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| si loin, si proche | |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: si loin, si proche Dim 13 Fév 2022, 12:58 | |
| Suis-je un dieu de près -- oracle de Yahvé -- et non un dieu de loin ? Quelqu'un peut-il se cacher dans une cachette sans que, moi, je le voie ? -- oracle de Yahvé -- Ne remplis-je pas les cieux et la terre ? -- oracle de Yahvé.Jérémie 23,23s (cf. 12,2). Au détour d'une longue digression récente sur les "noms divins" et leurs mutations "judéo-chrétiennes", une réflexion sur l'"éclipse de Yahvé" (occultation partielle ou éloignement relatif du nom et du d/Dieu nommé) comme condition négative, mais essentielle, du changement (de nom, mais aussi de représentation et de place du d/Dieu nommé) m'a rappelé cette série de questions (qu'on aurait naguère dites "rhétoriques": qui n'attendent pas de réponse parce que la réponse est censée aller de soi, ce qui est une façon de mettre l'"évidence" de son côté, souvent sous l'espèce négative d'une absurdité à écarter), lesquelles rappelleraient à leur tour beaucoup d'autres textes (surtout le psaume 139, mais aussi Deutéronome 30,11ss; Isaïe 6,3; 57,15; Amos 9,2s; Sagesse 1,7; Actes 17,23-28, p. ex.). La note de la NBS indique, au passage, que le sens manifestement "spatial" des formules (près-proche / loin-lointain, question de distance, donc d'espace) peut en cacher ou en envelopper un autre, "temporel" (dieu de jadis / dieu de maintenant), ce qui appellerait encore d'autres "parallèles" (p. ex. Isaïe 63,15--64 et de nombreux psaumes, qui opposent l'action divine d'un "lointain" passé à une inaction, un silence ou une absence récents ou présents -- si l'on peut parler d'absence présente). Il y a en tout cas un jeu (spatio-temporel) du proche et du lointain dont les résonances sont immenses (c'est le cas de le dire, puisqu'il y va de la mesure jusque dans la démesure et le non-mesurable): l'amour du lointain opposé à celui du prochain chez Nietzsche ( Zarathoustra), le Fort-Da de Freud ( Au-delà du principe de plaisir), etc. Aucune "omniprésence" divine n'y échapperait si elle doit laisser de la place ( khôra, qui est aussi l'espace et le temps de la danse, comme dans la "chorégraphie" ou la "périchorèse" théologique), en elle ou hors d'elle, pour un mouvement d' approche et donc aussi d' éloignement (p. ex. de "Dieu" par rapport à "nous" ou de "nous" par rapport à "Dieu"; cf. notamment saint Augustin, interior intimo meo, le plus proche, plus proche que proche et donc si difficile à "trouver"). Espace, temps, mouvement, changement, métaphore (c.-à-d. transport ou déplacement), métonymie, tout cela peut se distinguer autant qu'on veut mais ne saurait être pensé qu' ensemble. Cf. encore ici. --- J'avais d'abord inversé, sans m'en rendre compte, le "près" et le "loin" dans la citation: c'est bien sûr le "lointain" qui est principalement en question, comme obstacle présumé (et nié) à la connaissance divine du "proche" (cf. Ezéchiel 8,12: "Yahvé ne nous voit pas, Yahvé a abandonné / quitté le pays / la terre", et toute la problématique de la "mobilité divine" propre au livre d'Ezéchiel, avec le "char" même s'il n'est pas nommé comme tel, entre Jérusalem et Babylone). Néanmoins le rapport des v. 23s au contexte ("poétique" avant, "prosaïque" après) sur les "prophètes" est assez lâche, et en tout cas le propos déborde tout contexte (il peut par ailleurs rappeler toutes les objections faites à un Yahvé "situé", lié et limité à un "lieu" particulier, p. ex. 1 Rois 20,23, "dieu[x] de montagnes" et non de plaine, cf. Josué 17,16ss; Juges 1,19). (J'emprunte, bien sûr, mon titre à la traduction française [de celui] du film de Wim Wenders, In weiter Ferne, so nah !, suite difficile des Ailes du désir, Der Himmel über Berlin.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Mar 15 Fév 2022, 11:00 | |
| 1 « De loin », « de près ». Entre un « de loin » et un « de près », selon ce verset de Jérémie évoqué par Franz Rosenzweig à la fin de « Anleitung zum jüdischen Denken » (1921) (« Directive pour la pensée juive ») (Rosenzweig 1984 p. 597-618 ; 2003a, p. 269-295), se trouverait le « lieu » ou le « non-lieu » de Dieu. Le lieu même du questionnement de Dieu et de l’homme sur Dieu. Un questionnement qui resurgit, inattendu, à nos oreilles désormais trop habitées par le silence quant au « lieu » de Dieu, où Dieu se comprendrait lui même en tant que Dieu et où l’homme le comprendrait de son côté, mais aussi un questionnement qui vient et revient, non inattendu certes, dans la pensée de Franz Rosenzweig.
2 Ces renvois à un « de loin » et à un « de près » ou à un « là bas » et à un « à côté », qui peuvent aussi devenir dans son langage un « au-delà » et un « deçà », un « au-dehors » et un « dedans », un « lointain » et un « proche » – et cela non seulement quant à l’approche de Dieu –, on les trouve, abondants, dans l’œuvre majeure de Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, mais aussi, pour ce que qui nous intéresse ici de plus près, pour ce qui fait notre « de près » et donne le focus à mon propos, dans les différentes textes recueillis en français sous le titre Confluences (Rosenzweig 2003a) que j’essayerai d’interroger davantage et sur lesquels mon attention se portera pour tenter de définir les horizons de la pensée juive.
27 Si cela est vrai, comme semble le dire Rosenzweig dans les deux derniers paragraphes de « Directive pour la pensée juive », paragraphes fort elliptiques – où il prend le temps de distinguer la frontière entre l’homme et le monde, entre le monde et Dieu, entre l’homme et Dieu32 – cela signifie que la frontière de la pensée juive – peut-être à différence de la frontière censée être le pivot de l’histoire universelle, bien qu’elle soit, elle aussi, mouvante et dont le mouvement serait exactement le sens du « tracé des frontières », comme nous l’avons vu dans les écrits politiques – est alors pensée par Rosenzweig plutôt comme un seuil que comme une limite. Mieux, comme un seuil à franchir ou, pire, comme une limite qui est toujours à transgresser. Il écrit en effet dans « Les Bâtisseurs » : « Nous ne connaissons pas la frontière, et nous ne savons pas jusqu’où les piquets de la tente de la Torah peuvent être étendus, pas plus que nous ne savons lequel des nos actes est destiné à accomplir un tel élargissement. Mais nous pouvons être sûrs qu’ils sont étendus par nous ; car est-il possible qu’une chose reste extérieure pour toujours ? Si cela se pouvait, la frontière acquerrait un caractère qu’elle ne devrait pas avoir ; aussi rigide et immuable que la distinction entre le défendu et le permis, qui a été rejetée. Soudain elle se serait transformée à nouveau en une frontière intérieure, et nos actes auraient été privés d’un héritage des plus nobles : à savoir que selon les paroles du Talmud, il nous suffit d’être des fils, pour devenir des bâtisseurs » (Rosenzweig 2003a, p. 224).
https://journals.openedition.org/cps/2657?lang=en#tocto1n1 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Mar 15 Fév 2022, 12:49 | |
| Ce texte fort intéressant (malgré quelques problèmes typographiques) me donne à nouveau l'envie de lire Rosenzweig (que je ne connais que "de loin" et à travers d'autres auteurs, Buber, Levinas, Ricoeur, Derrida notamment) -- ou le regret de ne pas l'avoir lu. Tant qu'on en est aux jeux de mots sur l'hébreu, difficile de ne pas évoquer le mot "hébreu" lui-même, associé à l'idée de "passage" ( `br), aux confins de la géographie (région de l'au-delà du fleuve, l'Euphrate du point de vue des empires mésopotamiens, assyrien puis néo-babylonien) et de la sociologie ("migrants" au sens large, y compris diverses catégories de travailleurs sans attache fixe). Et plus généralement le rapport de la littérature juive et d'abord "biblique" à l'expérience de l'exil et de la diaspora, qui se traduit par un refus assez constant de toute "autochtonie": "origines" toujours pensées comme venant ou revenant d'ailleurs, Abraham et les patriarches, l'Exode et la Conquête, etc.. "On n'est pas d'ici", l'antithèse du "on est chez nous" même quand ils se rejoignent (et ils se rejoignent déjà dans la Torah comme chez Ezéchiel, avec la description artificielle des "frontières d'Israël" prises comme quasi cadastre par le sionisme moderne et ses influences "fondamentalistes" chrétiennes, fût-ce à l'encontre de toute la tradition rabbinique pour qui la "Terre promise" reste Terre promise, toute "réalisation" détruisant bien plus sûrement la "promesse" que son retard -- délai, différ ance -- indéfini, qui en est au contraire l'essence). Penser son dieu "de loin comme de près", c'est en effet tout autre chose que de penser "Dieu" indifféremment "partout" et/ou "nulle part". Et cela se traduit par une tout autre attitude, littéralement transgressive, à l'égard des "frontières": il ne s'agit pas de les (dé)nier ni de les ignorer mais de ne pas se les approprier, en sachant que par rapport à elles on ne saurait être que d'un seul côté (et ambigu comme la syntaxe de cette dernière proposition: on ne peut être que d'un seul côté à la fois, on n'est pourtant jamais d'un seul côté à la fois)... Au passage, ce qu'on disait ce matin même dans ce fil serait tout aussi pertinent ici: "sur la terre comme au ciel", c'est aussi bien (d'un point de vue "spatial") faire du lointain le proche que (d'un point de vue "temporel", ou "aspectuel") faire de l'inaccompli l'accompli. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Mar 15 Fév 2022, 14:14 | |
| Dialectique du proche et du lointain, du chercher et du trouver
L'expérience musulmane va de l'éloignement à la proximité de Dieu ; l'expérience juive, va en sens contraire et Yhwh doit rappeler à son peuple qu'il est aussi un Dieu lointain : "Ne suis-je Dieu que de près ? — déclaration du SEIGNEUR. Ne suis-je pas aussi Dieu de loin ?". On trouve ici, une dialectique existentielle du proche et du lointain qui jouera un grand rôle chez les mystiques ... "Cherchez le SEIGNEUR pendant qu'il se laisse trouver ; invoquez-le pendant qu'il est proche" (Es 55,6) ...
Lien. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Mar 15 Fév 2022, 15:36 | |
| Par coïncidence, je revoyais hier soir le très beau film Hadewijch de Bruno Dumont, qui se situe précisément là (si l'on peut dire) -- non seulement entre absence et présence, lointain et proche, invisible et visible, intangible et tangible, mais aussi entre "mystiques" chrétienne(s) et musulmane(s); ça finit en "terrorisme" et donc ça a fait hurler autant les musulmans que les islamophobes, mais le propos de Dumont (ce qu'il propose à la vue et à l'écoute plutôt que son discours, ce qu'il montre et ne montre pas) est bien plus subtil que ça... En Isaïe 55,6 le choix d'une articulation temporelle ("pendant que") est affaire de traduction, l'hébreu même est plus ambigu -- comme le montre la suite du texte d'Arnaldez qui opte pour quelque chose d'à la fois plus "abstrait" et plus "aspectuel", ce qui de "Dieu" se laisse trouver ou approcher: il y a une "approche" de Dieu (au double sens, subjectif et objectif, qu' il s'approche et qu'on s'approche de lui) parce qu'il y a aussi retrait, retraite, éloignement... Fort/Da de Freud, Unverborgenheit de Heidegger ( a-lètheia vérité phénomène, apparaître corollaire d'un disparaître, désabritement / abritement), etc., et toute la thématique de la " face de Dieu" qui se montre ou se cache, se tourne vers ou se détourne de tel ou tel... |
| | | free
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| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 17 Fév 2022, 11:36 | |
| Proche et lointain
Le croyant peut percevoir Dieu à la fois comme familier et étranger, proche et lointain. Proche, parce que la Bible insiste beaucoup sur l' alliance, le lien qui unit Dieu et les hommes. Dieu n'est alors pas un être absolu qui se désintéresse de ses créatures, mais il se soucie d'eux et les accompagne. Cette proximité de Dieu se manifeste dans le nom même qu'à plusieurs reprises lui donne le prophète Esaïe 7,14 : Emmanuel, qui veut dire " Dieu avec nous ". Pour beaucoup de théologiens, cette solidarité culmine avec l' incarnation : en Jésus, Dieu rejoint les hommes et devient l'un d'eux. En même temps, le christianisme met aussi l'accent sur la majesté et la souveraineté de Dieu : Dieu ne se confond pas avec les hommes. Il les dépasse, les domine et se situe au-dessus d'eux. Le croyant n'est pas appelé à une relation d'égalité avec Dieu. La communion qui s'établit entre Dieu et le croyant n'abolit pas la distance et la différence qui les séparent. Il ne s'agit pas forcément de choisir entre solidarité et souveraineté de Dieu. En reprenant un vers du poète Rilke, le théologien Rudolf Bultmann a écrit que Dieu est " le visiteur qui sans cesse va son chemin ". Il est " le visiteur " car il entre dans la vie des hommes et dans le monde, habite leur existence et se solidarise avec eux. " Il va son chemin " car constamment, il échappe aux hommes qui ne peuvent pas l'enfermer.
https://www.theovie.org/Croire-et-comprendre-aujourd-hui/Les-gros-mots-de-la-theologie/Dieu/Contexte/Proche-et-lointain |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 17 Fév 2022, 12:39 | |
| D'un point de vue "dynamique" ou "cinétique" (mobilité générale), il vaudrait mieux en effet parler d'approche et d'éloignement (qarov et rahoq en Jérémie 23,23 sont des "adjectifs verbaux", outre l'ambiguïté de la syntaxe, état construit comme dans "dieu d'Abraham" etc. + préposition m[in] de provenance ou de situation comme l'"ablatif" latin; ambiguïté encore assez audible dans la traduction "un dieu de près / de loin", si l'on y prête attention il y a au moins deux façons d'entendre le "de") que de proche ou de lointain en pensant à des corps et/ou à des distances fixes. Mouvant le "dieu", mouvant l'"homme", la "distance" de l'un à l'autre n'en est pas constante pour autant. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 17 Fév 2022, 13:14 | |
| Dans le texte de l'hymne national suisse il est question de cette proximité de l'homme avec Dieu, notamment dans la 2e et 3e strophe : Lorsqu'un doux rayon du soir Joue encore dans le bois noir, Le cœur se sent plus heureux près de Dieu. Loin des vains bruits de la plaine, L'âme en paix est plus sereine, Au ciel montent plus joyeux (bis) Les accents d'un cœur pieux, Les accents émus d'un cœur pieux.
Lorsque dans la sombre nuit La foudre éclate avec bruit, Notre cœur pressent encore le Dieu fort; Dans l'orage et la détresse Il est notre forteresse ; Offrons-lui des cœurs pieux : (bis) Dieu nous bénira des cieux, Dieu nous bénira du haut des cieux. Fin de citation
Il y an un peu plus de 3 - 4 ans que des personnes ont demandé de changer les strophes, elles estimaient que cet hymne parlait trop de Dieu alors qu'il y a près de 25% de non croyants en Suisse. Les nouveaux couplets ne satisfont personne et bientôt plus personne ne sera capable de le chanter... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 17 Fév 2022, 14:50 | |
| Effectivement ça a l'air compliqué, ça l'est peut-être d'autant plus que l'hymne en question était d'adoption plutôt récente (1961), avant il y en avait un autre sur le même air que God Save the Queen / King (qui d'ailleurs a été longtemps utilisé aussi aux Etats-Unis, sans roi ni reine évidemment).
Peut-être aussi problématique que "Dieu" (25 % d'athées, ça me paraît plutôt peu) et dans un certain rapport à notre sujet, le fait que le Suisse idéal se pense comme montagnard (près de Dieu en haut, par opposition à la vaine agitation de la plaine), ce qui ne correspond sans doute plus beaucoup (non plus) à la "réalité sociologique"...
(Cela me fait soudain penser au "Plus près de toi, mon Dieu" associé au Titanic, dans le sens opposé de la profondeur... -- humour noir.) |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Dim 12 Mar 2023, 18:57 | |
| Yahvé est haut (rm), et il voit le bas (špl), quant à celui qui s'élève (hautain, altier, orgueilleux, gbh), il le connaît de loin (m-mrhq).Psaume 138,6. Car ainsi parle celui qui est haut (rm), élevé (ns'), qui demeure (škn) à jamais (`d) et dont le nom est sacré (qdwš): Je demeure dans la hauteur (mrwm) et le sacré (qdwš), et avec le souffle (ou l'esprit, rwh) de l'écrasé (dq') et de l'abaissé (špl), pour vivifier (ou ranimer) le souffle des abaissés et pour vivifier le coeur des écrasés.Isaïe 57,15. J'allais écrire ces deux versets dans un nouveau fil que j'aurais intitulé "point(s) de vue", quand j'ai retrouvé celui-ci qui leur convient tout aussi bien (le second y était d'ailleurs déjà référencé; mais on pourrait aussi les rapprocher de cet autre fil): il suffit en somme d'une conversion, demi-tour ou volte-face du regard ou de la caméra, pour inverser la perspective (contre-champ); de la question ("objective", si l'on peut dire), où est le dieu, on passerait à celle ("subjective") de son "point de vue", d'où voit-il (entend-il, sent-il, perçoit-il, sait-il, etc.), qui déterminerait à son tour l'"objectif" (comme on dit de l'oeil de la caméra) et le "champ" qu'il délimite: ce qu'il voit (entend, etc.). Il suffit de gagner en hauteur (sur un arbre dans la forêt, une tour dans une ville, une colline, une montagne) pour que l'horizon s'élargisse, qu'on découvre tout autour de soi une étendue plus vaste que celle où l'on croyait être, et que l'on comprenne son monde un peu différemment, avec le sentiment de le comprendre mieux. Ce gain en hauteur, en longueur, en largeur et en qualité s'accompagne fatalement de la perte du point de vue plus étroit d'en bas, qu'on a quitté, mais aussi de la révélation d'innombrables points de vue semblables -- qu'on pourra ensuite ou non gagner, mais l'un après l'autre, et non sans perdre les précédents et celui qui nous les aura d'abord révélés, de haut et de loin. Le point de vue en plus d'un sens supérieur (plus haut, plus large, meilleur), c'est celui qu'on prête naturellement aux dieux comme aux chefs, rois, sages, anciens, qui en savent plus, dominent à distance un vaste territoire en rassemblant l'information qui en provient et en y dépêchant leurs ordres (cf. aussi ici), comme si le lieu du pouvoir était à la fois au centre et en haut. Qu'est-ce que toutes ces évidences deviennent dans le monde de la télé-vision généralisée mais toujours géo- et égo-centrée, où tout un chacun peut (virtuellement) voir très loin par toute sorte de médiations et de prothèses techniques, mais ne parvient jamais qu'à regarder une chose à la fois, ce serait déjà une vaste question; mais la vieille question théologique "d'où voit (et donc que voit) le dieu" serait encore mise en abyme du fait de la relativité de l'espace-temps et de la singularité de l'univers qui est en même temps son histoire: non seulement il n'y a plus de haut ni de bas, ni de centre ni de périphérie, mais il n'y a plus d'extériorité, plus de lieu ni de temps d'où l'on pourrait tout voir, comme le supposait encore l'"observateur universel" de la science classique; chaque point de vue, si borné, encaissé, élevé ou large soit-il, est unique et irréductible à tous les autres, les points de vue ne s'additionnent ni ne se totalisent, quand même ils "communiquent" parce que quelque chose ou quelqu'un peut passer de l'un à l'autre. Mieux, ou pire, chaque point de vue est constitué par ses limites: il n'y a de vue (et de perception en général) que d'un point de vue (et de perception) qui ne voit (et ne perçoit) pas tout, la condition même d'un voir (percevoir, savoir) étant de ne pas tout voir... point de vue sans point de vue ni sans point aveugle ou angle mort, comme on dit aussi.
Dernière édition par Narkissos le Lun 13 Mar 2023, 12:42, édité 1 fois |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 11:00 | |
| Il y a quelques vivait dans le canton du Valais un ermite. Ce dernier a déclaré à un journaliste venu l'interroger sur sa recherche de Dieu :
Dieu nous paraît proche mais si l'on chemine en sa direction alors il semble s'éloigner comme lorsque l'on veut gravir une montagne, son sommet semble toujours plus loin et plus inaccessible. Mais il ne faut pas se décourager. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 12:47 | |
| Dieu est au-dessus de tout
Qui a mesuré l'eau de la mer dans le creux de sa main ? Qui a calculé la grandeur du ciel en écartant les doigts ? Qui a mesuré la poussière de la terre en la mettant dans un seau ? Qui a pesé les montagnes avec des poids, et les collines sur une balance ? Qui a compris l'esprit du SEIGNEUR ? À qui Dieu a-t-il confié son projet ? Qui Dieu a-t-il consulté pour être éclairé, pour apprendre à bien juger, pour recevoir des leçons de sagesse, pour connaître ce qu'il faut comprendre ? Les peuples sont comme une goutte d'eau au bord d'un seau, comme un grain de sable sur une balance. Les peuples éloignés sont aussi légers que la poussière. Tous les animaux du Liban ne suffisent pas pour offrir au SEIGNEUR un sacrifice digne de lui. Tous ses arbres ne suffisent pas pour le feu de l'autel. Tous les peuples ne sont rien devant le SEIGNEUR, ils ne comptent pas pour lui, ils ne sont que du vent. (Esaïe 40, 12-17).
La hauteur peut faire perdre le sens des réalités ... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 13:15 | |
| Sur ce très beau texte et son contexte, voir aussi ici; il serait tentant de penser qu'à ce propos le "trito-Isaïe" (57,15, cf. mon post précédent) "corrige" le "deutéro-"... Le problème c'est que tout est réel, à la fois vrai et trompeur, la vue (perception, savoir, etc.) d'en haut comme celle d'en bas, dès lors qu'elles sont, arrivent ou se produisent, et peu importe comment: corporelles et organiques (oeil, oreille...), techniques et prothétiques (caméra, objectif, télescope, microscope, etc.) ou imaginaires (représentation, fiction)... Le divin comme l'humain ou l'animal ne peut simplement pas tout voir ni savoir à la fois, à moins de se différencier dans le "temps" comme dans l'"espace" -- ce que disent aussi, à leur façon, la christologie ou la doctrine trinitaire, comme les doctrines rabbiniques ou qabbalistiques de la shekina ou du çimçoum: Dieu à la fois mais autrement loin et proche, haut et bas, ici et ailleurs, etc. (revoir éventuellement le début de ce fil); ou, en réponse à l'ermite du chapelier, Pascal: "tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 13:26 | |
| "Alors Paul, debout devant le Conseil de la ville, se met à dire : « Athéniens, je vois que vous êtes des gens très religieux, en toutes choses. En passant dans vos rues, j'ai regardé vos monuments sacrés. J'ai même vu un autel où ces mots sont écrits : “Au dieu inconnu.” Eh bien, moi, je viens vous annoncer ce que vous adorez sans le connaître. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qu'il contient, c'est le Seigneur du ciel et de la terre. Il n'habite pas dans des temples construits par les hommes. Il n'a pas besoin qu'on le fasse vivre, rien ne lui manque. En effet, c'est lui qui donne à tous la vie, le souffle et tout le reste. À partir d'un seul homme, il a créé tous les peuples pour qu'ils habitent sur toute la terre. Il a tracé les limites de leurs pays, il a fixé le moment des saisons. Dieu a fait cela pour que les gens le cherchent. Même s'ils ont des difficultés pour le chercher, ils vont peut-être le trouver. En réalité, il n'est pas loin de chacun de nous. C'est par lui que nous vivons, que nous nous déplaçons et que nous avons la vie. Certains de vos poètes l'ont déjà dit : “Oui, nous sommes ses enfants.” (Act 17,22-28).
Un Dieu banal
Pour le dire avec les termes de l’apôtre Paul, en Dieu, ce que nous sommes devient la vie, le mouvement, l’être. Le corps que nous sommes n’est plus seulement un corps, c’est aussi un temple qui célèbre la vie ; notre vie n’est plus seulement une vie, mais un mouvement qui donne un sens à l’histoire ; notre mouvement n’est plus seulement un mouvement, mais l’être, c’est-à-dire le fait que nous sommes présent au monde – présent au sens temporel et spatial qui sont deux approximations, deux « tâtonnements » de la vie éternelle, être en Dieu.
Le superstitieux croit en Dieu comme en un être transcendant, hors du monde, alors que Dieu est révélé comme ce qui permet la transcendance, ce qui désigne la possibilité pour chacun de nous d’atteindre un degré supérieur d’accomplissement. Pensons à Moïse qui rencontre le buisson ardent. Un buisson en feu est on ne peut plus banal. En disant que le buisson ne se consume pas, le rédacteur biblique affirme que la présence de l’Eternel peut s’éprouver dans un fait banal, sans s’épuiser. Quant à Moïse, le bègue, celui qui se considère incapable de prendre la parole en public, il se découvrira autrement plus capable que ce qu’il imaginait. Voilà le sens de la transcendance. Nous sommes de la race de Dieu, nous sommes de la trempe de ces personnages bibliques qui donnent de la couleur à la vie, qui donnent du sens à ce qui peut sembler insignifiant ou dérisoire. Nous sommes de la race de Dieu qui souffle dans la banalité de la vie pour lui donner du volume, de l’amplitude, de la grâce. Nous sommes de la race Dieu qui donne à notre quotidien une valeur infiniment supérieure à l’or ou à l’argent.
https://oratoiredulouvre.fr/index.php/libres-reflexions/predications/paul-apotre-de-la-banalite-de-dieu-actes-17 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 14:43 | |
| A mon avis c'est tout aussi réducteur (superstitieux, idolâtre, comme on voudra) de limiter le divin au "banal" (au réel, au terrestre, à l'humain, à l'historique, à l'immanent ou au médiocre) que de l'en exclure pour le reléguer dans son ou ses contraires (transcendant, céleste, spirituel, surnaturel, miraculeux, extraordinaire, sublime, exceptionnel, on n'a que l'embarras du choix des antonymes putatifs qui ne sont pas synonymes pour autant). Tout est nécessaire, même le superflu, le lointain et le proche, le présent et l'absent, le réel et l'imaginaire, pour que ça joue comme ça joue ou autrement, Fort, Da, encore et encore et dans tous les sens, même si le jeu n'est jamais le même -- différence et répétition, eût dit Deleuze, altération et itération, Derrida. Ou, plus traditionnellement: sur la terre comme au ciel. |
| | | free
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| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 14:59 | |
| - Citation :
- Suis-je un dieu de près -- oracle de Yahvé -- et non un dieu de loin ?
Quelqu'un peut-il se cacher dans une cachette sans que, moi, je le voie ? -- oracle de Yahvé -- Ne remplis-je pas les cieux et la terre ? -- oracle de Yahvé. Jérémie 23,23s (cf. 12,2). Le texte dépeint une "saturation" de l'espace de la divinité qui remplit les cieux et la terre, l'homme n'a aucune retraite possible, aucun lieu pour cacher son intimité à l'abri du regard de Dieu.
Dernière édition par free le Lun 13 Mar 2023, 15:38, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Lun 13 Mar 2023, 15:24 | |
| Cf. post initial.
L'idée de "saturation" ou de "plénitude" (plérôme), remplir les cieux et la terre, ou la terre comme (le fond de) la mer par les eaux (Isaïe), est particulièrement bien illustrée dans le récit biblique par la "nuée" ou la "gloire" de Yahvé remplissant la tente du désert ou le temple de Salomon, de sorte que les prêtres ne peuvent plus s'y tenir: abolissant les médiations (au moment même de les instituer), mais aussi, à la limite, toute relation, cultuelle, de perception ou de connaissance. Là où tout est dans tout (et inversement) il n'y a plus rien à voir, ni à entendre, ni à connaître ni à comprendre, plus aucun "objet" pour aucun "sujet", ni dieu ni homme ni autre étant ou chose: c'est la limite panthéiste du théisme, aporétique s'il en est, dont la notion même de "divin" et surtout de "Dieu", unique, ne saurait faire l'économie, si ruineuse soit-elle pour toute économie: car là où le dieu serait tout et ne distinguerait de rien, où il serait tout en tous ou en tout selon la formule stoïco-paulinienne, il ne serait, à la lettre, plus rien du tout, il n'ek-sisterait plus. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Mer 15 Mar 2023, 11:37 | |
| - Citation :
- Au détour d'une longue digression récente sur les "noms divins" et leurs mutations "judéo-chrétiennes", une réflexion sur l'"éclipse de Yahvé" (occultation partielle ou éloignement relatif du nom et du d/Dieu nommé) comme condition négative, mais essentielle, du changement (de nom, mais aussi de représentation et de place du d/Dieu nommé) m'a rappelé cette série de questions (qu'on aurait naguère dites "rhétoriques": qui n'attendent pas de réponse parce que la réponse est censée aller de soi, ce qui est une façon de mettre l'"évidence" de son côté, souvent sous l'espèce négative d'une absurdité à écarter), lesquelles rappelleraient à leur tour beaucoup d'autres textes (surtout le psaume 139, mais aussi Deutéronome 30,11ss; Isaïe 6,3; 57,15; Amos 9,2s; Sagesse 1,7; Actes 17,23-28, p. ex.). La note de la NBS indique, au passage, que le sens manifestement "spatial" des formules (près-proche / loin-lointain, question de distance, donc d'espace) peut en cacher ou en envelopper un autre, "temporel" (dieu de jadis / dieu de maintenant), ce qui appellerait encore d'autres "parallèles" (p. ex. Isaïe 63,15--64 et de nombreux psaumes, qui opposent l'action divine d'un "lointain" passé à une inaction, un silence ou une absence récents ou présents -- si l'on peut parler d'absence présente).
1 – La rencontre avec ShaddayC’est donc dans ce paysage désolé et sourd, et même autour de ce sol, que s’ouvre grand le livre de Neher qui montre avec force et acuité les étapes essentielles de la contradiction entre le Dieu de la Bible et la Catastrophe. Entre la hauteur du Dieu biblique et ce « fumier » dont parle le prophète Jérémie. Dans L’exil de la parole – qui suit le récit biblique pas à pas, de la « genèse » à « l’échec » de la Parole et aussi de la « genèse » à « l’échec » de la parole entre Dieu et l’homme –, le moment central de la réflexion ne vise pas tant à considérer l’interruption du dialogue inaugurée par l’homme qui, pour une raison ou une autre, cesse de s’adresser à Dieu, que l’interruption décidée par Dieu, le moment où Il décide de ne pas se « donner », de ne pas répondre, de ne pas intervenir, de ne pas se montrer, de ne pas parler, de ne pas s’approcher, de ne pas sauver, bref, le moment où Il « se conduit » sous la forme négative du « ne pas ». Or, selon Neher, deux épisodes bibliques en particulier sont significatifs pour comprendre l’épreuve de l’attitude de Dieu, épisodes qui renvoient à un nom bien précis et donné par les personnages bibliques à Dieu quand ils se trouvent dans les ténèbres. Ce nom, très singulier et dont la Bible fait volontiers l’économie, est celui de Shadday : à l’exception de quelques apparitions dans les Psaumes, on le retrouve d’abord dans la « promesse patriarcale », puis, brièvement, dans le livre de Ruth (Rt 1, 20/21) et enfin, d’une manière très abondante, éloquente et à méditer dans le livre de Job (voir surtout Jb, 3, 37).En se référant à l’interprétation des sages, celles de Rachi et de Nachmanide notamment, Neher déduit deux hypothèses à propos de ce nom : d’un côté, Shadday serait « le Dieu de la plénitude ultime de l’Histoire, Celui dont l’essence reste voilée au? dedans de l’Histoire, pour mieux se révéler à ses deux bouts, celui du lancement et celui de l’achèvement »; de l’autre, et plus simplement, Shadday serait le Dieu de l’épreuve – de la fausse épreuve singulièrement – comme le démontrerait le récit de Job. Et bien que ces hypothèses puissent apparaître éloignées l’une de l’autre, elles auraient en commun le fait de renvoyer au concept du silence de Dieu. D’un côté, Shadday serait le Dieu de la promesse au sens où, dans le livre de la Genèse, au moment de la fondation de l’histoire des Patriarches et des Matriarches, la révélation divine se donne comme une promesse d’espérance, tandis qu’aux hommes de l’Exode en est confiée la réalisation. Selon Neher interprétant Rachi, dans l’histoire patriarcale en effet « tout se passe comme si les nombreuses révélations parlées de Dieu n’avaient été que l’ombre d’une parole, un tâtonnement, un balbutiement, quelque chose de tellement pâle que, par rapport à la parole enfin réalisée, cela ne pouvait être que de l’ordre du silence ». De l’autre côté, avec et par-delà Nachmanide que Neher sollicite dans sa lecture, Shadday serait le nom du Dieu qui met à l’épreuve, qui prend des risques avec l’homme, qui tire ses cordes jusqu’à les déchirer, car l’épreuve peut aussi engendrer la folie, le désespoir et même la mort. Les enfants de Job, comme ceux de Ruth, par exemple, à la différence du fils d’Abraham éprouvé sur le mont Moriah, périssent réellement et leurs parents ne peuvent espérer les retrouver un jour. Ils auront d’autres enfants, certes, mais les enfants perdus dans le moment de l’épreuve seront perdus à jamais.Cependant, insatisfait de ces deux hypothèses quant au nom Shadday attribué à Dieu, Neher insiste sur un point fort intéressant pour le propos de cet article, et qui concerne spécifiquement l’attitude de Dieu. Shadday serait, selon ses mots, « le Dieu qui se suffit à Lui ? même, le Dieu qui n’a pas besoin des hommes, pas plus qu’Il n’a besoin d’aucun être que le Sien ». Shadday est le Dieu inaccessible et insondable, le Dieu qui échappe à la révélation, qui « n’a besoin d’aucun partenaire » ou, pour utiliser le langage cabalistique, le Dieu « de son côté » et qui, dans cette relation sans relation précisément, suffit – day en hébreu – à soi-même. Ou encore, selon les mots de Neher, « c’est le Dieu métadialogal ; Il n’a besoin d’aucun partenaire, ni pour lui adresser la Parole, ni pour en capter une réponse. C’est le Dieu sans écho, sans veille et sans lendemain, le Dieu du Silence absolu ». Et encore, si l’on cède à la tentation philosophique, voire théologique, de traduire ce nom/concept hébreu (Shadday), redevable aussi de l’interprétation midrashique, en un concept grec ou chrétien ou moderne, sa traduction serait : « Celui qui se suffit à lui-même, l’Être Tout-puissant » ; mais cela « à condition » – je souligne – qu’on donne « à l’expression Tout-puissant la toute puissance de sa signification », où la formulation « l’Être tout-puissant » serait à entendre comme « l’Être pouvant tout », mais pour lequel ce « tout » inclurait d’abord et avant tout le « rien ». En d’autres termes, Shadday signifierait « Tout?puissant » « à condition » que le « centre de gravité » de cette expression soit porté du côté du « rien » et non pas du « tout », du côté « de ce rien, de ce pouvoir de négativité et de passivité », car Dieu n’est pas à entendre précisément comme « l’Être dont on attend tout, mais l’Être dont on sait que l’on peut, de Lui, n’attendre rien ». L’auteur en arrive, en somme, à penser que l’attribut/nom de Dieu Shadday sert à indiquer une « toute puissance dans la signification » renvoyant plutôt à l’impuissance, au « rien » du « ne s’attendre rien » ou à l’absolue indifférence, qu’au « tout » de l’omnibus de l’omnipotence, de la toute puissance, censée être son premier attribut. Paradoxalement, loin d’être le synonyme du concept grec, puis latin « tout-puissant » et malgré la ressemblance soulignée par l’auteur lui-même dans un premier temps, Shadday indique, au contraire, un Dieu autosuffisant, qui n’a besoin de rien ni de personne, qui est, sans être peut-être, plutôt du côté du « rien » que du « tout » ; un Dieu, encore, « sans parole », « sans écho », « sans veille », « sans lendemain », d’après les formulations de Neher, depuis toujours et encore « sans », « sans » « rien », certainement plus proche du « rien » que de l’« être » ou du « tout ».Aussi séduisante que soit une telle hypothèse qui côtoie les voies de la théologie négative, on doit se demander si les étapes logiques/philosophiques parcourues par l’auteur – du nom Shadday à la suffisance, de la suffisance à l’autosuffisance, de celle-ci à la toute puissance, de la toute puissance, hyperboliquement, au « sans puissance », au « sans puissance » de l’indifférence ou de « l’insondable », de « l’inaccessible », voire au « sans puissance » du « rien » de « l’autre pente » selon le langage cabalistique – sont justifiées. En effet, ce « Dieu métadialogal » dont parle Neher ne continue-t-il pas à secouer, à provoquer l’homme, à le soumettre au défi du dialogue, fût-il impossible, en lui imposant, malgré les modulations de Son « tout » qui arrivent jusqu’au « rien », Son silence qui se donne comme un « Silence absolu » ? Ce Dieu ne persévère-t-il pas dans le paradoxe visant à imposer dans ce silence même une présence minimale, un pianissimo de la présence, comme le démontrait avec une extrême clarté le livre de Job ? Ce Dieu biblique serait-il alors un dieu sadique qui non seulement reste muet et silencieux, mais qui fait de son mieux, c’est-à-dire « rien », pour souligner ou manifester auprès de l’homme son intolérable indifférence ? Ne serait-il pas possible, au contraire, de penser que dans ce « rien », dans Son « rien », ce Dieu biblique nommé Shadday confie « tout », tout son « tout » à l’homme ?https://www.cairn.info/revue-philosophique-2010-3-page-357.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: si loin, si proche Mer 15 Mar 2023, 13:19 | |
| N.B.: La première citation est du post initial. L'exposition et l'analyse de la pensée de Neher -- dont Levinas disait, en plaisantant, qu'il était "le protestant" parmi les penseurs juifs, par rapport auquel lui-même se définissait comme "le catholique" -- sont très intéressantes, tout cela rejoindrait encore plus directement une autre de nos discussions récentes sur le possible et l'impossible, avec l'idée d'une "toute-puissance" indiscernable d'une impuissance absolue, et toutes les nuances de virtualité, positives et négatives, du " peut-être" (c'est aussi normand que juif). Il ne faut toutefois pas confondre cette problématique avec les textes "bibliques" dont elle n'est que lointainement et partiellement dérivée. L'interprétation de "Shaddaï" à laquelle se réfère Neher est rabbinique, c'est un jeu de mots très approximatif sur le théonyme ancien qui n'est possible (le jeu de mots) que dans un hébreu tardif, post-biblique ( she + day, "qui suffit"): dans la Bible hébraïque, Shaddaï est simplement un nom propre, associé ou non à El, qui désigne quelqu'un (dans la quasi-totalité des textes, il a le même "référent" que "Yahvé") sans avoir besoin pour cela de signifier quelque chose, même si l'on peut lui supposer diverses dérivations (montagnes, mamelles, démon du désert: nous en avons encore parlé il y a quelques jours à propos de Ruth). Les significations qui lui sont ensuite attachées viennent d'abord de la Septante qui le "traduit" en grec au lieu de le transcrire (comme on fait d'habitude pour un nom propre), parfois pantokratôr (d'où "tout-puissant", quoique ce soit plutôt "tout-maîtrisant, tout-dominant ou tout-régissant"; mais ailleurs pantokratôr "traduit" aussi "Sabaoth", "des armées"), et parfois aussi tout autrement (ainsi dans la Genèse et le début de l'Exode par un possessif, "El-Shaddaï" -> " ton dieu", " mon dieu", " son dieu", " leur dieu", etc.). L'idée (tardive) d'auto-suffisance rejoint évidemment la pensée grecque et notamment aristotélicienne du dieu ultime et unique à sa manière, cause première sans action ni passion, moteur non mû, etc. On pourrait en dire autant de ce qui est tiré (indirectement), un peu plus loin dans l'article, de Daniel 3,18 ( we hen lâ', c'est de l'araméen et non de l'hébreu, mot-à-mot "et voici non" -> "si[]non"), mais ça ne nous rapprocherait pas de notre sujet. Toutefois c'est en effet un texte crucial, parce que l'espoir du "salut" n'y exclut plus la possibilité du "non-salut", autrement dit du martyre, ce qui prend un sens tout à fait particulier dans le contexte de la crise maccabéenne et au-delà. |
| | | free
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| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 16 Mar 2023, 11:03 | |
| La perfection divine à l’aune du retrait divin - Shmuel Trigano
LE SUSPENS
Or, la pensée talmudique récuse l’idée que l’infinité divine ait à voir avec la totalité et la complétude (en termes humains) et encore moins la Toute-puissance, sauf si celle-ci est abordée dans son suspens. « Qui est le héros ? Celui qui domine son instinct » (Traité talmudique des Pirke Avot). C’est ce que montre le récit de la création pour qui sait le lire. Il est de première importance en ce qu’il met en œuvre l’idée que l’existant est créé – et qu’il est donc une donnée primordiale qui précède toute chose – mais qu’il est créé par un créateur qui s’appelle « l’Être ». C’est un défi à la logique car l’idée de création entraînerait que de l’Être sort de l’être, ce dernier n’étant pas réductible au premier et se manifestant comme séparé de lui. Un verset est capital : « Les cieux et la terre furent finis… Elohim cessa (shabbat) de toute son industrie qu’il avait faite ». Nous avons dans ces quelques mots un condensé intense d’une immense pensée qui découle de la tension entre cette « cessation » et cette « totalité », ainsi que de l’idée qui l’introduit, à savoir que la création est « finie ».
Il faut revenir à l’hébreu pour en comprendre la portée. « Finir » en hébreu (kalah) signifie « détruire », ce qui nous suggère l’idée que la création est le dépassement de la totalité (kol, proche de kalah), de l’Être qui ne porterait pas un second être – la totalité se produisant comme un miroitement narcissique de l’être, une auto-contemplation à la façon du Dieu aristotélicien, dans une ontologie monocentrique, un Dieu qui ne pourrait être qualifié de « père » dans le cadre d’une création dont l’archétype est la différenciation et la séparation du masculin et du féminin. Créer, c’est aussi casser le Tout, la totalité, toute possibilité de totalisation ; cependant, dans cet acte même, l’Être s’absente (shabbat), « se retire », ouvrant ainsi le mouvement de la temporalité, c’est-à-dire de la défection permanente du présent (et donc la constitution du passé auquel il cède place) mais aussi de sa reconduction (à travers le futur) en vue d’une présence à venir, infinie, qui devient l’horizon du temps de la création. Il se retire non seulement du penchant à la totalité en lui mais aussi de toute entreprise de totalisation dans le monde tel qu’il est, ce qui sera depuis l’épisode de l’arbre de la connaissance la tentation permanente de l’humanité.
LE MONDE COMME OLAM
L’idée de la cessation divine est complexe. Parmi ses traits les plus importants, on compte la suspension du présent – qui par définition est supposé être éternel – et donc l’appréhension de la réalité ainsi créée comme « olam », c’est-à-dire, étymologiquement, « absence », vide de la présence. Ce qui se retire et se met en suspens dans l’être – dont cette « absence » est la manifestation –, c’est l’un, dont le retrait fait place à un second, vecteur de la multiplicité du monde créé. La totalité ce serait justement la tentative d’unifier le multiple sous le signe de l’un, or l’un, comme l’être, est unicité, dans une plénitude infinie : il a « assez » pour lui. Rien ne lui manque (le manque est un jugement erroné qui naît dans le olam). La plénitude de l’un pourrait être ainsi définie : une plénitude par déduction du Tout.
Le monde qui surgit donc de l’acte de création est du point de vue de l’expérience humaine inaccompli, au présent défaillant, structurellement incomplet et inachevé. Dans le olam, c’est l’être au présent qui disparaît. Ainsi le nom divin est-il conjugué à un présent futur, YHVH (Y, préfixe du futur à la 3e personne du singulier), et hoveh, qui désigne à partir du radical du verbe « être » le temps « présent », et, en plus, ce nom est interdit de profération. Le monde est fondamentalement incomplet car en avenir d’avènement, embryonnaire, en attente de la levée du second être face à l’Être. C’est ce qui fait sa temporalité dont la finalité est la gestation. Dans ce vide, surgit l’homme, la « chair », encore en gestation, encore inaboutie, ce qu’exprime bien l’attribut de miséricorde, Rahamim, de Rehem, l’« utérus ». Dieu est « est comme un père qui se fait matrice pour/compatit à ses fils » (Ps). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 16 Mar 2023, 12:30 | |
| Lien. C'est une pensée très profonde qui mérite d'être écoutée attentivement suivant son propre développement, mais qui ne se laisse guère discuter, du moins à partir des méthodes des "sciences bibliques" (modernes et essentiellement occidentales, chrétiennes et post-chrétiennes): on se perdrait aussitôt dans le débat de détail, notamment lexicographique (en hébreu "biblique" ancien `lm, d'où `olam, dirait plutôt le caché, le voilé, le secret que l'absent, hwh ne signifiait probablement pas "être" et ne prend ce sens que dans un hébreu tardif, je ne reviens pas sur "Shaddaï"), et on passerait à côté de l'essentiel, qui d'ailleurs ne dépend pas tellement du sens des mots ni de l'exégèse des textes -- Trigano en reste à la tradition rabbinique, talmudique et midrashique, il ne s'aventure pas dans la qabbale qui exprime à peu près la même chose avec d'autres concepts (notamment çimçoum comme "retrait" divin nécessaire à la "création"). Sur l'aspect temporel de la chose, je rappelle aussi ce fil: un dieu pour qui mille ans seraient comme un jour (etc.) serait aussi étranger à la temporalité de notre existence que s'il était spatialement "loin", il faudrait que son "temps" se différencie pour s'accorder au nôtre et pas seulement au nôtre, à celui des galaxies ou d'un moineau qui tombe... A propos d'Exode 3, d'où viennent toutes les méditations sur l'"être" à l'inaccompli-présent-futur, il n'est peut-être pas inutile de rappeler une fois de plus qu'il n'interprète le théonyme Yhwh qu'à la faveur d'un jeu de mots approximatif, employant non hwh mais hyh. Par rapport au présent fil, on peut aussi remarquer que l'accent porte autant sur le "proche" que sur le "lointain", car le dieu qui se présente paradoxalement comme insaisissable ( 'ehyeh 'asher 'ehyeh, "je suis / serai qui / ce que je suis / serai", la formule a clairement un côté de refus, "c'est pas tes oignons", none of your business, même si ça ne l'épuise pas) est aussi celui qui dit "je suis / serai avec toi" ( 'ehyeh `immakh; insistant ostensiblement sur le même verbe, qui est normalement sous-entendu en hébreu). De même la mise en valeur du génitif ou du possessif, "dieu d'Abraham, dieu d'Isaac et dieu de Jacob", qui a probablement inspiré la "traduction" (fausse, mais géniale) de Shaddaï dans la Septante de la Genèse et de l'Exode, mon, ton, son, leur dieu... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 06 Avr 2023, 15:01 | |
| - Citation :
- La note de la NBS indique, au passage, que le sens manifestement "spatial" des formules (près-proche / loin-lointain, question de distance, donc d'espace) peut en cacher ou en envelopper un autre, "temporel" (dieu de jadis / dieu de maintenant), ce qui appellerait encore d'autres "parallèles" (p. ex. Isaïe 63,15--64 et de nombreux psaumes, qui opposent l'action divine d'un "lointain" passé à une inaction, un silence ou une absence récents ou présents -- si l'on peut parler d'absence présente).
"Alors son peuple se souvint des jours d'autrefois, des jours de Moïse : Où est celui qui les a fait monter de la mer, avec les bergers de son troupeau ? Où est celui qui mettait en eux son souffle sacré ? Celui qui, à la droite de Moïse, avançait son bras splendide, qui fendait les eaux devant eux, afin de se faire un nom pour toujours ; qui les faisait avancer à travers les abîmes, comme un cheval dans le désert, sans qu'ils trébuchent. Comme la bête qui descend dans la vallée, le souffle du SEIGNEUR les a menés au repos. C'est ainsi que tu as conduit ton peuple pour te faire un nom splendide" (Es 63,11-14)."Pourquoi, SEIGNEUR, nous fais-tu errer loin de tes voies ? Pourquoi nous fais-tu refuser obstinément de te craindre ? Reviens, à cause de nous, te serviteurs, pour les tribus qui constituent ton patrimoine ! Ton peuple saint n'a pris possession du pays que pour peu de temps ; nos ennemis ont foulé ton sanctuaire. Nous sommes depuis toujours comme ceux que tu ne gouvernes pas, sur qui ton nom n'est pas proclamé...Si seulement tu déchirais le ciel, si tu descendais, les montagnes crouleraient devant toi" (Es 63,17-19)Une relecture du salut en Is., 63, 7-14. Etude du vocabulaireLE RAPPEL DU PASSE DANS LA LAMENTATION COLLECTIVEC. Westermann nous a donné une étude magistrale sur l'évocation du passé dans la lamentation collective (9). Il dresse un tableau de témoins : Ps., 44,1-9 ; (74,12-17) ; (77,12-21) ; 80,9-15 ; 83,10-12 ; 85,2-4; 126, 1-3; Is., 63,11-14; Ps., 22,5-6 (dans une lamentation individuelle). En assumant la mention du passé, la lamentation met en relief la situation tragique du présent. Le mérite de C. Westermann est d'avoir insisté sur le fait que le pièces psalmiques en question sont en réalité l'aboutissement d'un long processus d'élaboration. Tout commence lorsque la structure de la lamentation devient assez vague pour intégrer à son schéma classique un élément historique présenté généralement sous forme hymnique (15). Mais progressivement ce rappel historique ancré dans la louange descriptive s'étoffe jusqu'à devenir un véritable psaume historique. A titre d'exemples, on peut citer Ps., 78 ; 105 ; 106 ; Ex., 15 ; Deut., 32 ; Is., 63,7-14.Ces indications générales nous permettent de progresser dans la présentation de nos deux strophes de Is., 63,7-14. La deuxième strophe (w. 11-14) se caractérise par deux éléments qui permettent de la définir. Tout d'abord l'interrogation 'ayyeh, deux fois exprimée mais implicitement présente dans toute la strophe. Cette interrogation lie l'évocation de l'agir divin du passé («les jours d'autrefois»: 11a) à la lamentation proprement dite qui suit (w. 15- 19a, cf. la reprise des questions en 15 b et c). Le deuxième élément est l'accumulation des cinq constructions participiales. Celles-ci relèvent directement du genre hymnique, ce que H. Gunkel déjà avait montré (11). Si ce genre est un emprunt extra-biblique (12), c'est essentiellement au Deutéro-Isaïe que l'on doit son acclimatation biblique, dans un contexte de création et de rédemption (88 emplois en attribut ou en épithète de Yahweh agissant) (13). L'emploi du participe présent qualifie un agir permanent, en exercice ininterrompu. Le Deutéro-Isaïe, à la différence des témoins extra-bibliques, lie l'a-temporalité du participe à l'histoire, signifiant par là que l'agir passé de Yahweh reste valable aujourd'hui encore, au stade actuel de l'histoire. Or, le rapprochement des participes de Is., 63,11-14 et de certains passages du Deutéro-Isaïe ne laisse aucun doute sur le genre hymnique qui a déterminé l'évocation du salut passé dans la lamentation collective (cf. Is., 40,21-30 pour l'usage des participes, et Is., 43,16-17 pour le parallélisme immédiat avec les w.11-14). L'attention à ces deux éléments de la deuxième strophe fait accepter l'hypothèse selon laquelle, en Is., 63, les w. 11-14 (évocation du passé sous forme de question angoissée) et les w. 15- 19a (lamentation proprement dite) forment le noyau primitif de toute la pièce. Autour de ce noyau s'est développé le reste du psaume. Pour la critique rédactionnelle, on peut ajouter que le noyau primitif (ll-14.15-19a) a sans doute été élaboré peu de temps après la catastrophe de 586 : ce malheur en si grande contradiction avec les assurances encore valables de la tradition de l'exode (cf. l'emploi des participes) provoque la douloureuse question de l'absence de Yahweh et se poursuit par la prière des désespérés (15-19a, surtout v. 17) ...... La deuxième observation porte sur l'antithèse des vv. 8-9/10, qui introduit un élément inconnu de la deuxième strophe : la confession du passé comme lieu de la révolte contre Yahweh. Cette articulation dans l'évocation n'a pas de témoin ancien. Il faut attendre, en effet, l'analyse deutéronomique et la conséquente prédication prophétique pour que l'élément Gotteslob de la lamentation populaire se surcharge ainsi de la mention de la désobéissance, dans un but d'accusation et d'exhortation (Deut., 9,7ss). Dans cette rencontre entre le motif du salut initial et le refus de ce salut, la spéculation sur le passé est devenue plus complexe : là où il y avait constat du contraste entre l'agir sauveur dans le passé et l'inexplicable absence divine actuelle pour expliquer la souffrance présente, la surcharge introduit une nouvelle articulation en trois termes : évocation de l'agir salvifique - désobéissance du peuple - pardon de Dieu : Ps., 78,38-39 ; 106,2-8.43-44. Notre strophe ne mentionne pas le troisième élément de cette articulation (cf. Ps., 95,8-11). Toutefois, une nouvelle indication nous est donnée : le vocabulaire de salut ne saurait être interprété qu'à l'intérieur de cette articulation, qui signe en même temps sa relative tardivité, surtout si on le rapproche des lectures d'histoire d'Ezéchiel (Ez., 20,2-7.13-17).https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1977_num_51_1_2780Une plainte/supplication (Es 63 :15-19a)En rappelant que le Dieu qui, aujourd’hui, se tait est le même que Celui qui, hier, a parlé haut et fort, en personne, sans délégué ni messager, par ses exploits, pour libérer un peuple en gestation de la captivité, le suppliant fait œuvre de mémoire et se dit que si Dieu a tant fait de promesses et de merveilles dans le passé, pourquoi n’en fait-il plus aujourd’hui ? A cause de cet éloignement persistant de Jahwé, son peuple, entré en rébellion, est devenu sans renom et sans identité à la face des nations, un peuple errant, inopérant, en marge du dessein de Dieu (63 :17)http://cteparstbenoit.free.fr/blog/?p=1655 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Jeu 06 Avr 2023, 16:43 | |
| Merci: j'ai lu avec un intérêt inhabituel l'étude de Kuntzmann (1977, premier lien), très classique et germanique dans sa méthode (l'auteur était de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg), mais exceptionnellement attentive au "temps / aspect" des verbes (cf. ici). En effet, les participes de 63,11ss, traduits par des passés composés ou des imparfaits dans la NBS, pourraient aussi bien être rendus par des présents: celui qui les fait monter de la mer... qui met en eux son souffle sacré... etc., d'où un certain aspect "intemporel" ou "trans-temporel" qu'on retrouverait aussi, par exemple, dans les morceaux hymniques d'Amos (cf. ici). Mais cet aspect, conjoint à ce que Kuntzmann appelle la "généralité" ou "généralisation" des expressions, éloigne en fait celles-ci de l'"historique" vers un autre genre d'"histoire" ou de narration, qu'on pourrait appeler "mythique" ou "épique". A la différence d'un passé historique ou mémoriel, ou du moins de sa représentation linéaire courante, ce passé-là, immémorial, est toujours présent à sa manière, il ne s'"éloigne" jamais, tout en se distinguant (d'autant plus cruellement) du présent quotidien où le dieu sauveur / rédempteur paraît absent ou inactif. Mais ce passé-présent-là est aussi un "irréel" et un "impossible", autrement dit un "virtuel" ou un "potentiel" qui représente paradoxalement une certaine "puissance" dans son rapport à l'"actualité" de la "réalité" banale. Cf. aussi ici et là. En lisant ça je repensais à Ordet (= la Parole, le Verbe), l'un des plus beaux films de Dreyer (mais on n'a que l'embarras du choix), qui se paie le luxe ou le culot (en suivant il est vrai la pièce de Kaj Munk, pasteur luthérien et dramaturge) de ressusciter un mort, une morte plus exactement, réconciliant les représentants d'une orthodoxie luthérienne ritualiste et plus ou moins rationaliste et les piétistes illuminés et sectaires. Devant le miracle provoqué par la foi d'une enfant dans la parole du protagoniste, étudiant en théologie devenu fou ("en lisant Kierkegaard" !) et se prenant pour Jésus, puis revenu à la raison au point de ne plus y croire ou le vouloir lui-même, les vieux s'exclament: C'est le Dieu d'autrefois... Mais -- ajouterais-je -- cet autrefois-là n'est pas celui de l'histoire ni de la mémoire (sinon de la mémoire des textes et des récits) et de ce fait nous n'en sommes jamais ni plus loin ni plus près... Cf. aussi Hölderlin: si les dieux ne tonnent plus, c'est par égard pour notre faiblesse, en attendant que nous soyons de nouveau capables de les entendre tonner... (Cf. Brod und Wein, strophe VII, ici ou là.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Ven 14 Avr 2023, 10:43 | |
| La transcendance et la proximité de Dieu dans le christianisme ancien
"Le peuple se tenait à distance ; mais Moïse s'approcha de l'obscurité épaisse où était Dieu" Ex 20,21.
Philon d’Alexandrie a fait de grands efforts pour exprimer la religion juive en termes philosophiques. Dans les livres qui nous restent de son œuvre, je me concentre sur son interprétation de ce qui est relaté après la révélation du Décalogue (Ex 20,1-17). En Ex 20,21, dans la version de la Septante, nous lisons que Moïse, sur la montagne du Sinaï, entra 25 dans la ténèbres où était Dieu. D’après le commentaire de Philon, cela veut dire que Moïse entra dans l’essence (...) qui n’admet pas de formes, qui est invisible, incorporelle, qui est le paradigme des êtres, et qu’il apprit ce qui échappe à la vision d’une nature mortelle. Philon affirme que nous n’avons en nous aucun moyen de nous représenter l’Être (...), mais que Moïse contempla, dans la nuée obscure, la nature sans formes visibles, et qu’il parle à mots couverts de l’essence invisible et incorporelle. Dans cette interprétation – assez ésotérique pour nous – Philon se sert de termes platoniciens pour désigner Dieu (l’Être) dans sa transcendance absolue, qui surpasse toute conception humaine de Dieu. Malgré son monothéisme juif, il y a, pour Philon, comme pour le platonisme de son époque, une hiérarchie en Dieu, ce qui implique que la vraie essence de l’Être dépasse les manifestations de ses « puissances ». Il dit même que « Dieu » et « le Seigneur » sont deux puissances de l’Être, ce qui implique que, selon lui, l’Être suprême est au-delà de « Dieu » et du « Seigneur » (cela fait presque une trinité !). Pour Philon, le Dieu ou le Seigneur qui se révèle dans les livres de Moïse est, dans la plupart des cas, une manifestation de l’Être, adaptée à la compréhension des hommes. J’en conclus que, selon ce commentateur juif, la vraie essence de Dieu – de l’Être – surpasse le sens littéral de nombreuses histoires et lois de l’Écriture.
Clément d’Alexandrie a repris l’exégèse philonienne d’Ex 20,21. Dans un exposé sur la connaissance de Dieu par la foi, il rappelle que Moïse entra dans la ténèbres où était la voix de Dieu, c’est-à-dire dans les notions inaccessibles et sans image qui concernent l’Être. Il ajoute que Dieu n’est pas dans une térèbre ou dans un lieu, mais qu’il est au-dessus du lieu, du temps et de ce qui est propre aux choses créées. En outre, il explique que Dieu ne peut être ni enseigné ni dit par les hommes – car il est ineffable –, mais qu’il peut seulement être connu en vertu de la « puissance » qui vient de lui, et qui est le Fils de Dieu. En philosophe chrétien, Clément insiste beaucoup sur la transcendance ineffable de Dieu, en se référant encore une fois à Ex 20,21. Voici un extrait de ses conclusions à ce sujet :
Et s’il nous arrive de lui donner un nom, ce n’est qu’improprement que nous l’appelons l’Un, ou le Bien, ou l’Intellect, ou l’Être en soi, ou Père, ou Dieu, ou Créateur, ou Seigneur : ces mots, nous ne les prononçons pas comme son nom ; mais, faute de mieux, nous recourons à de beaux noms, afin que la pensée puisse y prendre appui, sans s’égarer ailleurs. Aucun de ces termes, pris séparément, ne peut désigner Dieu, mais tous ensemble ils servent à indiquer la puissance du Maître universel ; car les mots forment des paroles au moyen des propriétés qui leur sont attachées, ou par leurs relations mutuelles ; or on ne peut rien saisir de tel à propos de Dieu. (...) Il en résulte que c’est par grâce divine et par le Logos seul qui vient de Dieu qu’on peut concevoir l’Inconnu.
Voilà la théologie de Clément, d’inspiration philonienne et platonicienne 32, qui manifeste son principe herméneutique : le Dieu ineffable, désigné dans l’Ancien Testament même (Ex 20,21), peut être connu par son Logos, le Christ. Cette approche lui permet de rejeter la solution dualiste des gnostiques hérétiques et de Marcion, et d’être en accord avec la règle de l’Église selon laquelle l’Ancienne et la Nouvelle Alliance témoignent du même Dieu ...
... Tandis qu’Origène signale la participation de l’être humain à Dieu le Père par la médiation du Logos, Grégoire de Nysse, qui a tellement souligné la transcendance absolue de Dieu, parle de l’intuition de Dieu présente en l’homme 48. Pour corroborer cette notion, Grégoire se réfère à la création de l’homme selon l’image et la ressemblance de Dieu (Gn 1,26-27 49). Mais, au lieu de citer ses affirmations, je préfère donner la parole à Augustin. Lui aussi était convaincu de la transcendance absolue de Dieu, mais cela ne l’empêchait pas de décrire poétiquement sa découverte de la présence cachée de Dieu près de lui et en lui. Ce texte figure dans ses Confessions, où il parle de sa conversion à Dieu :
Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais ! Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ; elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant, si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas ! Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ; tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ; tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi ; j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif ; tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2002_num_82_1_960 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: si loin, si proche Ven 14 Avr 2023, 14:21 | |
| [N.B.: Je me suis permis de supprimer deux des trois exemplaires de ton post précédent, je n'ai pas vu de différence de l'un à l'autre et j'espère qu'il n'y en avait pas...] Excellente présentation, bien plus équilibrée sur tout ce qui concerne la "gnose" que ce que nous avons l'habitude de lire chez des auteurs confessionnels (catholiques ou protestants d'ailleurs), fussent-ils aussi universitaires (hier encore ici, Sevrin cité par Rabatel, ce dernier étranger à la théologie et par là même plus excusable): quand on se donne la peine de les lire, on se rend compte que les textes dits " gnostiques" (présumés hérétiques ou hétérodoxes) et "patristiques" (présumés orthodoxes et catholiques) sont bien plus proches (!) les uns des autres que ne le laissent entendre les anathèmes et les caricatures rabâchés ad nauseam. De fait, ce que les décisions dogmatiques et institutionnelles séparent n'en finit pas de confluer à nouveau, dans le néo-platonisme des Pères grecs ou de saint Augustin comme dans les "mystiques" ultérieures (le pseudo-Denys, Eckhart, Tauler, dont Luther a beaucoup reçu en profondeur, par-delà la polémique avec Rome qui pour être la part la plus historiquement marquante de son oeuvre n'est pas toujours la plus intéressante). Ce n'est pas très étonnant car le fleuve, pour ainsi dire, qui se divise pour se réunir à nouveau, vient de bien plus loin: du "médio-platonisme" juif et hellénistique de Philon, de Platon et de la "philosophie" grecque dans son ensemble qui, en dépit de ses particularités remarquables, n'a fait jamais que tenter de penser à sa manière ce qui s'offre à toute pensée (humaine): quiconque se met à penser, à questionner sa langue et les représentations traditionnelles de sa culture retombera tôt ou tard sur des "idées" semblables. Pour information, les mots grecs sautés (...) dans ton extrait se transcriraient ousia (pour "essence", aussi traduite traditionnellement "substance" chez Aristote; Heidegger parlait de Seiendheit, que ses traducteurs rendent parfois par "étantité", comme abstraction ou "concept" de l'essence ou de la qualité d'"étant", réduction intellectuelle de la plénitude factuelle de l'"être") et to on (pour "l'être", mais c'est plus précisément "l'étant", participe substantivé neutre, "impersonnel", ce qui est -- en tant qu'étant; pour rappel, la Septante d'Exode 3,14 emploie le masculin, egô eimi ho ôn, au sens "personnel" de ce lui qui est). Voir par exemple ici. On notera que dans la citation ci-dessus Clément d'Alexandrie "dépasse" beaucoup de positions classiques de la tradition platonicienne, du moins dans leur lettre (car au fond le "dépassement" est aussi bien l'essence ou la nature profonde -- on dirait aujourd'hui l'ADN ! -- de toute cette tradition, qui ne demande qu'à être "dépassée" dans tous les sens): le "Bien" et l'" Un" que Platon et Plotin plaçaient respectivement "au-delà de l'être ou de l'essence" ( epekeina tès ousias) comme un dépassement à/de la limite du réel et du pensable, sont eux-même dépassés, au même titre que "Dieu" ou "Seigneur" (y compris comme substituts de Yahvé) chez Philon, par l'ineffable et l'inconnaissable, fondement et abîme ( Ab-grund), fond sans fond qu'on peut nommer n'importe comment sans qu'aucun nom ne lui convienne jamais. Au lieu de "dépassement" (qui peut lui-même s'entendre dans la métonymie de bien des "sens" ou directions: ascensionnel, vers le haut, ou au contraire en profondeur, vers un au-delà spatial ou temporel conçu comme prolongement ou élargissement, ou un en-deçà originel ou archi-originel), on pourrait aussi bien parler d'"ouverture", avec les mêmes possibilités métaphoriques (source, origine, embouchure, débouché, estuaire, évasement, débordement, épanouissement, floraison, enracinement, capillarité, orifice, brèche, brisure, fêlure) -- tout ce par quoi une "chose" quelconque ou même un "tout" cesserait d'être ce qu'il est, identique à lui-même et clos sur lui-même, ne se définissant que relativement et provisoirement, par rapport à un "autre" qui n'est pas davantage (un) "soi-même". Relation, si nous savions penser une relation autrement qu' entre des "termes", finis et définis. A propos du loin(tain) et du proche, une remarque que je retrouve chez Platon (et dans les commentaires de Brisson au Banquet p. ex.): les sens ("esthétiques") qui nous permettent de percevoir le plus ou moins lointain (vue, ouïe, odorat) tendent à céder la place aux plus im-médiats (toucher ou goût) à la limite du "dépassement", ou de l'"ouverture" (ce qui est toujours une manière d'eschatologie, en quelque sens au direction que ce soit): ce qu'on a cherché au loin, il s'agit en définitive de le toucher ou de le goûter, au plus proche, autrement dit de se l'approprier (le propre n'étant que le superlatif du proche) mais à un prix exorbitant, puisqu'il passe par l'expropriation de "soi". |
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