Comment Matthieu manie la prophétie et la loi

A douze reprises, Matthieu interrompt son récit pour remarquer que l'événement qu'il rapporte accomplit une prophétie particulière. En voici trois cas particulièrement caractéristiques.

Le début du ministère de Jésus

Dans sa description du début du ministère public de Jésus, Matthieu suit l'Évangile de Marc

Matthieu 4.12 Jésus, ayant appris que Jean avait été livré, se retira dans la Galilée.	Marc 1.14 Après que Jean eut été livré, Jésus alla dans la Galilée, prêchant l'Evangile de Dieu.
13 Il quitta Nazareth, et vint demeurer à Capernaüm, située près de la mer, dans le territoire de Zabulon et de Nephthali, 14 afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par Esaïe, le prophète : 15 Le peuple de Zabulon et de Nephthali, de la contrée voisine de la mer, du pays au delà du Jourdain et de la Galilée des païens 16 Ce peuple, assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière et sur ceux qui étaient assis dans la région et la lumière s'est levée.
17 Dès ce moment Jésus commença à prêcher, et à dire : Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche.	15 Il disait : Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous, et croyez à la bonne nouvelle.

Matthieu interrompt le récit de Marc pour insérer la mention, en apparence inutile, d'un changement de résidence de Jésus (versets 13-15) et la formule d'accomplissement de la prophétie d'Ésaïe (versets 15-16).

Ésaïe avait écrit :

Si les temps passés ont couvert d'opprobre le pays de Zabulon et le pays de Nephthali,
Les temps à venir couvriront de gloire la contrée voisine de la mer, au delà du Jourdain, le territoire des païens.
Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière.
Sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre de la mort une lumière resplendit. 8.23-9.1

En même temps que la Galilée, Ésaïe avait mentionné Zabulon et Nephtali, comme on disait de son temps, en indiquant que ce pays se situait près de la mer et au-delà du Jourdain. Matthieu 4.13 utilise cette indication pour préciser les indications fournies par Marc.

Marc disait

Quelques jours après, Jésus revint à Capernaüm. On apprit qu'il était à la maison, 2.1
ce qui indique que Jésus avait une maison à Capernaüm, sur la mer de Galilée. Matthieu rapporte queNazareth à Capernaüm, ce qui lui permet de reprendre le terme de « mer » d'Ésaïe 8.23.

Il dit aussi, de manière d'ailleurs peu exacte, que Capernaüm est « dans le territoire de Zabulon et de Nephtali » alors qu'en réalité, Nazareth est en Zabulon et Capharnaüm en Nephtali.
Il ne peut pas reprendre les mots d'Ésaïe « au-delà du Jourdain » puisque Jésus n'a jamais traversé ce fleuve : la Galilée est sur la rive ouest du Jourdain et Capernaüm est sur la mer de Galilée, à plusieurs kilomètres de l'embouchure du Jourdain.

Au sens strict, Matthieu décrit Jésus quittant Zabulon pour entrer en Nephtali. Mais ce qui l'intéresse est la mention « Galilée des païens » car elle prouve qu'en même temps qu'il accomplit la vision d'Ésaïe, Jésus manifeste qu'il est venu pour les païens comme pour les juifs.

En sélectionnant ces éléments dans le livre d'Ésaïe et en l'intégrant habilement dans le récit de Marc, Matthieu fait donc penser au lecteur que Jésus a effectivement accompli une prophétie. http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-spiritualite/gc96.htm

nazoréen (voir aussi 26.71 ; Lc 18.37 ; Jn 18.5,7 ; 19.19 ; Ac 2.22 ; 3.6 ; 4.10 ; 6.14 ; 22.8 ; 24.5 ; 26.9) : on ne sait pas à quel texte des prophètes (formule inhabituellement vague, cf. 1.22+) Matthieu fait ici allusion. Le prophète issu de Nazareth (21.11 ; cf. Mc 1.24n ; Jn 1.45 ; Ac 10.38) est peut-être désigné ici comme le nazir (ou saint, consacré) par excellence (Nb 6 ; Jg 13.5 ; Mt 16.16s). Selon certains, le mot transcrit nazoréen signifierait à l’origine sauvé ou rescapé (cf. Es 4.3 ; 42.6 ; 49.6n) ; on le rattache souvent au terme hébreu traduit par rejeton en Es 11.1n (cf. Ap 22.16). En Ac 24.5 le terme s’applique aux chrétiens. Le mot hébreu correspondant pourrait avoir désigné, en particulier, un groupe de chrétiens d’origine juive rejeté par les synagogues pharisiennes au Ier s. apr. J.-C. (cf. Jn 9.22).
https://lire.la-bible.net/verset/Matthieu/2/23/NBS


Créatifs, les exégètes ont proposé plusieurs textes de l’Ancien Testament pour offrir une solution. L’option la plus populaire est d’y voir un jeu de mots à partir de (nēser) « branche » ou « racine » de Jessé en Is 11,1. Puisque Nazôréen pourrait peut-être dériver du mot « nazir », certains voient une référence à Samson en Jg 13,5-7. Parmi les nombreuses autres suggestions se trouvent aussi Jr 31,6, Gn 49,26 et Lam 4,7. Marie-Joseph Lagrange conclut : « Il est constant que rien dans l’Écriture ne désigne le Christ comme devant être Nazaréen [1]. »
« Il sera appelé Nazôréen » pourrait aussi provenir d’une façon de dénigrer Jésus, puisque Nazareth était un village insignifiant. Comme le dit l’évangile de Jean : « Peut-il venir de Nazareth quelque chose de bon ? » (Jn 1,45-46)
Est-ce que le texte auquel Matthieu 2,23 réfère a été perdu avec le temps? Est-ce que l’auteur de l’évangile « invente » une citation pour légitimer le récit qu’il raconte dans un but apologétique pour expliquer pourquoi Jésus est associé à Nazareth?
Ironiquement, malgré la confusion autour des sources de Mt 2,23, le sens général de cette péricope (2,19-23) est assez clair. La perspective offerte par le récit propose de voir l’installation de la famille à Nazareth comme un accomplissement des Écritures. Dans ma propre lecture critique, j’interprète cette citation comme un accomplissement à condition que cet accomplissement soit compris comme un renversement. Le Messie sera éventuellement rejeté et crucifié. Jésus n’est pas associé à Jérusalem, mais à Nazareth. Le fait de lire que Jésus est associé à cette localité à la fois éloignée du pouvoir et du prestige traditionnel m’incite à voir Jésus comme un messie différent de ce qui était généralement attendu. La lecture de ce verset permet de renverser les attentes liées à un messie triomphant. Ce type de messianisme pourrait être associé à Jésus par l’affirmation qu’il est « fils de David » ou aux connotations militaires et triomphales du Messie qu’on peut déduire des citations prophétiques évoquées en Mt 1-2.   http://www.interbible.org/interBible/decouverte/insolite/2019/insolite_20190624.html

Sur le côté factice de ces citations tout a été dit, mais la question de leur intention ou de leur fonction demeure largement ouverte -- d'autant que l'une comme l'autre, intention et fonction, ont pu varier considérablement au cours de la rédaction de l'évangile.

Aux yeux "rationalistes" et/ou "scientifiques" des Modernes, la fonction de "preuve" (et par conséquent, en l'espèce, de "preuve bidon", s'agissant de citations hors contexte, tronquées, ou carrément inventées, peut-être d'ailleurs même pas du fait de l'évangéliste si celui-ci se réfère à une anthologie grecque plutôt qu'à des textes complets, fût-ce de la Septante) est naturellement première. Ce n'est certainement pas le cas dans l'écriture évangélique: un effet de "confirmation" générale de la foi du lecteur ou de sa communauté n'est sans doute pas à exclure, mais il joue également en sens inverse, dans la mesure où Matthieu, dans ses ajouts spécifiques, propose aussi des choses proprement incroyables ou autrement inquiétantes pour une "foi chrétienne": une résurrection générale au moment de la crucifixion, comme si la "fin du monde" avait déjà eu lieu, une "thèse du complot" pour la "résurrection" de Jésus, un doute parmi les disciples jusque dans sa dernière apparition, et dès le début un fort soupçon d'illégitimité sur sa naissance, que les ostensibles références féminines de la généalogie (Tamar, Rahab, Ruth, Bethsabée) ne font qu'accroître...

D'autre part, ces citations -- qui se bornent souvent à rendre explicites des motifs littéraires qui étaient implicites dans la trame narrative de Marc, autrement dit transforment des allusions ou des réminiscences existantes en citations expresses, sinon exactes, selon un procédé qui va se poursuivre chez Luc et Jean selon leurs orientations respectives -- ont aussi des raisons "positives", théologiques ou christologiques, idéologiques si l'on veut: il ne s'agit pas seulement ni même principalement de "prouver" que Jésus est le Messie, quoi qu'on entende par là, mais bien plus de dire qui et/ou ce qu'il est. Par exemple, dans la série des citations caractéristiques de Matthieu, de montrer que "Jésus" assume ou incarne le destin d'"Israël" (d'Egypte j'ai appelé mon fils), et peut-être plus encore qu'il s'identifie d'une certaine manière à toute l'"Ecriture" (la Torah au sens large, étendue aux Prophètes et aux Ecrits, qui reste centrale et valide comme "loi" chez Matthieu, et dont "Jésus" offre l'interprétation définitive ouvrant sur une observance "parfaite" ou "accomplie"; entre l'"accomplissement" des Prophètes par "Jésus" et l'accomplissement de la "Loi" par le "faire" des disciples qui suivent son enseignement, il y a un rapport subtil mais évident). Tout cela n'annule pas mais relativise beaucoup l'éventuel aspect "preuve" (et "preuve bidon" le cas échéant).

En ce qui concerne plus particulièrement le mot "nazôréen", peu importe comment on l'interprète, le fait que ce soit un nom de "secte", de parti ou d'école (hairèsis), collectif, indépendamment de toute référence géographique d'ailleurs incertaine (la tradition manuscrite varie, par exemple entre Nazaret et Nazareth ici, aussi Nazarath et Nazara ailleurs) qui est tout au plus un jeu de mots, est lui-même significatif. Autant qu'à "Israël" ou à "l'Ecriture", "Jésus" s'identifie à (ce que nous appellerions) un "mouvement" ou un "type d'observance".

(Revoir peut-être ceci.)

C'est en effet un des "principes" les plus apparents du "logiciel matthéen", je veux dire de la "logique" qui préside aux modifications de Marc par Matthieu -- même si dans le détail celles-ci sont souvent discrètes: là où Marc implique une transgression ou une critique de la Loi, Matthieu suggère qu'il ne s'agit que d'interprétation, autrement dit de la Loi bien ou mal comprise mais nullement remise en cause. En quoi il est plus proche de la méthode pharisienne que ne le laisseraient croire ses constantes invectives contre les "pharisiens" -- aussi parce que son interprétation de la Torah utilise abondamment les Prophètes, contrairement à l'exégèse sadducéenne par exemple.

Au passage rien n'indique, ni chez Matthieu ni chez Marc, que le repas se déroule chez le "collecteur d'impôts" (Lévi ou Matthieu, lequel n'aurait de toute façon rien à voir avec l'"auteur" présumé de l'évangile, dont la "signature" serait plutôt celle d'un scribe, cf. p. ex. 13,52; 23,34), comme ce sera le cas chez Luc (5,29). Selon la lecture la plus naturelle du texte, "Jésus" a apparemment sa propre "maison", ce qui ne pose aucun problème chez Marc mais un peu plus chez Matthieu (le Fils de l'homme n'a pas où reposer la tête). Le quatrième évangile jouera peut-être encore de cette difficulté traditionnelle en lui donnant, à son habitude, un tout autre sens (1,35ss: où Jésus demeure-t-il ?).

Un autre élément décisif est l'ajout du v. 5, argument strictement interne à la Torah (les prêtres dans le temple, cf. Nombres 28,9) qui prolonge celui de Marc, tiré des (Premiers) Prophètes (David, Samuel): dans le même genre, mais sans justifier la Torah, le quatrième évangile (Jean 7,22s) évoquera la circoncision (qui doit bien être faite le huitième jour à compter de la naissance du garçon même si ça tombe un sabbat). Là encore, pointer des "conflits d'application" résultant de la nécessité de choisir entre un commandement et un autre dans une circonstance donnée peut s'inscrire dans une démarche strictement "herméneutique" (d'interprétation) et jurisprudentielle, à l'intérieur du cadre de la Torah qui n'est pas remis en question (Matthieu), ou au contraire être un argument "contre" la Torah (différemment chez Marc et Jean).

Aux v. 11s Matthieu ne fait probablement que retourner contre des "pharisiens" imaginaires (épouvantail, repoussoir) un principe parfaitement pharisien (en tout cas rabbinique), celui de piqqouah nephesh, qui veut que la plupart des commandements soient suspendus quand il s'agit de "sauver une vie" (chose qui se retrouve également en islam: jeûner pour le ramadan quand il y a un risque pour sa santé serait un péché). Là encore, simple interprétation (pharisienne) privilégiant le principe selon lequel la Torah doit faire vivre (et non tuer, ou faire risquer la mort du seul fait de son observance) sur tout commandement particulier. (Toutes choses que nous avons souvent évoquées au sujet du contresens jéhoviste de l'interdiction des transfusions sanguines.)

La phrase "Ainsi il purifiait tous les aliments" (à la troisième personne) se présente bien, chez Marc, comme un commentaire du narrateur, sinon une glose du rédacteur -- ce n'est en tout cas pas une "parole de Jésus", même si on peut estimer qu'elle traduit bien l'aspect négatif du logion "non ce qui entre, mais ce qui sort (de la bouche)". Mais on ne saura jamais si "Matthieu" l'a lue et délibérément omise, ou ne l'a tout simplement pas trouvée dans son texte source (un "proto-Marc" qui serait dès lors aussi bien un "proto-Matthieu", à ne pas entendre toutefois dans un sens "neutre" si l'on en juge par la nature des "corrections" qu'il impose à Matthieu plutôt qu'au Marc définitif).

Toujours est-il que "Matthieu" a amplement de quoi contester l'interprétation phariséo-rabbinique des règles alimentaires tout en restant dans le cadre théorique d'une Torah où ces règles n'occupent qu'une place restreinte (Lévitique 11 // Deutéronome 14), d'autant que l'extension (déjà dans l'esprit du pharisaïsme) de ces règles primitivement sacerdotales à "tout Israël" est textuellement fragile; et que la question de CE QU'on mange en cache toujours une autre, AVEC QUI on mange -- soit la surenchère d'un exclusivisme effectivement "pharisien" (les juifs seulement, les bons juifs seulement) dont Matthieu, tout au moins dans les dernières strates de son évangile qui incluent clairement les "païens" (non-juifs) à la place d'Israël, entend se démarquer, sans pour autant rien céder à l'"anomie" (le "sans-loi" ou "hors-la-loi") présumée de la commensalité paulinienne.

Bien vu.

Les modifications sont ici très nombreuses. D'abord, chez Matthieu le propos sur la répudiation se dédouble en antithèse dans le "Sermon sur la montagne" (5,31s); chez Marc, Jésus se dissocie complètement de la loi (que vous a dit Moïse ?), chez Matthieu c'est son interprétation de la loi qui est d'emblée sollicitée dans un sens casuistique ("pour toute cause" = n'importe quel motif, v. 3), et il y répond effectivement dans ce sens en réduisant l'exception (trait commun aux deux passages matthéens) à la porneia -- qu'il faut sans doute bien entendre comme motif obligatoire et non facultatif (cf., dans une strate probablement ultérieure, le récit matthéen de la Nativité: Joseph croit devoir répudier Marie parce qu'il est "juste").

Il faudrait encore comparer au "modèle" de Marc (12,28ss) pour voir tout ce qui a bougé -- sans négliger le fait, ou du moins l'hypothèse, que le texte de Marc a pu bouger aussi, mais pas dans le même sens. Ce qui disparaît ou n'apparaît pas chez Matthieu, ce sont les commentaires élogieux du scribe, la comparaison avec les sacrifices, et l'approbation en retour de Jésus: "tu n'es pas loin du royaume de Dieu", qui le situe déjà (Jésus, et les siens) en-dehors de la loi. Ce que Matthieu introduit en revanche, du moins de façon explicite, c'est l'analogie des deux commandements (le second semblable, homoia, au premier).

Le verbe traduit par "dépendre" (kremannumi), propre ici à Matthieu, mobilise pour une fois à peu près les mêmes connexions étymologiques en grec qu'en français (pendre, suspendre, par exemple à la croix). Mais il faut surtout noter que le rapprochement des deux "commandements d'amour", de Dieu et du prochain, qui n'ont au départ aucun rapport (Deutéronome 6 et Lévitique 19) sinon une commune inspiration des traités de vassalité assyriens (tu aimeras le roi d'Assyrie comme toi-même, i.e. tu y as intérêt parce qu'il y va de ta vie), est dans l'air du temps (cf. déjà 5,43; 7,12; 19,19; Romains 13,9s; Galates 5,14; Jacques 2,8 ). Témoin, du côté phariséo-rabbinique, les histoires d'Aqiba ou de Hillel résumant aussi la Torah selon des formules similaires, ce dernier en se tenant sur un seul pied (autre rapprochement thématique, sinon verbal, du "résumé" et du "suspens").

Il me semble néanmoins que Matthieu n'"abroge" jamais rien de la Torah, même si sa façon de l'"accomplir" ou de la "parfaire" est pour le moins subtile ou paradoxale. Ainsi il reste quelque chose de la logique du "talion" comme "réplique" dans le redoublement du coup d'une joue à l'autre et dans la surenchère de la soumission (le vêtement en plus de la tunique, le deuxième mille en plus du premier requis); c'est plutôt une conversion théâtrale, une mise en scène et en abyme de la "vengeance" que son abolition pure et simple. Comme disait malicieusement Nietzsche quelque part, il faut se venger, mais pourquoi justement sur celui qui nous a fait du tort ?

"Jésus lui répondit : Laisse faire maintenant, car il convient qu'ainsi nous accomplissions toute justice. Alors il le laissa faire" (Mt 3,15)

Notes : Matthieu 3:15
toute justice ou tout ce qui est juste ; la justice est pour Matthieu une fidélité absolue à Dieu, comprise comme obéissance à sa loi ou plus généralement à sa volonté 5.6,10,20 ; 6.1,33 ; 21.32 ; voir aussi 1.19n ; cf. Rm 1.16s ; Jc 1.20.

"Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir" (5,17).

Notes : Matthieu 5:17
accomplir : le verbe grec correspondant, qui signifie d’abord remplir (cf. 13.48 ; 23.32), est utilisé pour exprimer la réalisation des paroles des prophètes (1.22+ ; cf. 3.15n) aussi bien que l’obéissance à la loi (Rm 13.8 ; Ga 5.14) ; voir aussi Es 42.21 ; Jn 10.35 ; Rm 3.31 ; 8.4.

Avec le verbe "accomplir" et ses dérivés, la traduction française mêle par nécessité deux familles lexicales distinctes en grec, dont l'usage matthéen est à peu près interchangeable mais qui évoquent tout de même des images différentes: "remplir" ou "compléter" (plèroô etc., dont nous parlions précédemment, 7.8.2020, à propos de l'"accomplissement des prophéties") et "achever" ou "mener à terme" (teleioô etc., de telos = "fin" dans tous les sens du... terme: but, objectif, etc.; les vieilles traductions parlaient de "perfection, parfait, parfaire", mais ces mots prêtent plutôt à confusion en français moderne).

Ces deux familles lexicales, on le voit par les références (Matthieu, Paul, Jean, Jacques), sont largement partagées par les divers courants du christianisme primitif, mais exploitées dans des sens très différents: l'idée qu'un christianisme charismatique, gnostique ou myst(ér)ique se fait de l'"accomplissement" (plénitude-plérôme ou perfection de la "divinité" chez les "élus", différemment dans les traditions pauliniennes ou johanniques) n'a pas grand-chose à voir avec l'"accomplissement" pratique, ou "poïétique" (de poieô = faire), voire "moral" ou "éthique" sinon "légaliste", tel qu'il est compris dans les traditions dites "judéo-chrétiennes" (Matthieu ou Jacques). Entre Matthieu et Paul, en tout cas, le rapport à la "loi" et aux "oeuvres" est radicalement opposé, nonobstant les harmonisations superficielles auxquelles se prête l'emploi du même vocabulaire. Quand Paul et Matthieu parlent d'"accomplissement de la loi", ils entendent à peu près le contraire: un énoncé comme "le Christ a accompli la loi" signifie pour l'un qu'il y a mis fin en faveur d'un nouveau régime, de la foi et de l'esprit, pour l'autre qu'il a rendu l'observance parfaite de la loi désormais accessible. N'empêche que le partage du même vocabulaire favorise une communication entre toutes ces tendances, même si celle-ci prend souvent l'allure d'un dialogue de sourds; et qu'elle favorisera aussi, à mesure que les éléments "centripètes" des différents "proto-christianismes" viendront à se fédérer dans une "grande Eglise", la réunion de textes disparates et souvent antagonistes dans un "canon" commun (le "Nouveau Testament").

Le "résumé" de la Loi, dans Matthieu et dans le NT en général comme dans les textes du judaïsme du Second Temple ou rabbinique, n'est pas toujours le même, tant s'en faut: ici (Matthieu 7,12 // Luc 6,31, outre le texte "occidental" du "décret des apôtres" en Actes 15 et 21), à peu près comme pour Hillel (Talmud de Babylone, Shabbath 31a; cf. déjà Siracide 31,15 et Tobit 4,15), c'est la fameuse "règle d'or" (ainsi nommée depuis le XVIIe siècle), bien connue pour ses analogies transculturelles, qui ne se réfère à aucun dieu, ni du reste à l'amour, et ne correspond à aucun texte de la Torah non plus; ailleurs (Romains 13,9 etc., y compris rabbi Aqiba, Talmud de Jérusalem, Nedarim 30b) "aimer son prochain comme soi-même" selon Lévitique 19, éventuellement associé à "aimer Dieu (Yahvé) de tout son coeur (etc.)", d'après Deutéronome 6, comme "premier(s)" ou "plus grand(s)" commandement(s) (cf. Matthieu 22,34ss//), ou au Décalogue (ce dernier pouvant être regardé comme un "résumé" plus ancien et moins résumé à l'intérieur même de la Torah, dont il existe également plusieurs versions concurrentes), en Matthieu 19//.

Ce qui reste frappant malgré ces différences considérables et aussi grâce à elles -- sans doute un effet de "l'esprit du temps" au tournant de "l'ère chrétienne" -- c'est bien le désir d'un "résumé" ou d'un "principe directeur" susceptible d'unifier et de simplifier en une seule formule, quoique très variable, la grande diversité des prescriptions effectives de la Torah. Au risque que le "résumé", quel qu'il soit, se substitue de fait à la complexité réelle de la Torah, qu'il prétende l'"accomplir" ou la "dépasser".

(Rien de plus facile, bien sûr, que de retourner ou de détourner, de tourner en dérision ou de faire tourner en bourrique une formule générale: que signifierait la "règle d'or" pour un masochiste ? La tendance à la simplification et à la généralisation -- dont la "loi morale" de Kant est peut-être l'ultime expression, avec l'universalité même comme unique critère --  achoppe sur le moindre grain de réel, autrement dit de différence concrète.)

"Le soir venu, on lui amena beaucoup de démoniaques. Il chassa les esprits par sa parole et guérit tous les malades. Ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par l'entremise du prophète Esaïe : Il a pris nos infirmités et il s'est chargé de nos maladies" (Mt 8,16-17)

Ce texte présente les exorcismes et guérisons de Jésus comme accomplissant une parole du prophète Esaïe (Es 53,4), Ce thème est repris en  12,15-21 avec la citation d'accomplissement la plus longue de l'évangile de Matthieu :
 
"Mais Jésus l'apprit et se retira de là. De grandes foules de gens le suivirent ; il les guérit tous, en les rabrouant pour qu'ils ne parlent pas de lui, afin que s'accomplisse ce qui avait été dit par l'entremise du prophète Esaïe : Voici mon serviteur, celui que j'ai choisi, mon bien-aimé, celui en qui j'ai pris plaisir. Je mettrai mon Esprit sur lui et il annoncera la justice aux nations. Il ne cherchera pas la dispute, il ne criera pas, et personne n'entendra sa voix dans les grandes rues. Il ne brisera pas le roseau froissé, et il n'éteindra pas le lumignon qui fume jusqu'à ce qu'il ait porté la justice à la victoire ; et les nations mettront leur espérance en son nom" 

Pour Matthieu Jésus est le Serviteur, sur qui repose l'Esprit, il est au service de la justice des nations  et il accomplit ce service avec douceur et patience. Une nouveauté? ce serviteur est   une espérance pour les nations.

Au chapitre 12 c'est encore une citation d(u deutéro-)Isaie, 42,1ss (je ne savais pas, ou plus, que c'était la plus longue !), et d'un autre "chant du serviteur" -- bien entendu, les différents poèmes regroupés sous ce titre par les commentateurs, mais dispersés en fait dans le deutéro-Isaïe (40--55; selon une délimitation minimale, 42,1-4; 49,1-6; 50,4-7; 52,13--53,12), comme les autres mentions d'un "serviteur" dans cet ensemble (41,8ss; 42,18ss; 43,10ss; 44,1s.21.26; 45,4; 48,20; 50,10), ne se réfèrent pas nécessairement tous au même "serviteur" (tantôt individuel, tantôt collectif, tantôt lumière des nations, tantôt lui-même aveugle, châtié pour ses fautes ou souffrant pour celles des autres, etc.); mais l'unité formelle de la désignation ("mon serviteur", ou "le serviteur de Yahvé") n'en favorise pas moins les rapprochements et les (ré-)interprétations en série, au cours même du processus de rédaction et bien au-delà. Par ailleurs, une certaine ouverture sur les "nations" est évidente dans le deutéro-Isaïe, comme dans les passages tardifs de l'ensemble du livre (2,2ss; 9,1; 11,10ss; 12,4; 14,2; 19,18ss; 25,7; 45,14ss; 49,6; 60--64; 66): ce n'est donc pas vraiment une "nouveauté" matthéenne ni chrétienne, même si l'idée qu'on peut se faire de cette ouverture varie sensiblement d'un texte et d'une citation à l'autre.

Je ne suis pas sûr que pour "Matthieu" (sous réserve, comme toujours, de l'effet d'unification artificiel qu'un tel nom de livre ou d'auteur présumé donne à des "points de vue" différents selon les passages et les strates rédactionnelles) le titre "fils de David" et l'idée de "messianisme royal" qu'il suggère, notamment dans une perspective pharisienne, aient beaucoup de valeur. Matthieu 9,27ss et 20,30ss dépendent de Marc 10,46ss (l'aveugle se dédouble deux fois, suivant un procédé assez typique du livre), l'appellation apparaît un peu plus souvent dans un contexte similaire (c.-à-d. comme une désignation populaire, qui n'est ni revendiquée ni sanctionnée par Jésus, cf. 12,23; 15,22; et 21,9.15, où elle développe la référence à "notre père David" en Marc 11), outre l'introduction (généalogie et nativité, 1,1ss.20) où la référence à David est nettement relativisée par la figure d'Abraham. Mais le plus significatif, à mon sens, c'est que Matthieu conserve, sans l'atténuer et au contraire en la soulignant un peu (de qui est-il le fils ?), la question anti-davidique des controverses finales (22,41ss // Marc 12,35ss). Chez Matthieu le Christ est avant tout l'interprète ultime de la Torah, de sorte que les références implicites ou explicites à Moïse sont bien plus importantes que celles à David -- et aussi, pourrait-on ajouter dans une autre direction, que tout ce qui dans d'autres tendances proto-chrétiennes insiste sur le titre de "Fils de Dieu" dans le sens d'une "divinité ontologique". Pour Matthieu la seule "divinité du Christ" qui compte, ou du moins celle qui compte le plus, c'est celle de sa parole, en l'espèce de son enseignement qui débouche sur une "pratique", un "faire" qui accomplit la loi.

Accessoirement, au sujet de l'entrée à Jérusalem, on remarque un autre exemple du genre de développement que nous avons signalé plus haut: le texte de Zacharie qui était implicite dans la rédaction de Marc 11 est expressément cité en Matthieu 21 (par effet collatéral de la citation et de son parallélisme poétique, l'âne lui-même se dédouble et Jésus a l'air de monter deux ânes à la fois).

La citation d'Isaïe 7,14 occupe une place centrale au début de l'Évangile de Matthieu. Cependant elle a subi des modifications… qui sont particulièrement révélatrices de la théologie de Matthieu.

 Dès le début de l'évangile, l'ange Gabriel annonce à Joseph qu'il ne doit pas craindre de prendre chez lui Marie, son épouse, car "ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit Saint" ; et il ajoute : "Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés" (Mt 1,20-21). A son réveil, précise Matthieu, "Joseph fit ce que l'Ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse, mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils auquel il donna le nom de Jésus" (v.24).

Cette annonce ne poserait aucun problème si l'évangéliste Matthieu n'avait introduit entre ces deux passages la citation d'Isaïe commentant l'annonce que l'ange vient de faire à Joseph : "Tout cela arriva afin que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : Voici que la vierge concevra un fils auquel ils donneront le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous (vv.22-23).

 Jésus ou l'Emmanuel ?

C'est la première question que l'on se pose : alors que Joseph donne à l'enfant le nom de Jésus (qui veut dire "Seigneur, sauve ! "), pourquoi Matthieu éprouve-t-il le besoin d'évoquer en plus le nom d' "Emmanuel, Dieu avec nous" ?

La réponse est sans doute à chercher dans la communauté à laquelle il s'adresse : une communauté de Juifs et de païens qui a souffert de la séparation avec le judaïsme. Matthieu la conforte dans sa foi en lui montrant que Jésus est héritier de la promesse de Dieu. D'abord, puisque c'est Joseph, issu de la lignée davidique, qui donne à Jésus un nom, celui-ci est indiscutablement "fils de David". Ensuite, grâce à la prophétie d'Isaïe, il devient clair que la naissance de Jésus, et plus particulièrement sa conception virginale, accomplissent les Écritures.

Cependant, le nom de Jésus, "sauveur de son peuple" (v.21), aurait pu donner l'impression que la promesse de Dieu était limitée au seul lignage de David. En le désignant comme "Emmanuel", Matthieu indique aussi que le salut apporté par Jésus a une dimension universelle. En Jésus, Dieu est avec nous, mais ce "nous" comprend des Juifs et des païens, comme dans l'Église.

"Tu l'appelleras…" ou "ils l'appelleront…" ?

C'est la deuxième question que se pose le lecteur de ces quelques versets (20-24) : alors que l'ange avait indiqué à Joseph que c'est lui, Joseph, qui donnerait à Jésus son nom, pourquoi la citation d'Isaïe – revue et corrigée par Matthieu (cf. encadré) – annonce-t-elle "qu'ils (lui) donneront le nom d'Emmanuel" (v.23) ?

Ici aussi la réponse est à chercher dans l'ensemble de l'évangile de Matthieu où la non-reconnaissance de Jésus par les siens coïncide avec sa reconnaissance par les païens. Présent dès le début, avec l'épisode des mages, ce thème trouve son accomplissement à la fin de l'Évangile, lorsque, Ressuscité, Jésus – qui a été rejeté par les siens – envoie les Onze "faire de toutes les nations des disciples" (28,19).

Différemment du nom qui lui a été donné par Joseph, la désignation de Jésus comme "Emmanuel, Dieu avec nous" semble donc, pour Matthieu, ne pouvoir venir que des croyants qui reconnaîtront en lui la présence de Dieu et le messager d'un salut pour tous. C'est vraisemblablement le sens du pluriel et du futur qui ponctuent la citation d'Isaïe : "ils l'appelleront Emmanuel".

Avec nous et avec vous

C'est une autre caractéristique de la présentation de Matthieu : à la désignation de Jésus comme "Emmanuel, Dieu avec nous", correspond, à la fin de l'évangile, la promesse du Ressuscité aux Onze qu'il envoie en mission : "Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps" (Mt 28,20). Cette promesse s'appuie sur sa Seigneurie : "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc… "

Au début de son évangile, Matthieu avait laissé sous-entendre que l'ouverture aux nations présente dès la naissance de Jésus était conforme au dessein de Dieu. A la fin de l'évangile, la promesse du Christ à ses disciples révèle un autre aspect de l'Emmanuel : "Dieu avec nous", il est désormais le Seigneur de l'univers qui accompagne, tout au long de leur mission d'évangélisation, ceux qui l'ont reconnu et ont été baptisés dans sa mort et sa résurrection.

En même temps qu'il traduit la manière dont Dieu, en Jésus-Christ, s'est révélé à tous les hommes pour leur apporter le salut, le titre "Emmanuel" traduit donc également la façon dont le Ressuscité accompagne aujourd'hui l'Église. Aussi peut-on dire que l'évangile de Matthieu "se déploie entre un 'Dieu avec nous' qui l'inaugure et un “Jésus avec nous” qui le conclut sans pour autant le fermer" (Michel Quesnel). En ce sens, Jésus est bien l'Emmanuel qui accomplit pleinement le dessein de Dieu. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/1476.html

Un peu plus prosaïquement, peut-être faudrait-il rappeler ici le phénomène de "couverture", par lequel les développements successifs et plus ou moins concomitants des débuts et des fins de livre créent tout naturellement des effets d'"inclusion", de correspondance ou d'écho entre introductions et conclusions qui n'ont pas grand rapport avec le corps du livre. Ici entre le récit de la nativité et l'ultime envoi (Emmanuel - Dieu avec nous / je suis avec vous), dans l'évangile selon Jean entre le Prologue et l'apparition à Thomas (le Verbe était Dieu / mon Seigneur et mon Dieu), dans l'Apocalypse entre l'introduction et les "lettres aux Eglises" et les tableaux finaux du monde d'après la fin du monde (nouveau ciel, nouvelle terre, nouvelle Jérusalem), dans Job entre épilogue et prologue en prose, et ainsi de suite.

La moindre honnêteté philologique demanderait toutefois de signaler que dans des langues comme le grec ou l'anglais qui ne disposent pas d'une tournure indéfinie spécifique et courante comme le français "on" + 3e personne du singulier (par exemple "on l'appellera"), l'indéfini s'exprime par défaut avec le pluriel sans référent défini ("ils l'appelleront" <=> "on l'appellera"), ou bien par le passif ("il sera appelé"). Une semblable honnêteté, textuelle cette fois, exigerait encore d'indiquer que dans le Codex de Bèze, comme chez Origène ou Eusèbe, la leçon à la deuxième personne ("tu l'appelleras") est aussi attestée dans Matthieu comme dans le texte habituellement retenu pour la Septante (où il y a également des variantes, "il/elle l'appellera" et "vous l'appellerez"). Cela n'ôte rien à l'intérêt de l'interprétation "communautaire" qui est proposée ici, mais la remet à sa juste place, d'hypothèse parmi beaucoup d'autres...

La question la plus délicate concernant une "communauté matthéenne" serait peut-être encore celle de sa trajectoire, et de son éventuel rapport au récit de Matthieu: les éléments "juifs" de l'évangile sont évidents, à l'égal de son "anti-judaïsme" (anti-pharisaïsme si l'on veut, mais à un stade où le pharisaïsme est devenu indiscernable de la "religion" et de la "nation"), et tout autant le fait que des "païens convertis" forment l'essentiel de son public, tout au moins en fin de parcours. L'insistance sur l'idée d'une prédication de Jésus et des apôtres strictement réservée à Israël (cf. en particulier 10,6.23; 15,24), et d'une "ouverture" ultérieure aux païens formant une nouvelle "nation" en raison du "rejet" de Jésus par Israël (emblématiquement 21,43) correspond peut-être trop bien au schéma historiographique de Luc-Actes, dont elle accentue les contrastes, y compris par toutes les "prolepses" de l'ouverture à venir dans la première phase (les "païennes" de la généalogie, les mages, la "Galilée des nations" et autres formules prophétiques à tendance universaliste, le centurion, la Cananéenne, etc.), pour ne pas laisser planer un certain doute. On peut toujours y voir la trace d'une séparation historique, progressive ou brutale, on peut aussi considérer que tout proto-christianisme, étant dans la nécessité d'envisager son rapport au judaïsme d'une façon à la fois référentielle et différentielle, généalogique et conflictuelle, aboutit logiquement à des schémas narratifs analogues, si divergents qu'ils soient dans le détail. Les traces des débats "inter-(proto-)chrétiens", si l'on peut dire, par exemple de Matthieu avec le paulinisme, sont autrement plus claires.

Bonnes questions !

Le verbe traduit ici par "arriver" est on ne peut plus courant et général, par là même impossible à traduire de façon cohérente et difficile à rendre tout seul, dans un emploi quasi absolu comme celui-ci: c'est gi[g]nomai qui signifie habituellement "devenir" ou "advenir" (on aurait pu écrire "que tout ne soit advenu") et qui se substitue souvent à "être" (eimi, einai); c'est le verbe de l'"événement" sous toutes ses formes (exemplairement dans le Notre Père: que ta volonté "soit faite" = "advienne"). Si l'on dit "arriver" en français il faut l'entendre comme l'équivalent ordinaire de toutes les formules d'événement (une chose "arrive" comme elle "a lieu", "se produit", etc., locutions qui convoquent à chaque fois d'autres images si on les prend à la lettre), non au sens propre du verbe de mouvement (arriver = venir, sous-entendu: d'ailleurs jusqu'ici). Et il ne s'agit pas non plus du vocabulaire de l'"accomplissement" (remplir ou compléter, parfaire ou mener à terme) dont nous parlions plus haut (notamment 7 et 14.8.2020). Néanmoins l'association habituelle de la "Loi" et des "Prophètes" produit une certaine confusion entre deux façons logiquement distinctes d'"advenir" comme de "s'accomplir": comme un commandement ou un ordre qui s'exécute, ou comme une prédiction qui se réalise.

Dans le contexte immédiat du chapitre 5, rien n'implique nécessairement de "fin du monde", mais "Matthieu" est globalement tributaire des conceptions pharisiennes qui en supposent bel et bien une: le passage de l'âge-monde (`ôlam / aiôn) présent à l'âge-monde à venir (cf. 12,32; 13,39s.49; 24,3; 28,20). Mais il est peut-être aussi assez proche des idées rabbiniques (et probablement déjà pharisiennes) selon lesquelles ladite "fin du monde" associée à la venue du Messie dépend, entre autres, de l'observance de la Torah, et peut être "hâtée" ou "retardée" en fonction de l'obéissance ou de la désobéissance (cf. également 2 Pierre 3,12).