ce caractère linéaire du temps qui est récusé par le croyant, ce qu’illustre l’expérience fondamentale de la répétition.
La répétition est pour Kierkegaard une expérience quasi religieuse, elle nous offre « la réalité et le sérieux de la vie [6] ». Elle est au christianisme ce que la réminiscence est au paganisme. La répétition n’est pas un ressouvenir : alors que le ressouvenir est ressouvenir du passé, alors que la réminiscence est une répétition en arrière, la répétition est un ressouvenir en avant. En ce sens, elle se rattache bien à l’engagement et à la fidélité. Mais elle suppose aussi une articulation de l’instant et de l’éternité. Vivre dans la répétition, c’est considérer que chaque instant est éternel, qu’il est une sorte d’atome de temps qui demeure, tout ce que nous vivons s’inscrivant aussi dans une éternité. Dans Le Concept d’angoisse Kierkegaard écrit : « L’instant désigne le présent tel quel, sans passé ni avenir ; c’est en cela que consiste l’imperfection de la vie sensible. L’éternel désigne aussi le présent sans passé ni avenir, et c’est en cela que consiste la perfection de l’éternel [7] ». La répétition est donc l’expérience qui nous fait accéder à ce point commun entre l’instant et l’éternel, qui nous fait prendre conscience de ce caractère radicalement hétérogène du temps et de l’éternité, qui permet de penser une vie spirituelle par différence avec une vie sensible.
Là encore Hegel, et tous ceux qui sont enthousiasmés par sa philosophie, en prétendant unifier et dialectiser les catégories temporelles, prouvent qu’ils n’ont rien compris au temps : ils appellent par erreur la répétition « médiation », et introduisent une dialectique immanente, là où il y a transcendance et hétérogénéité. Seul le christianisme peut réussir à penser le problème de la répétition : la philosophie grecque fonde la connaissance sur le ressouvenir sans que la conscience soit inquiétée ; la philosophie moderne ne fait de mouvement que dans l’immanence. Au contraire la conscience chrétienne vit l’inquiétude d’une différence entre l’instant sensible et l’éternité. Elle saisit ainsi que « si Dieu lui-même n’avait pas voulu la répétition, le monde n’aurait jamais été [8] ».
Pour faire comprendre à son lecteur ce qu’est une répétition, Kierkegaard utilise l’histoire de Job. D’abord parce qu’il s’agit d’une histoire spécifiquement religieuse, qui porte sur la catégorie de l’épreuve, catégorie qui n’a aucun sens sur un plan esthétique ou éthique : en vivant dans la discontinuité de l’instant, l’esthète ne peut penser une épreuve ; en vivant dans des règles générales, l’éthicien récuse le sérieux de l’épreuve. L’épreuve est une catégorie absolument transcendante qui « met l’homme dans un rapport d’opposition strictement personnelle à Dieu [9]. » La grandeur de Job est d’être capable de penser, contre tous ceux qui l’entourent – sa femme et ses différents amis – , que les catastrophes successives qui lui arrivent ne sont pas un châtiment justement mérité, mais une épreuve, qui doit être vécue, supportée dans l’humilité, dans la crainte et dans le tremblement, qui vient de Dieu et qui ne peut se clore que grâce à une intervention divine. Job a raison de refuser de voir dans ce qu’il vit un châtiment, il a tort de ne pas toujours supporter l’épreuve d’une âme égale, et de s’agacer des souffrances qu’il subit. Mais à la fin de l’histoire, Job est béni par Dieu, et reçoit tout au double. Si on peut qualifier ce don divin de répétition, Kierkegaard ajoute aussitôt : « Ses enfants furent la seule chose que Job ne reçut pas au double, parce que la vie humaine ne se prête pas à redoublement. Seule la répétition spirituelle est ici possible, encore qu’elle ne soit jamais dans la temporalité aussi parfaite que dans l’éternité, qui est la vraie répétition [10]. » Vivre une répétition, c’est donc constamment articuler notre temporalité sensible à l’éternité, dans une discontinuité radicale du temps.
La répétition se rattache ainsi à un sérieux chrétien, qui ne peut se vivre que dans les affres d’une liberté soucieuse. Kierkegaard oppose trois formes de liberté : une liberté épicurienne, d’ordre esthétique, qui est une pure recherche du plaisir ; une liberté stoïcienne, d’ordre éthique, qui prétend définir une habile sagesse, d’autant plus sage qu’elle met en place des préceptes généraux ; une liberté soucieuse, d’ordre religieux, qui se vit sous la forme d’une lutte passionnée et qui est l’expression véritable de la répétition. Cette liberté soucieuse peut être rapprochée des vérités soucieuses définies dans unDiscours édifiant par opposition aux vérités indifférentes. Comprendre cette différence suppose de comprendre que la notion de vérité, au sens plein du terme, est toujours rattachée par Kierkegaard au souci de soi-même, qu’une vérité n’est telle que parce qu’elle s’adresse à un individu : une vérité neutre, qu’on pourrait analyser uniquement sur un plan objectif, reste pauvre parce qu’elle ne nous touche pas. Les « vérités indifférentes » sont recevables de la même façon par tous les individus, quelle que soit leur condition particulière, leur enthousiasme ou leur froideur. Ainsi la grandeur ou l’élévation peuvent faire l’objet d’éloges, mais elles n’affectent ni ne touchent ceux qui prononcent ces éloges. Au contraire les vérités soucieuses ne s’appliquent pas d’une manière générale à toutes les circonstances, elles ne sont pas indifférentes à ceux qui les ont énoncées, elles doivent constamment être présentes en eux pour les éveiller au souci d’eux-mêmes [11]. C’est le rôle que doit jouer la parole de Dieu. De même la liberté soucieuse n’a rien d’un libre arbitre abstrait et d’un volontarisme stoïcien : il ne s’agit pas d’opposer les grandes catégories de ce qui dépend et de ce qui ne dépend pas de nous. La liberté soucieuse s’éprouve dans l’exercice d’une lutte passionnée, faite de difficultés nouvelles à chaque moment ; elle présuppose une prise de conscience du conflit et de la contradiction [12] ; elle concerne l’individu en tant que tel, un individu conscient du péché, du sérieux, de l’angoisse.
https://shs.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2017-2-page-41?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 26 Sep 2024, 13:31 | |
| Comme leur nom l'indique, les aspects du temps dépendent d'une per spective, d'un point de vue, même pour ce qui est en l'e spèce invisible, "le temps" qu'on ne verra jamais lui-même, en soi, en propre, en personne ou en peinture, pas plus que "Dieu" ou "l'être" -- seulement par la médiation et l'interprétation de ses "effets", rapportés à une "cause" ou à un "sujet" sub/posé ou sous-jacent ( subjectum). Point de vue à chaque fois "unique" et "singulier", de sorte que chaque penseur, philosophe, théologien, scientifique ou artiste, autre "sujet" sub/posé et sub/posé autre (alors qu'il est lui-même du "temps" de part en part), à chaque moment de sa "vie" ou de son "oeuvre", le "voit", le représente, l'interprète différemment. De là aucun "savoir", tout au plus un témoignage qui ne vaut que de son point de vue, à la rigueur un appel au risque de l'"expérience", d'une autre expérience qui sera peut-être la même en étant autre. Kierkegaard représente d'un côté le "chant du cygne" d'un christianisme classique, traditionnel, pré-critique, qui s'efforce encore de témoigner de la différence et du rapport d'un "temps" et d'une "éternité" devenus impensables en modernité, en concentrant leur tangence au point insaisissable de l'"instant" (comme le fera Nietzsche d'un point de vue opposé, tout au moins en matière de "religion"): non seulement l'"Individu", l'"Unique" ( den Enkelte, si semblable à l' Einzige de son contemporain antithétique Stirner), mais l'instant de la décision: avec des précédents considérables, cf. déjà l'"aujourd'hui" de l'épître aux Hébreux, à la croisée du platonisme et du christianisme, mais aussi une postérité philosophique au-delà de toute attente, Husserl, Heidegger, Sartre, etc. Pour peindre "son" temps, peindre "le temps" à sa façon, chacun doit aussi réinventer sa palette lexicale, son vocabulaire, c'est ce que fait Kierkegaard dans son danois teinté de latin et d'allemand, livré au hasard des traductions, françaises par exemple: entre "mémoire", "réminiscence", "souvenir", "ressouvenir", "rappel", "répétition", "reprise" par exemple, les distinctions sont arbitraires, et il faut accepter d'en jouer le jeu pour penser ce qui s'y pense, sans doute pas exactement ce que pense l'auteur (qui lui-même n'est pas le même d'un bout à l'autre de son écriture), du moins pour penser, à partir de lui, avec lui sans lui, quelque chose, qui sera aussi "unique", non seulement pour chaque lecteur mais à chaque lecture... Toujours est-il qu'autant l'"oubli" est associé à l'"esthétique", autant le (res-)souvenir propre au "religieux" est associé au "repentir", donc à la faute ou au péché, et au "péché originel" ("héréditaire" n'est pas une originalité de Kierkegaard, c'est la traduction danoise et luthérienne classique) faisant corps avec toute faute, histoire ou mémoire "personnelle" -- un repentir qui s'adoucit avec le temps, presque une jouissance inséparable de la souffrance. Mais les deux "stades" ("esthétique" et "religieux") opposés en principe, au moins par leur écart symétrique au "stade" intermédiaire, l'"éthique", se ressemblent trop dangereusement pour se laisser tranquillement ordonner comme les phases d'une dialectique de type hégélien, fût-elle anti-hégélienne, qui assurerait un "progrès" de 1 à 2 et de 2 à 3, même avec tous les renversements et rétablissements, "sauts" périlleux imaginables de l'un(e) à l'autre... |
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