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 L'être ou la vie (?)

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Narkissos

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MessageSujet: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMar 21 Mai 2024, 11:10

L'une des oppositions les plus nettes, quoique différées et décalées, entre Nietzsche et Heidegger (qui m'auront tous deux beaucoup marqué sur le tard) se situe entre "la vie" et "l'être".

Dès ses textes de jeunesse, Nietzsche choisit expressément "la vie" contre "l'être" (qu'il perçoit de façon statique, selon sa lecture de Parménide appauvri(e) de Platon à Hegel: l'être distinct du temps, et donc du devenir, réduit à un concept absolument vide). Vers la fin d'un XIXe siècle qui a par ailleurs fait du "vivant" -- non de "la vie" -- un objet de "science" expérimentale et historique (zoologie, biologie, Darwin, Pasteur, etc.), c'est lui qui introduit avec fracas "la vie" en philosophie, lui associant la "volonté de puissance" dérivée antithétiquement de la "volonté" (tout court) de Schopenhauer, dont la perspective "vitale" était plutôt pessimiste; Nietzsche tout à fait isolé de son vivant mais suivi d'une large postérité posthume, reconnaissante ou pas, au moins sous ce rapport (du temps, du devenir et de la vie contre la logique intemporelle des propositions affirmatives ou négatives, cf. déjà Bergson en France). Aussi hors philosophie, hélas ! puisque, comme on ne le sait que trop, c'est le nazisme vitaliste, biologiste, racialiste, qui va se réclamer le plus bruyamment de Nietzsche, en grande partie à contresens (notamment en matière d'antisémitisme) mais non sans une certaine continuité thématique (la volonté, la puissance, la vie, l'espace vital, etc.).

Avec Sein und Zeit, Être et temps (1927), Heidegger, qui vient de la "phénoménologie" de Husserl, va faire un mouvement quasiment inverse, le choix de "l'être" contre "la vie". Et malgré ses convictions nazies de 1933 il n'aura de cesse de combattre (intellectuellement) le "vitalisme" ambiant, y compris dans de longues explications, discrètes, patientes, complexes, laborieuses, aux antipodes du style nietzschéen, avec les textes de Nietzsche, en lui consacrant spécifiquement, vers la fin des années 1930, plusieurs séries de cours qui remplissent deux volumes (Nietzsche I et II).

En dépit de cette introduction philosophique, ou plutôt d'histoire (sommaire) de la philosophie, je n'oublie pas que nous sommes dans la (vaste) rubrique "religion"; mais le rapport de "l'être" et de "la vie" m'y semble tout aussi pertinent. Car il y a aussi (d'abord !) dans toute la tradition "biblique" et monothéiste, juive, chrétienne et musulmane, une tension théologique profonde entre la "vie" et l'"être", entre "dieu vivant" et "Dieu étant (suprême)", identifié à "l'Être" ou source transcendante, créateur de "l'être" et par là même "au-delà de l'être", epekeina tès ousias comme le Bien platonicien ou l'Un plotinien -- donc à la lettre n'étant pas comme les "choses" sont (cf. notamment ici). Le jeu des majuscules dans ces formules est tout sauf accessoire ou fortuit, puisque le passage de "la vie" à "l'être" correspond en partie à celui du polythéisme au monothéisme, des dieux à Dieu, ou de la mythologie à la théologie, dont nous avons souvent parlé ailleurs.

Dans la langue hébraïque, à laquelle ni Nietzsche ni Heidegger ne se sont intéressés, il y a curieusement peu de différence phonétique et graphique entre (ce qui correspond à) "être" (hyh, aussi devenir, advenir, inséparable du temps et de l'événement, et d'emploi plus économe et significatif que son équivalent grec ou français; il ne sert quasiment jamais de "copule" dans une "prédication" de forme S est p, Sujet est prédicat) et "vivre" (hyh): une lettre d'écart, ou heth, dont la différence phonétique échappe à la transcription grecque, latine ou française (esprit rude ou doux, h dit "aspiré" ou "muet", ou rien du tout)... La tension dont je parle est sensible dans toute la Bible, elle traverse ou transit le divin et son histoire d'un bout à l'autre puisqu'il est question de "Dieu vivant" (avec majuscule dans les bibles françaises) dans les deux "Testaments", et que dès le premier (AT) le nom dudit "Dieu" (Yhwh) est expliqué par (un jeu de mots sur) l'"être" (hyh, Exode 3).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMar 21 Mai 2024, 16:24

La réalité selon Nietzsche
Blaise Benoit

II – La réalité comme devenir ; le Versuch comme « expérience » de ce devenir

Avec ce deuxième moment, on passe du fond identique à soi, du fond qui est, sans différenciation interne, à la considération de ce que Schopenhauer appelle le plan de la représentation, à la considération de la manifestation elle-même. Nietzsche aborde alors la réalité comme devenir, et l’image héraclitéenne du fleuve est récurrente. Dans cette optique, le devenir vaut pour lui-même : la scission Volonté/représentation, Dionysos/Apollon disparaît ; la pertinence de l’opposition entre surface et profondeurdisparaît donc aussi. L’ontologie de Nietzsche devient une « anti-ontologie ». Le devenir est mis en avant, en acceptant ses conséquences extrêmes. En effet, quand on dit que tout devient, on peut évidemment considérer que c’est le même qui devient. Or on trouve chez Nietzsche des textes où plus rien n’est, au sens où être impliquerait une forme même minimale d’identité à soi. Le sujet, autrui, le monde, ne sont alors que des façons de simplifier le devenir, c’est-à-dire de le pétrifier. Prenons l’exemple du rapport de cause à effet. Avec cette relation, nous construisons deux états distincts et séparés de ce flux qu’est le devenir et nous nous interrogeons ensuite sur leur interaction. Par conséquent, la causalité présuppose le principe d’identité que nie le devenir pensé dans sa radicalité. Il n’y a pas de fait et donc pas de rapports constants entre « faits » : la notion de loi scientifique est un « faitalisme » . Par ce néologisme ironique, Nietzsche raille la prétention positiviste à introduire de force une causalité mécanique dans le devenir, qui aboutit à la construction de la notion de « fait » à partir de la projection d’un enchaînement nécessaire, là où il n’y a que le devenir comme incessante métamorphose. La réduction de la réalité à l’atome ne trouve pas non plus grâce aux yeux de Nietzsche, « le plus strict adversaire de tout matérialisme ». Et la métaphysique et la science appauvrissent cette sorte de jaillissement vital qu’est « la » réalité, aidées en cela par le pouvoir d’innovation du langage, qui accrédite la discontinuité du devenir en créant de toutes pièces des faits isolés, c’est-à-dire des êtres purement langagiers là où il n’y a qu’un continuum sans cesse renouvelé.

Cette réalité est donc indicible. Pour autant, Nietzsche tente de la dire au moyen non d’un mode d’accès au sens strict, mais d’un type de regard spécifique : le . Cette expression désigne l’essai, la tentative, l’expérimentation, le « coup de sonde », au sens du tâtonnement revendiqué et donc de la prise de risque. Le Versuch donne voix à l’inventivité qui doit résulter du scepticisme. Par là même, l’impossibilité à parler en vérité de « la » réalité doit nous conduire non à la suspension du jugement, mais au foisonnement des perspectives. Dès lors, contre l’obsession d’une impossible adéquation, il s’agit de faire jaillir des possibles, d’où la forme aphoristique de la pensée de Nietzsche. Le Versuch s’apparente ici au jeu, éminemment sérieux, car il s’agit de « faire l’épreuve de... » en menant l’expérience à son terme, aussi terrible soit-elle pour nos habitudes mentales. Le Versuch peut donc aller jusqu’à une forme d’ascèse.

Cette recherche inventive implique le problème du perspectivisme : en effet, le concept de réalité a-t-il encore un sens unitaire dans une pensée qui revendique la multiplication des points de vue ? En ce sens, Nietzsche serait un penseur de la pluralité irréductible, de l’éparpillement sans synthèse, du multiple non unifiable. Pour autant, faire du perspectivisme le caractère propre de l’être, c’est bien s’orienter vers une « anti-ontologie », si l’on entend par « ontologie » l’éclaircissement de l’unité de l’être, désormais dissoute. Et, en même temps, le perspectivisme est bien une façon de tenter de dire l’indicible – à savoir, une forme résiduelle d’unité. Par conséquent, c’est précisément parce que la réalité se dérobe que le perspectivisme est mobilisable, comme Versuch.

Mais le devenir manifeste certaines régularités, il n’est pas que le jaillissement anarchique, toujours différencié d’avec « soi ». Le devenir est un jeu de forces que circonscrit l’hypothèse de la volonté de puissance.

https://www.cairn.info/revue-philosophique-2006-4-page-403.htm
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMar 21 Mai 2024, 19:39

Article très intéressant.

L'inconvénient grammatical, logique et conceptuel de tous les verbes, qu'ils soient dits d'état (être, devenir) ou d'action (vivre, changer, agir, subir, etc.), c'est qu'indépendamment de ce qu'ils disent ils requièrent et supposent (sub-posent) un sujet (sub-jectum) qui, lui, ne changerait pas même s'il change: identité, ipséité, S est toujours S quand il "est" p ou quand il "devient" S'... On ne saurait dire "être", "vivre", "changer" sans qu'il y ait quelqu'un ou quelque chose qui soit, vive, change, et reste structurellement inchangé, identique à lui-même, en dépit de ce qui le change; autrement dit, le sujet, nom, prénom, pronom, contre-dit le verbe. De même pour l'objet, direct ou indirect: on ne "donne" "la vie", ou "l'être", à personne qui préexisterait au "don" pour le recevoir; on ne les "retirerait" pas non plus à quelqu'un qui leur survivrait. En définitive c'est la tautologie du réel, de l'événement tel qu'il advient, qui est indicible, ineffable, dans toutes les langues. Apories logiques, évidentes, du langage qui ne parvient pas à dire ce qu'il est pourtant le seul à dire, le flux constant d'un verbe, être, vivre, devenir sans sujet ni objet ni prédicat ni participe (c'est peut-être Borges qui est allé le plus loin dans l'imagination d'un langage capable de le dire, et par là dans la démonstration de son impossibilité)...

Sans "sujet" il n'y aurait en effet aucune différence entre être, devenir, vivre, agir ou subir, il (impersonnel) arriverait ce qu'il arrive, et cela n'arriverait jamais à personne. Le sujet en ce sens résiste au verbe, au devenir, comme une réaction, une rétention, un ressentiment, une nostalgie à contresens de tout être, de tout devenir, de toute vie, de toute action et de toute passion. Nietzsche l'a pressenti d'emblée, mais à un tel "problème" coextensif au langage il n'y avait pas de "solution" dans le langage, sinon par la contradiction logique, par exemple sous sa forme héraclitéenne, S est et n'est pas p.

Néanmoins tant qu'il y a nom, sujet, objet, fixation de "chose" ou de "personne" aussi fictive et illusoire qu'elle soit, il n'est pas indifférent de parler d'"être" ou de "vivre", et pas non plus de distinguer ou de confondre l'"être", la "vie", le "devenir", le "changement", le "mouvement", le "temps"...

---

Dans mes remarques précédentes sur l'hébreu j'ai oublié de rappeler, mais je l'ai souvent fait ailleurs, que "la vie" s'étend à des "choses" qui sont pour nous "inanimées", quoique "mobiles", ou qui sont plutôt des "événements" que des "choses"; et que ce que nous pensons comme "extension", métaphore ou langage figuré est au contraire au coeur de "la vie": l'"esprit"-souffle, vent ou respiration, l'eau "vive", c'est-à-dire courante, qui lave et abreuve, vitaux par excellence... Si c'est une "métaphore", un "dieu vivant" aussi est une "métaphore", dont le seul support littéral et concret que nous connaissions "scientifiquement" est "le vivant" biologique et terrestre, soit une certaine composition "organique" à base de carbone, qui tend précisément vers la décomposition et le renouvellement, par la reproduction notamment sexuelle...
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 10:41

Je repense à la formule de conclusion de 1 Timothée (6,19) qui combine, en grec, l'"être" et la "vie": hè ontôs zoè, qu'on traduit habituellement par "la vraie vie", la vie "véritable", "authentique", etc., ce serait plutôt "la vie étant(e)", "essentielle"; mais en réalité c'est un adverbe et non un adjectif, "étamment (!), essentiellement", qui est d'ailleurs d'usage très courant en grec classique dans un sens affirmatif, intensif ou redondant, aussi banal que nos "vrai(ment)", "véritable(ment)", "authentique(ment)" -- voir aussi ici, et l'association surtout johannique de la "vérité" et de la "vie" (Jean 14,6; 17,3; 1 Jean 5,20). C'est évidemment une formule tentante pour la philosophie, notamment chez Platon (Parménide) qui en fait un concept superlatif et littéralement pléonastique de l'"ontologie", to ontôs on, l'étant essentiellement, absolument, l'étant vraiment étant, au-dessus des "étants" ordinaires, relatifs et transitoires, l'idea, "forme intelligible" au-delà du "sensible"... Bien entendu, en 1 Timothée ce n'est qu'une variante de "la vie éternelle" (aiônios qui figure d'ailleurs, sans surprise, dans certains manuscrits, parfois en combinaison avec ontôs: étamment-essentiellement-vraiment éternelle), avec un adverbe-adjectif très courant (p. ex. pour les "vraies veuves" du chap. 5).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 11:26

La richesse selon 1 Timothée. 6, 6-10 et 6, 17-19
Samuel Bénétreau

Jouant à nouveau avec l’idée de richesse (après « la richesse en belles œuvres », v. 18), voici la constitution d’un autre trésor (apothèsaurizontas, « amassant un trésor », autre hapax néotestamentaire, mais cf. thèsaurizô, 2 Co 12, 14). Voilà le paradoxe : en faisant bénéficier les autres de leur fortune, ils amassent des biens pour eux-mêmes (heautoïs), dont ils n’auront jamais à se séparer ! Si la notion de « trésor » s’inscrit dans le verbe, curieusement, le complément d’objet exprimé relève d’une image différente, du moins au départ : themelion, « fondation », « fondement », « base indispensable », d’où l’idée de « réserve », de « fonds ». On en arrive au concept d’une sorte de « capital », qualifié de « beau », « bon », avec deux indications du plus haut intérêt. La première situe l’entrée en jouissance du trésor : non pas maintenant (ce n’est pas le principe revendiqué par certains : plus je donne, plus je reçois, matériellement, présentement !), mais « pour l’avenir », un avenir qui est en Dieu (cf. Mt 6, 19-21). La deuxième indication donne une fin remarquable à un exposé qui s’intéresse aux « riches de ce monde-ci » : ce n’est plus le langage des biens, de l’argent, mais celui de la vie, la vie véritable. Les philosophes savent enseigner que « la vie » compte beaucoup plus que la possession. En perspective chrétienne, c’est encore plus vrai dans la mesure où la vie prend une dimension d’éternité, cette vie que le Christ a mise en évidence selon 2 Timothée 1, 10 : « Il a fait briller la vie et l’immortalité par l’Évangile. » Faut-il reprocher à ces versets 17-19 une perspective individualiste (mettre l’accent sur le « pour eux-mêmes ») où dominerait l’attente de privilèges personnels futurs ? Faut-il regretter l’absence d’une éthique sociale et d’un souci pour le bien-être communautaire ? Parler d’un « déficit théologique» ? Le même reproche pourrait alors être adressé à beaucoup d’autres passages du Nouveau Testament qui se réjouissent d’un avenir enviable pour quiconque place son espérance en Dieu. La motivation paraît ici restreinte – il n’y a pas lieu, pour autant, de minimiser l’exhortation au don et au partage – mais, comme le note Peter Dschulnigg, elle n’est pas nécessairement explicite dans chaque texte. Le verset 17 renvoie au Dieu créateur et providence et le contexte n’oublie pas l’attente de la « manifestation de notre Seigneur Jésus-Christ » (v. 14) 

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2008-1-page-49.htm


Les grecs avaient deux mots pour la vie : zôè (le simple fait de vivre) et bios (la façon de vivre) - une distinction que la modernité tend à abandonner

Bien que ces deux mots aient une étymologie commune, ils sont sémantiquement et morphologiquement distincts.

- "zoe" est commun à tous les êtres vivants, y compris les dieux. C'est ce que Giorgio Agamben appelle la vie nue. C'est la vie en général, soit purement naturelle, soit reproduite dans un contexte non organisé politiquement.
- "bios" est un genre ou un mode de vie commun à un groupe (par exemple le philosophe, le citoyen). C'est la vie humaine dans la cité, une vie qualifiée qui peut être dite bonne ou mauvaise, juste ou injuste, etc.... Bien vivre est le but de la polis, son telos. Cette notion exclut la vie nue, qu'on ne peut pas structurer politiquement.
Aristote associe la vie nue à la voix (que possèdent aussi les animaux) et la vie sociale au langage (lequel est réservé aux humains).
A l'époque moderne, la distinction entre zoè et bios perd de sa pertinence, car les pouvoirs politiques (soit directement, soit par le biais des techno-sciences) prennent aussi en charge la vie nue. La bio-politique occupe une place centrale dans l'action étatique.

On trouve la même distinction dans la définition de la "vita activa" par Hannah Arendt, mais celle-ci ajoute au processus vital (zôè) et à la vie humaine (bios) une troisième dimension qui assure la permanence et la durabilité des deux premières : l'œuvre.

https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1003271643.html


2. Le Dieu vivant

38La qualification du Dieu créateur comme theos zôn est propre au discours de Lystre. Bien attestée dans le NT (environ seize fois) comme dans les écrits intertestamentaires, l’expression trouve son origine dans l’AT. La désignation d’Ac 14,15 s’inscrit ainsi dans la tradition monothéiste d’Israël : le Dieu d’Israël est le Dieu vivant et véritable, le Dieu unique. En associant le motif du Dieu vivant à l’affirmation du Dieu créateur, notre passage marque d’autant plus fondamentalement l’opposition avec les idoles, les choses vaines qu’il faut abandonner. Ac 14,15 se situe ainsi dans la ligne de pensée du judaïsme antique dont certains textes expriment précisément l’opposition entre le Dieu « vivant » et les idoles « mortes ».

39Le discours d’Athènes n’évoque pas le Dieu vivant. Il importe néanmoins de souligner deux passages : le v. 25 qui emploie le substantif zôè, et le v. 28 qui emploie le verbe zaô. Les deux termes sont à chaque fois mis en relation directe avec le theos du v. 24 : « il donne à tous la vie » (v. 25), « c’est en lui que nous vivons » (v. 28). De toute évidence, les deux versets pointent à leur manière le lien avec le Dieu de la vie, le Dieu vivant.

https://journals.openedition.org/rsr/1836?lang=en#tocto2n6
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 12:11

C'est l'abondance !

Bénétreau (2008), qui s'intéresse (justement) au thème de la "richesse" (lequel pourrait rappeler l'"abondance" de la "vie" johannique, perissos Jean 10,10, avec l'idée d'excès ou de superflu, cf. perisseuô etc. pour les morceaux en trop de la multiplication des pains, 6,12s//; et les métaphores de jaillissement, 4,14; 7,37 etc.), ne commente pas la formule de 1 Timothée 6,19 -- mais la comparaison avec 2 Timothée 1,10, que tu soulignes, montre que la "vie" tout court, sans adjectif ni adverbe, fonctionne aussi comme un "bloc signifiant-signifié-référent" auto-suffisant (ce qui rejoindrait l'aut-arkeia ou autarcie stoïcienne, ici "contentement", cf. § 6), ici équivalent (hendiadys) de l'"incorruptibilité", "impérissabilité" ou "imputrescibilité" (aphtharsia); ce qui n'empêche pas qu'on continue de parler de la "vie" au sens ordinaire, 1 Timothée 2,2; 4,8; 6,12s etc. Ce n'est d'ailleurs pas une particularité des Pastorales: un peu partout dans le NT "la vie" tout court peut s'entendre comme équivalent de "la vie éternelle" (p. ex. dans la péricope synoptique du "jeune homme riche") et dans le sens le plus anodin.

Pour rappel, en rapport avec le résumé d'Agamben sur "idixa", le NT utilise très peu bios, et souvent avec une connotation péjorative, dans le sens de "moyens de vivre" ou de "ressources", soit l'équivalent de "biens" ou de "possessions" (en français ce serait la "vie" qu'on gagne ou qu'on mène, le "niveau de vie", le "train de vie", le "mode" ou le "style de vie"; cf. Marc 12,44; Luc 8,14; 8,43; 15,12.30; 21,4; 1 Timothée 2,2; 2 Timothée 2,4; 1 Pierre 4,3). La "vie" dans un sens positif, que nous dirions naturel, vital ou biologique, ce qu'Agamben appelle "la vie nue", c'est zôè, commune aux animaux et aux dieux, de la zoologie à la théologie; d'où le "vivant" qui est aussi l'"animal" (zôn, zôon), si l'on pensait ce qu'on dit on pourrait aussi bien appeler "le dieu vivant" "le dieu animal" (cf. l'hésitation des traductions françaises sur les "animaux" ou "vivants" qui entourent le trône de Dieu -- et de l'agneau -- dans l'Apocalypse)...

L'article de Nathalie Siffer (2007) est particulièrement pertinent pour notre sujet parce qu'il comporte une autre coïncidence de la "vie" et de l'"être", avec le "mouvement" en tiers, dans une référence ostensiblement stoïcienne et d'allure panthéiste (en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes, zaô, kineô, eimi; cf. § 44; bien sûr, en amont du stoïcisme les "sources" philosophiques d'une telle formule sont nombreuses et diverses, cf. note 79 du côté platonicien): les trois termes, comme "Dieu" ou le logos, constituent une sorte d'espace-temps absolu et totalisant qui embrasse toutes choses (ta panta), autrement dit le "monde" (kosmos). Même si le "temps" (khronos) n'est pas thématisé explicitement, il est au moins implicite dans le mouvement (kinèsis, d'où kinésithérapie ou cinématographe) et dans la vie (zôè) -- à vrai dire tout autant dans l'"être" (eimi, einai, ousia), pour peu qu'on y réfléchisse.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 13:38

Résonances grecques dans le discours de Saint Paul à Athènes
Abbé Marc Delage

« En lui en effet (v. 28 a) nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes 39 ». Vivre, se mouvoir, être ; vie, mouvement : existence, cette énumération peut se prendre en deux sens : ascendant et descendant :

ascendant : vie du corps, activité de l'âme, vie de l'esprit ; descendant : vie de l'homme, mouvement, simple existence. Nous opterions pour ce dernier. L'Allemand Norden, en 1913 publiait un ouvrage Agnostos Théos, où il analysait avec patience le texte de notre discours. Il essayait, entre autres choses, de retrouver dans la littérature grecque ces éléments de vie, de mouvement et d'existence. Il ne les rencontra nulle part ailleurs réunis tous les trois, mais seulement isolés, ou par groupes de deux. Chrysippe écrivait :

« Zeus a donné à tous la vie, (...) ; c'est pourquoi on l'appelle (...), comme si nous disions que c'est par lui (Ma) que nous vivons (...) »

Ailleurs il notait :

« Toutes choses dans le temps sont en mouvement et existent ».

D'après Platon, dans le Timée, le monde était mu et vivait. Plutarque accouple, la vie et le mouvement. Et Norden concluait que si ces trois éléments : nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes, viennent du stoïcisme, c'était peut-être l'auteur des Actes qui, le premier, les avait réunis et d'une manière retentissante.

L'élément « en lui » (28 a) était, d'après le même Norden, également d'origine stoïcienne.

On ne saurait faire état ici du passage d'Isocrate cité au début de ce travail et qui nous avait mis sur la voie du discours de Paul à Athènes. Je vous le rappelle. Isocrate disait dans son Panégyrique : « La civilisation au milieu de laquelle nous vivons, avec laquelle nous agissons comme citoyens et grâce à laquelle nous pouvons exister. »

Ici seraient bien réunis les trois éléments ou leur équivalent, contenus dans notre verset des Actes :
nous habitons, correspondrait à nous sommes, des Actes ; nous agissons comme citoyens, à , nous nous mouvons ; et, nous pouvons vivre, à, nous vivons.

En tout cas, que l'orateur ait agi consciemment ou non, on ne manquera pas de trouver piquant ce déplacement d'accent : quatre cents ans plus tôt, un maître dans la composition des discours, écrivant l'éloge d'Athènes, faisait d'elle et de sa civilisation ce que les Stoïciens faisaient de la divinité, le milieu auquel les Athéniens devaient tout : vie, mouvement, existence ; et au Ier siècle de notre ère, au moment où s'ébranle le petit groupe d'hommes issu du Proche-Orient, dont la doctrine va révolutionner l'Empire de Rome, le plus ardent de tous, la tête la plus solide du groupe, vient dire dans cette même ville que ce n'est pas la divinité stoïcienne, que ce n'est pas à plus forte raison la civilisation hellénique, qui sont le milieu dont l'homme dépend, mais le Dieu unique qu'il vient leur faire connaître. Et cette ironie de l'histoire nous fait immanquablement penser à la colonne trajane des Forums impériaux de la Rome d'autrefois : jaillie du cœur de l'Empire, elle s'élève, couverte en spirale de légionnaires et de chars, et s'étonne, là-haut, de s'achever, non plus par la statue d'un empereur, mais par celle plus modeste d'un obscur pêcheur de Galilée, venu lui aussi porter le message chrétien : le chef des Apôtres, Pierre. Mais revenons à nos résonances.

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1956_num_1_3_3752
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Narkissos

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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 14:48

C'est aussi daté (1956) que situé (apologétique catholique: il faut qu'en dernière analyse tout soit "vrai" ou "authentique", si invraisemblable, fabriqué ou contrefait que ce soit -- saint Paul faisant le philosophe à l'Aréopage d'Athènes au milieu des philosophes grecs, tout juste mis en forme par saint Luc; ça me rappelle que c'est du même chapitre que j'avais tiré mon ancien pseudonyme auto-dérisoire, spermologos, v. 18) mais érudit et instructif... Nous avons souvent parlé de ce passage des Actes et de ses "sources" directes ou indirectes, réelles ou imaginaires, mais je ne sais plus trop où.

Les références à Chrysippe paraissent les plus probantes, mais on voit bien en comparant les textes qu'on a affaire à des formules qui sont dans l'air du temps et se retrouvent pêle-mêle dans une "philosophie populaire" telle que pouvait l'avoir en tête l'auteur (de ce chapitre) des Actes, avec une notion vague et superficielle des "idées" et des "écoles" en vogue (stoïciens, épicuriens). Bref, le sobriquet de spermologos attribué à (ce) "saint Paul" est décidément une (contre-)signature...

On complique néanmoins inutilement les choses quand on traduit une fois sur deux "être" (eimi) par "exister" ou "existence"... De fait "être", sans attribut ni prédicat, reste ici un verbe conjugué, actif quoique "d'état", non un infinitif (einai) ni un participe (on, ôn) susceptibles d'être substantivés (to einai, to on, ho ôn, L'être, L'étant neutre-impersonnel ou masculin-personnel) ni un substantif "abstrait" (ousia, essence, existence, étantité comme dit Heidegger) qui ferait "concept" -- et comme tel il devient beaucoup plus proche de "la vie" (et du "mouvement"), c'est-à-dire de ce qui se joue dans le temps, à même "le temps", "le temps" même. D'autre part cet article comme le précédent souligne bien que "le dieu" des philosophes antiques (grecs et gréco-romains), stoïciens compris, comme le Zeus traditionnel dont il provient, n'était pas au-dessus de "la vie", contrairement au "Dieu des philosophes" déistes et post-chrétiens de l'époque moderne (Descartes, Spinoza, etc.)... La "vie" comme l'"être" lui appartient, comme la parole-pensée (logos) et le souffle-esprit (pneuma), tout cela il l'a, il en participe (vivant, parlant, respirant) comme il le donne; mais du coup tout cela le précède, logiquement, quand même il est censé en être l'origine.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 16:07

La violence du sens chez Nietzsche
Philippe Choulet

Qu’est-ce que vivre ? À chercher une définition, déjà, les ennuis commencent. On a le choix entre deux énoncés : Vivre, c’est défendre une forme. Vivre, c’est affirmer et imposer une forme. Ils ne disent pas du tout la même chose, et c’est ce que Nietzsche nous révèle dans le § 12 du second Traité de la Généalogie de la morale, dont nous proposons ici une lecture et une nouvelle traduction qu’on trouvera en fin d’article.

« Vivre, c’est défendre une forme » est en effet une formule défensive, réactive, négative, dont l’affirmation est seconde, dès lors qu’il n’y a défense que s’il y a attaque (du milieu, de l’adversaire, de l’ennemi, du prédateur...). Sens faible, philosophiquement parlant, de la conception de la vie. La vie ne serait alors qu’un jeu (agôn) de forces, qu’un rapport de forces attaque/défense, actions/réactions, de questions (au sens inquisitorial du terme aussi !) / réponses, et en disant les choses ainsi ( « ce faisant » ) on rate l’essentiel – « on méconnaît l’essence de la vie (das Wesen des Lebens) », on dénie (ableugnen) quelque chose de fondamental à la vie – l’activité véritable (eigentlichen Aktivität).

En quoi les idées les plus banales sont déjà douteuses. Une représentation mécanique de la vie est à l’œuvre – Hobbes, Spinoza, pour prédisposer au darwinisme et au « nihilisme administratif ». L’endeavour et le conatus sont conservateurs, alors que le dynamisme de la volonté de puissance est de l’ordre du dépassement, d’une transcendance dans leur immanence même – c’est une transcendance de création de valeurs. C’est le sens de cette « absurdité mécanique de tout ce qui arrive » à laquelle on en vient à s’accommoder. Et ce n’est pas qu’un simple problème d’histoire de la philosophie : c’est un problème de civilisation, et un problème actuel (inactuel dans l’actuel), dont nous faisons tous l’expérience aujourd’hui. La crise des États, le conflit entre République et capitalisme, entre République et démocratie, plus profondément encore, la crise de la détermination du vouloir, celle du rapport à la contrainte (discipline, travail, création, obéissance à la loi de fabrication de la chose), la haine de soi (du politique, de l’économiste, du citoyen, de l’artiste, du professeur, du philosophe) en sont les manifestations évidentes, pour qui sait lire et entendre – « le misarchisme moderne ». Car il ne s’agit plus d’administrer, mais de ruiner, de miner, de tarir la ressource fondamentale. Nietzsche dira un peu plus tard combien les institutions libérales démocratiques « sapent (unterminiren) la volonté de puissance » . Toujours la question de la mort : philosopher, ce ne serait pas seulement apprendre à mourir, ce serait aider à mourir, à faire crever la vie elle-même. La « sagesse » serait une infirmière diabolique spécialisée, et fort compétente... en accompagnement de fin de vie. Quant à la vie, la question de son euthanasie serait déjà réglée.

******

Ponge disait : le parti pris des choses compte tenu des mots. Nietzsche, lui, en est là : le parti pris de la vie, compte tenu des morts. Le courage de ce cynisme tragique consiste à penser la vie à travers tout ce à quoi elle a dû renoncer, tout ce qu’elle a dû sacrifier, couper, émonder. C’est bien une doctrine de reconnaissance de la sélection : « La mise hors d’usage partielle (das theilweise Unützlichwerden), le dépérissement (Verkümmern), la dégénérescence (Entarten), la perte du sens et d’adéquation au but (Verlustiggehn von Sinn und Zweckmässigkeit), bref la mort (der Tod) fait partie des conditions de la progression effective (wirklichen progressus) : laquelle apparaît toujours sous la forme d’une volonté (eines Willens) et d’un chemin (Wegs) allant vers une plus grande puissance (zu grösseren Macht) et qui s’impose toujours aux dépens (auf Unkosten) de nombreuses puissances plus petites. »

Le « pire » (l’insupportable, pour la vision morale du monde) arrive maintenant : « La grandeur d’un “progrès” (die Grösse eines “Fortschritts”) se mesure d’après la masse (Masse) de tout ce qui a dû lui être sacrifié (geopfert) ; l’humanité, sacrifiée en tant que masse à la croissance (Gedeihen) d’une espèce singulière et plus forte (stärkeren) d’homme – voilà qui serait un progrès (Fortschritt)... » Le principe d’expérimentation et de dépense trouve là son acmè et son apogée – mais il ne s’agit nullement d’une histoire de barbares nazis ou d’aristocrates débiles qui profiteraient du confort produit par l’exploitation mécanique des faibles. Nietzsche ne cesse de rappeler que l’espèce plus forte en question joue aussi pour elle-même le jeu du sacrifice, qui est celui de l’expérimentation sur soi-même, de la dépense onéreuse, du dangereux peut-être (et du dangereux pourquoi pas ?, ajouterions-nous avec Bachelard), de la vie surabondante, de la liberté du libre arbitre supérieur – la grande vertu dont parle le Zarathoustra.

https://www.cairn.info/revue-philosophique-2006-4-page-437.htm
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 29 Mai 2024, 17:26

Les lectures furieuses du Nietzsche furieux (mais aussi et combien riant) ne sont jamais totalement fausses: fascinantes, fascisantes, on ne peut pas en faire l'économie, mais on ne peut pas non plus manquer de voir où elles échouent, au double sens de l'échec et de l'échouage: non seulement elles passent à côté du rire, mais elles font l'impasse sur la "folie" de l'auteur qui est aussi l'aboutissement de sa pensée, déjà revendiquée par celle-ci (Nur Narr ! nur Dichter ! "seulement fou, seulement poète", dans les Dithyrambes de Dionysos);et sur ses suites idéologiques posthumes, monstrueuses et désastreuses, tous contresens et contrefaçons inclus... C'est encore un autre motif d'étonnement de voir comment près d'un siècle et demi plus tard "Nietzsche" reconduit facilement ses disciples autoproclamés de l'extrême-gauche à l'extrême-droite... Ce n'est certes pas une raison pour ne pas le lire, au contraire pour l'accompagner jusqu'au bout et revenir, avec lui bien plus que contre lui, d'un certain enthousiasme mortifère, voire meurtrier, de "la vie", quand celle-ci tourne au "système"; la renonciation au "système" est aussi explicite, dans les "fragments posthumes" (Nachlass), que la tentation du "système".

"La vie", fût-elle pour tout vivant "volonté de puissance", c'est tout autant celle des "faibles" que des "forts", des "perdants" que des "gagnants", de l'esclave que du maître, de la réactivité et du ressentiment que de l'"acte pur" ou "libre". Par là aussi elle paraît moins opposable à l'"être", et à son "fa(i)talisme" supposé, que Nietzsche l'a cru(e) d'abord; ou à "la mort", ou au "néant" (négation, nihilisme, etc.), pour peu que de ceux-là aussi la fascination et l'enthousiasme passent (cf. Cioran, dont la trajectoire est comparable, du lyrisme du négatif à Alzheimer; sans oublier que le vitalisme affirmatif de Nietzsche célébrait aussi le suicide, avant de s'effondrer en "paralysie générale"...).
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeJeu 30 Mai 2024, 15:52

Le « Dieu vivant » romantique
Claude Rétat

« On dit par excellence Le grand Dieu vivant »...

L’article « vivant » du Dictionnaire de l’Académie, dans les années 1930 (8e édition), fait relativement bonne place à ce Dieu vivant :

En termes de théologie chrétienne, le Dieu vivant, Dieu, considéré comme l’être par excellence et le principe de toute vie. Dans le langage biblique, il se dit du vrai Dieu par opposition aux faux dieux, aux idoles. Dans le langage philosophique, il désigne le Dieu personnel, par opposition à un Dieu qui ne serait qu’une idée abstraite.

C’est la même formulation qu’en 1879 (7e éd.). Il s’y introduit une distance, quoique prudente, par la définition des contextes (« en termes de »). L’édition de 1694 portait : « Et on dit par excellence Le grand Dieu vivant, pour marquer, qu’il n’y a que Dieu qui vive par luy-mesme » : cette phrase demeure stable dans toutes les éditions suivantes, jusqu’à l’édition de 1835.

Pour une distanciation franche, mais qui implique d’autres rapprochements, le Grand Larousse du XIXe siècle, en son dernier tome (1876), propose un autre mode de présentation :

Relig. [...] Dieu vivant, Titre donné à Dieu dans la Bible, par opposition aux dieux des nations, et que lui donnent aussi les écrivains ecclésiastiques : Le DIEU VIVANT est désormais plutôt avec le monde laïque qu’avec le monde ecclésiastique. (Quinet.)
Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi. Racine.

Le vers de Racine vient d’Athalie. La citation de Quinet vient de L’Ultramontanisme, ou l’Église romaine et la société moderne (1844).

Le dictionnaire de l’Académie, par la série de ses éditions, fait apparaître que la définition du mot « vie » est un terrain sensible (et par là même l’adjectif « vivant », pour désigner ce « qui vit »). C’est le terrain d’un bouleversement, il reflète ce que nous connaissons par ailleurs de l’histoire des idées et des sciences. Si le Dictionnaire de l’Académie, en 1694 (1re éd.), la définit ainsi : « L’union de l’ame avec le corps. L’action de l’ame unie avec un corps organisé », l’édition de 1718 (la deuxième) se modifie un peu : « L’estat où est l’homme quand son ame est unie à son corps ». La cinquième édition, en 1798, corrige : « L’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement ». Même définition en 1835 et 1879. Dans la huitième édition (1932-1935) : « Activité spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre. » Si l’on observe les exemples qui suivent immédiatement, nous voyons que l’édition des années 1930 a retiré les exemples dont le sujet est Dieu.

Le Dieu vivant de la Bible

Les occurrences de l’expression « Dieu vivant » apparaissent en grand nombre dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau. Prélevons deux exemples, à partir des images que nous fournit la « Bible de Royaumont  ». Du côté du « Vieux Testament », l’histoire de Daniel (figure 166, « L’idole de Bel ») apporte la définition du mot « vivant », ou plutôt fait leçon contre les interprétations trop physiques :

[...] et lorsque [le Roi] exhortoit Daniel à adorer son Dieu Bel, Daniel lui répondit qu’il n’adoroit que le Dieu vivant. Le Roi s’étonna que Bel ne lui parût pas un Dieu vivant, puisqu’il mangeoit tous les jours tant de viandes et qu’il buvoit tant de vin.

Daniel prouve que ce sont les prêtres qui viennent manger les offrandes en catimini ; mais le Roi veut aussi que Daniel adore une bête, un « dragon », « puisque ce Dieu étoit véritablement vivant ». Daniel apporte à ce faux dieu vivant des boulettes, et « il creva sur l’heure ». La croquette qui tue est au centre de la gravure, le prophète montrant le ciel de l’autre main.

Du côté du Nouveau Testament, c’est l’épisode de la transfiguration de Jésus-Christ (figure 32) : « Et vous, leur dit Jésus-Christ, qui dites-vous que je suis ? Alors saint Pierre sans hésiter lui répondit : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. » Le Christ loue la réponse de Pierre : « il l’assura qu’il établiroit [...] fermement sur lui son Église sainte » et il lui promet qu’il sera « le Chef de l’Église ».

https://www.cairn.info/revue-romantisme-2011-4-page-21.htm#:~:text=En%20termes%20de%20th%C3%A9ologie%20chr%C3%A9tienne,aux%20faux%20dieux%2C%20aux%20idoles.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeJeu 30 Mai 2024, 17:37

Intéressante étude, qui au-delà de son cadre restreint -- littéraire et politique, français du XVIIe au XXe siècle -- témoigne d'une présomption principielle et exorbitante du "vivant" non seulement sur le "mort", mais sur le "ni-vivant-ni-mort" paradoxalement identifié au "mort": matière ("inerte"), chose, événement, phénomène, idée, concept, structure, symbole, signe, image, le "vivant" l'emporte sur tout d'autant plus facilement que sans autre on ne peut pas le définir: biologique, zoologique, théologique, analogique, métaphorique, métonymique, il se joue des catégories et a toujours raison contre toute raison...

Rien qu'à repasser au hasard les occurrences bibliques du "dieu vivant" (sans garantie d'exhaustivité: Deutéronome 5,26; Josué 3,10; 1 Samuel 17,26.36; 2 Rois 19,4.16 // Isaïe 37,4.17; Jérémie 10,10; 23,36; Osée 1,10; Psaume 42,2; 84,2; Daniel 6,20.26; Matthieu 16,16; 26,63; Actes 14,15; Romains 9,26; 2 Corinthiens 3,3; 6,16; 1 Thessaloniciens 1,9; 1 Timothée 3,15; 4,10; Hébreux 3,12; 9,14; 10,31; 12,22; Apocalypse 7,2), on sentirait souvent pointer un ton polémique, voire violent, agressif ou défensif, de défi ou de menace, mais aussi de promesse: vivant pour surveiller, juger et punir les méchants, ou pour protéger et sauver les bons, ou les siens; affectif, émotif, actif ou passif en tout cas: c'est le "vivant" qui agit et subit, aime ou hait, est triste ou gai, se met en colère ou s'apaise... Si l'on y ajoute les formules de serment, "comme je vis / suis vivant / Yahvé vit / est vivant", etc. ça se confirme (Nombres 14,21.28; Deutéronome 32,40; Juges 8,19; 1 Samuel 14,39.45; 19,6; 20,3.21; 25,26.34; 26,10.16; 28,10; 29,6; 2 Samuel 2,27; 4,9; 12,5; 14,11; 15,21; 1 Rois 1,29; 2,24; 17,1.12; 18,10.15; 22,24; 2 Rois 2,2.4.6; 3,14; 4,30; 5,16,20; Isaïe 49,18; Jérémie 4,2; 5,2; 12,16; 16,14s; 22,24; 23,7; 38,16; 44,26; Ezéchiel 5,11; 14,16.18.20; 16,48; 17,16.19; 18,3; 20,3.31.33; 33,11.27; 34,8; 35,6; Osée 4,15; Sophonie 2,9; Ruth 3,13; Job 27,2; 2 Chroniques 18,13; Romains 14,11), même si l'on devine ici et là (Jérémie, Osée) un soupçon de distance critique envers ce type de formule. Par rapport à cela l'"être" est plus rare et paraît plus paisible, voire indifférent: ce sont aussi les textes les plus "vivants" qui en appellent à la "vie" du ou des dieux. Tout se passe comme si une pensée de l'"être" distinct ou détaché de "la vie" était plutôt tardive, signe d'un certain vieillissement, maturation ou pourrissement, déclin, dégénérescence, comme on voudra. Sans oublier qu'on peut être jeune dans une époque, une société ou un monde vieux, et inversement, autant de complications des "aspects du temps".

La pierre de touche de "la vie", c'est la mort: il faut être vivant pour mourir, le vivant est normalement ce qui naît et meurt, ce qui place la "vie" et, le cas échéant, l'"immortalité" des dieux dans une situation paradoxale, d'autant qu'on leur attribue couramment une naissance et quelquefois une mort, suivie de résurrection, d'apothéose ou de survie aux enfers... La philosophie grecque a autant de problèmes avec la mythologie de ses propres dieux qu'avec d'autres, égyptiens, levantins ou orientaux sous ce rapport: toute sa logique devrait conduire à refuser la "vie" aux dieux comme elle leur refuse ses "passions", amour, jalousie, colère, réduits à des "allégories" dans la lecture philosophique des mythes, épopées, tragédies... pourtant la "vie" résiste, chez Zeus comme chez Yahvé. Mais l'"être", dès lors qu'on ne le dissocie plus du temps ni du devenir, se distingue de moins en moins de la "vie" qu'il entraîne dans une métonymie infinie: même les étoiles de l'astronomie moderne "naissent" et "meurent"...

Ce qui est en jeu dans le jeu de l'"être" et de la "vie", qui oscille entre identification et opposition, c'est aussi une certaine vision "hiérarchique" et axiologique des choses, une "échelle de valeurs" qui se reproduit dans son principe tout en changeant de forme, des sagesses antiques et immémoriales à la science moderne. En bas il y a la "matière inanimée", objet de "physique" et de "chimie", puis la "vie" ou le "vivant" objet de biologie et de zoologie, lui-même hiérarchisé en végétal, animal du protozoaire aux "supérieurs", même si l'on ne sait plus très bien tracer les frontières entre les "règnes"; et au-dessus l'homme lui-même découpé en instincts animaux, inférieurs, et en facultés supérieures: en "nous" il y a toujours du "physique", du "chimique", du "biologique", du "zoologique", mais il y a aussi, conçu comme une sorte de superstructure, tout ce qui relève du langage et de la pensée, l'intellect, la conscience, longtemps identifiés au divin (l'image de Dieu). Dans ce tableau la "vie" occupe a priori, au sens dit "propre", une zone intermédiaire, qui s'étend métonymiquement vers le plus "haut" et le plus "bas", tandis ques l'"être" recouvre tout, du moindre grain de poussière à l'abstraction ou à la fiction, tout ce qui n'est pas "rien" -- et même ce "rien" qui ne se pense pas sans une notion d'"être", ou d'"il y a", tout comme l'"être" ne se pense que par rapport à "rien", dans une oscillation perpétuelle qui tourne à l'équivalence des contraires, ou à la coïncidence des opposés.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeVen 31 Mai 2024, 11:07

Citation :
En dépit de cette introduction philosophique, ou plutôt d'histoire (sommaire) de la philosophie, je n'oublie pas que nous sommes dans la (vaste) rubrique "religion"; mais le rapport de "l'être" et de "la vie" m'y semble tout aussi pertinent. Car il y a aussi (d'abord !) dans toute la tradition "biblique" et monothéiste, juive, chrétienne et musulmane, une tension théologique profonde entre la "vie" et l'"être", entre "dieu vivant" et "Dieu étant (suprême)", identifié à "l'Être" ou source transcendante, créateur de "l'être" et par là même "au-delà de l'être", epekeina tès ousias comme le Bien platonicien ou l'Un plotinien -- donc à la lettre n'étant pas comme les "choses" sont (cf. notamment ici). Le jeu des majuscules dans ces formules est tout sauf accessoire ou fortuit, puisque le passage de "la vie" à "l'être" correspond en partie à celui du polythéisme au monothéisme, des dieux à Dieu, ou de la mythologie à la théologie, dont nous avons souvent parlé ailleurs.


Dieu existe-t-il ? Le problème
de l’existence de Dieu dans
la perspective de la différence
ontologique
François Chassé, Université Laval

P 132 :

Dieu (l’Être) serait donc le Tout qui rassemble en lui-même le néant et l’étant. Dieu est donc au-delà de l’étant, puisqu’il le comprend. Puisque Dieu est au-delà de l’étant, on pourrait à certains égards l’assimiler à l’idée du Bien chez Platon. En effet, à propos du Bien, Platon écrit ceci, entre autres choses, dans la République : « Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence [ousia] qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence [ousia], mais quelque chose qui est au-delà de l’essence [epekeina tês ousias] dans une surabondance de majesté et de puissance. » Ce passage demeure mystérieux même pour les commentateurs chevronnés, notamment quant à la traduction à donner au mot ousia. On traduit généralement ousia par « essence », comme le fait ici Georges Leroux. Toutefois, permettons-nous de penser que ce que Platon cherche à dire ici par epekeina tês ousias, c’est peut-être tout simplement que le Bien est au-delà de tout ce qui est (les étants), car pour Platon, seules les essences (les Idées, les Formes) existent au sens véritable du terme, seules les essences sont véritablement des étants. Certes, nous sommes peut-être en train de faire violence au texte de Platon. Reste que si notre interprétation pouvait avoir quelque valeur, elle irait drôlement dans le sens de ce que nous cherchons à dire concernant ce que nous appelons, pour notre part, Dieu (l’Être): à savoir qu’il est au-delà de tous les étants et qu’il les fait être.

Le Bien de Platon et le Dieu-Être que nous décrivons se rejoignent aussi dans l’analogie avec la lumière. Toujours dans la République, Platon compare le Bien avec le soleil, soleil qu’il dit être le rejeton du Bien. En parlant du soleil, Platon vise plus précisément la lumière, elle qui n’est jamais visible en elle-même mais sans laquelle, dans le lieu visible, rien ne serait visible. Sans la lumière, nos yeux ne peuvent rien discerner. Pour Platon, le Bien serait l’analogue de la lumière, mais dans le lieu intelligible. Il permettrait à l’intellect de discerner les intelligibles, c’est-à-dire les étants véritablement étants – les essences. Si on poursuit la
métaphore, on peut dire que le Bien est, tout comme la lumière, une espèce de «rien» qui ne se révèle que par les choses qu’il éclaire. Difficile, encore une fois, de ne pas faire un parallèle avec le Dieu-Être dont nous parlons depuis tantôt, Dieu qui ne se révèle que par les étants qu’il révèle en les faisant être. En effet, l’expérience nous montre on ne peut plus clairement que «jamais l’être ne se déploie sans l’étant, [que] jamais un étant n’est sans l’être3 ». Si je peux reconnaître un étant en tant qu’étant, ce n’est qu’en vertu de son être, ce néant qui «ne survient ni “pour soi”, ni à côté de l’étant auquel, pour ainsi dire, il adhère ».

Dieu, selon nous, c’est donc l’Être comme unité de l’être et du néant. Dieu fonde l’étant. Ce que signifie «Dieu fonde l’étant » ? : que chaque étant, à chaque instant, existe parce que Dieu le tient hors du néant. Et nous insistons : à chaque instant, l’étant est fondé par Dieu. Dieu n’est pas le néant duquel a surgi la totalité de l’étant, lors d’un quelconque Big Bang survenu au temps t = 0. En chacun de ses instants, l’étant est «maintenu» par Dieu. En un certain sens, on peut dire que Dieu n’est jamais «indifférent » à sa « création », pour autant qu’on ne prend pas le terme «indifférent » avec toute sa charge anthropomorphique. Dieu est logiquement antérieur à sa « création» et la cause à chaque instant; c’est une autre question que celle de savoir s’il y eut ou non un commencement du monde, un zéro absolu du temps.

https://revuephares.com/wp-content/uploads/2013/08/Phares-VI-09-Francois-Chasse.pdf
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeVen 31 Mai 2024, 12:01

Je ne sais pas s'il faut rire ou pleurer devant cet article apologétique qui, en 2006, témoigne d'une totale incompréhension de Heidegger -- et même du "premier" Heidegger, celui d'Être et temps à l'Introduction à la métaphysique, de 1927 à 1935, sans parler des suites. Définir l'"être" comme "existence", à l'exclusion de l'"essence", c'est refaire (à l'envers, quant à la priorité supposée de l'une sur l'autre) le contresens sartrien: pour Heidegger une pensée de l'être ne commencerait justement qu'à la condition expresse de renoncer à la distinction ("métaphysique") entre "essence" et "existence" qui tourne d'emblée le dos à l'unité de l'"être" (pas d'existence sans essence, pas de quod-que-dass sans quid-quoi-was, et inversement). Chassé ne fait d'ailleurs guère que réciter, sans le dire sinon sans le savoir, une foule de récupérations théologiques inégales de "Heidegger" intervenues entre-temps, et la théologie autrement plus profonde de Tillich, qui a même sur ce point précédé Heidegger (cf. p. ex. ici, bien que je ne partage pas l'avis élogieux de l'auteur sur l'article précité); sans remonter aux nuances déjà beaucoup plus fines de Schelling ou de la scolastique médiévale.

Quoi qu'il en soit, tout cela se rapporte plutôt au couple (?) "Dieu et être", car de la "vie" il n'est, sauf omission de ma part, nullement question chez Chassé -- à moins de confondre "existence" et "vie", comme dans le langage populaire (cf. Jouvet/Arletty/Jeanson dans Hôtel du Nord: "Ma vie n'est pas une existence -- Si tu crois que mon existence est une vie...").

Le rapport et/ou la différence de la "vie" et de l'"être", pour autant que ceux-ci se laissent distinguer, me semblent surtout correspondre (approximativement) à ceux du "dynamique" et du "statique", de l'"événement" et de la "chose", du "temporel" et de l'"intemporel" (atemporel, trans-temporel, éternel, idéel, intelligible); mais toutes ces distinctions finissent par s'effondrer quand on les pense assez loin, assez haut ou assez profond, vers leurs limites qui sont celles du langage et de la logique mêmes, vers l'absolu ou l'indéterminé où toutes les oppositions coïncident (comme dans la nuit où toutes les vaches sont noires, dirait Hegel, ce qui ne les empêche pourtant ni d'"être" ni de "vivre").

N.B.: J'ai rajouté un dernier paragraphe à mon post précédent, avant de voir le tien, sur l'aspect "hiérarchique" ou "axiologique" du rapport (quoi de la "vie" ou de l'"être" est supérieur ou inférieur à l'autre, vaut plus ou moins). C'est l'occasion de remarquer que s'il y a, dans la tradition platonicienne, un "au-delà de l'être" (essence, étantité), le Bien (Platon) ou l'Un (Plotin), il y a aussi, dans la tradition "biblique" entre autres, un "meilleur que la vie" (du Psaume 63,4 aux Enfants du paradis, "c'est pas la vie que j'aime, c'est vous")... Bien sûr l'idée même de "valeur" attribuée à l'"être" ou à la "vie" tourne vite à l'absurde (si la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie; navegar é preciso, viver não é preciso, devise latine reprise par les navigateurs portugais puis par Pessoa: le voyage est nécessaire, la vie ne l'est pas).


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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeVen 31 Mai 2024, 13:29

Le vivant par-delà la mort
Lorsque la tradition biblique croise la pratique de la dissection humaine
Claude Lichtert

La place biblique du corps mort

Pour évoquer la place biblique du corps mort, de nombreuses portes d’entrée peuvent être empruntées. Quelques-unes ont été privilégiées ici , sans souci d’exhaustivité. On peut, dans un premier temps, se laisser étonner du fait que l’étudiant qui pratique la dissection rejoigne le geste de transgression de Jésus par rapport à la frontière stricte que la tradition hébraïque a définie entre le pur et l’impur. En effet, même si les règles de pureté détaillées dans le livre du Lévitique (Lv 11-16) ne mentionnent pas le contact d’un mort, on peut lire dans le livre des Nombres : « celui qui touche un mort, de tout être (en hébreu, nèfèsh ; voir § 3.2) humain, sera impur sept jours. […] Qui a touché un mort, l’être (nèfèsh) humain qui est mort, et ne s’est pas purifié, rend impure la demeure du Seigneur » (Nb 19, 11.13a). L’enjeu se situe donc dans l’acte de purification, c’est-àdire ce qui permet au croyant de retrouver l’état d’aptitude à la relation à Dieu. En d’autres termes, l’acte de toucher un mort est accepté dans la mesure où il maintient une relation vive avec l’autre, ici Dieu.

Plusieurs récits évangéliques évoquent la proximité de Jésus avec des corps morts. L’un des plus marquants est celui racontant le réveil d’un jeune homme mort, fils d’une veuve habitant une ville appelée Naïm (Luc 7, 11-17). Jésus y est confronté à la mort en étant éminemment soucieux qu’un processus de deuil soit vécu par la mère, afin qu’elle puisse demeurer vivante au-delà du déchirement qui pourrait l’engloutir dans le désespoir. Si cette rencontre entre deux vivants – Jésus et cette veuve – est la pointe du récit, le personnage du fils mort et réveillé intrigue le lecteur. En effet, Jésus, touchant la civière où est déposé le corps et prenant la parole, modifie le rapport entre le mort et les vivants, tout en n’annulant pas la mort elle-même : « “Jeune homme, je te l’ordonne, réveille-toi”. Alors le mort s’assit et se mit à parler » (v. 14b-15a). Pour le narrateur, il s’agit toujours bien d’un mort – en cela, rien ne change –, mais celui-ci se met à parler, comme si, au-delà de la mort reconnue, une parole de vie pouvait jaillir. Celle-ci empêche désormais le vivant de se laisser envahir par la mort.

La foi de « Jésus est cette confiance inébranlable qu’il y a un après la mort de l’autre». Cet après est basé sur le consentement à laisser le mort et le vivant suivre chacun son chemin, séparément. La difficulté pour l’étudiant qui dissèque vient du fait que le mort et le vivant habitent temporairement un même lieu, un même espace : il s’agira donc de bien poser la limite, de bien reconnaître les différences symboliques fondamentales entre un corps vivant (jeune de surcroît) et un corps mort (exclusivement âgé). C’est là que l’anthropologie biblique peut épauler la réflexion.

De l’un à l’autre Testament

Les attitudes et prises en considération des enjeux anthropologiques évoquées plus haut peuvent être nourries par les mots que les écrits bibliques ont élaborés et éprouvés autour du corps. Toutes les initiations de la vie ne passent-elles pas dans et par le corps ? À partir de là s’imbriquent des paroles, des signes, des rites, des symboliques, des ambiances, autant d’éléments qui conjuguent le cognitif, l’affectif et le relationnel. La lecture de la Bible encourage à revoir des conceptions anthropologiques fortement marquées par l’image de l’être humain composé d’un corps et d’une âme. « Le dualisme corps-âme sera sans doute toujours la tentation de toute culture. Soit au détriment de l’un, en idolâtrant l’autre ; soit à l’avantage du premier, en méprisant le second. » Si ces deux catégories contrastées de la pensée philosophique classique ont sans cesse été relayées depuis Platon et Aristote, les écrits bibliques offrent un appui peu connu, plus vaste et éminemment suggestif. En effet, il est important de souligner d’emblée que l’anthropologie biblique ne fragmente pas l’être humain, mais l’exprime tout entier dans un aspect particulier. C’est ce qui va être développé à présent.

L’apôtre Paul l’exprime ainsi dans une exhortation : « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre être entier, l’esprit (pneuma), l’âme (psychè) et le corps (sôma), soit gardé sans reproche à l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ » (1 Thessaloniciens 5, 23). L’esprit, l’âme et le corps sont chacun l’expression entière de l’être humain vu sous un angle singulier. L’esprit, c’est la personne dans son intimité secrète, spirituelle ; l’âme, c’est la vie humaine en ce qu’elle a de plus précieux, le principe vital qui anime le corps ; et le corps justement, c’est l’organisme d’un individu vivant, sujet agissant dans sa condition sensible. À ce propos, l’apôtre Paul condamne le corps dans la seule mesure où il se livre à ce qui le maintient en situation d’esclave : « le corps qui se laisse aller à ce qui le contredit, n’est plus un corps signifiant ». La responsabilité de l’être humain est ainsi de faire vivre pleinement son esprit, son âme et son corps.

https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2006-4-page-107.htm
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeVen 31 Mai 2024, 14:02

Cf. ici 21.12.2020 -- et probablement plusieurs fois ailleurs, depuis.

En effet, le cadavre serait aussi l'ultime signe d'une déhiscence, d'un désajointement, d'une non-correspondance entre "la vie" et "l'être", jamais tout à fait superposables tant qu'on peut les distinguer (La Palice n'eût pas dit mieux), même s'ils se confondent dans l'"absolu": parce que quand le "corps" meurt dans la plupart des cas il ne disparaît pas instantanément (et d'autant moins qu'on le préserve artificiellement, des momies égyptiennes aux facultés de médecine)... Ce qui creuse aussi la différence entre "qui" et "quoi", entre "quelqu'un" et "quelque chose", il n'y a plus (de) "personne" mais il y a toujours quelque "chose", celle-ci restant la trace ou le signe ambigus de celle-là; l'observateur (vivant, survivant) étant du coup rendu seul responsable de l'interprétation du signe, puisque personne ne répond ni n'en répond plus, à la "première personne" (je, moi), à/d'aucune interpellation, sollicitation ou interrogation, à la "deuxième" ou "troisième personne" (tu, toi, il, elle)...

Au passage, je me dis en relisant cet extrait de Lichtert que l'"être (humain)" est décidément une traduction déplorable de nephesh-psukhè-anima, qui est autant "la vie" (individuelle, propre à chaque "vivant" à la différence de hyh) que "l'âme", "individuantes" et pourtant communes à tous, aux hommes, aux animaux et même aux dieux. Rien à voir a priori avec l'"être", qui déborde le "vivant" même si au bout du compte et de la pensée tout se rejoint: non seulement le vivant mort (encore appelé nephesh-psukhè) n'échappe pas à l'être, sous la forme matérielle et un temps présente du cadavre comme sous la forme verbale et temporelle de l'avoir-été de la "personne" (passé simple ou composé, imparfait, accompli, inaccompli accompli), mais toutes les notions communiquent et se contaminent mutuellement: l'être est irréversiblement entaché de vie et la vie d'être... Pour rappel, il reste remarquable que "la vie", comme "l'être", soit évacuée du champ "scientifique", "biologique" et "zoologique", qui ne connaît que le "vivant", fût-il mort.

---

Au-delà du couple ou binôme spécifique "être / vie", ce fil illustrerait le rapport de la "pensée" à la "parole", au "langage" ou à la "langue" -- autres couples ou binômes, qui se confondraient en grec ou en allemand dans le même logos ou la même Sprache... Ce qui vaut dans la "pensée", tant qu'elle dure, ce n'est pas plus l'arrivée, la conclusion, le résultat, le produit que l'origine, le commencement, la cause, les prémisses ou les raisons, mais bien le chemin, le trajet sans cesse refait et à refaire de l'un à l'autre. Sur la "fin" personne, avec un minimum de pratique, ne se fait d'illusion: toutes les définitions, distinctions, oppositions construites en chemin échoueront ou s'effond(r)eront dans l'a-porie, l'impasse où rien ne passe plus, il n'en restera rien d'énonçable. Mais en chemin (unterwegs, dirait Heidegger) il y aura eu ex-périence, em-pirie, Er-fahrung -- de "l'être" et de "la vie", indissociables en dernière analyse, à la limite (pera), mais ex-périmentés précisément jusqu'à la limite (incluse et exclue à la fois) dans leur différence irréductible...

---

Du côté des textes anciens en général et bibliques en particulier, l'une des difficultés tient à la traduction de termes relativement rares et significatifs dans la langue de départ par des termes archi-fréquents et anodins, qu'on ne remarque même pas dans la langue d'arrivée: ainsi la "vie" qui en français mêle non seulement bios et zôè, mais aussi psukhè; plus encore "être" devenu simple "copule" prédicative (S est p, la maison est blanche, etc.) ou, avec "avoir", auxiliaires de conjugaison des temps "composés", d'autant plus utilisés que les temps "simples" (passé simple, imparfait du subjonctif, etc.) tendent à disparaître, et intégrés dans une foule de locutions verbales figées... Du coup il faut une attention exceptionnelle, voire forcée, pour remarquer ces mots là où ils passent inaperçus, et distinguer les occurrences où ils sont potentiellement significatifs de celles où ils ne le sont pas. Par exemple, on remarque les "moi je suis" johanniques quand ils sont "absolus", sans attribut ni prédicat, mais beaucoup moins dans ce que nous prenons pour des "métaphores", je suis le berger, la porte, la résurrection, la vigne, le chemin, la vérité, la vie...; on n'entend plus du tout "être" dans "être en moi", "en lui", "en vous", etc. (en espagnol ou en portugais on dirait estar et non ser), malgré les parallèles avec "demeurer"; ni dans "être un"; de même, dans "avoir la vie" (éternelle, en soi, etc.), "avoir" est moins audible que l'ekhein grec qui est aussi saisir, tenir, garder...
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 05 Juin 2024, 12:33

La vie est-elle une valeur ?
Jean-Louis Coy

Le monde comme volonté…

Nous retrouvons la philosophie alerte du matérialiste Diderot enclin à vivre selon les lois de la nature, alliant le plaisir du corps à la réalité de la mort. « L’homme est corps, jusque dans ses sentiments et affections : la tâche de la physiologie est de montrer la base somatique des pouvoirs qui ont été souvent attribués à un paradoxal agent immatériel. » (J. Starobinski).

Dans le prolongement du vitalisme de Diderot, le courant romantique a fait de la vie, pensée comme force unique, créatrice et universelle, une sorte d’âme du monde (le Weltschauung) grâce à laquelle s’édifie une harmonie entre les vivants et la matière, assurant l’unité dans la diversité. Nous retrouvons cette pulsion de vie, la volonté génératrice de valeurs caractérisée par la joie d’exister sans connaître l’essence du monde mais ressentie dans le fait même d’exister. Pourtant plane déjà un pressentiment de la perte irrémédiable et terrifiante de la valeur absolue représentée par la vie à laquelle Bergson fera allusion plus tard.

En bien des points, cette brume qui s’étend alimente l’inspiration des poètes, des peintres, traduit le renversement progressif de la volonté créatrice, car elle ne suffit pas. Il y a au sein même de la vie des valeurs qui répriment la vie, déjà les grecs opposaient les idées aux choses et vivaient la réalité présente au nom du monde à venir. Plus tard, il en fut de même avec les penseurs chrétiens et autres adeptes de l’idéal ascétique.

À la suite de Rousseau, Goethe et Schelling, dès le XIXe siècle, l’homme moderne est percuté par le ressac de cette vague nihiliste provoquée par la crise des valeurs qu’engendre puis développe la nouvelle civilisation capitaliste, au point de reposer le problème métaphysique de l’existence.

Que l’essence du monde soit la vie comme volonté ou volonté divine, est une idée au cœur de la construction théorique de Schopenhauer. Il considère que la vie en tant que volonté c’est-à-dire sans but et sans repos, ne fait qu’osciller entre douleur et ennui ; elle nous impose à la fois l’affirmation et la négation de la volonté de vivre. L’homme déjoue les écueils sans pouvoir éviter le naufrage que représente sa mort. Ce qui le tient en mouvement c’est le désir de vivre, et, une fois l’existence assurée, qu’en fait-il, à quoi l’emploie-t-il ? Il lui reste à tuer le temps, c’est à dire à fuir l’ennui.

L’homme de Schopenhauer est un pessimiste des temps modernes assez audacieux pour se demander quelle est la valeur de la vie à une époque où justement ce qui est susceptible de la définir, la toute puissance de la réussite sociale et financière, l’exaltation d’un bien-être matériel, l’égoïsme qui en découle, tout cela n’est qu’illusion d’une volonté, car le fait de vouloir (Will zum Leben) n’a de sens qu’à condition de nier, quitte à survivre entre l’ennui et la douleur. La vie devient un comble de la non-valeur mais le pessimiste est heureux parce que, à travers sa propre existence, il affronte sa véracité.

Ici nous distinguons quelques éléments de réponse mais avant tout le doute persiste. Dans ce jeu de forces, certaines affirment la vitalité de la nature, d’autres la nient, brisent la réalité pour des idées et traitent la vie comme une fausse valeur, jusqu’à la rattacher à un ordre imaginaire.

Nietzsche pense comme Schopenhauer que la vie est volonté, volonté de puissance même, mais ajoute que toute volonté est affirmative de valeurs, source de valeurs. L’idéal ascétique, hostile à la vie puisque n’y attachant aucune valeur, est une contradiction : une puissance vitale contre la vie. Cette vague de nihilisme est à l’origine de la crise des valeurs. La vie n’existe que parce qu’elle crée de la valeur ; dès que l’homme comprend cela, son destin consiste à faire jaillir sa propre volonté créatrice. Parvenu au bout de son absurdité, le nihilisme dénonce le monde vivant et ce qu’on nomme les arrière-mondes, d’où la célèbre formule du philosophe : Dieu est mort.

Reste donc à l’homme la chance de créer de nouvelles valeurs mais prudence, toute volonté est une valeur, ce qui signifie que les contre-valeurs donnent de la vie. C’est ici que se démarque définitivement Nietzsche de ses prédécesseurs et que sa pensée devient d’une actualité permanente. Vivre oblige à choisir et ce choix dépend de nos préférables. Or, aujourd’hui, que rencontrons-nous, sinon le délire de consommation, la technologie aliénante, le langage phatique ? Sont-ce les nouvelles valeurs, aurait demandé Nietzsche ? Pour lui, seule la réconciliation des valeurs éthiques et vitales permet le développement de l’humanité.

Revenons à l’exemple de l’euthanasie et du suicide assisté. Et voilà bien un débat qui doit avec sagesse et réflexion aboutir à cette réconciliation souhaitée par Nietzsche. La valeur de la vie ne s’oppose pas à celle de la liberté de l’homme, nous le répétons, ce sont deux hiérarchies qu’il nous faut satisfaire dans un dialogue éclairé et responsable. La solution, nous la connaissons. Parce que la vie est une valeur suprême nous la respectons en l’associant à celle, issue du triptyque, la liberté, pour laquelle le monde entier continue à se battre sur tous les continents. Une loi juste doit garantir le droit de chacun, celui de mourir à sa manière parce que sa vie lui appartient et non aux rhéteurs, parce que sa mort lui appartient et non aux autres comblés d’un excès de certitudes.

https://www.cairn.info/revue-humanisme-2016-2-page-11.htm


Actualité : Opposée au projet de loi sur « l’aide à mourir », Laure Lavalette a fait une comparaison douteuse avec une intervention de pompiers sur une scène de défenestration.

Comparaison hasardeuse. Alors que l’Assemblée nationale examine actuellement le sensible projet de loi sur la fin de vie, la députée Rassemblement national Laure Lavalette a provoqué quelques tensions dans l’hémicycle lundi 3 juin au soir, estimant que le texte pour légaliser l’aide à mourir « piétine » les politiques de prévention contre le suicide.

https://www.youtube.com/watch?v=-NjG7WEgXNQ
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 05 Juin 2024, 13:17

Que le texte maçonnique (Coy, 2016) qui a déjà huit ans d'âge puisse passer pour un commentaire des débats français (toujours) en cours, c'est assez sidérant en soi...

Coy qui traduit d'entrée de jeu "la vie" par "l'existence" ne se pose pas un instant la question d'une différence, ni donc d'une relation, entre "la vie" et "l'être" ("être" qu'il ne pense pas du tout). D'autre part il ne semble pas avoir compris ou retenu, de Nietzsche, que les "valeurs" dépendent avant tout d'un point de vue, d'une "illusion perspectiviste" liée à "la vie" parce que seul "le vivant" la crée, par sa "volonté de puissance" précisément. "Vivant" qui peut être individu ou groupe, communauté, tribu, nation, mais seulement à condition qu'un ou plusieurs individus imposent leur volonté aux autres dans un rapport de force effectif, impliquant autant les faibles que les forts. Ce qui est fort éloigné de la perspective rationaliste puis nationaliste de l'"Etat", idée, machin ou machine, a fortiori d'un Etat démocratique et partisan où (la représentation d')une "majorité" imposerait sa loi à tous, y compris dans les décisions les plus individuelles.

Soit dit en passant, l'argument de la députée RN n'est pas idiot, c'est bien pour ça qu'il suscite des réactions aussi violentes. Je serais plutôt partisan de le retourner: en effet, c'est bien tout notre tabou du "suicide" et de la "vie sacrée" qu'il faudrait revoir, surtout en régime "laïque", radicalement et sans échappatoire technoscientifique, médicale en l'occurrence; et c'est pourtant ce dont un régime "laïque" s'avère incapable, justement parce que cela requiert une pensée de type "religieux" ou "métaphysique". Du coup la laïcité (surtout "à la française", "a-religieuse") en est réduite à se référer à une "morale judéo-chrétienne" à laquelle elle a renoncé en principe, contradiction fatale. On ne peut précisément pas penser "la vie", ni "la mort", sans "autre", qu'on l'appelle "Dieu", "être", ou autrement; si précaire et provisoire que soit la différence qu'on insinue, subrepticement, en contrebande, entre l'"un" et l'"autre".

S'il y avait un "droit", du "droit", mourir serait ne serait pas un droit mais un archi-droit, abyssal et fondamental, nécessaire même pour fonder un concept de droit, fût-ce par la "fiction légale" d'un "contrat social" que personne n'a pu signer valablement, "librement". Ou, plu(s)tôt que mourir, ne pas être né, pour paraphraser Qohéleth ou Cioran, ce qui ne peut par définition être un "droit" pour personne. Comme le faisait dire Eustache à Jean-Pierre Léaud dans La maman et la putain, on a oublié deux choses dans la déclaration des droits de l'homme, le droit de se contredire et le droit de s'en aller... D'un système multi- et inter-étatique, juridique, judiciaire et policier, mais aussi technoscientifique, qui de proche en proche quadrille toute la planète, il n'y a plus de dehors où s'en aller, même la mort est régie et réglementée. Chacun peut toujours s'échapper, par quelque interstice de folie ou de fiction, mais ce sera toujours en fraude -- jamais un "droit", jamais légitime.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 12 Juin 2024, 14:43

MALADIE DU SENS ET GAI SAVOIR,
CHEZ NIETZSCHE
Paul VALADIER

LA MALADIE DU SENS 

De tels idéaux n'en imposent pas d'abord par la cohérence de leurs contenus, par la sublimité de leurs conceptions du monde, par la « vérité » de leurs propositions : ils séduisent parce qu'ils offrent tout simplement un sens, ils permettent de porter la souffrance de la vie (qu'est la vie) car ils justifient cette souffrance en rendant compte de sa nécessité inéluctable. Par là ils fortifient la volonté de vivre en lui fournissant la force nécessaire à supporter la vie dans sa contradiction même. Le problème n'est donc pas la souffrance, mais « l'absence de réponse au cri dont il interrogeait : "pourquoi souffrir ?" L'homme, l'animal le plus courageux et le plus habile à souffrir, ne refuse pas la souffrance en elle-même : il la veut, il la cherche même, pourvu qu'on lui montre le sens, le pourquoi de la souffrance. Le non-sens de la souffrance, et non la souffrance, est la malédiction qui a pesé jusqu'à présent sur l'humanité, — et l'idéal ascétique lui donnait un sens. » Ce fut jusqu'à présent son seul sens ; un sens quelconque vaut mieux que pas de sens du tout ; jusqu'à présent l'idéal ascétique a été à tous égards le « "faute de mieux" par excellence » (GM, III, § 28). La maladie est donc désir de sens, et l'idéal ascétique tire sa force de conviction de l'aptitude à donner sens à une souffrance à vivre qui, comme telle, n'a pas de sens, et donc est insupportable. Telle est l'origine de ce que Nietzsche appelle la « volonté de vérité à tout prix » ou la « volonté de croyance » : l'intelligibilité de cette expression suppose qu'on insiste à la fois sur « la volonté » et sur le « à tout prix » plus que sur la « vérité » ; c'est la volonté malade et défaite, affolée par son incapacité à vivre qui veut, et son désir ou son impuissance à vivre la pousse à s'accrocher à n'importe quelle issue qui donne sens, à la limite indépendamment de la plausibilité des contenus ; c'est pourquoi elle veut « à tout prix » se défaire de son mal à être, ce qui veut dire qu'elle ne mesure pas le coût, et même que plus le coût est élevé, plus la vérité ou la croyance proposées seront crédibles. La « vérité » trouve donc sa plausibilité à satisfaire le désarroi de la volonté et elle est mesurée encore par le degré de coût ou de sacrifice qu'elle entraîne. Elle n'intéresse pas pour elle-même, mais seulement en tant qu'elle comble une volonté défaillante quel que soit le prix à payer.

L'adhésion à l'idéal ascétique aboutit donc à un paradoxe : l'homme malade adopte un sens, et n'importe quel sens plutôt que pas de sens du tout, pour sortir de la souffrance ; mais l'idéal est d'autant plus admis, on tient d'autant plus à lui qu'il en coûte et qu'il entraîne lui-même de la souffrance ou des sacrifices ; la différence entre la situation nue et la situation humaine « comprise » provient de ce que désormais la souffrance fait sens, et donc peut être supportée, quoique redoublée... Le sens n'élimine donc pas la maladie ; il la multiplie plutôt ; il permet en tout cas de la porter ; mais il est lui-même complice de la maladie à un double titre : d'abord parce qu'il trouve en elle sa crédibilité, et l'on comprend pourquoi aux yeux de Nietzsche la philosophie depuis ses origines a eu affaire avec la détresse humaine et en a tiré parti ; ensuite parce que le sens fourni n'est évidemment qu'une fiction de sens, une « illusion », n'importe quel sens plutôt que rien, par conséquent aussi un sens qui a à voir avec la volonté d'échapper à l'apparence, à l'incohérence, à la mort, au désir même, sens exténuant donc le désir ou l'apaisant, le confortant, le narcotisant, ce qui révèle donc un complicité intrinsèque entre volonté de sens (volonté de vérité à tout prix) et volonté de mort, donc entre sens et néant : « tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté de néant, une anti-volonté de la vie, une révolte contre les conditions fondamentales de la vie [...]. L'homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir » (GM, III, § 28).

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1996-v52-n2-ltp2155/401001ar.pdf
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMer 12 Juin 2024, 16:07

Très bon texte de Valadier (1996), dont je découvre qu'il s'était fait virer de la revue "Etudes" par Lustiger...

Cela me rappelle notre dialogue de sourds, intermittent et interminable, avec cabri (encore avant-hier ici): du "sens", ni "la vie" ni "l'être", qu'on les distingue ou qu'on les confonde (Valadier ne fait ni l'un ni l'autre), n'en ont ni n'en ont besoin, et pourtant ils, il ou elle ne cessent pas d'en faire, d'en produire, d'en générer, d'en sécréter, qu'on prenne ça pour de l'or ou de l'ordure, pour accomplissement suprême ou pour excrément inévitable...

Dire oui, ou non, selon l'infinie diversité de tons, d'attitudes et de gestes que recouvrent ces deux mots, ce n'est pas forcément donner ni refuser un "sens" à  quoi que ce soit. Ni à "l'être" ni à "la vie", pour revenir au couple ou binôme de ce fil, qui ne constitue pas plus nécessairement une alternative, un dilemme ou un choix, seulement une différence pensable, comme toute différence, jusqu'à un certain point. Tremblement, frémissement, vibration, mouvement minimal, presque rien mais pas tout à fait rien, par quoi nous "vivons" et "sommes", par quoi aussi nous échappons à "l'être" et à "la vie".

---

A la fin du séminaire que je lisais ces jours-ci (cf. p. ex. ici), Derrida menait une riche comparaison de textes de Freud et de Heidegger qui aboutissait à une sorte d'équivalence remarquable entre "la mort" et "la fiction", où se rejoignent "être" et "vivre" et par quoi aussi leur "sujet" échapperait à "l'être" et à "la vie" en même temps qu'à "lui-même"; tout cela passait par une relecture du merveilleux texte d'Ovide (Métamorphoses) sur Narcisse (Narkissos/Narcissus), que ni Freud ni Heidegger n'évoquent, bien que le premier parle beaucoup de "narcissisme", qu'il écrit d'ailleurs "Narzissmus", "narcisme".

Du coup j'ai ré-emprunté un autre séminaire, de quinze ans plus ancien (1975-6, Seuil 2019), La vie la mort, pour en relire certains passages: j'y retrouve notamment, p. 23, une citation de Nietzsche à laquelle je faisais allusion dans mon post initial, dans les fragments posthumes, 12:2 [172] (Derrida citait encore d'après La volonté de puissance): ""L'être" [das Sein], nous n'en avons d'autre représentation [Vorstellung] que "vivre" [Leben]. Comment dès lors quelque chose de mort peut-il "être" ?"

On en reviendrait aux "aspects du temps", sous une perspective à peine différente de celles que nous avons envisagées jusqu'ici (passé / présent / futur, accompli / inaccompli, âges de la vie, époques de l'histoire, etc.): "l'homme", individu, groupe, espèce, dès lors qu'il parle et pense, se sépare de "la vie" au moment même où il la nomme (cf. chez Lacan la "coupure symbolique" ou le "stade du miroir"), et en fait un concept aussi abstrait que "l'être" dont pourtant il la distingue. C'est tout autant une "régression" qu'un "progrès", car "l'être" le ramène, à ses propres yeux, à un niveau qu'il tend à juger (axiologie) "inférieur" au "vivant": lui qui parle, pense, juge, "est" comme un "sujet" unique, irremplaçable, mystérieux, inexplicable, non seulement il mange, boit, copule, excrète, marche, court, dort, naît, grandit, vieillit et meurt comme l'"animal", mais il tombe comme une pierre ou n'importe quoi, il n'est même pas "chose" mais "événement" qui apparaît et disparaît, comme un nuage, comme un orage. Et cependant cela, lui comme le nuage ou l'orage, "est", "a été", "aura été", éternellement, une fois pour toutes, selon tous les aspects que sa langue (et notamment la conjugaison de ses verbes) inscrit comme une écriture, un dessin, un signe, une trace durable, quasi indélébile, dans l'imagination comme sur les parois des cavernes "préhistoriques". Toute pensée de "la vie" opposée à "la mort", et pourtant indissociable de celle-ci, débouche sur "l'être" qui ne s'oppose à rien, car celui-là ne s'opposerait qu'à l'impensable "rien", le "non-être qui n'est pas" (cf. Parménide). "La vie" n'a d'autre choix que de laisser "être" "l'être", aussi fictif ou insaisissable que le langage et la pensée dont il est solidaire; mais "l'être" n'"est" que de laisser aller "la vie", de la laisser continuer ou "suivre son cours", comme disait la concierge de Cioran (comment ça va ? -- ça suit son cours)...
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeLun 17 Juin 2024, 15:03

L'appétit de vivre

Le carburant invisible

Il y a des gens insupportables : ils ne se contentent pas d’exister, d’être là, d’attendre sagement les échéances en regardant les nuages. Non, en plus, ils veulent vivre. Intensément, inlassablement. On se dit : bon, ils ont fait leurs preuves, ils ont fait leur temps, ils ont bien œuvré ; maintenant ils vont pouvoir se reposer. Ils ne l’ont pas volé. Ils ont le droit de se calmer, en quelque sorte. Pas du tout ! Ils persistent, ils insistent. Ils s’activent, ils dévorent les jours, ils vous disent qu’ils sont encore plus débordés qu’avant, que leurs journées passent trop vite. C’est quoi, la vie, pour eux, une drogue ? Ils sont énervants, parfois.

La vérité est qu’on les trouve à la fois insupportables et admirables. Comment ne pas ressentir une ambivalence forte par rapport à ce qu’ils manifestent d’appétit de vivre, de désir de bouger, de s’activer. La vérité oblige aussi à reconnaître que l’on se projette en les regardant vivre : « Et moi donc, serai-je plus tard, à leur âge, sage contemplatif, Cincinnatus, ou rêvé-je comme eux d’avaler la vie jusqu’au bout de la vie ? De dévorer les jours à belles dents jusqu’au dernier ? » La vérité, enfin, impose l’évidence que l’on n’en sait rien. Que nul ne saurait d’avance dire quand et où sera atteint – s’il doit et peut l’être – ce cap de la satisfaction. Ni si, un jour, une nuit, on sera soi-même, en guise d’appétit de vivre, repu. Rassasié et content. Belle hypothèse, mais invérifiable, sauf trop tard…

Cela vient de très loin, cet appétit de vivre. Du tout petit bout d’homme qui, dans le ventre de sa mère, deux ou trois mois après sa conception, nous le montre déjà animé, commençant à se faire de la place, à se manifester sans bruit (ça viendra les cris de la vie !), à bouger. Oui : bouger du haut de ses cinq à six centimètres ! Les échographies émouvantes que l’on fait alors révèlent dès ce moment une visible impatience de vivre. Elle rend les parents (et les futurs grands-parents, croyez-le…) impatients aussi de vivre avec le nouveau venu. Quel appétit manifestent ces moments de contemplation silencieuse et partagés ! Oui, cela vient de loin et on devine que cela demande à aller loin. Il y a comme un appel silencieux dans ce minuscule remuement : « Bon, quand est-ce qu’on commence ? »

Peut-on distinguer l’appétit de vivre de la liesse d’exister, de cet étonnement d’être que chaque aube manifeste ? Nous avons beau ronchonner dans les petits matins blêmes, nous avons beau, parfois, nous lever du pied gauche, et râler d’avance devant les épisodes annoncés d’une journée qui « s’annonce difficile », toujours revient – si fugitif parfois soit-il – ce sentiment magique ou merveilleux d’être là, de palpiter, de nous éveiller à la vie comme au sortir du ventre maternel. Et, le soleil se montrant, de le voir apparaître pour la première fois. Paysages ou visages, sons, bruit du vent dans les feuilles, coteaux aux lignes pacifiantes, nuages toujours recommencés, gens qui marchent au bord de l’eau, humus automnal : tout étonne de tout ce qui chaque jour recommence. Le regard ne se lasse pas. Il ne se fatigue jamais. Et le retour du pareil au même (saisons…) est un enchantement nouveau.

« Mais quel est donc son carburant ? », demande-t-on parfois au sujet de ceux qui nous surprennent par leur manière goulue d’aborder les jours, les activités, de surmonter les difficultés ? Ce ne peut pas être seulement l’effet de la volonté. Car c’est lourdingue, la volonté. C’est une mécanique. Cela ne met pas en joie. Il ne peut y avoir de légèreté contrainte de l’être. On ne construit pas la joie. On la ressent comme un donné. Ou on la regrette comme un manque. Un en-creux. Car, soyons justes, si l’appétit de vivre vient à manquer – et Dieu sait que beaucoup semblent l’avoir perdu et être devenus anorexiques –, si l’on regarde passer les plats avec des haut-le-cœur, si l’acédie ou la déprime vous guette, c’est bien que la vie peut être fardeau, plus que carburant ou nourriture. Plus peine que grâce. Plus punition que viatique. Les raisonnements ont alors peu de part : on n’a pas à « convaincre » quelqu’un, à coups d’arguments, que la vie est belle. On n’a pas à aligner la liste des dix ou douze raisons raisonnables devant pousser à admettre que la vie est bonne. C’est au cœur de chacun que se livre le combat entre désir de vivre et lassitude d’exister. Cela ne se décrète pas.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2008-1-page-80.htm
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeLun 17 Juin 2024, 15:57

Jolis textes... si on les rapporte à la distinction en partie arbitraire de notre thème, on remarquera que leurs auteurs ne distinguent guère entre "la vie" et "l'être", ou encore "l'existence"... Pourtant cette différence en appellerait ou en réveillerait bien d'autres, comme par ce qu'on appelle résonance, écho, harmonique ou sympathie en acoustique et en musique: non seulement entre "essence" et "existence", mais aussi entre "aspects du temps", passé, présent, futur, accompli et inaccompli, ou entre "sujet" et "objet", "réalité" et "fiction", "puissance" et "acte", etc. On peut se réjouir (ou se désoler), non seulement de "vivre" et d'"être" soi, de persister envers et contre tout dans son être-à-soi, de s'être et de s'avoir, mais aussi bien qu'il y ait (quod, dass), indépendamment de quoi (quid, was), quelque chose de vivant ou non plutôt que rien, et même simplement de l'"il y a", es gibt, etc., dans ce jeu de miroir in-fini entre quelque chose et rien, qui suscite d'abord émerveillement puis effroi, comme dit Heidegger; et que ceci ou cela, vivant ou autre, nous survive, ou que même si ça ne nous survit pas ça ait été, ça ait pu être, ne fût-ce qu'une fois irrémédiablement passée, fictive ou imaginaire. La notion d'appétit ou de manducation (faim, soif, manger, boire, etc.) est intéressante parce qu'elle nous rappelle aussi que notre rapport à l'"être" ne se réduit pas à nos sens, justement parce qu'il dépend de plusieurs sens: on ne goûtera pas la lune (même si elle est en fromage comme dans Wallace et Gromit), on ne verra pas la musique, on n'entendra pas les étoiles, mais c'est le concours de tout cela qui fait notre rapport de "vivant" ou d'"étant" à l'autre, à l'"être" vivant, mort ou ni l'un ni l'autre, passé, futur, idéal, fictif, imaginaire. Rapport qui n'"existe", ne se produit, n'arrive ou n'a lieu peut-être que dans "la vie" et pour "le vivant", mais seulement parce que et pour autant que ceux-ci se rapportent, s'intér-essent à autre chose qu'eux-mêmes.
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMar 18 Juin 2024, 12:38

Le monde comme volonté

Concepts déterminants dans la métaphysique de Schopenhauer, en ce qu’ils désignent l’essence de l’homme et de toute chose. La volonté en tant que chose en soi est un désir de vie aveugle et universel. Il ne connaît pas, n’est pas conscient, ignore l’espace et le temps, la cause, le but, les limites. La volonté, dite aussi vouloir-vivre (cf. Le monde, par. 54, 324), ne découle pas du monde, c'est le monde qui découle d’elle. Elle est « l’initial et l’inconditionné », « la prémisse de toutes les prémisses. » (Le monde, chap. XXVIII, 410.)

C’est d’elle que la philosophie doit partir :

« Chaque regard posé sur le monde, que le philosophe a pour tâche d'élucider, confirme et atteste que le vouloir-vivre, bien loin d’être l’hypostase d'on ne sait quoi, ou même un mot vide, est la seule expression vraie de la plus intime essence du monde. Tout aspire et s’efforce à l'existence, et si possible à l’existence organique, c’est-à-dire la vie, et, une fois éclose, à son plus grand essor possible.

On voit bien clairement dans la nature animale que le vouloir-vivre est le trait fondamental de son existence, son unique propriété immuable et inconditionnelle. Qu'on observe donc cet élan universel vers la vie, l’empressement infini, la facilité et la complaisance avec lesquelles 1e vouloir-vivre, sous des millions de formes, partout et à chaque instant, par fécondation et par germes, et là où ceux-ci manquent, par generatio aequivoca [génération spontanée], se rue vers l'existence, saisissant toute occasion, s’emparant avidement de toute substance porteuse de vie; et qu’on jette ensuite un regard sur l'épouvante et la panique qui s'emparent de lui, quand n'importe laquelle de ses formes individuelles d'existence est en passe de perdre celle-ci, surtout quand il en a la claire conscience. C'est alors comme si, dans cet unique spécimen, le monde entier allait être anéanti, et la vie entière de l’être vivant ainsi menacée se transforme aussitôt en une guerre de résistance la plus désespérée contre la mort. Qu'on observe, par exemple, la peur incroyable qui saisit un homme en danger de mort, l'immédiat et profond intérêt de tous ceux qui en sont témoins et l'explosion de joie quand un sauvetage est réussi. Qu'on observe l'effroi glacé qui suit la lecture d'une condamnation à mort, le sentiment d’horreur qu’inspire la vue des préparatifs pour l'exécution et le sentiment déchirant de compassion lorsqu’elle a lieu sous nos yeux. C'est à croire qu'il s’agit là de bien autre chose que de la simple suppression de quelques années d'une existence vide, triste, empoisonnée par des désagréments de toutes sortes et constamment incertaine. On devrait plutôt demander alors ce que ça peut bien faire à l'un ou à l’autre d'arriver quelques années plus tôt là où après son éphémère existence il lui en restera encore des billions à être. Tous ces phénomènes montrent bien que c'est avec raison que j'ai posé comme l'ultime inexplicable et le fondement obligé de toute explication le vouloir-vivre, et que bien loin d'être, sous le nom d’absolu, d’infini, d’Idée, ou d'appellations semblables, un mot ronflant et vide, il est de toute chose ce que nous connaissons de plus réel, qu'il est, oui, le germe même de la réalité. » (Le monde, chap. XXVIII, 339.)

« Ce vouloir-vivre, nous le sommes nous-mêmes ». Que nous voulions vivre n'est donc pas quelque chose qui, avant de se produire, est soumis au choix de l’intellect. « Le vouloir-vivre est un prius de l’intellect. » La philosophie doit en tenir compte. « Comme point de départ destiné à être le fondement explicatif de tout le reste, on doit prendre ce qui ne peut s’expliquer plus avant, mais ne peut non plus être mis en doute, ce dont l’existence est certaine, mais inexplicable. Et c’est le vouloir-vivre. » Si on prend quoi que ce soit d’autre pour point de départ, il faudra pouvoir en déduire cette aspiration à l’existence : « Cela ne marchera jamais. »

Il est donc, pour Schopenhauer, impossible, parce que ce serait une tricherie, d’adopter un point de vue absolu extérieur à la vie. C'est en tant qu’êtres vivants liés à une volonté et une conscience que nous pouvons philosopher et cette immanence de l’homme à lui-même fait qu’il est juste d’expliquer le monde à partir de l'homme, et non l’homme à partir du monde. (Cf. Le monde, chap. L, 739.)

Extraits de Arthur Schopenhauer, Un abécédaire, établi par Volker Spierling, éd. du Rocher, 2003, pp.284-286

https://www.schopenhauer.fr/philosophie/volonte.html
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeMar 18 Juin 2024, 13:52

On voit là ce que Nietzsche doit à Schopenhauer -- il ne s'en est jamais caché, d'ailleurs, depuis Schopenhauer éducateur dans les Considérations inactuelles (1873), même s'il en a vite pris le contrepied, ce qui était d'abord une affaire d'affect et de décision, idiosyncratique et arbitraire en somme, plu(s)tôt que de concept: à "la vie", dire "oui" plutôt que "non", quitte à transformer "la volonté" en "volonté de puissance"... Quant à Heidegger, le plus souvent il ignore ou feint d'ignorer Schopenhauer, comme tant d'autres...

Si l'on prend à nouveau comme critère ou pierre de touche, arbitraire aussi, notre distinction entre "l'être" et "la vie", distinction commune à Nietzsche et à Heidegger en dépit de choix contraires (cf. post initial), on remarque encore, dans les citations ci-dessus, que "vie", "être" et "existence" se confondent, même si "la vie" occupe en quelque sorte le sommet d'une hiérarchie axiologique qui tourne à la téléologie, prêtant au "non-vivant" une "volonté" d'accéder ("si possible" !) à "la vie" identifiée à l'"existence organique" . Animisme ou métonymie ?

Toutefois, parler de "point de vue" (dernier paragraphe, qui n'est pas de Schopenhauer) c'est déjà introduire la "(re-)présentation" (Vorstellung) dont Schopenhauer, précisément, distingue la (simple) "volonté"... Il n'y a pas de "monde" sans l'une et l'autre, ce ne sont que deux "aspects" ou "modalités" (als, comme) d'un "monde", irréductibles l'un à l'autre. Le weltbilden de Heidegger (l'homme constructeur ou configurateur de "monde", par opposition à l'animal seulement "pris" par un monde et la pierre "sans monde") n'est d'ailleurs pas loin du monde comme représentation chez Schopenhauer...

Au passage, on peut remarquer que si la "génération spontanée" (generatio aequivoca, en plus d'un sens) est devenu un concept désuet en biologie moderne (Pasteur, stérilisation, etc.) -- ce qui laisse d'ailleurs béante la question de l'"origine de la vie", comme les créationnistes ne manquent pas de le rappeler -- elle se réinscrit dans une "écologie" plus vaste, qui considère "la vie" non pas sous l'angle étroit de la génétique ou de la phylogénétique, de la reproduction et de la transformation des espèces et des individus, mais dans une perspective topique, dynamique, économique et statistique: biosphère, biotope, écosystème; là où il y a possibilité de "vie" ("niche", ressources disponibles, absence de prédateurs, etc.), il y aura, tôt ou tard, une "vie" adaptée. Ce qui réveillerait encore la dunamis ou "puissance" aristotélicienne, et ses nombreuses suites modernes (Spinoza, Leibniz) ou contemporaines, du "désir", libido ou Lustsprinzip freudiens au "virtuel" généralisé. Là encore, question de "point de vue".
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MessageSujet: Re: L'être ou la vie (?)   L'être ou la vie (?) Icon_minitimeJeu 20 Juin 2024, 13:49

La mort du point de vue de celui qui a renoncé au vouloir-vivre
(Deuxième étude sur la mort selon Schopenhauer)

I – Y a-t-il une véritable volonté de mort dans le renoncement [Verneinung] au vouloir-vivre ?

A – Dans la mesure où diminue l’attachement à la vie, la crainte de la mort faiblit chez l’homme

Schopenhauer va même jusqu’à dire que le renonçant l’accepte, la « souhaite » comme une délivrance et « l’attend avec bonheur ». Irons-nous jusqu’à dire qu’il la veut ? Cela semble difficile. Il faut s’entendre sur le mot « volonté ». Chez Schopenhauer, rappelons qu’elle signifie impulsion ou désir qui ne s’accompagne pas fondamentalement de délibération intellectuelle. Pour Schopenhauer, le corps [Körper] est l’objectivation externe (c’est-à-dire pour la représentation) du vouloir-vivre aveugle de l’individu, c’est-à-dire de son corps vécu [Leib] éprouvé de l’intérieur dans une durée en quelque sorte principielle. Or, le relâchement ou la détente de cette impulsion fondamentale qu’est le vouloir-vivre [« Volonté » au sens schopenhauerien] ne correspond ni à une pulsion de mort, ni à une intention véritable, délibérée, [« volonté » au sens traditionnel] de mourir.

B – On ne confondra donc pas le renoncement ni même l’ascétisme avec le suicide

1 – S’il y a un programme d’action violente pour détruire délibérément le corps, il ne s’agit donc plus d’un véritable ascétisme, mais d’une volonté suicidaire qui est en somme tout l’opposé du renoncement et de l’esprit de l’ascétisme

Car cette volonté suicidaire affirme la Volonté de vivre à tout prix, même au prix de la mort du corps… Néanmoins, sur le plan des apparences, une certaine équivoque peut surgir, car la volonté suicidaire peut se cacher sous le masque de l’ascétisme. Irrésistiblement, nous évoquons la figure de l’ouvrage de Bernanos Le soleil de Satan, l’abbé Donissan, qui se martyrise lui-même pour gagner la sainteté à tout prix et par ses propres forces. Ainsi manque-t-il la perdre, dans la mesure où Satan lui fait croire par une ruse mensongère – qui définit d’ailleurs son mode d’action – que ses suggestions fatales viennent de Dieu… Nietzsche jouera de cette équivoque possible en dénonçant une imposture derrière le néant de volonté schopenhauerien [la Verneinung] : il s’agirait, selon lui, plutôt d’une volonté de néant, enivrée de puissance… à proportion de sa faiblesse. Mais l’ascète véritable ne cherche pas à se détruire violemment, il se borne à parachever la mortification de sa volonté propre.

2 – Inversement, le suicidaire, lui qui veut précisément la mort de son corps, n’a pas du tout renoncé au vouloir-vivre, mais seulement à sa vie individuelle, comme Schopenhauer nous l’expose

Implicitement, comme tout affirmateur de la vie, le suicidaire n’ignore pas que la volonté ne manquera jamais de phénomènes, et que l’espèce se maintiendra malgré la chute de son individualité. D’une certaine façon, le suicidaire agit comme si la mort était une plaisanterie. Le suicide n’exprime pas la négation de la volonté mais il constitue une « marque d’affirmation intense de la volonté» contre les obstacles qu’elle rencontre. Ce qui motive le suicide est « l’ardeur qu’il [l’individu] met à désirer la vie, la violence avec laquelle il se heurte contre l’obstacle naturel de la vie, je veux dire la douleur… ». Schopenhauer va jusqu’à dire que le suicidaire « anéantit le phénomène de la volonté, le corps [Leib], afin que la volonté elle-même reste intacte ».

L’aveuglement de l‘individu suicidaire montre bien, selon le philosophe, que le vouloir-vivre est en contradiction avec lui-même, au point de se déchirer lui-même dans ses objectivations les plus élevées, au sommet, là où le combat externe entre les individus cède la place au combat interne qui fait rage avec une grande violence au sein d’un individu dans le cas du suicide. Comme le serpent qui se mord la queue, ou plutôt, la fourmi-bouledogue, « l’individu se déclare la guerre à lui-même… » Il est difficile de ne pas évoquer ici le suicide du père de Schopenhauer qui a dû marquer durablement le jeune homme, âgé de dix-sept ans seulement, en contribuant à lui suggérer l’insatiabilité du vouloir qui conduit ses objectivations à s’autodétruire. Vie et mort sont donc inséparables. Celui qui veut la vie peut être amené à vouloir la mort, à proportion même de la violence de son désir, tout comme il est amené à la subir… Le paradoxe de l’individuation, par lequel la Volonté se déchire elle-même est manifesté dans le suicide pour autant qu’il y est porté à sa pointe extrême. Dès lors peuvent s’éclaircir les nombreuses déclarations extrêmes de Schopenhauer sur l’existence qui serait vanité [au sens latin], fausse route, erreur d’aiguillage, faute ou même crime, selon la célèbre parole de Calderon « el delito major del hombre » ! Calderon lui-même reprenait ainsi le péché originel chrétien que Schopenhauer considère comme la version allégorique de ce drame métaphysique. L’acte suicidaire, en témoignant du refus des souffrances inévitables de l’individuation, dit la vérité ultime sur le vouloir-vivre. Le renoncement au vouloir-vivre apparaît alors comme l’inverse du suicide et plutôt comme une rédemption de la vie.

https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2014-2-page-37.htm
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