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| choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... | |
| | Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Sam 27 Avr 2024, 14:28 | |
| Le fil ressuscité ce matin par free m'a plongé dans une réflexion que j'ai renoncé à y inscrire, tant la série ou le faisceau de thèmes qu'elle ouvrirait est immense et complexe -- le titre à rallonges du présent fil en donne déjà une idée. Elle rejoindrait sans doute des discussions existantes, ici ou là, mais trop limitées (par un thème ou par un texte) et excentrées par rapport au point névralgique ou nodal que je voudrais interroger. Il y a une longue et large tradition de l'alternative, du choix binaire ou multiple, qu'on pourrait retracer, par exemple, du Deutéronome (30: j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction) et de la tradition des "deux voies" qui s'ensuit (jusqu'à Qoumrân ou aux Testaments des patriarches dans les judaïsmes tardifs, à Matthieu ou à la Didachè dans les christianismes primitifs), en passant par les débats théologiques chrétiens sur le libre-arbitre ou la prédestination (Augustin / Pélage, Erasme / Luther-Calvin), jusqu'à la dramatisation philosophique et théologique de la décision-résolution "existentielle" (Kierkegaard-Heidegger-Sartre ou Bultmann-Billy Graham, si surprenantes que puissent paraître ces associations) et à ses résidus modernes dans la société post-chrétienne, libérale, démocratique et individualiste (liberté de l'électeur ou du consommateur, mises sur le même plan: chacun choisit son candidat, son parti ou sa religion comme sa marque de fringues ou de lessive). En face -- encore sous forme d'alternative binaire entre binaire et non-binaire ! -- l'autre solution, l'"alternative" au sens anglicisé du terme, ce serait "l'un et l'autre" ( uterque ou utraque en latin, par opposition au ne-uter ou ne-utrum, "neutre", ni l'un ni l'autre): à la fois, en même temps, du simul luthérien (pécheur et juste [et pénitent-repentant], mais aussi bien béni-maudit, sauvé-perdu) à Macron par exemple (et droite et gauche, en même temps). Pourtant l'"élection" ce n'est a priori rien d'autre que le "choix", ou la "décision", mais son sens s'inverse selon les "voix" de la conjugaison, active et passive, du verbe correspondant ("choisir" ou "élire"): être choisi (= élu), ce n'est justement pas choisir (cf. p. ex. Jean 15,16 que l'on a encore rappelé récemment ici). Ce qui dessine des formes antagonistes, et cependant d'essence commune, de "liberté" -- liberté souveraine du "seigneur" et "maître", opposé à l'esclave ou au "sujet", à laquelle ceux-ci peuvent toutefois participer par une soumission absolue; OU BIEN liberté du "sujet" (ou de l'esclave !), qui ne repose sur rien d'autre que lui-même (Stirner vs. Kierkegaard) et ne connaît dès lors pas plus de limite que de fondement. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Lun 29 Avr 2024, 10:31 | |
| « Toujours croyant ». Lecture philosophique et théologique Conférence inaugurale à l'occasion des dix ans du Parcours d'Histoire de la Philosophie le 4 octobre 2012, à l'Institut Catholique de Paris Emmanuel Falque
Une question, voire la question centrale, maintenant se pose – au moins au titre de l’homologie nominale de la « foi ». Si, dans le cadre d’une philosophie préréflexive, le mot de « foi » ne s’entend certes pas dans le « sens de décision » mais en celui « de ce qui est avant tout position, foi animale », qu’en est-il alors de l’articulation de cette « foi originaire » avec « la foi » – entendons précisément ici l’acte de foi ou la croyance religieuse ? Dit autrement, s’il faut certes trouver et poser une « foi (perceptive) » au fondement de la « foi (religieuse) », la première exclut-elle la seconde, ou plutôt n’en est-elle pas la condition de possibilité et comme sa structure transcendantale ? Pas de foi décidée en Dieu, dans le kérygme par exemple, sans une foi toujours présupposée au monde, puisque par avance toujours nous y sommes, voire même nous le sommes. C’est à trop exclure la « foi perceptive », comme croyance indéfectible que « nous sommes au monde », de la « foi religieuse », comme « acte de foi confessionnel », que les croyants eux-mêmes se sont parfois exclus de la communauté humaine « toujours croyante ». Et c’est à trop dénoncer la « foi religieuse confessante » que les athées, ou les non croyants, au nom d’une « foi perceptive prétendument indépendante » n’imaginent pas, ou plus, le lien qui tisse le monde profane au monde sacré, comme si la croyance religieuse devait nécessairement se déconnecter de l’humanité. De la « foi perceptive » (philosophie), à la « foi religieuse » (anthropologie) puis à la « foi confessante » (théologie), un continuum demeure toujours à poser, quand bien même l’acte de foi confessant marquerait une rupture relativement à la croyance commune d’être toujours « déjà-là-au-monde » (foi perceptive), voire relié à une quelconque transcendance (foi religieuse). On tiendra en ce sens la « croyance philosophique » ou la « foi perceptive » comme le lieu de la plus grande communauté d’humanité, là où Dieu lui-même, et notre acte de foi confessant, auront aussi à s’incarner.
Rien n’est donc moins à croire qu’on ne croit pas, pour le croyant certes, mais aussi pour l’incroyant. Tous deux ont en commun d’être et de demeurer « toujours croyant ». Il y va de notre croyance originaire au monde (Merleau-Ponty) comme de l’auto-affectivité (Michel Henry). La première ne peut pas ne pas nous faire « croire que l’on croit », comme la seconde ne peut pas ne pas nous donner à « sentir que l’on sent ». Dans les deux cas, un même redoublement, à la quête de l’irréductible comme aussi de l’indicible. Il y a du monde comme il y a du sentir, et dans cet « il y a » se tient la communauté inavouée d’un être-là communément partagé. « Toujours croyant » nous le sommes donc, non pas en Dieu d’abord, ni même en l’homme, mais dans ce choix de ne pas avoir le choix – « toujours embarqués » dans un pari dont nul ne saura a priori se départager. Si la théologie, comme déploiement du révélé, nous incombe donc d’adhérer ou non à cela qui s’est prodigué (l’acte de foi), la philosophie, comme description du donné, nous maintient dans une « communauté de croyance » dont on ne pourra pas à tout le moins se détacher (la foi perceptive ou originaire). Le kérygme comme « décision (confessante) de croire » s’enracine toujours sur une foi perceptive comme « engagement (philosophique) dans le croire ». Le spécifique de la foi « en Dieu » ne peut que s’enraciner sur le socle commun de la foi dans une irréductible passion du « croire en général ». C’est à trop oublier que « tous nous sommes embarqués », que certains croyants risqueraient de quitter trop vite la rive de l’humanité, pour se voir soudain esseulés.
Une croyance à l’origine
En dépit de la complexité du débat, il y a donc deux « vies » (plutôt que deux « voies »), ou mieux, deux manières d’interpréter une « même vie ». La vie consciente ou intentionnelle d’une part qui opère la réduction phénoménologique, et une vie « non consciente », ou plutôt « préconsciente », dont le résidu demeure irréductible – la croyance au monde lui-même. Quand bien même je pourrais croire, ou feindre de croire, que le monde n’existe pas (Descartes), ou que je puis suspendre tout jugement sur le monde (le premier Husserl), je ne pourrai jamais croire que je ne crois pas au monde. Un « sol universel de croyance au monde » demeure irréductible, ou pour le dire encore dans les termes des recherches ultérieures de Husserl (Expérience et jugement, 1935) : « Tout ce qui, comme objet qui est, est un but de connaissance, est un étant résidant sur le sol du monde, et ce monde s’impose à lui comme étant selon une évidence incontestable […]. La conscience du monde est une conscience qui a pour mode la certitude de la croyance. »
Le préjugé de l’absence de préjugés
Le véritable problème de la « réduction » en philosophie, entendu cette fois dans le cadre d’une croyance originaire (Urdoxa), devient donc moins celui de la réduction que de la compréhension. Le comprendre (Verstehen) « ouvre en lui-même où il en est avec lui-même », pour reprendre une formule de Être et temps. L’homme ou le Dasein n’explique pas le monde, il s’explique avec le monde. Il y a toujours de la compréhension dans l’explication, dès lors que le rapport que j’entretiens au « quelque chose comme quelque chose » (table, maison, etc.) demeure « antérieur à l’énoncé thématique sur lui », et le détermine de part en part. Un « comprendre primaire » ou un « comprendre élémentaire » précède toute explication (Auslegung). La « compréhension » n’est pas d’abord une « thématisation », mais une « pré-acquisition » (une tournure déjà comprise), une sorte de « prévision » (préparation à l’explicitation), voire une « anticipation » (selon une conceptualité déterminée et adaptée). On ne sort pas du cercle de la compréhension et de l’explication chez Martin Heidegger, pas davantage que partout ailleurs. On « se comprend soi-même en comprenant le monde », comme on « s’avance vers Dieu en croyant qu’il existe ». L’essentiel n’est pas de dire ni de penser que le « monde est », pas davantage que « Dieu existe ». Seule compte d’abord, mais non pas exclusivement, l’interaction du croyant à l’objet de sa croyance, monde ou Dieu, de sorte qu’il ne peut pas davantage douter de son existence, au moins comme reliée, et adressée, à lui. Je suis « toujours croyant » car toujours joint à de l’autre en moi, faisant de mon « croire » mon inébranlable conviction, comme aussi mon mode d’existence le plus propre. Contre toute objection du solipsisme donc, jamais je n’ai pu croire en réalité que je sois « seul », qu’il s’agisse de l’absence du monde, de l’autre ou de Dieu. Cet « autre en moi » toujours présent avant moi fait de mon « Je » au nominatif un « Moi » à l’accusatif, voire un « À moi » au datif, de sorte que le cas du premier (le nominatif) devient toujours le dernier, ou celui par lequel, à tout le moins, il ne convient plus de commencer.
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Le choix du primat de la « voie courte » sur la « voie longue », et donc de la phénoménologie sur l’herméneutique , ne doit pas en effet oblitérer ce qu’il en est de la « précompréhension » elle-même. Tout « vécu de conscience » (phénoménologie) se donne en effet toujours dans un « récit » ou une « histoire » (herméneutique), et vouloir en faire fi serait déraciner l’acte de comprendre lui-même de son inéluctable dimension de temporalité. Le « faux combat » entre la phénoménologie et l’herméneutique ne sera ainsi levé que dans la mesure où l’une et l’autre auront mesuré ce que chacune peut leur apporter, sans néanmoins sombrer dans un « mélange » ou un « collage » devenu incapable de les départager. À l’instar de la « préemption de l’infini sur le fini », le « préjugé cartésien de l’absence de préjugés », doit en ce sens être compté, et très justement aux yeux de l’herméneute Hans Georg Gadamer, au nombre « des plus grands préjugés » – et selon nous de la phénoménologie elle-même. Ce n’est qu’« en reconnaissant que toute compréhension relève essentiellement du préjugé que l’on prend toute la mesure du problème herméneutique ». La prétendue « neutralité » de la conscience (Husserl) ou du Dasein (Heidegger) appartient en effet à un mode de l’idéalisme de la philosophie qu’il convient aujourd’hui de définitivement éradiquer. Le préjugé, ou les « préjugés », qui nous accompagnent y compris dans les linéaments de la culture, font notre langue, comme aussi notre historicité. Il est une « obscurité fondamentale » de l’humain comme aussi une « opacité du langage », pour le dire dans les termes de Maurice Merleau-Ponty, qu’on ne peut pas poser, au risque à l’inverse de se désavouer. Vouloir la supprimer est non seulement faire droit aux leurres de la prétendue « transparence » de la conscience, mais aussi oublier que tout ne vient et ne devient que dans l’inachevé, assumant non pas de toujours porter à la lumière le non révélé, mais aussi de le maintenir dans les profondeurs du caché : « la culture ne nous donne jamais de significations absolument transparentes, la genèse du sens n’est jamais achevée, avoue le philosophe […]. Il y a une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser de place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. »
https://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-1-page-97.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Lun 29 Avr 2024, 12:00 | |
| Merci pour ce texte remarquable qui intéresserait encore davantage nos nombreuses discussions sur la "foi" (p. ex. celle-ci) ou la " croyance" -- j'ai surtout apprécié pour ma part l'ouverture chaotique, abyssale, archi-originaire de la fin, à partir de l'intertitre " Il y a: de la nature brute au monde du silence", § 27ss. Le bibliste s'étonne un peu qu'une telle richesse philosophique s'accompagne d'une telle indigence exégétique, surtout à l'Institut catholique de Paris (non seulement l'épître aux Hébreux attribuée à "Paul" comme l'épître aux Ephésiens; plus gravement pour un philosophe, la traduction de estin = eimi par "exister"; on pourrait aussi discuter la traduction de eis en "vers", orientation ou direction qui reste extérieure, alors qu'il peut s'agir aussi d'un into, d'un passage, entrée ou pénétration, de l'extérieur à l'intérieur), mais ce n'est pas bien grave. Au fond (sans fond), le bégaiement, l'hésitation, le doute ou l'oscillation spéculaire de la réflexion (miroir, miroir) qui affecte autant le croire (se croire croyant, ceux qui croient croire comme disait Prévert) que le savoir ou la pensée (se savoir sachant, sapiens sapiens, se penser pensant, de Descartes à Hegel) ou encore le choix (se choisir comme n'ayant pas le choix d'avoir le choix, etc.), c'est peut-être justement l'indétermination fondamentale, ou plutôt abyssale, de l'archi-originaire (ni Dieu ni monde, ni être ni néant, ni temps ni histoire, mais un "avant" qui ne veut plus rien dire, ab-solu et ab-surde, et cependant inextirpable de toute pensée) que chacun retrouve avec tout son vertige devant chaque choix, alternative ou décision -- l'éternité devant et non derrière, avant et non après la décision, comme y insistait Kierkegaard. Où s'abîmerait ou s'effond(r)erait également l'alternative des "voix" (active, passive, pronominale) de l'élection, ou de la vocation (choisir ou être choisi, appeler ou être appelé). Là encore je crois entendre Eckhart; ou l' apeiron d'Anaximandre, l'in-fini de l'in-défini. -- Soit dit en passant, j'avais aussi en tête en commençant ce fil le fameux Stairway to heaven (réputé "satanique") de Led Zeppelin, qui a eu juste le temps de marquer ma préadolescence pré-jéhoviste: Yes, there are two paths you can go by, but in the long run / There's still time to change the road you're on...). Peut-être en effet faudrait-il autant de "diable" ou de "diablerie" que de "passion" ou de "négation" pour ramener un "Dieu" et un "monde" enfermés dans la séquence onirique ou cauchemardesque de leur histoire, de leur monde, de leur réalité, de leur actualité, de leur positivité antagoniste, à leur en-deçà océanique, où rien n'aurait jamais eu lieu. (De l'ambivalence du " sabbat", du judaïsme aux sorcières...) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Mar 30 Avr 2024, 10:37 | |
| Sur la vocation acéphale du théologien François Nault
De son enfance, c’est-à-dire de la période antérieure à son admission à l’école des élites, nous ne connaissons qu’un seul fait. Mais il est important et revêt un sens symbolique, car il marque le premier grand appel que lui adressa l’esprit, le premier acte de sa vocation […].
Herman Hesse, Le jeu des perles de verre
I. La vocation de Samuel
Craignant sans doute de perdre l’intérêt de son lecteur, confronté à un récit qui côtoie dangereusement l’absurde, l’auteur biblique lui glisse un début d’explication.
Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur. La parole du Seigneur ne s’était pas encore révélée à lui. 1 S 3,7
Voilà qui est dit. Samuel est incapable de reconnaître la voix du Seigneur parce qu’il ne l’a pas encore entendue. Re-connaître la voix de quelqu’un suppose qu’on connaisse cette voix, qu’elle ait déjà résonné au moins une fois à nos oreilles. Si bien qu’on n’entend jamais une voix pour la première voix : la première écoute suppose toujours une antécédence. L’écoute inaugurale n’existe pas ; toute écoute véritable suppose la mémoire d’un événement ayant toujours déjà eu lieu, même s’il est impossible à localiser. L’écoute n’est pas une expérience, elle en est l’effet. Entendre une voix pour la première fois, l’entendre sans l’avoir déjà entendue, est forcément mal l’entendre. C’est bien ce que le récit biblique nous raconte.
Le Seigneur appela encore Samuel, pour la troisième fois. Il se leva et alla trouver Éli. Il lui dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé ». 1 S 3,8
C’est à ce moment, après trois échecs, que le prêtre Éli, tout aveugle qu’il soit, voit enfin ce qui se passe, alors que le petit Samuel — pourtant présenté comme étant au service du Seigneur — reste aveugle, lui. Il aura besoin du regard de celui qui ne voit pas pour accéder à la connaissance du Seigneur, condition de toute écoute véritable.
II. La vocation selon Christoph Theobald
Mais le récit biblique évoque une « initiation réussie à l’expérience de l’écoute de Dieu ». Au cœur de cette expérience, il faut souligner le rôle décisif joué par le prêtre Éli, qui assume ici la fonction d’un passeur. Dans le texte biblique, Éli — bien que décrit en des termes peu élogieux — joue ce rôle à la perfection. Comme le souligne Christoph Theobald, « c’est lui qui discerne l’appel de Dieu et apprend à l’enfant à s’adresser à Dieu ; c’est lui encore qui appelle Samuel et le provoque à parler en vérité ; c’est lui enfin qui se montre capable d’entendre de la bouche de son “rival” la parole qui le juge ».
Si la voix de l’Appelant se fait entendre, c’est bien grâce au passeur qui lui prête sa voix, « par une parole dont rarement lui-même mesure le poids, [le passeur] conduit autrui vers sa propre existence, lui passant une clé qui lui permet d’ouvrir sa propre porte intérieure, d’y entendre peut-être la voix de Dieu et de balbutier une réponse ». Christoph Theobald ajoute que la première caractéristique des figures de passeurs est « le “tu peux” qu’elles font entendre ici et maintenant, communiquant à autrui, souvent à l’improviste, comme une énergie secrète de vie sans se substituer à lui ».
Pourtant la voix du passeur resterait elle-même inaudible et son action inefficace, si elle n’était pas précédée d’une sorte de « prédisposition » originaire. Ainsi, Christoph Theobald souligne que « Samuel est le fruit d’un miracle qui le prédestine à être ce qu’il deviendra[13] ». En effet, la vocation de Samuel doit être rapportée à l’humanité de sa mère, Anne, qui, refusant de se laisser enfermer dans sa stérilité, avait adressé une prière suppliante au Seigneur, lui demandant un fils en lui promettant de Lui redonner son don. Éli avait d’ailleurs été le témoin de cette scène quasi secrète où se situe l’origine de la fécondité véritable, là où le don demandé est déjà donné, et non gardé pour soi. Cette scène est également le lieu où se noue l’unité profonde d’une existence. Lieu d’une indépassable solitude, « personne ne peut entendre à la place d’un autre la “voix” silencieuse de la promesse inscrite en toute vie[14] ». Lieu formidable aussi, où il est donné à quelqu’un « d’envisager le tout de sa vie comme une unité qui se développe entre la naissance et la mort ». La vocation concerne cette unité et cette totalité. Suivant la définition proposée par Christoph Theobald, « il s’agit de vocation quand l’axe d’une existence humaine est en jeu et que la visée de l’unité d’une vie pose la question de la priorité absolue à chercher et à maintenir vivante ».
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2012-v68-n2-ltp0394/1013422ar/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Mar 30 Avr 2024, 11:32 | |
| Merci pour ce texte aussi touchant, par son côté autobiographique, qu'intéressant -- parce qu'il touche (également !) à un problème épineux, la situation et la posture inconfortables de la "théologie" et du "théologien" non seulement entre Eglise(s) et université(s, ou établissements d'enseignement supérieur en général; privées en France, hors zone concordataire, ce qui n'empêche pas les relations des institutions et des disciplines), mais entre "science(s)" et "foi" ou "croyance", et ainsi de suite. On y rejoindrait même la question du " secret" dont nous parlons ailleurs: la "liberté universitaire", depuis le moyen-âge chrétien et scolastique, dépend structurellement de la séparation de ses institutions, mises à part à la fois de "l'Eglise" (au sens ecclésial, clérical et hiérarchique) et du "monde" (laïc, séculier, et cependant chrétien). Un Eckhart ou un Luther peuvent dire et écrire librement en latin, dans un cadre universitaire, ce qui devient problématique s'ils le disent en allemand et dans un cadre ecclésial ou populaire... Plus cette différence s'efface -- elle n'a fait que s'effacer, de plus en plus vite depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'aux réseaux sociaux -- plus la liberté est en principe partout et en réalité nulle part. Sur la question de la "vocation", qu'en fonction de ma propre biographie je ne limiterais naturellement ni à un cadre ecclésiastique ni à un cadre universitaire, ni au confessionnel ni au professionnel, je repense à la Ciociara de De Sica (1960) où le jeune Belmondo avait quitté le séminaire (il sera prêtre l'année suivante dans le Léon Morin de Melville): quand on lui demande pourquoi, s'il "n'avait pas la vocation", il répond (en substance) "au contraire, c'est justement parce que je l'avais"... (cf. encore, de proche en proche, Nanni Moretti dans La messe est finie). A mon sens il n'y a pas de "vie" qui ne se lise, dans tous les sens, subjectivement et objectivement, prospectivement et rétrospectivement, à l'actif, au passif et au pronominal, comme choix, décision(s), élection(s), vocation(s), destin(s) et liberté(s) -- entre autres. Depuis Abra(ha)m au moins, la "vocation" c'est aussi quitter, et ça peut tout autant s'appeler abandon, trahison, désertion, ou apostasie; pour ça aussi il faut (quelquefois) des "passeurs". L'adjectif "acéphale" (= sans tête) que Nault laisse inexpliqué reste ambigu, et par là même donne à réfléchir: le théologien sans tête échappe partiellement et symétriquement à ses hiérarchies, ecclésiastiques et académiques, mais il n'est pas pour autant "autonome", il n'est pas sa propre tête, même s'il a "toute sa tête". J'ignore si Nault avait cela... en tête, mais ça me fait penser pour ma part à Georges Bataille, qui avait intitulé sa revue "l'Acéphale". Ou à l'ambivalence stratégique du discours "sans autorité" chez Kierkegaard. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Jeu 02 Mai 2024, 16:20 | |
| Une décision ne peut être juste que si elle fait l'"épreuve de l'indécidable" - dont il reste, à jamais, une trace vivante, un fantôme qui déconstruit de l'intérieur toute certitude
Pour qu'il y ait décision, même si cette décision est le résultat d'un calcul, il faut d'abord qu'il y ait eu un temps d'indécidable. Avant le calcul, il faut la décision de calculer, qui n'est pas elle-même calculable. Ce moment de suspens, indispensable à toute décision libre, Jacques Derrida l'appelle épreuve de l'indécidable. Il ne s'agit ni d'un choix subjectif qui aurait la structure ou la forme d'une proposition, ni de l'application d'une règle - car suivre une règle, ce n'est jamais décider. Une décision ou un jugement digne de ce nom est incompatible avec toute assurance, toute certitude que la décision est juste. Pour que la décision soit un événement, il faut qu'elle ait été incertaine et que cette incertitude subsiste dans son principe même après la décision. Car une décision ressentie comme inéluctable n'aurait pas été une décision.
Il faut donc opposer le décisionnisme, cette axiomatique qui fait croire que la conscience, l'intentionnalité d'un sujet suffit à justifier qu'une décision soit prise, et l'épreuve de l'indécidable, qui déconstruit toute présomption à la certitude. Une décision juste est une décision qui vient comme singularité toujours autre, qui survient sans reconnaissance, sans calcul, sans règle, sans raison. C'est une sorte de folie, un moment mystique, au bord du discours (comme le temps d'instauration de la loi), un temps de déconstruction irréductiblement dépourvu de contenu, où le vertige nous guette.
https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1305021125.html#:~:text=Ce%20moment%20de%20suspens%2C%20indispensable,ce%20n'est%20jamais%20d%C3%A9cider. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... Jeu 02 Mai 2024, 16:38 | |
| "Il faut prendre une décision. -- Eh bien prenons une décision, pourquoi pas ?" -- de mémoire, dialogue de Mme et M. Molyneux, alias Françoise Rosay et Michel Simon, dans Drôle de drame, de Prévert & Carné, qui m'aura décidément beaucoup marqué...
Il est idiot de reprocher à une décision d'être arbitraire, puisque c'est son essence même, ce qu'elle est et doit être pour être ce qu'elle est, une décision -- mais tout autant de la déclarer "juste" ou "injuste" en tant que telle: pour autant qu'elle décide, elle échappe à tout jugement (krisis, krima), selon quelque "critère" que ce soit, si ce n'est par une décision tout aussi arbitraire.
Une fois prise, par contre, la décision (c.-à-d. son résultat, option, sentence, action, etc.) pourra être jugée juste ou injuste, bonne ou mauvaise, selon toute sorte de critères. Mais l'acte de décider se produit dans le vide abyssal dont on parlait précédemment (29.4.2024), celui de "Dieu" avant la création, autrement dit de "Dieu" avant "Dieu", s'il s'agit bien d'une décision et non de la simple application d'une règle ou de l'exécution d'un programme: quand une décision ou un choix s'impose, comme on dit, au sens où il n'y a pas d'hésitation possible, il n'y a rien à décider ni à choisir. Par contre, quand il y a à décider ou à a choisir, c'est toujours l'autre qui décide ou choisit -- l'"autre" du "sujet" quel qu'il soit, sans qu'il y ait à s'interroger sur son identité, son existence ou son essence, puisque cet "autre"-là n'est jamais le même... |
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| Sujet: Re: choix, décisions, élections, vocations, destins, libertés... | |
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