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 L'être ou la vie (?)

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Narkissos

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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeJeu 20 Juin 2024, 15:05

Merci pour ce texte vraiment remarquable, dont je ne saurais trop recommander la lecture complète et attentive. Avec Schopenhauer je me sens dans un accord intuitif et fondamental, ce qui fait que je l'ai finalement moins lu que d'autres philosophes -- notamment Nietzsche -- dont la pensée me paraissait a priori beaucoup plus menaçante (pour ma propre façon de penser, d'être ou de vivre) et auxquels j'éprouvais le besoin de me confronter, tout en retardant le plus possible la confrontation. Mais je l'ai souvent retrouvé chez mes écrivains de prédilection, comme Borges ou Cioran. Et puis toute sa pensée se résume dans son titre (principal), Le monde comme volonté et comme représentation, qu'il n'a cessé de développer et qu'on peut méditer sans fin, ou sans autre fin que "la mort", elle-même prise dans une métonymie infinie: mort simple, complexe, retorse, perverse, réfléchie, distraite, crainte, désirée, fantasmée, oubliée, fuie, recherchée, décidée, suicidée, donnée, reçue, imaginée, anticipée, retardée, précipitée, jouée, répétée, imitée, masquée, grimée, caricaturée, faite, contrefaite, c'est toujours la même fatalité, évidence, certitude, impossible et impensable, qui est le ressort commun et inusable de "la vie", de "l'être", de "la connaissance" et de "la pensée".

L'"être" ne semble pas jouer un rôle majeur chez Schopenhauer, en tout cas il ne se distingue guère de la "vie" ni du "monde" (comme volonté et comme représentation). Mais du côté de la "représentation", autrement dit du savoir (connaissance, conscience, pensée, réflexion, perception, aperception, etc.), heureux, malheureux, anesthésique dans la "gnose" ou la méditation brahmanique ou bouddhique, il le rejoindrait, par la grâce de l'équation parménidienne: τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι, savoir (etc.) et être c'est le même, c'est du même qu'il y a savoir (etc.) et être, ce qui paradoxalement libère le savoir de l'être et l'être du savoir, et l'un et l'autre de leur réflexion mutuelle. Le savoir, quand il sait et sait qu'il sait, sait que l'être est avec ou sans savoir, il peut laisser être l'être et se laisser lui-même: Gelassenheit, on retrouverait Eckhart et Heidegger (qui bien sûr nierait tout rapport avec ce type de pensée).

Comme on l'a déjà souligné, c'est habituellement "la mort" qui fournit l'élément diacritique, différentiel ou distinctif entre "la vie" et "l'être" -- ce qu'on appellerait en harmonie musicale la "sensible" dont la variation d'un demi-ton fait basculer du mode majeur au mineur et inversement: il faut être vivant pour mourir, la mort est (rétrospectivement) la meilleure preuve de la vie. Mais bien sûr "la mort" n'est qu'une face de "la vie" au même titre que "la naissance" ou "le sexe" ("amour", etc.; sans préjudice des fluctuations de la terminologie selon les langues, les époques, les lieux et les genres, de l'érotisme à la biologie p. ex.). Or les principales figures du drame, tragique et comique à la fois, sont admirablement campées dans le récit de l'Eden (entre autres): vie, mort, connaissance, sexe, désir, plaisir, honte, peur, souffrance, naissance, travail, tout y est. Ainsi qu'on l'a indiqué plus haut, l'"être" se distingue moins aisément de la "vie" en hébreu qu'en grec ou en français (hyh / hyh, le premier correspondant aussi bien à "advenir" ou "devenir" qu'à "être"), mais on peut quand même deviner quelque nuance de ce genre dans la parole du serpent en 3,5 qui lie l'"être" (etc.) à la "connaissance" et aux "dieux": "car dieu sait (yodea` 'elohim, accord au singulier) que le jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront et que vous serez-deviendrez (hyh) comme des dieux connaissant ('elohim yod`im, pluriel) bon et mauvais". -- Pour rappel, on peut à la rigueur interpréter le second 'elohim au singulier en rattachant le pluriel qui suit au sujet à la deuxième personne, "vous serez comme dieu, (vous) connaissant (= vous connaîtrez)..." mais ce n'est pas le plus probable; ce n'est d'ailleurs pas ce qu'a compris la Septante qui traduit bien au pluriel, esesthe hôs theoi, vous serez comme des dieux...

Un autre texte intéressant sous ce rapport (de l'"être" et de la "vie") serait le Prologue de Jean, qui comme on l'a maintes fois remarqué insiste ostensiblement sur la différence entre "être" (eimi), à la troisième personne de l'imparfait (èn, était) et "devenir" ou "advenir" (gi[g]nomai, à l'aoriste indicatif ou infinitif et au parfait), jouant sur une caractéristique du grec (les deux verbes défectifs se complètent). Notamment aux v. 3s selon la ponctuation la plus probable: "Tout advint (gi[g]nomai aoriste) par lui (sc. le logos qui était au commencement, v. 1), hors lui rien n'advint (idem); ce qui est advenu (gi[g]nomai parfait) en lui était vie (zôè sans article, attribut), et la vie (zôè) était la lumière des hommes; et la lumière brille dans la ténèbre, et la ténèbre ne la saisit pas (ou ne l'a pas saisie, aoriste comme pour le devenir-advenir)." Ici "la vie" équivalente à "la lumière" est du côté de l'"être" (et) du logos qui "était" au commencement, plutôt que du "devenir-advenir"; mais le "temps" grammatical du verbe "être" n'est pas indifférent, puisque ce qu'on appelle l'"imparfait" (était) relève à la fois du "passé" et de l'"aspect" inaccompli (temps dit en grec du groupe présent, comme le présent et le futur; comparer les valeurs durative, progressive, processive, fréquentative de notre imparfait, action qui dure ou qui se répète). Outre les egô eimi du corps du quatrième évangile qui ne présupposent pas nécessairement le Prologue, cela peut rappeler deux autres "était" (èn) remarquables du NT: la parole du centurion à la mort de Jésus à la fin de Marc, "Vraiment cet homme était fils de dieu"; et le fameux barbarisme de l'Apocalypse (1,4.8; 4,8; cf. 17,8 ) qui développe la formule d'Exode 3, mot-à-mot "l'étant, l'était et le venant", à rapprocher à son tour de 1,17s: "Moi je suis (egô eimi) le premier et le dernier, et le vivant (ho zôn); je suis devenu (gi[g]nomai aoriste) mort, et voici, je suis vivant (zôn eimi) pour les âges des âges..." (Cf. la très curieuse formule d'Aristote pour désigner ce que la scolastique appelle la "quiddité", l'essence ou la substance constante ou sous-jacente d'une chose indépendamment de ses "accidents": to ti èn einai, mot-à-mot "le quoi il était être".)
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeDim 14 Juil 2024, 13:53

L'attentat manqué contre Trump me rappelle une des idées de Blanchot que Derrida discutait (et contestait, respectueusement et amicalement) dans un de ses derniers séminaires (je ne sais plus si c'était sur "La peine de mort" ou "La Bête et le souverain", peut-être les deux), à propos de la Terreur révolutionnaire: à savoir que tous les acteurs du jeu politique avaient d'une certaine façon joué, misé et perdu leur tête; joué, acté, anticipé, escompté, calculé leur mort particulière, pour se faire figures publiques, noms propres et porteurs éponymes ou synonymes d'"idées" qui dépassaient leur personne privée et leur "vie" biologique sur une scène présumée rationnelle, supra-individuelle et supra-biologique (Etat, République, Révolution comme expressions de la Raison collective, voire universelle, prolongement du double corps du souverain qui peut et ne peut pas mourir, qui meurt et ne meurt jamais). L'aspect politique de la question était presque accessoire pour Blanchot qui n'a eu de cesse de souligner le rapport constitutif de la mort à l'écriture, surtout littéraire: en un sens seuls les morts écrivent, et tout autant, plutôt même, de la "fiction" que de "l'histoire". Cette logique s'étendrait d'ailleurs, si l'on regarde par exemple du côté de Lacan, à toute parole, à tout langage: l'irruption du signe, du symbole, du nom, du prénom, des pronoms, cela coupe et sépare d'emblée le soi-disant "sujet", celui qui dit "moi", "je" et qui répond quand on l'appelle d'un "tu" ou d'un prénom, de *sa* "vie" comme de *son* "corps" (qu'il n'"a" désormais qu'à condition de ne pas l'"être", de s'en dissocier artificiellement). Entendre là-contre la protestation d'Artaud ("soigné" jadis par le Dr. Lacan, qui l'avait déclaré perdu pour la littérature) sur l'aliénation, la dé-possession, l'ex-propriation archi-originaire: je n'aurai jamais été moi, exproprié par l'Autre...

C'est dire que "l'homme", dans la mesure précise où il se distingue de (ce qu'il appelle) "l'animal", autrement dit "le vivant" (zôon), se sépare aussi de lui-même, condition paradoxale pour être "lui-même" en son miroir (speculum, Spiegel); il n'est ce qu'il est qu'en n'étant jamais ce qu'il est, et en jouant perpétuellement avec la mort comme avec et sur les mots, en jouant les mots les uns contre les autres en passant et repassant par "la mort", par toutes les figures de la mort en son in-finie métonymie: la déhiscence, l'hiatus, la non-correspondance entre "l'être" et "la vie", "l'existence", "le devenir", et aussi le "pouvoir", le "devoir", le "savoir" ou le "s'avoir", selon les possibilités de jeu spéculaire qu'offre chaque langue, tout est à ce prix, exorbitant et dérisoire. (Voir éventuellement ici; tout cela, bien entendu, a moins de chances d'effleurer les oreilles d'un Trump que les balles de Pennsylvanie, et pourtant elles -- les oreilles et les balles -- y participent.)
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 15 Juil 2024, 13:21

Le Séminaire La bête et le souverain de
Jacques Derrida, par quatre chemins❧
Ginette Michaud

Je voudrais, avant de suivre quelques pistes du Séminaire La bête et le souverain – deux volumes d’un même Séminaire et pourtant déjà si contrastés, si différents l’un et l’autre, que cette différence même (de ton, de rythme, de traitement, d’allure de la pensée) laisse entrapercevoir à quel point nous ferons des découvertes étonnantes au cours de cet immense projet d’édition, si nous pensons aux quarante années d’enseignement de Jacques Derrida, trésor de lecture à venir tel les quarante jarres d’Ali Baba qui sommeillent et donnent à rêver –, je voudrais, donc, avant de tirer quelques fils de cette riche tessiture, commencer par faire écho à quelques propos de Marie-Louise Mallet (qui coédite avec Michel Lisse et moi ces deux volumes du Séminaire), relatifs à la question du travail de deuil, question à chaque instant présente au cœur de ce travail d’édition de ce Séminaire en tant que part autre de l’œuvre de Jacques Derrida, en tant qu’œuvre posthume. Et « posthume » – c’est bien d’une certaine façon déjà le fil rouge qui traverse tout le second volume de La bête et le souverain avec cette question de la disposition des restes et de la partition entre inhumation et incinération – est un mot qui mérite qu’on s’y arrête, car il suppose une ligne, une limite entre « avant » et « après », alors que cette limite se révèle, comme tout seuil, infiniment instable et divisible. D’une part, le posthume commence bien avant le posthume, il n’attend pas la mort effective pour être de la partie et mordre en quelque sorte sur l’œuvre de son vivant. Comme l’a bien souligné Jacques Derrida lui-même du « commencement » (De la grammatologie) à la « fin », dans Apprendre à vivre enfin, le « posthume » s’applique structurellement à toute trace écrite du vivant déjà :

Au moment où je laisse (publier) « mon » livre (personne ne m’y oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui n’aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l’espérance qu’elle me survive. Ce n’est pas une ambition d’immortalité, c’est structurel. Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois que je laisse partir quelque chose, que telle trace part de moi, en « procède », de façon irréappropriable, je vis ma mort dans l’écriture1.

Le posthume commence donc bien avant le posthume, il est toujours déjà pré-posthume en quelque sorte (« Je posthume comme je respire […] »2, écrivait déjà de manière saisissante Derrida dans « Circonfession »). Mais d’autre part, et c’est aussi un effet que nous avons souvent remarqué lors de la réception immédiate, disons médiatique, du premier volume du Séminaire, le posthume, quand il est vraiment posthume, c’est-à-dire relevant du temps de l’ « après », a une étrange tendance à ne pas être perçu « comme tel », à s’effacer ou à être effacé en tant que posthume précisément. Dénégation, évidemment, que Jacques Derrida, plus que tout autre, nous a appris à lire et à analyser. On fait alors comme si – mais est-ce exactement le même comme si, ce puissant levier de fiction et de phantasme, dont Derrida interroge les effets ? peut-être… – le Séminaire La bête et le souverain était vraiment un livre de Jacques Derrida, conçu et signé par lui, naturellement et sans médiation. Effet de « réception » révélateur, symptomatique, et qui appelle réflexion quant à la possibilité de tracer et de maintenir la limite intacte entre le préposthume et le post-posthume… Cela dit, si comme l’écrit Derrida dans le Séminaire La bête et le souverain, « tous les écrits sont posthumes, chacun à sa manière, même ceux qui sont connus et publiés du vivant de l’auteur » (SBSII, 294), il reste aussi – et c’est de toute évidence notre situation désormais – qu’ « à l’intérieur de cette généralité du posthume, à l’intérieur de la trace comme structurellement et essentiellement, et par vocation destinale posthume ou testamentaire, il y a une enclave plus stricte du posthume, à savoir ce qu’on ne découvre et ne publie qu’après la mort de l’auteur ou du signataire » (SBSII, 294).

https://trahir.wordpress.com/wp-content/uploads/2015/06/trahir-michaud-seminaire.pdf
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 15 Juil 2024, 14:32

Merci pour ce très beau texte -- par coïncidence j'ai lu ou relu ces derniers jours plusieurs des ouvrages qui y sont cités, Papier-Machine, Passions... Le hasard a fait que j'avais très peu lu de Derrida avant sa mort (2004, peu après celle de mon père, autre hasard), que presque toutes les lectures que j'en aurai faites auront donc été posthumes (j'étais déjà sensible au génie français du futur antérieur avant de lire Derrida); s'y sont mêlés, donc, les textes publiés "de son vivant" et "à titre posthume", ceux-ci étant souvent, paradoxalement, les plus "vivants" puisqu'il s'agissait de cours ou de séminaires prononcés, d'après un "tapuscrit" entièrement rédigé en vue d'un enseignement oral et parfois complété par la transcription d'enregistrements (beaucoup d'autres ont été publiés depuis l'article ci-dessus, de 2015 si j'en crois le lien). Et même si ma venue tardive à la lecture de "la philosophie" ne me laisse guère le loisir de relire (ce qui est pourtant le plus fructueux), Derrida est de ceux que je relis le plus volontiers.

Pour revenir à mon thème, "l'être" ne se distingue pas plus (ni moins) de "la vie" (p. ex.) que chaque terme, chaque concept si c'en est un, ne se différencie de lui-même... différemment. "La vie", c'est "la mort" ou "l'amour" (métonymiques de part et d'autre) qui la font trembler, osciller, vaciller; "l'être" c'est la négation (dénégation, etc.), bien sûr, la question aussi, les infinies modalisations adverbiales, le devenir: tant de façons d'"être" ou de "ne pas être", par exemple "au delà de l'être", de l'"étant", de l'"essence", de l'"étantité", selon la traduction d'epekeina tès ousias. To on pollakôs legetai, l'étant se dit de bien des manières, remarquait déjà Aristote.

Je retrouve dans Sauf le nom (Jacques Derrida, Galilée, 1993, p. 106s) ces deux sentences d'Angelus Silesius:

Nicht lebet ohne Sterben.
GOtt selber, wenn Er dir wil leben, muss ersterben:
Wie dänckstu ohne Tod sein Leben zuererben ?


Rien ne vit sans mourir.
Dieu lui-même, s'il veut vivre pour toi, doit mourir:
Comment penses-tu, sans mort, hériter de sa vie ?
(I, 33)

Kein Todt ist ohn ein Leben.

Aucune mort n'est sans (une) vie.
(I, 36)

Et, du côté de l'"être" (p. 31):

Nichts werden ist GOtt werden.
Nichts wird was zuvor ist: wirstu nicht vor zu nicht,
So wirstu nimmermehr gebohrn vom ewgen Licht.


Devenir le Rien, c'est Dieu devenir.
Rien ne devient qui soit d'avance: si tu ne deviens (le) rien,
Jamais tu ne sera(s) né de l'éternelle lumière
(VI, 130).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMar 16 Juil 2024, 11:26

"La vie la mort" ne forment pas deux, mais une altérité d'un autre ordre

Invité en tant que "caïman" de l'ENS à faire un séminaire pour préparer le programme de l'agrégation de philosophie intitulé la vie et la mort, Jacques Derrida commence par remplacer le "et" par un trait d'union, il annonce un séminaire sous la titre La vie-la mort, puis il remplace ce trait d'union par "un espacement sans trait ou un trait sans mot, par un silence marqué" (c'est-à-dire un espace vide ou blanc), sous la titre la vie la mort. En général, explique-t-il, la vie est posée avec la mort, dans une logique de position, de juxtaposition [dans le discours], d'opposition [dans le langage courant] ou de dialectique (Hegel). La vie et la mort vont ensemble, elles forment une dualité, l'une est l'autre de l'autre dans une pensée où l'une passe dans l'autre. En avançant le syntagme la vie la mort, il suggère un autre type d'altérité où l'une ne pourrait ni s'identifier, ni se relever dans l'autre. Chez Hegel, la vie se réapproprie comme vie à travers l'opposition de la mort. C'est le mouvement phénicien (le phénix), la vie de l'esprit, une ruse qui dissimule, garde, abrite ou oublie quelque chose. C'est ce quelque chose d'oublié qui intéresse Derrida. Quoi ? Une chose qu'on ne peut aborder ni par la logique (y compris par une logique autre que celle de l'opposition), ni par la connaissance, ni par la problématique du message, du code ou de l'information. Dans l'opposition Vie/mort, cette chose est barrée, mais la barre "n'est pas assez puissante pour penser cette limite" (pp20-21). Il faut une autre logique, qui tienne compte à la fois de la vie concrète et de sa puissance d'abstraction.

Dire "la vie et la mort", c'est supposer que la vie et la mort sont deux éléments homogènes qui peuvent entrer dans un même système d'opposition ou de juxtaposition. Jacques Derrida affirme au contraire leur hétérogénéité : elles ne peuvent pas s'additionner, constituer une dualité. On ne peut pas non plus dire la vie est la mort, comme cela est souvent soutenu, sur le mode : pour qu'il y ait du vivant, il faut qu'il y ait du mortel. D'une part cette proposition est factuellement contestable (car certaines formes de vie ne connaissent pas la mort), et d'autre part elle suppose que le procès ontologique ou la dynamique de la Vie renvoie à une nature, soit de l'ordre de l'être. Au contraire Derrida cherche à penser une double dissymétrie : a) à l'intérieur de "la vie la mort" il faut en passer par l'individu vivant, puisque celui qui parle, qui s'implique, est lui-même vivant (c'est la dimension biographique); b) le syntagme la mort nomme une chose étrangère à l'être, où "la mort est impensable comme quelque chose qui soit" (p22). Cette dissymétrie ne conduit pas à une autre logique, mais à un dépassement du domaine de la logique. Il faut s'orienter vers une autre topique dans laquelle la présence de l'être n'est pas présupposée, une topique dans laquelle une autre altérité, une altérité d'un autre ordre, ne soit même plus saisissable par le biais de cet autre qui vient altérer. Cette topique en mouvement, ce serait celle qu'il nomme le pas au-delà, pas seulement au-delà de la représentation (la mort telle qu'on la représente, vue de l'extérieur), mais au-delà de ce qui se présente comme dicible, énonçable (on peut parler du vivant, mais on ne peut rien dire sur la mort).

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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMar 16 Juil 2024, 11:51

C'est le cours et le livre dont je parlais ci-dessus, 12.6.2024.

Il ne s'agit pas pour autant de choisir "la vie", surtout pas contre "la mort" (Deutéronome etc.); mais pas même "la vie la mort" contre "l'être", selon l'alternative, la fausse alternative à mon sens, envisagée au début de ce fil -- Derrida a eu l'occasion d'y revenir depuis 1975.

C'est le même tremblement (cf. échange précédent), ou un autre, autrement le même, qui agite "la vie la mort" et "l'être" et ses autres (l'"autre" pour commencer, l'étranger, l'hétérogène, le différent, l'insolite-unheimlich, l'hôte, l'hospitalier ou l'hostile, mais aussi la négation sous toutes ses formes, le néant, le rien, le devenir, l'événement, l'avènement, la venue, le changement, le mouvement, le temps, l'espace, la place ou la matière, khôra, ce qu'il faut, ce qui manque toujours pour qu'arrive quelque chose ou quelqu'un).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMar 16 Juil 2024, 12:02

Ceux qui pensent la vie comme ils pensent l'être en restent à la représentation; ils ne peuvent pas penser l'être-mort

Dans la logique hegelienne, la Vie n'a pas d'opposition, l'opposition a lieu en elle. Le procès de la vie passe par la médiation de la mort. Dire que la vie est le procès de l'Être, c'est dire que la vie est aussi la mort. Dans la proposition "la vie est la mort", la copule est est le lieu de la contradiction dialectique par laquelle la vie se réapproprie la mort. Dans la dissymétrie entre la vie et la mort, il y a de la vie des deux côtés. La vie et la mort, toutes deux naturelles, se confondent dans le procès de l'être, la vie impérissable et aussi (chez Hegel) l'idée absolue et la vérité qui se sait. La mort est marquée deux fois dans la vie, une fois comme vie mortelle, une autre fois comme vie immortelle (la reproduction). Il n'y a pas ici de place pour la mort en-dehors de l'être. La mort qui n'est ni non-vie ni moment de la vie, cette mort d'une altérité autre, extérieure à toute logique, à toute connaissance, à tout logos, est impensable.

"L'être, nous n'en avons d'autre représentation que vivre" écrit Nietzsche (Fragment 582 de La Volonté de puissance, XII), en mettant le mot vivre en italiques et entre guillemets. Si être égale vivre, être-mort est irreprésentable, imprésentable et indicible. Ceux qui identifient Être et Vie restent dans la représentation, dans la présence. Peut-on prétendre penser au-delà de la représentation ? Il faut alors oublier la logique, le langage. La mort devient "le nom générique pour tout ce qui excède, déborde, transgresse les limites du dicibles, de l'énonçable" (Derrida, p24).

Suicide par seppuku, in Mishima, une vie en quatre chapitres (Paul Schrader, 1985). Selon Marguerite Yourcenar, "la mort de Mishima est une de ses œuvres, et la plus soigneusement préparée" (Apostrophes, 1981).

 
L'être ou la vie (?) - Page 2 Schr9ader-Mis8hima

 

https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1904231717.html
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMar 16 Juil 2024, 13:24

Sur la citation de Nietzsche par Derrida, voir encore supra 12.6.2024 (on ne cite plus guère aujourd'hui La volonté de puissance, recueil tendancieux des textes non publiés par Nietzsche lui-même, héritage détourné de la soeur antisémite au nazisme; mais l'édition "sérieuse" des "fragments posthumes" ou Nachlass de Nietzsche par Colli et Montinari n'a été traduite en français que dans les années 1980: d'où les références antérieures, comme ce cours de 1975; c'est aussi le cas des textes de Deleuze sur Nietzsche dans les années 1960).

Dans l'ex-périence de la pensée qui va jusqu'à la limite (pera) où elle échoue, au double sens de l'échec et de l'échouage, où rien ne passe (a-poria, "pas au delà" comme dirait Blanchot), au-delà ou au-dessus de tout sommet ou au fond sans fond (Ab-grund) si l'on préfère les métonymies verticales, "la vie" n'est pas plus "représentable", autrement dit "pensable", que "l'être"; pas davantage non plus, dès lors, que leurs "contraires", mort, néant, devenir, etc. Mais il faut avoir beaucoup joué sur les mots et les concepts, les idées et les images, leurs distinctions et leurs oppositions factices, pour s'en apercevoir, ou le pressentir. Ou bien il faudrait n'avoir jamais commencé, mais pour ça il est toujours déjà trop tard.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMer 17 Juil 2024, 10:22

Comment peut-on parler de la vie chez Hegel ?
Denis Lerrer Rosenfield

Quelques années plus tard, dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel a fait des concepts de vie et de mort des concepts clés du processus de la « conscience de soi » dans la célèbre dialectique du maître et de l’esclave. Dans un certain sens, le concept de conscience de soi est, à strictement parler, un « moment » du processus de l’Esprit, ce qui veut dire qu’il structure tout le processus phénoménologique de celui-ci, étant de manière implicite ou explicite présent dans tous les moments et figures ultérieurs. On sait que cette œuvre, en employant l’expression de « conscience de soi », que ce soit comme substantif ou comme adjectif, garde un élément central du processus par lequel l’esprit vient à soi et se connaît au moment d’avoir – pratiquement et théoriquement – conscience de lui-même. Si la Phénoménologie de l’esprit a pour concepts clés la connaissance et le savoir, c’est parce que la compréhension de ces concepts trouve son fondement dans le concept de conscience de soi. Ou encore, la vie en ses différents niveaux et significations donne forme au processus de constitution de l’Esprit, rendant manifeste l’étroite connexion entre les domaines du biologique et du culturel, de telle sorte que le spirituel s’enracine dans les formes mêmes du vivant. Et lorsqu’on parle de vie ici, on ne doit pas oublier qu’on entend par « vie » la vie de l’Esprit et non pas seulement la vie individuelle ou ce qui n’est que biologique. On serait même tenté de dire que, dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel présente les conditions « existentielles » de la vie et de la mort humaines, d’où se dégagent, dans un deuxième moment, les sphères propres du politique, du psychologique, du culturel, du social, de l’artistique et du religieux. Ou encore, ces conditions existentielles de la vie et de la mort humaines doivent être considérées dans la perspective de l’existence humaine proprement spirituelle, l’existence vraie, distincte alors de la réalité empirique humaine ou du simple processus du biologique, appartenant au cycle naturel de la vie et de la mort.

1. La vie comme catégorie

Si la vie est une catégorie, 1 / elle fait partie de la pensée pure, gardant, donc, un rapport intrinsèque à d’autres catégories, antérieures et postérieures, en sorte que la connexion entre elles est de type logique ; 2 / le rapport entre les catégories est un rapport a priori, propre au processus de pensée qui déduit une catégorie de l’autre, selon une logique qui s’achève en une catégorie supérieure, celle qui va se concrétiser dans l’Idée absolue ; 3 / les catégories interrogent la réalité selon une perspective déterminée, faisant en sorte que des questions surgissent selon notre façon d’aborder les choses du monde. On ne peut pas alors supposer que Hegel serait en train de faire une sorte de déduction empirique de la réalité biologique par l’emploi qu’il fait du mot « vie » ; 4 / il ne faut pas oublier que la Science de la logique est écrite dans la perspective du « Savoir absolu », où ont été sursumées les distinctions phénoménologiques entre la conscience et le monde, moyennant l’expérience que celle-ci a faite d’être monde au moment de réfléchir sur celui-ci, en se reconnaissant dans une objectivité qui, à première vue, lui était étrangère. Dans l’optique de la Logique, il s’agit désormais du déploiement de la pensée en elle-même, devenant pour soi dans un processus qui se montre comme celui de l’engendrement et de la dissolution des catégories, chacune gardant sa valeur propre à l’intérieur d’une certaine approche de ce qui est ainsi considéré comme réel.

La Logique, en tant que système des catégories, appartient à notre mode de parler et de penser les choses, suivant un type d’interrogation du réel qui permet de voir différentes formes d’existence, parmi lesquelles celle que l’on considère comme empirique, qui est peut-être la moins riche et la plus immédiate. Si l’on considère aussi que ce système catégoriel est un système de type nouveau, porteur de son mouvement propre de constitution, les catégories sont entre elles selon un mode particulier de connexion logique. Hegel était suffisamment conscient qu’une des nouveautés de sa Logique venait au jour dans son deuxième tome, dans la « Doctrine de l’essence », où il présentait le mode de constitution des catégories moyennant le concept de réflexion. Ainsi, les deux moments constitutifs de la dialectique, celui de la dissolution et celui de l’engendrement, se faisaient présents par le biais des trois moments de la réflexion : la réflexion posante, la réflexion extérieure et la réflexion déterminante. En particulier, dans le concept de fondement, il y a l’explicitation de ces moments de dissolution et d’engendrement. En tant que résultat de ce processus catégoriel, on a la venue au jour d’autres niveaux de l’existence, tels que ceux-ci se traduisent dans les concepts d’Existenz et de Wirklichkeit. Ainsi, la Logique se passe à déployer, au niveau des idées douées d’existence, une existence sui generis, mais quand même une existence. On pourrait l’appeler existence catégorielle ou noétique.

2. Vie et idée

Hegel nous avertit de la distinction entre l’idée de vie, idée au sens logique du terme, et la vie en ses multiples acceptions, parmi lesquelles la biologique, étudiée dans la Philosophie de la nature. L’idée de vie doit être alors distinguée de la vie au sens naturel du terme. Si l’on se tient aux oppositions courantes entre la vie et l’esprit, soit en enracinant celle-là dans celui-ci, soit en faisant le chemin inverse, on demeure pris dans les déterminations de l’extériorité, qui empêche toute tentative de la pensée pour saisir un autre niveau de la réalité, où l’existence est posée différemment. En d’autres termes, si on reste prisonnier de cette opposition entachée d’extériorité, on tourne en rond sans saisir le concept. Cependant, lorsque l’on se déplace vers l’idée de vie, on se place dans une autre position, celle-ci interne au concept, où celui-ci pourra présenter ses virtualités, son opposition propre entre le subjectif et l’objectif, sans tomber pourtant dans l’opposition extérieure entre la nature et l’esprit ou entre la vie naturelle et la vie spirituelle. Grâce à ce mouvement, Hegel dépasse les différentes « sciences réelles », car il laisse de côté leurs oppositions propres, son but consistant précisément à lever ce type d’opposition, plaçant le problème dans la perspective même du concept. Les vocabulaires « biologique » et même « théologique » employés dans ce chapitre de la Logique ne sont que des « emprunts » terminologiques, qui finissent souvent par troubler le lecteur, car ils donnent l’impression que Hegel serait en train de traiter avec des objets ou des sciences réels alors qu’en fait il a déjà adopté un changement de perspective analytique.

Ainsi, « considérée maintenant de façon plus précise dans son idée, la vie est en et pour soi l’universalité absolue ; l’objectivité qu’elle a en elle est purement et simplement pénétrée par le concept, elle n’a que lui pour substance ». L’idée de vie est « en et pour soi l’universalité absolue », ce qui veut dire que l’universel, présent en elle, gagne grâce à son mouvement logique la dimension du pour-soi, de la conscience de soi-même en tant qu’universalité posée. Cependant, il ne s’agit pas d’une étape quelconque du parcours logique, car l’universalité s’est déjà fait présente dans les déterminations de l’être et de l’essence, mais de l’ « universalité absolue », celle qui a pris la forme de l’idée, de l’unité différenciée entre le concept et l’objectivité. En d’autres termes, on ne fait pas face à une objectivité qui se placerait devant le concept, mais au concept lui-même qui a pris ici la forme de la détermination objective. Au niveau de l’idée, la pensée traite seulement du concept, ce qui autorise Hegel à dire que l’objectivité a le concept comme « substance ». Or, si l’objectivité a le concept comme substance, celle-ci signifie le devenir de ses déterminations, en sorte que la substance est la totalisation de ses expressions catégorielles de soi, l’énonciation de ses déterminations de l’être et de l’essence, l’exposition de son processus tel que celui-ci s’achève dans l’idée proprement dite. À ce moment-là, en langage phénoménologique, la substance devient sujet, car elle a dans le concept son moteur propre, atteignant alors sa conscience de soi.

https://www.cairn.info/revue-philosophique-2007-1-page-5.htm
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeMer 17 Juil 2024, 11:33

Merci encore pour cet article intéressant: je ne suis venu à (lire) Hegel qu'il y a trois ou quatre ans, très tard dans mes lectures philosophiques globalement tardives, et trop peu pour en parler. Mais par mon petit bout de lorgnette biblique, je remarque ici la fonction "médiatrice", et "spéculative" (c'est le cas de le dire) du mot et de la notion d'"âme" (cf. § 11, 24ss), entre "l'être" et "la vie" précisément: âme réflexive, spéculaire, miroir (psyché), "mon âme" c'est "moi", "mon être", "ma vie", "ma personne", "moi comme un ou une autre", "l'autre en moi, autre de moi, autre que moi et plus moi que moi", alter ego, interior intimo meo. Et je suis naturellement plus sensible que l'auteur au caractère complexe de la "tradition métaphysique" qui produit cet effet: "âme" aussi animale ou divine qu'humaine, tout autant du côté de la psukhè grecque, chez Platon (cf. p. ex. le mythe d'Er à la fin de la République) comme dans "la Bible", que de la nephesh hébraïque: c'est la tradition chrétienne, patristique, médiévale, scolastique, et finalement cartésienne, qui réduit progressivement mais sûrement l'"âme" de "la vie" en général, d'une "vie" pourtant toujours particulière et singulière, et de toute la métonymie de cette "vie" qui s'étend à ce que nous appelons "inanimé" ou "minéral", événementiel ou artificiel, au seul "humain" et en celui-ci à l'"intellect" -- sans parvenir pour autant à en évacuer le caractère vital, sensible, affectif, "esthétique", animal, qui résiste et resurgit notamment dans la "poésie" (depuis les psaumes jusqu'à la mystique ou à l'amour "profane", l'"âme" ça reste autre chose, tout autre chose, que "l'intellect"). On pourrait d'ailleurs en dire autant de l'"esprit", encore plus fondamental chez Hegel, qui dérive d'une tradition analogue et entremêlée à la précédente, rouah-pneuma-spiritus-Geist-ghost etc., pour arriver en Occident à peu près au même point sans épaisseur de l'"intellect pur": "esprit" ou Geist traduisant indifféremment ou presque noûs, mens ou mind, à partir d'images et d'idées très différentes (souffle, vent, mouvement, encore "la vie").
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 22 Juil 2024, 11:13

QU'EST-CE QUE CELA QUE NOUS APPELONS LA
VIE ? par Michel Henry

La vie est une notion bien vague aux significations multiples puisqu'elle se réfère aussi bien aux phénomènes élémentaires, comme ceux de la nutrition ou de la reproduction, qu'on retrouve chez tous les êtres ayant atteint un degré minimum d'organisation, qu'à l'activité quotidienne des hommes ou enfin à leurs expériences spirituelles les plus hautes. L'« import laudatif » du mot « vie », les prestiges des philosophies romantiques qui exaltent son expansion, ne reposeraient-ils pas simplement sur cette confusion ? À l'idée de vie est liée encore celle de la spontanéité qui dévalorise d'un coup le mécanisme, la logique, la pâle abstraction et la raison elle-même. C'est pour fuir l'irréalité des productions idéales qu'on se replonge dans la vie, qu'elle soit instinctive ou inconsciente, surnaturelle ou mystique. Cependant si une philosophie rigoureuse dressait le compte exact de ces diverses significations, elle retrouverait sans doute, en chacune d'elles, une même essence mystérieuse, visée pour elle-même ou par analogie, celle qui fait que, nous aussi, nous sommes des vivants. Voilà pourquoi lorsque, ouvrant le vieux livre, nous lisons : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », lorsque Kierkegaard écrit que « la Vérité, c'est ce pour quoi on voudrait vivre ou mourir », ou lorsque Marx déclare : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur vie, mais leur vie qui détermine leur conscience », nous sommes, en dépit des progrès de l'analyse du langage, atteints au fond de nous-mêmes et bouleversés en notre être même. Qu'est-ce donc que cela que nous appelons la vie ? 

Vivre signifie être. Mais l'être doit être tel, doit être compris de telle façon qu'il signifie identiquement la vie. Or ce qui caractérise la philosophie occidentale — de son origine grecque jusqu'à Heidegger y compris, [qu'elle se propose explicitement comme une ontologie ou qu'une ontologie implicite la meuve à son insu] —,
c'est qu'elle présuppose en général un concept de l'être qui, loin de recueillir en lui l'essence de la vie, l'exclut au contraire, et cela de façon insurmontable. Voilà pourquoi le concept de vie demeure suspect aux yeux de la philosophie, non point parce que la vie serait quelque chose de vague ou de douteux, elle, la chose la plus certaine, mais parce que la philosophie a justement été incapable de la penser. Pourquoi ? Parce que la vie se trouve constituée en son être le plus intime et en son essence la plus propre comme une intériorité radicale et telle, il est vrai, qu'elle peut à peine être pensée. Ce qui caractérise au contraire l'être occidental et le définit, c'est l'extériorité. Si nous considérons le mur de cette pièce par exemple, nous devons dire que c'est une réalité particulière différente de la table, différente aussi, et plus encore de son être, c'est-à-dire de ce qui fait qu'il est, et qui fait aussi être la table elle-même. Quel est  donc cet être du mur, ou de la table ? C'est, nous dit Fichte, en une proposition qui n'est pas seulement la sienne mais contient le destin de la métaphysique occidentale, c'est « son être en dehors de son être ». L'être du mur ne coïncide donc pas avec le mur lui-même, c'est le mur mais dans la différence infinie qui le sépare à jamais de soi, de telle manière qu'il ne parvient à soi et ne trouve son identité que dans cette différence, dans cette extériorité et par elle. 

Pourquoi l'extériorité désigne-t-elle l'essence de l'être ? Parce que être veut dire apparaître, se montrer et que le déploiement de l'extériorité forme la substance de l'apparence, la phénoménalité pure de ce qui se phénoménalise, l'apparaître du mur mais d'abord de l'apparaître lui-même, le champ où cet apparaître parvient à
l'intuition de soi, le devenir visible de la visibilité, la lumière dans l'effectivité de son acte de luire. L'extériorité est en elle-même le lieu où elle se montre dans un se montrer qui est cet être à l'extérieur comme tel. L'extériorité est en soi le pour soi. 

https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1978-v5-n1-philoso1310/203087ar.pdf
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 22 Juil 2024, 12:22

Michel Henry me laisse toujours perplexe... Dans ce texte assez ancien (1978) le thème de la "chair" qui occupera sa pensée ultérieure n'apparaît pas encore, mais celui de l'"auto-affection" est déjà omniprésent, dans une sorte d'"autisme vitaliste" qui me semble jouxter à la fois un monisme et un solipsisme tautologiques: exclure l'extériorité, c'est une contradiction dans les termes, surtout pour parler d'intériorité sans extériorité, d'immanence sans transcendance, de sujet sans objet, de soi sans réflexivité ou d'individu sans relation... Autant je pense que toutes les oppositions binaires et diamétrales méritent d'être "déconstruites", c'est-à-dire pensées jusqu'à la limite où l'on ex-périmente effectivement leur effondrement, et l'aporie inhérente à chacun des concepts opposés, autant la méthode consistant à absolutiser un seul des termes de l'opposition en niant l'autre me paraît absurde.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeDim 01 Sep 2024, 15:08

En relisant De la grammatologie (1967), je me rappelle que le concept d'auto-affection (cf. échange précédent) avait été beaucoup employé par Derrida dès les années 1960, aussi dans La voix et le phénomène (même année): c'était l'origine phénoménologique (Husserl) du logos, l'illusion et/ou la conscience d'un "soi" identique et présent à lui-même, dans l'action-passion instantanée d'un "s'entendre parler", de la gorge aux oreilles; aussi dans le toucher (on ne touche pas sans être touché, avec ou sans la main): illusion de présence et de maîtrise déconstruites et différées par la trace, mémorielle et graphique, la répétition, le signe, le dessin, l'écriture...

Mais ce n'est pas ça qui me ramène aujourd'hui à ce fil, plutôt une phrase qui m'est venue de nulle part, bien qu'il soit assez facile d'en retracer les diverses provenances (de Parménide à Heidegger au moins): l'"être" n'a pas de sens parce qu'il n'a pas de contraire, et inversement: il n'a pas de contraire parce qu'il n'a pas de sens. Ici commencerait et finirait une "ontologie", le rapport d'un "être" (eimi, einai, ousia, on, ontos) à un logos et à une "logique", avec son jeu dialectique de négation et de réaffirmation ou de confirmation -- ce que Heidegger n'a pas tardé à voir en abandonnant presque simultanément le vocabulaire de l'"ontologie" et l'idée d'un "sens de l'être", pour une "question" ou une "pensée de l'être".

"La vie" à première vue ne manque pas de "contraires", elle en aurait même trop, qui diffèrent les uns des autres et la font différer d'elle-même en conséquence, par exemple la ou le "mort", ou le "non-vivant" qui n'est pas du tout la même chose, si par là on entend ce qui n'est pas plus capable de "mort" que de "vie" (minéral, inerte, abstrait, idéel, mathématique, fictif, artificiel, mécanique...), sinon par métaphore ou métonymie, dans la langue et la pensée qui est encore d'un "être" (étant) et d'un "vivant", etc.

Je me souviens d'un slogan, assez crétin mais accrocheur, aperçu un jour à l'Institut catholique de Paris, "la philosophie c'est penser la vie"... "Pense"-t-on jamais "la vie" ? Et l'"être" ? Est-ce ou non la même "chose", la même "question", la même "pensée" ? Cela me renvoie à une lecture pour moi décisive, celle du Loup des steppes (Der Steppenwolf) de Hermann Hesse, avec sa réflexion sur une citation de Novalis, que je pourrais encore réciter à peu près de mémoire en traduction française tant elle m'avait frappé: l'idée était qu'on ne veut pas nager avant de savoir le faire, qu'on ne veut pas penser non plus pour la même raison, parce que l'homme est fait pour la terre et pas pour l'eau, pour vivre et non pour penser; que celui qui s'est mis à penser en a fait sa principale occupation peut sans doute aller assez loin dans ce domaine, mais qu'il a lâché la terre pour l'eau et qu'un jour il coulera... Formule que j'ai reçue alors (j'étais encore au Béthel de Louviers) comme prophétique, tant j'avais jusque-là plus ou moins consciemment évité de "penser", au moins autant que de "vivre"...

Toujours est-il, pour revenir au "couple" de ce fil, qu'on ne "penserait" "la vie" qu'en la ramenant à "l'être", et inversement; et que si c'est une erreur, une faute, un accident, une chute ou un péché originel, il est inhérent à toute origine, à tout "commencement", d'être, de vie ou de pensée. Cela ne détermine aucune "époque" particulière, ou bien cela les détermine toutes, différemment, comme la totalité du "temps" et de l"histoire", du moins dès lors qu'il y aurait un "temps" et une "histoire", c'est-à-dire quelqu'un pour les "penser", fût-ce à tort, comme "totalité".
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 02 Sep 2024, 10:40

Être en vie
Je te salue Jean-Luc
Danielle Cohen-Levinas

Sans salut, face à l’impossible, juste capables de saluer notre si singulière aventure1

1Oui, c’est vrai, nous avons pensé tant de fois, chacun d’entre nous différemment, que Jean-Luc Nancy était immortel ; qu’il avait pour ainsi dire ressuscité tant de fois sans jamais être mort, sans que cette résurrection fût précédée de ce que nous nommons la cessation de la vie.

2Tant de fois nous avons eu peur, nous avons été saisis d’effroi devant l’inéluctable, parce que, non, Jean-Luc Nancy ne pouvait pas mourir. Il nous l’avait prouvé tant de fois. Tant de fois il s’était lui-même surpris à déjouer la prévisibilité la plus propre de l’existence, ce qu’il appelait, dans un article consacré à Heidegger et paru en 2019 dans Le Nouvel Observateur, « la vie sans mort »2. La tâche de la vie ne pouvait pas être autre chose que la réouverture du sens même d’un mourir qui ne vient pas, d’un mourir infiniment ajourné ; d’un mourir infiniment vivant. D’un mourir vivant jusqu’à la mort. « Morts ou vivants », disait Jean-Luc Nancy, « les amis sont des esprits », « un esprit souffle à sa manière – mort ou vivant »3.

Le souffle passe infiniment le souffle

10Jean-Luc Nancy est mort le 23 août 2021, mais le seul fait de dire « il est mort », est une manière de nous rappeler que la mort elle-même est une exposition à la vie ; une exposition qui se donne à un dehors que la tradition philosophique a souvent nommé « finitude », ou encore « être-pour-la-mort ». Mais, pour Jean-Luc Nancy, la mort ne signifiait pas uniquement finitude. Elle signifiait avant tout être un corps ; un corps exposé à une extériorité. Pour le dire autrement, et dans l’esprit de Nancy, seul un vivant peut dire : « je suis mort », alors qu’en définitive il dit « je suis en vie », ou encore, « je tombe de sommeil », « je m’absente mais je reviens ». Autant d’expressions que je me surprends à imaginer dans la bouche de Jean-Luc Nancy, « dans une vie d’avant »7. D’avant la mort ? Non, d’un avant encore plus lointain, un Jadis et naguère8 qu’aucune mort ne peut toucher. De bouche en bouche, j’en arrive à le faire parler, à exposer des paroles dont je suppose qu’il ne les aurait pas raturées. Sans ce risque pris de l’exposition, le sens de l’existence retomberait en pure vacuité. Si les corps que nous sommes ne sont pas ouverts au dehors, à quoi sont-ils ouverts ? Que pourrait signifier un corps ouvert au-dedans ? Au-dedans de quoi au juste ? On imagine aisément que ce corps enfermé en lui-même, clôturé du dedans, sans porte ni fenêtre, serait un cauchemar : le cauchemar du solipsisme, de l’enfermement, de la psychose du dehors. Paradoxe de l’ipséité, nous n’accédons à nous-mêmes que du dehors, comme si nous étions nous-mêmes des dehors, des extériorités avec ou sans destination. Nous sommes en vie parce que nous sommes exposés. Je ne dis pas « nous existons » parce que nous sommes exposés. Je dis, « nous sommes en vie ». Être en vie : voilà l’idiome, le shibboleth qui caractérise de manière irréductible l’œuvre et la pensée de Jean-Luc Nancy. Ne dit-on pas qu’un bateau possède un bâbord et un tribord ? Une manière d’échapper au tout de la terre comme au tout des fonds marins. Nous sommes un peu comme des êtres d’équipage, à qui il est donné de passer infiniment du dedans au dehors, du bâbord au tribord. Une des références majeures de Nancy était Pascal, dont il aimait à citer l’aphorisme tiré de la liasse Contrariétés : « [L]’homme passe infiniment l’homme »9. – Nul référence au monde, au sens du monde ou à sa dislocation. Avec ou sans monde, nul doute que pour Nancy l’homme continuera à passer infiniment l’homme – sauf à penser que la fin de l’homme ne saurait survivre à la fin de l’histoire et à la mort du sens du monde ; sauf à penser que l’infini serait supplanté par l’indéfini ; que le dehors ne serait qu’un avatar du dedans. Sauf à penser que les êtres d’équipage que nous sommes couleront en même temps que le bateau ; sauf à tenir bon le cap et à ne pas renoncer à ce qu’il y ait du sens. Le sens même de la vie. Car nous sommes au monde. Car jamais le sens n’est produit ou fabriqué ou auto-décrété. Le sens a lieu. Le sens est un « faire ». C’est un « faire » et c’est une « question ». Le sens passe infiniment le sens. Le « sens du monde »10 habite le dehors que nous sommes. Dire que le monde est dépourvu de sens est une erreur. Quand le sens ne fait plus monde, il reste encore le sens : « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen »11. Vision abyssale du monde et du sens. Sans doute est-il vain de penser que le monde n’a de sens que pour autant qu’il touche à sa fin. Le sens n’est pas la clôture, mais l’ouvert et le sens de l’ouvert est irreprésentable.

Entre-corps

11C’est donc la question du dedans-dehors, de l’intériorité et de l’extériorité, de la vie et de la mort qui retient mon attention. Cette question, pour autant que nous la considérons comme la signature du philosophe, affecte également une autre question : celle du monde, de l’épuisement du sens du monde, à tel point que nous ne savons plus très bien si c’est le monde qui fait sens, ou si c’est le sens qui produit le monde. Nous connaissons l’assertion de Nancy, désormais célèbre : « Il n’y a plus de sens du monde »12. Le tragique de cette assertion, c’est qu’elle peut se lire à géométrie variable : Il n’y a plus de monde auquel donner un sens ; ou encore : Il n’y a plus de sens donc il n’y a plus de monde. Il n’y a plus de sens, il n’y a plus de monde, mais il y a la vie : la vie plus que la vie, qui se tient sur la ligne de crête entre la vie la mort. Histoire d’un monde et d’une époque où les médiations font défaut13. Cruauté et crudité habitent un monde en déshérence. À qui la faute ? Au capitalisme, qui pour Nancy insuffle la cruauté et détruit le rapport au sens du monde et de l’autre ? Au totalitarisme, dont la principale pulsion est d’asservir les peuples et les nations ? Passage d’un monde de soi à soi à un monde de l’entre-deux, de l’entre-nous, de l’entre-corps ; passage d’un monde de l’écriture à un monde de l’excriture, de la pulsion qui insuffle la vie en même temps qu’elle donne la mort. Le sens du monde ne serait-il pas lui aussi en quête de débordement, d’une excédence d’où surgirait une autre pulsion de vie, même si l’idée de pulsion demeure inconnaissable ?

Je fais donc j’existe

15« Que faire ? […] Non, je dis simplement que nous faisons déjà »17, écrit Nancy, qui prend à témoin l’immense complexité du faire à travers les personnages de Beckett en attente de Godot, ou encore en évoquant la scène culte du Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, celle où Anna Karina psalmodie en marchant sur la grève : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! » Cependant que Jean-Luc Nancy n’y va pas par quatre chemins, puisque dès l’introduction, il précise qu’à cette question, « que faire ? », il n’y a que deux réponses possibles. L’une : « La première : il faut changer la question. La seconde : l’autre : nous sommes déjà en train de le faire »18. Autrement dit, nous sommes déjà exposés les uns aux autres. De cette exposition naît une possibilité d’affrontement, de confrontation, de lutte, de combat politique pour s’approprier les corps, à savoir pour s’approprier l’inappropriable. Nancy pensait que la vie, la vie plus que la vie, est comme tiraillée entre la formation d’un corps et sa disparition – ce que les anciens appelaient l’âme. Et si nous désignons par le mot « âme » ce mouvement de disparition des corps, c’est sans doute parce que nous ne parvenons pas à incorporer l’idée même que le corps peut disparaître ; parce que, précisément, il ne nous appartient pas. Mais autant le sujet, pour Nancy, est offert à l’excès de sens, autant la multitude des corps est exposée à l’expérience de la communication qui peut faire sombrer le sens du corps dans des mirages mortifères, dans le commun de la globalisation où plus aucun singulier ne se reconnaît.

https://journals.openedition.org/cps/7522
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeLun 02 Sep 2024, 11:54

Très beau texte d'adieu (avec ou sans dieu). Jean-Luc Nancy aura été un des interlocuteurs les plus constants et les plus intéressants de Jacques Derrida, qui lui avait d'ailleurs consacré un livre magnifique, Le toucher, Jean-Luc Nancy. Le thème du "toucher" renvoyant, entre autres, à l'"auto-affection" dont nous parlions précédemment.

L'adieu de Danielle Cohen-Levinas à Nancy, et à travers lui à tant d'autres morts plus vivants que jamais, par toute sorte d'écriture ou d'excriture jetée ou échappée au-delà de tout nom, de tout visage, de tout corps et de toute vie, intéresserait aussi, tout particulièrement, notre discussion sur le dehors -- extériorité que dit d'ailleurs tout aussi bien le terme d'"existence", malgré l'usage courant qui le réduit à un synonyme indigent d'"être" et de "vie": ek-sistence, ek-stase, il y a du dehors dedans et du dedans dehors, tout se joue à la limite sensible, tactile, la peau, la main, le doigt, de toute perception; limite de proximité, puisqu'on touche toujours de plus près qu'on ne voit ou n'entend, ultime aussi, puisqu'on peut encore toucher et être touché quand on ne peut plus ni voir, ni entendre, ni sentir, du moins au sens "olfactif" et "subjectif" du verbe.

Le "vivant" ne se borne jamais à l'individu, ni au groupe, ni à l'espèce, ni même à son "environnement" (biotope, biosphère, biodiversité), il n'est qu'échange du dedans et du dehors, par toutes les limites poreuses, et par tous les trous, ouvertures, ou invaginations, au-delà de toute économie ramenant au domaine (oikos, domus), revenant au même ou au propre d'une "propriété" ou d'une "identité" quelconque, individuelle ou collective. On ne "vit" qu'en étant et en devenant "autre". Même l'"avec" (sun, cum, mit, etc.) ne s'oppose pas au "sans", pas plus qu'au "contre" dont il est si souvent complice: il y a toujours de l'"avec" et du "dehors" dans la solitude ou l'intériorité, du with-out dans le with-in et réciproquement; "avec-sans", disait ma fille quand elle était petite... Double, multiple, indénombrable scène, peuplée, habitée, hantée dans le prétendu for intérieur comme sur tout forum extérieur, d'autre et d'autres, de morts et de vivants, de noms et de visages, de mots et de choses, de traces et d'ombres innombrables.

La remarque sur bâbord et tribord, aussi bien sur la gauche et la droite, le dessus et le dessous, le devant et le derrière, le dedans et le dehors, l'ici et le là, le maintenant et l'alors, mérite d'être méditée: point de vue, perspective, situation d'un "sujet" situé, embarqué, comme au-dedans d'un "soi" et d'un "sien" singulier et pluriel, d'un corps individuel et collectif, et toujours en rapport d'exclusion-inclusion réciproque au dehors; seule (im-)possibilité de "sens", sensoriel, sensible et directionnel, qui perdrait instantanément tout sens dans l'absolu d'une totalité, d'une objectivité sans subjectivité, s'il y avait jamais rien de tel. Sens rigoureusement indiscernable, dès lors, d'une illusion (de perspective).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeJeu 05 Sep 2024, 11:38

Penser l’exil pour penser l’être
Olivia Bianchi

1L’exil est vécu comme une coupure, une fracture, une perte. Et nombreux sont les individus qui, ayant expérimenté l’exil, ont fait état de cette perte qui n’est pas anodine. Et comment le serait-elle, puisque l’objet que l’on pleure dans l’exil, c’est le lieu de son origine, celui qui nous a vu naître, ce lieu duquel nous nous sommes arrachés pour fêter notre rencontre avec le soleil. Ce que nous perdons dans l’exil, c’est le sens de cette rencontre inédite entre un individu et la vie : l’exilé n’a plus devant ses yeux la raison totale de son existence, il n’en a que des bribes, des séquences, des souvenirs… L’exilé est un homme déraciné qui vit son exil comme s’il goûtait la mort. L’exil, en effet, dépasse et de loin, la modique question de l’appartenance. L’exilé ne pleure pas une parcelle de terre qui, de fait, ne lui appartient plus, mais il pleure ce rapport à l’être qu’il a perdu et qui le définissait. Si nous posons la question de l’origine, c’est qu’elle entretient un lien nécessaire avec celle de l’exil qui est la privation d’un lieu propre pour un peuple ou un individu. Cette privation est le plus souvent vécue ou interprétée négativement, elle s’apparente à une punition, à un acte de pénitence soumis à une durée souvent indéterminée. C’est ainsi qu’être privé de sa terre, c’est pour certains peuples être condamné à l’errance, à l’indigence, bref à un avoir nul. Et il convient dès lors de récupérer cet avoir perdu par un autre, dont il importe peu qu’il le vaut, tant qu’il lui ressemble ! Or l’avoir est transitoire. Et toutes les politiques de conquêtes (religieuses ou économiques) qui fondent leur être sur l’avoir, nient la valeur de l’origine plutôt qu’elles ne l’affirment. Elles ne créent qu’un avoir de trop appelé lui-même à disparaître au profit d’un autre, puis d’un autre.

L’exil comme négativité vécue

4Lorsque nous songeons à un exil possible, nous croyons hypothéquer notre mémoire, notre passé, cette partie de nous-mêmes qui dirige notre présent et c’est précisément cette hypothèque de notre existence passée, de notre mémoire, qui provoque le regret. Nous disons adieu à ce que nous avons été, puis à ceux qui ont été en même temps que nous et que nous laissons derrière nous telles des statues de marbre figés dans une immuabilité sans promesse. C’est pourquoi la conscience d’être de l’exilé est cette conscience malheureuse, non pas dans le sens que lui impartit Hegel, comme conscience scindée qui essaye de surmonter sa contradiction, mais comme conscience déchirée qui se sait être là où elle n’est plus, mais aussi n’être jamais plus là où elle est ; comme en témoigne cette prière d’Augustin qu’il adresse à Dieu :

« Mais je retombe en ce bas monde dont le poids m’accable, je redeviens la proie de mes habitudes, elles me tiennent, et malgré mes larmes, elles ne me lâchent pas. Tant est lourd le fardeau de l’accoutumance ! Je ne veux pas être où je suis et je ne puis être où je veux : misère de part et d’autre ! ».

5 Misère de part et d’autre de l’exil ! Comme le suggèrent les paroles d’Augustin, la conscience d’être de l’exilé est cette conscience ubiquiste qui se manque à chaque fois. Il s’agit vraisemblablement d’une conscience qui n’existe que dans son propre intervalle, non dans le repos, mais dans un va-et-vient épuisant et qui s’achève le plus souvent sur une tentative désespérée et négative pour récupérer le repos, sous n’importe quelle condition et à n’importe quel prix (au contraire d’Augustin qui lui trouve le repos dans la confesse). C’est bien là, la réalité de l’exilé : être condamné à l’errance.

6La tradition philosophique est pleine de cette idée d’une conscience malheureuse qui va et qui vient sans jamais se destiner à aucun repos. Tout se passe comme si la conscience ne pouvait vivre que dans son propre exil, dans sa propre échappée solitaire. Ainsi Lucrèce dans le De natura rerum insiste-t-il sur cette tendance qu’ont les hommes de s’esquiver tout au long de leur existence : « chacun passe son temps à se fuir »vii écrit-il. L’occupation à tout va, les affaires constituent, en effet, et de manière anodine, ces formes exilantes de la conscience qui passe le plus long de son temps à se fuir dans des pérégrinations futiles par crainte d’être rattrapée par le néant et ce, de telle sorte que notre existence entière semble s’écouler à faire autre chose. Certes, chez les Anciens, l’exil de la conscience a toujours consisté à s’échapper d’un lieu, précisément celui du corps, de cet attachement fortuit ou nécessaire (il est difficile de trancher) auquel nous appartenons, mais qui ne nous appartient pas.

Les figures de la conscience en exil

12Ce qui nous intéresse dans l’exil, c’est qu’il n’existe pas sur le seul mode d’être physique ; s’exiler ce n’est pas seulement changer de lieu, mais que la conscience elle-même tend à l’exil. Et cet exil est plus exilant que le corps. Prenons l’exemple de la mauvaise foi ou du mensonge qui sont des sortes d’exil de la conscience, c’est-à-dire de départ volontaire ou forcé de la conscience (bien souvent l’homme ment ou se montre de mauvaise foi par une nécessité intérieure) pour un ailleurs qui reste à inventer et à définir. Dans une version moderne du platonisme, nous dirions que le gardien de prison (second exemple de la tripartition platonicienne) n’a pas conscience qu’il est un exilé et que d’une certaine façon, il n’est pas beaucoup plus libre que les prisonniers dont il s’occupe. Certes, il n’est pas ceux qu’il enferme, mais cette différence qui existe pourtant entre le geôlier et son prisonnier n’est pas aussi solide et évidente qu’il n’y paraît. Comment, en effet, ne pas interpréter ce double tour de clef par lequel le gardien ferme la cellule comme un double enfermement, celui de ses prisonniers certes, mais aussi le sien, en tant qu’il est indissociable du premier ! Comme l’écrit Sénèque à propos de la Fortune à laquelle sont enchaînés tous les hommes : 

« pour les uns, la chaîne est d’or et souple, pour les autres, étroite et grossière, mais quelle importance ? C’est la même prison qui nous enferme tous et ceux qui tiennent les autres enchaînés le sont eux-mêmes pareillement »xii.

18A plusieurs reprises, Nietzsche pressent cette fonction vitaliste ou dionysiaque du masque et du travestissement, et de cette nécessité qui existe pour l’homme à vivre dans un monde de l’apparence, là où il n’y a plus d’être fixe, et là où l’on peut, à force de dissimulation, vivre à sa guise :

 « J’imagine très bien un homme qui, ayant à dissimuler quelque chose de précieux et de fragile, roulerait à travers l’existence avec autant de rondeur et de grossièreté qu’une vieille futaille lourdement cerclée : ainsi le veut la délicatesse de sa pudeur (…) Cet homme secret, qui use instinctivement de la parole pour se taire et taire ce qui doit être enfoui, qui invente inépuisablement des ruses pour se soustraire à la communication, cet homme, dis-je, ne désire rien tant que de voir un masque lui tenir lieu de visage dans l’esprit et le cœur de ses amis ; et s’il ne le désire pas, ses yeux s’ouvriront un jour, et il verra qu’il se confond tout de même avec un masque, et que c’est bien ainsi »xv.

20Du point de vue de la conscience exilante, comme celui du corps, l’exil est donc un terrain neutre qui rend la mort plus avenante :

 « Heureusement que nous avions vécu à une longue distance l’un de l’autre, heureusement que quelques années d’absence t’avaient préparée à ce malheur. Quand tu es revenue, ce n’était pas pour profiter de la présence de ton fils, c’était pour perdre l’habitude de regretter son absence ; si tu m’avais quitté bien avant, tu aurais supporté plus vaillamment la situation car le temps atténue les effets d’une absence »xvi.

22Ma conscience s’échappe de moi pour le monde, là elle trouve un monde qui n’est pas moi, mais qui ressemble au lieu d’exil de ma conscience. Que me dit celle-ci ? Elle m’indique que ce monde que je pose n’est pas moi, mais qu’il est quelque chose de moi, mais qui n’est pas tant que je suis et qui est tant que je ne suis pas. Ces choses qui sont tout et rien à la fois (il peut s’agir d’individus comme d’objets) et qui sont l’exil de ma pensée ou encore mes souffre-douleur m’avertissent aussitôt de ce que je suis là où je ne suis pas, de peur d’être là où je ne dois pas être, c’est-à-dire auprès de moi. Nous disions que souffrir ou mourir, c’était précisément être là où on ne doit pas être. Nous le disions à propos de Platon qui pose l’exil dans le monde sensible, là où les hommes se manquent à force de manquer leur origine. Ici, c’est l’inverse qui se passe. C’est que l’exil m’apparaît comme la condition de possibilité de mon être, puisque tant que je suis loin de moi (auprès des choses), je me familiarise avec mon être sur le mode de ne l’être pas. Or c’est par cette saisie exilante que je récupère mon être. Certes, cet être que je récupère est un être affecté, puisque la conscience fait retour sur elle-même, mais sans cette affection l’être n’existerait que sur le mode de la facticité.

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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeJeu 05 Sep 2024, 12:23

Merci pour ce texte d'une rare profondeur, qui mérite d'être lu et médité...

Il m'a rappelé plusieurs choses au fil de la lecture. A commencer par la comptine anglaise que Losey avait placée en exergue de Cérémonie secrète, et qui ressemble étrangement aux Confessions de saint Augustin:

Oh that I were where I would be !
Then would I be where I am not;
But where I am there I must be,
And where I would be I can not.


Dont une traduction, toujours déficiente par rapport aux subtilités idiomatiques de l'original, mais chantable sur le même air (qui me trotte dans la tête), pourrait être:
Ah si j'étais où je veux être !
serais-je alors où je ne suis,
mais là où je suis je dois être,
et où je voudrais je ne puis.

Et puis le titre d'un vieux billet, dont le rapport à son contenu n'est probablement clair que pour moi, mais qui évoquait justement le paradoxe supplémentaire d'être exilé chez soi, revenu de tous les exils, déportations, bannissements, exclusions, mais aussi aventures, entreprises, voyages, périples, pérégrinations, odyssées, et plus étranger là que nulle part ailleurs... Tout est faux, tout est vrai, mouvement, repos, départ, arrivée, retour, origine, destination, commencement, fin, action, passion, etc.

Pour revenir (quand même !) au couple de ce fil: exilé de l'être par la vie, exilé de la vie par l'être, entre les mots et les choses un tremblement de tous les sens, de l'écart, de l'espace, du dehors, du jeu, l'impossible possibilité d'une marche, d'une respiration ou d'un battement de coeur, même si c'est aussi un jeu de dupes...
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Sep 2024, 10:41

L’exil comme expérience
Alexis Nuselovici (Nouss)

Lévinas, justement, nous éclaire : ne pas se contenter d’être au monde – et de ce que le monde soit – mais se sentir toujours remis en question, relever d’un être-questionné, ne pas être sûr de son droit, de «  sa place au soleil  »13 revendiquée soit par légitimité généalogique, soit comme récompense d’efforts personnels, et – pour filer la métaphore – à l’ombre de sa bonne conscience, car dans l’occupation tranquille d’un quelque part, c’est peut-être la place d’un autre qui est occupée. Impératif éthique : « Personne n’est chez soi » (Lévinas E, 1987 : 108), écrit Lévinas en appuyant son assertion dans la narration biblique – « La condition – ou l’incondition – d’étrangers et d’esclaves en pays d’Égypte rapproche l’homme du prochain » (Id.) – autant que dans le récit humain : « Cette « étrangeté à tout lieu […] n’est pas construction de philosophe mais l’irréelle réalité d’hommes persécutés dans l’histoire quotidienne du monde, dont la métaphysique n’a jamais retenu la dignité et le sens et sur laquelle les philosophes se voilent la face » (Ibid.  : 110). La conscience exilique – c’est-à-dire la conscience née de l’expérience exilique mais applicable à l’expérience humaine en tant que telle – serait cette condition14 qui fait que je ne force pas un autre à l’exil. Un principe guide cette éthique de l’exil, celui d’ « excendance » , que Lévinas introduit pour étayer le thème philosophique de l’évasion, besoin qui serait attaché à la sensibilité moderne. Le terme apparaît dans deux textes écrits dans une première partie de son parcours philosophique qui traverse l’épreuve de la guerre et de la shoah : De l’évasion (1935) et De l’existence à l’existant (1947). Dans les deux cas15, l’excendance est associée à  la quête du bonheur qui chez Lévinas ne saurait apparaître comme satisfaction narcissique mais comme la recherche d’un vivre-ensemble pacifié, celui pour lequel l’exiliance se pose à la fois comme menace et comme défi. 

Besoin d’évasion. L’être humain, en effet, est à l’étroit dans son être, dans son être-humain, dans son être d’humain. Il lui colle a la peau, précisément comme une peau. Comme le nuit qui pour celui qui ne dort pas pèse tel un voile étouffant. L’être humain se sent condamné à n’être que lui-même, coincé dans son identité humaine, il n’a qu’elle alors que son esprit – ou son âme – lui promet d’autres horizons, lui fait entrevoir des ouvertures possibles, à l’infini, l’invite à être plus que lui-même : « Dans l’identité du moi, l’identité de l’être révèle sa nature d’enchaînement car elle apparaît sous forme de souffrance et elle invite à l’évasion. Aussi l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c’est-a-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même »16 (Lévinas E., 1998 : 98).

Voudrait-il s’évader que l’être humain ne peut l’entreprendre au risque de tomber dans le néant. Or «  être vaut mieux que ne pas être  » (Lévinas E., 1993 : 9), comme le conseille Lévinas. Par ailleurs, les aventures, les fuites, les déguisements sont illusoires car l’être est toujours là et «dans nos voyages, nous nous emportons » (Ibid., p. 151). Reste cette pulsion, ce besoin d’évasion qui se pose aporétiquement : vouloir sortir de l’être mais vouloir qu’illustre la pensée idéaliste quoiqu’elle demeure prisonnière des catégories de l’ontologisme, captive du fait accompli alors même qu’elle cherche à le nier. Il importe de conserver ce vouloir car il a valeur éthique : « Et cependant dans les aspirations de l’idéalisme, sinon dans sa voie, consiste incontestablement la valeur de la civilisation européenne : dans son inspiration première l’idéalisme cherche à dépasser l’être. Toute civilisation qui accepte l’être, le désespoir tragique qu’il comporte et les crimes qu’il justifie, mérite le nom de barbarie » (Lévinas E., 1998 : 127). Cette barbarie est nommée car elle est historique et renvoie à « l’idéal germanique » du nazisme sous la guise d’une obsession du biologique : « Enchaîné à son corps, l’homme se voir refuser le pouvoir d’échapper à soi-même »17 (Lévinas E., 1997 : 21). 

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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) - Page 2 Icon_minitimeVen 13 Sep 2024, 11:53

Petit texte intéressant, peut-être pas par où il semble le plus excessivement ou inutilement chiadé sophistiqué... Il convoque d'ailleurs via Levinas, et sans toujours le dire, pas mal de formules et d'images "bibliques" saisissantes, sur le rapport au lieu -- par exemple, "son lieu ne le reconnaît plus", ou "la terre vomira ses habitants"...

En remontant au grec on pourrait souligner davantage ce que l'"expérience" a à voir avec le voyage, comme on l'entend encore dans l'Erfahrung allemande (que Heidegger, retour à un élément de notre sujet, oppose régulièrement à l'Erlebnis, ce "vécu" valorisé par le nazisme vitaliste, biologiste, et qu'il méprise): l'épreuve, peirazô, peirasmos etc., c'est aussi la traversée ou le parcours d'une contrée, d'un territoire, de part en part, jusqu'à la limite (pera, pays, région, frontière, d'où aussi "aporie"): l'"empirisme" et l'empire, qui ont pourtant une tout autre étymologie, grecque et latine respectivement (pour le second rattaché au commandement, imperium, comme l'impératif), se rejoindraient à la frontière, et se superposeraient rétrospectivement sur toute leur étendue.

L'exil dérive, de métaphore (trans-port) en métonymie, de sens "propre" en "figuré", du passif à l'actif (exil subi, exil volontaire), jusqu'au grotesque ou à l'obscène quand un "exilé" poseur, intellectuel ou artiste de salon qui se gargarise d'exils métaphoriques, se retrouve nez à nez avec un migrant qui ne connaîtrait du mot que son sens le plus nu, s'il le connaissait...

Sans surprise, cela nous renvoie encore et toujours au dehors.

Pour revenir (?) à notre couple thématique, tout ça, l'exil, l'expérience, le déplacement, la déportation, la dislocation, la dispersion, la dissémination, le mouvement, le changement, le voyage, le parcours, le trajet, l'itinéraire, le devenir, l'événement, l'histoire, tout ce qui ne revient jamais à son point de départ même s'il y revient, comme le fleuve ou l'homme d'Héraclite, c'est bien ce qui fait trembler à la fois "l'être" et "la vie", les deux ensemble et l'un par rapport à l'autre, déroutant toute identité et toute opposition, de sorte que rien ne revienne jamais, nulle part, au même... Le fameux logos d'Héraclite, c'est que tout n'est un qu'en différant.
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