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 Le culte de YHWH au temps de Jésus

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Narkissos
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Le culte de YHWH au temps de Jésus   Le culte de YHWH au temps de Jésus - Page 6 Icon_minitimeJeu 10 Fév 2022, 23:12

Réflexion originale et profonde.

Il n'y a d'ailleurs pas lieu de la restreindre à un cadre "monothéiste" (impliqué en français par la majuscule à "Dieu"), puisque les textes bibliques eux-mêmes supposent un horizon cultu(r)el plus large: les dieux relèvent d'emblée du langage, en relation avec les humains (ou mortels) qui les nomment comme ils se nomment les uns les autres, et les invoquent comme ils s'adressent les uns aux autres. La monolâtrie et le monothéisme ne changent pas radicalement ce phénomène, ils le mettent en abyme: un "Dieu" unique et absolu (absolunique, comme dirait Dick Annegarn) ne saurait "avoir" (en soi, pour sa part ou de son côté, si l'on peut dire) un "nom" particulier, ni "propre" ni "commun" au sens grammatical, pas même "Dieu" (comme l'avait bien compris Philon), puisque le sens et la fonction d'un tel nom dépendent intégralement du langage et de la relation à d'autres (que *lui*); *il* peut en revanche se laisser nommer et invoquer sous bien des noms, mais dans la mesure où *il* le fait rien ne *le* distingue, dans la structure même du langage, de n'importe quel interlocuteur, réel ou imaginaire: tout unique et absolu qu'*il* soit, on *le* nomme et on s'adresse à *lui* non seulement comme (à) un dieu ou (à) une déesse en contexte "polythéiste", mais aussi comme (à) un homme ou (à) une femme, voire à tout ce qu'on "personnifie" assez pour lui adresser un "discours direct": ni en hébreu ni en grec la relation verbale des humains aux dieux ne passe par une syntaxe spécifique, la langue de la prière ne se distingue pas de celle de la conversation, si ce n'est par des formules de déférence qui sont aussi inter-humaines (on parle au dieu, ou à Dieu, non comme à n'importe qui sans doute, mais comme à un père ou à une mère, à un maître ou à un roi).

Or dans la relation, quand l'invocation prend le pas sur la nomination, ce sont bien les noms dits "propres" (ou personnels) qui comptent le moins, comme on le remarquait précédemment (supra 26.1.2022); ils comptent plutôt dans la "théologie" au sens antique et polythéiste, celle qui ordonne les "panthéons", et en amont dans le mythe, l'épopée ou la tragédie, qui racontent ou "rapportent", "objectivement" au sens grammatical du mot, les histoires et les dialogues des dieux entre eux et avec les mortels: quand on parle des dieux à la troisième personne on les nomme, pour les distinguer les uns des autres, mais quand on les invoque et qu'on leur parle, à la deuxième personne, on les nomme déjà beaucoup moins, au-delà de l'invocation-adresse initiale qui établit pour ainsi dire la communication, de même qu'on ne répète pas le nom d'un interlocuteur humain à chaque phrase quand on lui parle. C'est ce qui rend la traduction, la transmission, la réception ou l'appropriation des prières d'une langue, d'une culture ou d'une religion à l'autre si faciles (cf. les Psaumes): presque rien n'y change sauf le nom de la divinité, dans la mesure où il y apparaît. Le sens d'une lettre d'amour ne change pas si on en change les prénoms (dans la mesure où ils y sont employés): les amoureux "originaux" ne s'y reconnaîtraient peut-être pas tout de suite, mais tous les amoureux s'y retrouveraient (et donc les "originaux" aussi). L'"universalité" ne se décrète pas, elle ne se constate pas non plus, elle se joue par le jeu ouvert des singularités, effectivement entre (au moins) deux négations implicites qui marquent à tout moment les limites du jeu, "pas (pour) tous" et "pas seul(ement pour nous)" -- quand bien même, du point de vue impossible de la totalisation d'une histoire achevée, ç'aurait été "(pour) tous et (un) seul (le même)": l'universalité accomplie, c'est le point de vue de la "fin de l'histoire", Dieu tout en tous, où un "monothéisme" ne se distinguerait plus d'un "panthéisme", ni d'un "athéisme" d'avant toute histoire où "Dieu" ne pourrait être "Dieu" sans autre.

Pour revenir au plus près du "sujet" de ce fil, bien que nous l'ayons pas vraiment quitté, il est remarquable que le phénomène qui étonne le plus l'historien des religions à propos de la naissance du christianisme, le "passage" d'un culte (juif) de "Yahvé" à un culte (judéo-païen) de "Jésus", et le changement de "nom divin" qu'il suppose (toujours un seul "nom personnel", avant et après, mais pas le même et pas non plus à la même place, place du "d/Dieu" tout court puis place du "Fils" dans une économie "Père / Fils"), ne suscite quasiment ni question, ni réflexion, ni commentaire, ni explication ni justification dans les textes du NT. A la faveur de l'usage de kurios dans leurs citations, les textes chrétiens attribuent tout naturellement au "Seigneur Jésus/Christ" de leur culte les textes de la "Bible grecque" (AT/LXX) qui se référaient au "Seigneur Dieu = Yahvé", ça ne pose même pas l'ombre d'un "problème théologique". Le "passage" proprement dit reste insaisissable, il ne laisse aucune trace historique ni textuelle, il ne peut être que réinventé après coup, quand il a déjà eu lieu et qu'il est, au plan cultuel et par là historique, un fait accompli.

[Bien entendu, il reste tentant pour l'intellect de "reconstruire" un tel "passage", tout en sachant que ce faisant on ne sortira jamais de la conjecture ou de la fiction historique, et qu'on n'aboutira qu'à des théories trop complexes pour être intuitivement convaincantes -- tant mieux d'ailleurs, puisqu'il n'y aurait aucun intérêt à convaincre qui que ce soit de ce qui resterait au mieux incertain. On peut toutefois rappeler ceci:
- C'est d'abord le mot khristos, mis en valeur par les "messianismes" de la fin du Second Temple comme traduction grecque de mashiah, qui devient pour les hellénophones un "nom propre" quasi divin, comme en témoigne l'usage des premières épîtres pauliniennes (qui à cet égard reflètent non seulement la pensée originale de "Paul", mais la "foi" commune de ses destinataires) -- le sens du nom commun, "oint" (concrètement huilé, graissé, embaumé etc.), n'est qu'exceptionnellement évoqué puisqu'il n'a pas vraiment de correspondance symbolique (royauté ou sacerdoce) dans la culture hellénistique.
- Le nom propre Ièsous qui lui est (habituellement, pas toujours) juxtaposé, souvent en deuxième position (Khristos Ièsous, Christ Jésus), peut évidemment s'expliquer comme l'écho d'un "Jésus historique" et "palestinien" au sens géographique (Galilée, Judée), sans préjudice de son identité, de sa datation et de sa biographie en général; mais même dans ce cas il faudrait retracer la provenance du nom en amont du personnage: c'est en partie parallèlement au développement des "messianismes", mais sans rapport nécessaire avec ceux-ci, que Yeshoua`-Ièsous devient un nom relativement courant dans le judaïsme de la fin du Second Temple (depuis Jésus ben Sira, notre "Siracide", jusqu'aux différents "Jésus" du Ier siècle évoqués par Josèphe et le NT), en référence à la fois au grand prêtre ("oint") du retour d'exil (Yeshoua`-Ièsous) et au "successeur" (non-"oint") de Moïse, qui parachève l'Exode par la Conquête (Yehoshoua`-Ièsous) -- différemment dans les deux cas, historique et sacerdotal d'une part, littéraire et guerrier d'autre part, une figure de "salut" (restauration, victoire) selon le "sens" de la racine yš`. Bien entendu, l'onomastique des noms propres ordinaires reflète aussi l'importance religieuse (et politique) que ce nom prend dans les époques, les lieux et les milieux concernés, même si elle tend par un mouvement contraire à le banaliser, en faisant du nom significatif celui d'un grand nombre de gens (on peut comparer cela à l'ambiguïté d'un autre "titre christologique" quoique non "messianique", le "f/Fils d[e l]'homme", qui devient une figure eschatologique unique, d'après Daniel et les Paraboles d'Hénoch, sans perdre pour autant son sens commun d'homme générique ou quelconque, l'homme par opposition aux dieux ou aux animaux, ou n'importe quel homme -- tout le contraire d'un "nom propre", mais soumis à la même oscillation entre l'unique et le général).
- L'élévation de "Christ" et/ou "Jésus" au rang de noms divins ou quasi divins ne se fait toutefois pas sans le concours de bien d'autres "figures", de différentes natures: le "Fils de l'homme" apocalyptique et eschatologique dont on vient de parler, mais aussi "Elie" (d'après Malachie) comme "celui qui vient"; le "Fils de Dieu" tiré des titres royaux "davidiques" (1 Samuel et Psaumes) et avec autant d'analogies "païennes" et "politiques" qu'on voudra, jusqu'à "César" theou huios, qui est aussi la forme matthéenne de prédilection; à l'opposé le martyr, le serviteur ou le juste souffrant (qui peut d'ailleurs aussi être "oint" comme grand prêtre, cf. Onias IV à qui Daniel 9 fait probablement allusion); "l'ange de Yahvé / du Seigneur" qui tantôt se confond avec "Yhwh / kurios" et tantôt s'en distingue dans les récits "bibliques" (cf. Philon et Justin Martyr); l'homme primordial (Adam, anthrôpos) comme image de Dieu, la Sagesse personnifiée depuis l'introduction des Proverbes, le logos grec intégrant la quasi-personnification juive de la "parole" de Yahvé, et ainsi de suite.
Bref, il faut pas mal d'ingrédients et un certain concours de circonstances pour que "la mayonnaise prenne", comme on dit, mais quand elle a pris elle a pris, et tous les textes chrétiens que nous lisons s'écrivent et se lisent à partir de ce "fait accompli", qu'ils ne se soucient guère de raconter, de décrire ou d'expliquer, sinon sur un mode "théologique".
La "condition" principale d'une telle mutation est toutefois négative, et c'est bien le relatif éloignement du nom "Yahvé" de l'usage ordinaire, corollaire du "monothéisme" qui lui retire de fait sa fonction de "nom propre" distinctif: interdit ou évité de façon plus ou moins superstitieuse, surinvesti d'interprétation théologique ou philosophique ou de puissance magique; d'autant que cela va de pair avec le sentiment d'un éloignement du "Dieu" lui-même, corollaire encore de la logique "monothéiste" mais aussi des circonstances historico-politiques, "provincialisation" croissante de la Judée et des particularités "juives" (= judéennes) dans une culture "cosmopolite" au fil des empires perse, hellénistiques puis romain. Le d/Dieu lointain, trop lointain pour être nommé, appelle à sa façon l'émergence d'un dieu plus proche, ou d'une nouvelle proximité divine (selon un phénomène maintes fois constaté dans l'"histoire des religions", polythéiste par définition, p. ex. El / Baal; plus généralement, le culte d'un "dieu suprême" comme El, Shamash, Rê ou Zeus est toujours moins populaire que celui d'un dieu particulier, dieu tutélaire de la nation, de la cité, de la tribu ou de la famille ou de la cité, ou d'un aspect de la vie comme les saisons, l'agriculture, la fertilité et la fécondité, l'amour, la guerre, la justice, etc.).
Remarquons d'ailleurs que l'emploi de "Jésus / Christ / Seigneur" comme "nom divin", exclusif dans un sens (implicitement chez Paul qui réserve kurios au Christ Jésus, explicitement dans les Actes, "pas d'autre nom...") n'empêche pas le "nom" divin, représenté par le seul mot "nom" (onoma), de rester ou de redevenir un signifiant-signifié-référent absolu ne désignant rien d'autre que lui-même, nom sans nom, comme dans le Notre Père.]
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